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L’Europe à la croisée des chemins

jeudi 18 février 2016 AEFR

Aujourd'hui, l'Europe se trouve à la croisée des chemins. La crise de la dette n'est pas complètement terminée et, dans de nombreux États membres, le chômage demeure élevé. La montée du terrorisme et l'afflux massif de réfugiés sont des questions qui ne pourront rester sans réponse. En France comme en Allemagne, certains peuvent avoir le sentiment d'une absence notable de solidarité européenne sur ces deux points. D'autres vont même jusqu'à remettre fondamentalement en question le projet européen, et les tendances nationalistes s'exacerbent dans plusieurs États membres. Pourtant, en tant qu'Européens engagés, nous considérons tous deux que l'avenir de l'Europe ne peut se bâtir sur une renationalisation, mais qu’il passe, au contraire, par un renforcement de ses fondations. Les Européens partagent des valeurs fortes, un modèle social équitable et une monnaie solide. Nous devons nous appuyer sur ces atouts.
Cela étant, la crise de la dette souveraine a ébranlé la confiance placée dans l'Union économique et monétaire (UEM) européenne. Malgré les différentes mesures mises en oeuvre en vue d'améliorer la stabilité de l'UEM, son cadre structurel présente toujours de graves insuffisances. Qui plus est, la zone euro souffre de la faiblesse de la croissance économique. Si la politique monétaire a apporté un grand soutien à l'économie de la zone euro, elle ne peut toutefois pas générer une croissance économique durable et, par conséquent, ne constitue pas l'objet principal de notre article. À cet égard, d'autres types de politique économique doivent intervenir. Pour mener à bien le renforcement de la prospérité et de la stabilité dans la zone euro, il convient d'ériger trois piliers économiques : des programmes de réformes structurelles nationales menés avec détermination, une Union de financement et d’investissement ambitieuse et une meilleure gouvernance économique.


Des programmes de réformes structurelles nationales menés avec détermination sont essentiels pour renforcer la croissance et l'emploi. Commençons par la France. Le fonctionnement du marché du travail doit manifestement être amélioré et il convient de traiter la question de la dualité entre les contrats à durée déterminée et les contrats à durée indéterminée ; au-delà du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), il faut encore réduire le coût des emplois non qualifiés ; le système d’éducation et de formation doit être réorganisé afin de créer des voies d'accès à l'emploi pour les jeunes, et à cet égard, la promotion de l'apprentissage pourrait constituer la meilleure voie à suivre. Sur les marchés des biens et des services, la concurrence doit être renforcée en supprimant les barrières à l'entrée et à la sortie, notamment dans le secteur des services. S'agissant de la dette publique, il convient de poursuivre les efforts engagés afin d'atteindre des niveaux plus soutenables. À cette fin, la discipline budgétaire doit être renforcée au moyen d’une gestion plus rigoureuse des dépenses.

