« Cet argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine, n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins ; en effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer d’objets de première nécessité ? Et n’est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l’abondance n’empêche pas de mourir de faim ? » Avec ces mots si actuels à l’heure de la crise financière, Aristote (1848, liv. 1, chap. 3, § 16) nous amène à nous interroger sur la valeur argent. Est-il une fin ou bien seulement un moyen d’échange ? Alors que l’or est une valeur refuge, doit-on, comme le roi Midas de la mythologie, changer tous les mets de notre table en or par un « vœu cupide » (id.) ?
Selon Aristote, il est contraire à la nature que la monnaie produise de la monnaie ; il s’oppose donc à l’idée d’intérêt (id., § 23). Quelques années après la crise des subprimes et à l’heure où nos pays ne semblent parfois plus en mesure de rembourser les seuls intérêts de leur dette sans s’endetter davantage, l’acuité des conseils du philosophe grec et des théologiens du Moyen Âge qu’il a influencés mérite notre attention. Dans ce contexte financier désorienté, nous proposons d’étudier l’apport de la doctrine aristotélicienne, puis thomiste, sur le prêt à intérêt. Cet article tente d’offrir un début de réponse en plaçant notre époque de révolution financière dans une perspective historique. La première partie analyse les prêts dans l’Antiquité et la philosophie d’Aristote selon laquelle l’argent ne peut pas produire d’enfants. La théorie scolastique sur le prêt à intérêt, basée sur des textes religieux anciens et influencée par le philosophe grec, apporte, dans la deuxième partie, les fondements d’une réflexion sur le système de crédit actuel. En effet, les principes du prêt à intérêt survivent dans le débat contemporain et l’on note aujourd’hui une reconnaissance politique et académique croissante selon laquelle notre système d’intérêt nécessite une réforme (Glémain, 2010 ; Grandin et Saïdane, 2011). D’ailleurs, les notions des penseurs chrétiens ont repris une forme d’actualité avec le développement de la finance islamique. La troisième partie présente la doctrine qui la sous-tend afin de mieux comprendre la prohibition de l’intérêt par l’islam, les similitudes et les différences avec les préconisations des théologiens à l’époque médiévale et le fonctionnement des produits financiers islamiques actuellement proposés.
Le prêt à intérêt dans l’Antiquité
L’usure, du latin usura, désignait dans son sens premier l’intérêt de l’argent, indépendamment du taux, et également l’usage, la jouissance du capital prêté sans intérêt. Le sens d’usure a évolué en introduisant ensuite l’idée de taux d’intérêt excessif. Mais la notion de prêt a-t-elle toujours nécessité une récompense, un dédommagement du prêteur pour le service rendu ? Cette question nous amène à analyser les fondements historiques de l’intérêt dont les plus lointaines pratiques remontent à l’Antiquité et existaient dans les civilisations qui reconnaissaient un droit commercial au Proche-Orient ancien (Babylone), en Grèce et à Rome.
L’intérêt en Chaldée
Il y a plus de trois mille ans, les contrats de prêt existaient déjà en Mésopotamie ; Goetzmann et Rouwenhorst (2005) reproduisent leurs photographies. Par ailleurs, le recueil des lois promulguées à Babylone par le roi Hammourabi (1793-1750 avant J.-C.), gravé sur un bloc de diorite et aujourd’hui conservé au musée du Louvre, fournit de précieux renseignements sur le prêt à intérêt. On observe ainsi que la notion de prêt en Chaldée, vers le second millénaire avant notre ère, est plus large qu’en droit moderne puisque l’emprunteur peut rendre, à une époque déterminée, soit une quantité égale de choses de même espèce et de même qualité, soit une quantité équivalente de choses d’une autre espèce. On peut donc faire un prêt d’argent remboursable en blé, oignons ou briques, mais également un prêt de laine ou d’huile remboursable en argent. La notion d’intérêt à Babylone apparaît très clairement dans le mot qui sert à le désigner : le sibtu, qui est le croît, l’accroissement d’un capital. Le croît se produit quelle que soit la nature du capital prêté, grain ou argent. En ce qui concerne les céréales, si le prêt est gratuit, le prêteur fait donation de tout le croît. Dans le cas contraire, il peut, tout en rendant service à l’emprunteur, lui demander de partager avec lui une proportion déterminée du croît du capital. L’emprunteur garde alors pour lui l’excédent de la récolte sur le croît qu’il a promis de payer. Dans le Code Hammourabi, étudié par Cuq (1918), le prêt à la production reçoit une large application dans un contexte où l’agriculture, le commerce et l’industrie sont florissants. En Chaldée, le prêt à intérêt n’est pas prohibé. Nul ne songe à en critiquer l’usage, ni à en contester la légitimité. Toutefois, selon Cuq, le prêt à la consommation est souvent gratuit. D’ailleurs, l’hostilité contre le prêt à intérêt se retrouve ultérieurement dans des sociétés où l’on ne pratique guère que le prêt à la consommation.
