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Compte-rendu Matinale EIFR – 14 décembre 2016 « Financer l’économie réelle » Christian de Boissieu, Professeur à l’Université Paris I et Dominique Chesneau, Associé-Gérant, Cabinet Tresorisk

jeudi 05 janvier 2017 AEFR

E. de Lencquesaing rappelle en préambule que la régulation financière n’est pas un absolu ou une fin en soi, mais bien un outil au service d’une stratégie pour l’organisation du financement de l’économie. Cette stratégie, qui devrait être élaborée par les pouvoirs publics européens et nationaux en lien avec  la communauté des professionnels du secteur, n’a pas fait l’objet d’une réflexion préalable suffisante qui aurait permis de bien identifier une vision, des objectifs, des priorités et les moyens à mettre en œuvre pour aboutir à l’organisation souhaitée pour le secteur financier.

Christian de Boissieu esquisse un bilan de la refondation du secteur financier depuis 2008, puis une analyse de l’évolution des structures de financement.

 

La régulation financière souffre d’un problème de qualité plus que de quantité, pourtant plus souvent mise en avant avec les directives du mandat Barnier :

  • Depuis la chute de Lehman Bros., on a cherché à augmenter la résilience (la capacité à retrouver l’état initial après un choc) du secteur financier et à prévenir les crises systémiques. La régulation aurait en fait dû chercher à concilier deux objectifs : assurer la stabilité financière et aboutir à un financement adéquat de l’économie réelle ; cette dernière a été assez largement oubliée, notamment dans le Traité de Maastricht, qui n’organise qu’une convergence nominale mais non réelle des économies ; on se retrouve ainsi en permanence à balancer entre les deux objectifs, alors qu’on aurait dû tenter de les combiner.
  • Par ailleurs, on n’a pas su aboutir à une règlementation prudentielle véritablement équilibrée, tant pour Bâle 3 que pour Solvency 2. Il y a d’abord eu trop de négociations sur le calibrage lui-même, avec notamment des ajustements incessants pour Solvency 2, et trop peu d’études d’impact. On peut s’interroger ensuite sur la logique de combiner les ratios de solvabilité et de levier : inspirée par les acteurs américains, la limite du levier s’ajoute de façon probablement excessive à la contrainte de solvabilité dans une démarche « ceinture et bretelles ». De plus, avec les ratios de liquidité LCR/NSFR, on a changé significativement le business model des banques, avec une transformation maintenant fortement capée, alors qu’elle est consubstantielle à l’activité bancaire. Les dernières évolutions de finalisation de Bâle 3, communément désignées sous l’appellation Bâle 4, seraient en réalité extrêmement marquantes, avec la remise en cause des modèles internes et l’introduction de floors de capital, si elles aboutissaient dans l’état actuel des propositions, soutenues par les Américains mais contestées par les Européens. On note enfin l’application différenciée de la réglementation prudentielle, généralise en Europe mais réservée aux seuls grands établissements aux Etats-Unis.

 

En conséquence de ces évolutions réglementaires, les banques devraient moins financer l’économie réelle que précédemment, même si jusqu’ici le crédit aux entreprises et aux ménages a continué à progresser en France :

  • Les économistes n’ont pas de réponse sur l’optimum des structures de financement de l’économie
  • Les contraintes posées à l’activité bancaire conduisent naturellement au développement de la désintermédiation, représentant aujourd’hui une offre de l’ordre d’un tiers des financements d’entreprises ; il n’est pas pour autant nécessaire, ni même souhaitable, de viser un alignement sur le modèle américain de financement désintermédié à 80 % correspondant aux structures, acteurs, culture et histoire américains
  • Il faut en réalité raisonner sur les trois composantes banques, marchés et fonds d’investissement ; la réflexion sur la composante fonds est particulièrement intéressante pour les PME, qui sont souvent réticentes (comme d’ailleurs les investisseurs) à un financement boursier, et qui peuvent trouver dans les fonds une source complémentaire aux crédits bancaires
  • On se trouve en fait face à un problème de « tuyauterie » pour canaliser l’épargne privée (particulièrement abondante en France avec un taux d’épargne de 15 %) vers les investissements d’entreprises : pour cela, il faut à la fois une bonne politique fiscale (que nous n’avons pas aujourd’hui) et de bons produits (qui restent largement à développer).

 

Dominique Chesneau résume quelques évolutions récentes des structures de financement :