En dépit de sa situation économique plus favorable, l'Allemagne doit, elle aussi, poursuivre sur la voie de la réforme : les évolutions démographiques devraient entraîner une diminution de la population active - et l'afflux de réfugiés que l'on observe actuellement ne changera pas la donne de manière significative. Il en résultera un ralentissement de la croissance à long terme. Deux leviers principaux permettent d'agir sur ce fardeau démographique : relever l'âge du départ à la retraite pour être en phase avec l'augmentation de l'espérance de vie ; accroître le taux d'activité, notamment en encourageant davantage de femmes à rejoindre la population active. Les infrastructures d'accueil et d'éducation des enfants doivent être améliorées et développées. Le régime fiscal et de redistribution allemand peut être modifié de manière à accroître les incitations à la recherche d'un emploi rémunéré. Des mesures décisives de politique économique doivent être prises afin d'apporter aux réfugiés qui resteront dans le pays les connaissances linguistiques et les compétences professionnelles nécessaires pour réussir sur le marché du travail. Et les obstacles à l'augmentation de la productivité pourraient être supprimés en réduisant les barrières à l'entrée sur le marché, par exemple, par la libéralisation et la dérèglementation des professions libérales ou par l'élimination des freins à la création d'entreprise.
Outre les réformes structurelles à l'échelle nationale, des mesures de renforcement de la croissance sont nécessaires au niveau européen. La suppression des barrières existantes à la création d'un marché commun dans le domaine des services et du numérique renferme la promesse d'une multiplication des gains issus de l'intégration des marchés des biens.
La deuxième étape importante sur la voie du renforcement de la zone euro a trait à la mise en oeuvre d'un programme ambitieux d'« Union de financement et d'investissement ». En effet, l'un des principaux défis que doit relever la zone euro concerne le paradoxe d’une épargne abondante qui n’est pas suffisamment mobilisée au bénéfice de l’investissement productif. L'Europe peut mieux faire pour rapprocher les deux, et l'émission d'actions semble être l'évolution la plus prometteuse en ce sens. Chacun sait que le financement des entreprises par émission d'actions est deux fois moins important en Europe qu'aux États-Unis et le financement par endettement deux fois plus élevé. Cela est regrettable car le financement par émission d'actions est le meilleur moyen de partager les risques et les opportunités, et aussi de soutenir l'innovation. Par exemple, le marché boursier américain, qui présente une forte intégration, est capable d'amortir 40 % environ d'un choc économique spécifique à un État, les bénéfices et les pertes des entreprises étant distribués à leurs propriétaires sur l'ensemble du territoire américain. Dans la zone euro, cette forme de partage des risques est pratiquement inexistante. En se rapprochant des niveaux américains, la zone euro deviendrait une union monétaire beaucoup plus résistante. Le projet de la Commission européenne de créer une Union des marchés de capitaux apporte des réponses à certains de ces problèmes. Prises individuellement, des initiatives telles que l’Union des marchés de capitaux, le plan Juncker pour l'investissement et l'achèvement de l’Union bancaire - une fois les conditions préalables réunies – ne seraient pas vraiment marquantes, alors que sous une forme plus rationalisée et rebaptisée « Union de financement et d'investissement », elles seront collectivement capables de mieux canaliser l'épargne vers des investissements productifs en Europe.
Enfin, s’agissant des politiques budgétaire et économique, la gouvernance de la zone euro doit être renforcée. L’asymétrie actuelle entre souveraineté nationale et solidarité commune constitue une menace pour la stabilité de notre union monétaire. Malheureusement, le cadre de coordination qui avait été mis en place comme garde-fou n’a pas permis d’éviter la détérioration des finances publiques et l’accumulation de déséquilibres économiques, comme l’a notamment montré la crise grecque. Nous nous trouvons clairement à la croisée des chemins et la question à laquelle nous devons répondre à présent est la suivante : comment sortir de cette situation sous-optimale ?

Une plus grande intégration semble être la solution la plus simple pour restaurer la confiance dans la zone euro, car elle favoriserait des stratégies communes en matière de finances publiques et de réformes et par là, la croissance. Pour cela, il faudrait clairement que les États membres de la zone euro consentent à un partage de la souveraineté et des pouvoirs au niveau européen, ce qui exigerait alors une plus grande responsabilité démocratique. Dans ce nouveau cadre, la zone euro reposerait sur une base institutionnelle plus solide, qui devrait se fonder sur l’idée centrale de l’intégration monétaire européenne, selon laquelle l’UEM apporte stabilité et croissance. Il appartient aux hommes politiques de concevoir le nouveau cadre mais ils pourraient partir, par exemple, des éléments suivants : une administration européenne efficace et moins fragmentée pour construire un Trésor commun à la zone euro, conjointement avec un conseil budgétaire indépendant; et un organe politique plus fort pour prendre les décisions politiques, sous contrôle parlementaire. Ces nouvelles institutions permettraient de rétablir l’équilibre entre responsabilité et contrôle.
Toutefois, si les gouvernements et les Parlements de la zone euro reculaient devant la dimension politique d’une véritable union, il ne resterait comme option envisageable qu'une approche décentralisée fondée sur la responsabilité individuelle et des règles encore plus fortes. Dans ce scénario, les règles budgétaires, qui ont déjà été renforcées notamment par le biais du pacte budgétaire et du Semestre européen, devraient être complétées. Dans un tel régime de responsabilité individuelle accrue, il faudrait aussi nous assurer que le risque, y compris celui lié aux expositions souveraines, est dûment pris en compte par tous les acteurs, ne fût-ce que pour réduire la vulnérabilité des banques en cas de perturbations affectant la dette souveraine. De plus, il serait nécessaire d’examiner comment mieux associer les investisseurs privés dans les plans de sauvetage du MES et comment concevoir un processus de restructuration des dettes souveraines qui ne mette pas en péril la stabilité financière de la zone euro dans son ensemble. Aller dans cette direction permettrait de conserver la souveraineté nationale au sein de la zone euro, avec un niveau de solidarité proportionnellement réduit. Mais cela constituerait l’autre option vers le rééquilibrage entre responsabilité et contrôle.


Parution simultanée dans “ Le Monde” et “ Süddeutsche Zeitung” lundi 8 février 2016.