En 1750 avant J.-C., la loi fixe déjà un taux maximum ; c’est d’ailleurs un fait général que l’on observe chez tous les peuples, presque à toutes les époques. L’article 90 du Code Hammourabi est ainsi conçu : « Si un négociant a prêté à intérêt du blé, il prendra comme intérêt 100 qa par gour. S’il a prêté à intérêt de l’argent, il prendra comme intérêt par sicle d’argent, un sixième plus 6 se. » Cela correspond à un intérêt de 33,1/3 % pour le blé et à un intérêt de 20 % du capital prêté pour l’argent. Pour définir ces taux, qui paraissent aujourd’hui très élevés, le code s’est appuyé sur l’usage. La dualité du taux de l’intérêt est un fait assez rare dans l’histoire. En général, la loi ne limite le taux que pour l’argent ou bien elle établit un taux uniforme, quelle que soit la nature du capital prêté. À l’époque néobabylonienne (six cents ans avant J.-C.), cette dualité paraît avoir disparu ; le taux est uniformément de 20 %.
L’intérêt en Grèce et à Rome
En Grèce, la limitation légale du taux de l’intérêt était une mesure exceptionnelle et temporaire. Le prêt à intérêt n’était pas prohibé. À titre d’exemple, au ve siècle avant notre ère, en 434, la banque du temple de Délos prêtait à 10 %.
Dans De l’esprit des lois, Montesquieu (2007, liv. 22, chap. 22) apporte des renseignements précieux sur le prêt par contrat à Rome. « Les premiers Romains n’eurent point de lois pour régler le taux de l’usure1. (…) On suivait donc les conventions particulières et je crois que les plus ordinaires étaient de 12 % par an. » On retrouve ce même taux maximum de 12 % par an dans la province d’Asie en 70 avant notre ère et dans la province de Cilicie vers l’an 50 (Cuq, 1918).
Puis, à Rome, diverses lois se succédèrent pour limiter le taux d’intérêt, sans succès. Montesquieu (id.) poursuit : « L’an 398 de Rome, les tribuns Duellius et Menenius firent passer une loi qui réduisait les intérêts à 1 % par an. (…) Dix ans après, cette usure fut réduite à la moitié ; dans la suite on l'ôta tout à fait. » Puis il conclut : « Il en fut de cette loi comme de toutes celles où le législateur a porté les choses à l’excès : on trouva un moyen de l’éluder. » L’une des supercheries utilisées, lorsque les prêts à intérêt furent défendus, fut de se servir d’un latin ou d’un allié, qui, n’étant point assujetti aux lois civiles des Romains, prêtait son nom et paraissait être le créancier. D’autres astuces étaient utilisées pour contourner la loi. Ainsi, en 342 avant J.-C., la loi Genucia, qui proscrivait l’intérêt, fut peu efficace. Les prêteurs avaient trouvé l’idée de faire un prêt gratuit, mutuum, suivi d’une stipulation d’intérêt. Il y avait là deux contrats indépendants, tous deux licites. Tacite (1859, liv. 6, pp. 16-17) rapporte également que l’on faisait toujours de nouvelles fraudes.