  • Dans un environnement de croissance économique limitée (1,3 % en France et 1,7 % dans la zone € en 2016), le financement des entreprises ne fait pas globalement défaut, et devrait continuer à reposer de façon dominante sur le crédit bancaire, le besoin d’appel à l’épargne n’étant pas à ce stade fondamentalement indispensable. Le niveau très bas des taux est favorable aux entreprises et fortement pénalisant pour les banques. Pourtant le recours au financement non bancaire continue à se développer par souci de diversification des sources de financement et de gestion des maturités (maturités plus longues et in fine).
  • Plusieurs types de financement non bancaire sont ainsi en croissance marquée : les placements privés avec les Euro PP issus d’une initiative de la Place de Paris, même si leur volume pour les entreprises européennes demeure à ce stade inférieur à celui des Schuldscheins allemands et des US PP américains, la titrisation des créances commerciales, le factoring (à l’initiative du fournisseur) et reverse factoring (à l’initiative du client), les fonds de dette et particulièrement les fonds de prêts à l’économie permettant aux entreprises d’assurance d’investir en représentation de leurs provisions techniques, et aussi la finance islamique (plutôt orientée aujourd’hui vers le financement de grands projets)
  • Quelques évolutions réglementaires marquantes sont à souligner : outre la remise en cause des modèles internes bancaires, qui représenterait un réel recul même ces modèles ne sont pas exempts de critiques notamment sur leur opacité, l’application d’IFRS9 en 2018 avec une évaluation a priori de la valeur de marché des encours de crédit devrait avoir un impact significatif sur les pratiques bancaires
  • Les fintechs affichent une croissance fulgurante, avec près de 20 Md$ levés au niveau mondial en 2015, avec une domination américaine marquée et un leadership anglais en Europe : malgré le dynamisme du secteur en France, les investissements demeurent 5 fois moins importants qu’au Royaume-Uni et 40 fois moins qu’aux Etats-Unis. Plusieurs approches coexistent en matière de réglementation : à la différence du dispositif de sand box anglais, permettant une expérimentation temporaire dans un cadre réglementaire spécifique, la France a retenu l’application d’une réglementation standardisée, fonction de la nature de l’activité développée.

 

Quelques éléments complémentaires issus des échanges avec la salle :

  • Les PME vont être confrontées à des contraintes de financement, particulièrement en matière de fonds propres ; un éclairage académique sur les besoins en fonds propres des entreprises serait utile pour quantifier ce besoin
  • Le crowdfunding ne règlera pas le financement des PME ; la France a mis en place en 2014 une réglementation spécifique, mais une réglementation de niveau européen serait utile pour constituer l’effet de masse nécessaire au modèle économique des plateformes ; l’AMF réalise actuellement une analyse de la situation du crowdfunding en France, en s’intéressant particulièrement aux plateformes opérant dans l’immobilier, domaine plus spéculatif dans lequel d’assez nombreuses plateformes ont été agréées depuis 2 ans
  • Avec 10 Md€ d’investissement, le private equity français a retrouvé son niveau d’avant 2008 ; cependant, 50 % de ce volume concerne les financements en LBO d’acquisitions ; une politique fiscale volontariste pour aller davantage vers le venture capital et le capital développement serait bienvenue
  • Il convient de se méfier des réglementations qui tirent trop les banques vers le narrow banking ; l’idée de réserves obligatoires élevées, parfois évoquées jusqu’au niveau de 100 % (cf. Maurice Allais), peut nier le pouvoir de création monétaire, et une élasticité demeure nécessaire 
  • En réalité, ce qui a été fait à ce stade dans les réglementations de séparation est assez léger, notamment la règle Volcker de limitation des investissements spéculatifs des banques
  • Les bulles financières sont souvent la conséquence des politiques monétaires, comme la politique actuelle de liquidité abondante orchestrée par les banques centrales qui peut être constitutives de bulles sectorielles, notamment sur le marché obligataire : comme l’indiquait l’économiste anglais Dennis Robertson dans son ouvrage Money en 1926, « the money which is nowhere must be somewhere » ; pour autant, il est probablement préférable de passer d’une bulle à l’autre que de subir une déflation généralisée
  • La réglementation prudentielle ne vise pas à régler les questions de croissance de l’économie, mais ne doit pas être un obstacle à la croissance ; il faut se souvenir du principe exposé par l’économiste néerlandais Jan Tinbergen, selon lequel il faut pour chaque objectif au moins un outil spécifique de politique économique
  • L’investissement de long terme demeure un objectif fondamental ; à cet égard, la cohérence entre la réglementation prudentielle et le Plan Juncker de relance de l’économie européenne n’apparaît pas clairement ; des évolutions intéressantes sont toutefois à noter avec les fonds ELTIF de financement à long terme
  • Le maintien des taux bas est préoccupante non seulement pour le secteur bancaire, mais aussi et peut-être surtout pour le secteur de l’assurance, particulièrement en Allemagne où des taux garantis positifs ont continué à être garantis aux clients
  • Beaucoup de chemin reste à faire pour établir le Pilier 3 de l’Union Bancaire
  • Il faut mesurer le défi que représente une réglementation financière européenne unifiée, avec des structures de financement extrêmement différentes d’un pays à l’autre (le crédit inter-entreprises, fondamental dans le financement de l’économie française, est par exemple 4 fois moins élevé en Allemagne qu’en France)
  • La réglementation prudentielle a atteint un niveau de complexité excessif : Solvency 2 est ainsi un corpus de règles tellement complexe qu’aucun acteur ne le maîtrise véritablement ; de la même façon, les banques qui peuvent parfois apparaître comme transformées en auxiliaires des régulateurs ne peuvent que difficilement se concentrer sur le financement de la croissance ; une réglementation mal calibrée paralyse les initiatives.

 

E. de Lencquesaing conclut en rappelant qu’il est essentiel que les modèles de financement demeurent divers et que la réglementation puisse faire émerger des modèles divers. Il est par ailleurs fondamental d’améliorer le processus de reporting, aujourd’hui excessivement lourd et mal exploité, générateur d’une illusion de rigueur scientifique en réalité très fausse ; un travail académique sur ce sujet également serait bienvenu.