Montesquieu relate qu’à Rome, le peuple étant puissant, les magistrats cherchèrent, pour se rendre populaires, à lui faire des lois agréables et baissèrent les intérêts. À cause de ces continuels changements, les créanciers n’eurent plus confiance dans les contrats et ne tenaient à prêter au peuple que pour de gros profits. Il souligne : « Cela fit que tous les moyens honnêtes de prêter et d’emprunter furent abolis à Rome, et qu’une usure affreuse, toujours foudroyée et toujours renaissante, s’y établit. (...) Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême. Il fallut payer pour le prêt de l’argent et pour le danger des peines de la loi. » (2007, liv. 22, chap. 21).
Dans l’Antiquité, certaines lois ont ainsi interdit la perception d’un intérêt et d’autres ont seulement limité le taux en édictant des peines.
Influence de la théorie scolastique sur le prêt à intérêt
L’aristotélisme a une influence prépondérante dans la scolastique. Cet enseignement philosophique et théologique, propre au Moyen Âge, fut notamment illustré par Thomas d’Aquin, Albert le Grand et Guillaume d’Occam. Dispensé dans l’université jusqu’au xviie siècle, il cherche à concilier la foi chrétienne et la raison. À l’instar d’Aristote, Thomas d’Aquin distingue, dans la Somme théologique, deux sortes d’échanges : l’échange naturel, destiné à se procurer les denrées nécessaires à la vie par le troc ou la monnaie, et l’échange, non plus pour satisfaire les besoins, mais pour le gain. Ce second type d’échange, la « chrémastique commerciale », est condamnable, selon Aristote.
La raison principale de l’interdiction de l’intérêt est la stérilité de l’argent, l’infécondité du capital. Principe aristotélicien, l’argent, dit-on, n’a pas la faculté de s’accroître. Il ne fait pas de petits : Nummus nummum non parit. Il est stérile et n’est pas productif. Aristote (1848, liv. 1, chap. 3, § 23) est très clair : « (...) on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu d’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est le plus contraire à la nature. » À l’heure des comptes bancaires rémunérés et des produits dérivés, ces affirmations suscitent notre curiosité afin de mieux comprendre les concepts sous-jacents.
Distinction entre biens fongibles et biens non fongibles
À ce stade, il semble primordial de distinguer, comme en Chaldée il y a quatre mille ans, d’une part, le prêt à la production et, d’autre part, le prêt à la consommation qui était, rappelons-le, gratuit dans cette région. Les théologiens se fondent eux sur la distinction romaine entre les biens non fongibles (ou durables) et les biens fongibles (ou consommables).
L’argent s’apparente au vin qui est un bien fongible : on ne peut pas dissocier son usage de sa propriété et vendre les deux séparément à différentes personnes, contrairement à un bien immobilier, par exemple. Thomas d’Aquin (1852, vol. 4, II-II, q. 78, art. 1) commente : « (...) si quelqu’un voulait vendre le vin d’une part et qu’il voulût d’autre part en céder l’usage, il vendrait la même chose deux fois, ou il vendrait ce qui n’existe pas : il ferait donc évidemment une injustice. » De même, la monnaie existe pour être consommée dans l’échange quelle que soit la finalité. Il conclut alors que « puisqu’on ne fait usage de l’argent qu’en le consommant et en le dissipant, il est injuste et illicite de recevoir quelque chose pour son usage ».
Pour les biens fongibles, le seul contrat acceptable est donc le mutuum par lequel la propriété du bien est transférée à l’utilisateur qui a ensuite l’obligation de rendre le même type et la même quantité de biens. Le contrat, emprunté au droit romain, s’apparente à une vente et non à une location. On ne peut donc pas exiger « deux compensations » : la restitution d’une même quantité d’argent et le prix de son usage, ou l’« usure ». Les choses qui se consomment par l’usage ne sont pas susceptibles d’usufruit.
Les théologiens du Moyen Âge s’appuient sur des textes religieux. L’Ancien Testament2 est sans équivoque sur ce point dans l’« Exode » (XXII, 24) : « Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras point à son égard comme un créancier, tu n’exigeras pas de lui d’intérêt. » Le « Lévitique » (XXV, 35-37) présente la même idée : « Si ton frère devient pauvre et que sa main s’affaiblisse près de toi, tu le soutiendras, fût-il étranger ou hôte, afin qu’il vive auprès de toi. Ne tire de lui ni intérêt ni profit, mais crains ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui prêteras point ton argent à intérêt, et tu ne lui donneras point de tes vivres pour en tirer profit. » « Ton frère pauvre », c’est bien du prêt à la consommation dont il s’agit là. Dans ce type de contrat, la théorie scolastique note que la persistance de l’usure conduit systématiquement à des transferts de richesse future indésirables de l’emprunteur à l’usurier, non compatibles avec la justice distributive.
En revanche, pour les biens non fongibles, comme une maison ou une terre, l’usage est séparable de la propriété. On peut alors, selon Thomas d’Aquin (1852, vol. 4, II-II, q. 78, art. 1), « licitement retirer quelque chose pour l’usufruit d’une maison et en exiger en plus de l’entretien, comme on le voit dans les baux et les locations ». Dans ce cas, deux modalités sont alors parfaitement légitimes ; on peut envisager des contrats de prêt gratuit, commodatum3, ou bien des contrats de prêt non gratuit, locatio. Dans le cas de la location, le propriétaire cède l’usage du bien, mais en garde la nue-propriété et le locataire acquitte le prix de l’usage de ce bien non fongible.
En fonction de l’objet des prêts, Thomas d’Aquin (1852, vol. 4, II-II, q. 78, art. 2) définit des règles différentes : « (...) celui qui prête de l’argent transfère la propriété de son argent à l’emprunteur ; par conséquent celui qui emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s’est associé, ne lui transmet pas la propriété de la somme, il en reste toujours le propriétaire, de telle sorte que c’est à ses risques et périls que le marchand commerce sur son argent ou que l’artisan travaille. C’est pourquoi il peut licitement recevoir une partie du gain qui résulte de là, comme étant le fruit de la chose. » Ici, l’argent est productif et le prêteur court un risque ; il ne s’enrichit pas d’une façon disproportionnée eu égard à la responsabilité engagée. Dans cette hypothèse, ce n’est plus un simple prêt, mais un contrat de société. Des pertes potentielles du prêteur doivent, par symétrie, résulter des gains potentiels, ce qui s’apparente aux actions et aux dividendes actuels. Ainsi, la présence d’un risque concernant l’issue des opérations « justifiera, aux yeux du moraliste, la revendication d’un revenu spécifique lorsque ce risque est associé à la propriété. Bien sûr, cette association est fragile et les menaces qui pèsent sur elle laissent entrevoir le jour où propriété et risque feront l’objet de transactions séparées » (Lapidus, 1991).
Il ne faut donc pas réduire le prêt à intérêt à son côté matériel : la livraison à l’emprunteur d’une certaine quantité de monnaie. Il s’agit bien de prendre en compte son côté économique : ce capital donne à l’emprunteur la faculté de se procurer des instruments de production et par la suite d’accroître le rendement de son patrimoine. L’intérêt n’est autre chose qu’une part de ce croît lorsque le prêt sert à investir. Ainsi, au Moyen Âge, le principe d’une différence entre biens présents et biens futurs est admis, mais il s’agit d’estimer cet écart. Une rémunération, légitime, est parfois prévue par des indemnités.
Indemnités extrinsèques rattachées au contrat de prêt
La position de Thomas d’Aquin (1852, vol. 4, II-II, q. 78, art. 2) est très claire : « Il n’est pas permis de recevoir en retour du prêt quelque chose d’estimable à prix d’argent, à moins qu’on ne le reçoive à titre de don gratuit. », affirme-t-il en s’appuyant sur Ezéchiel (XVIII, 17), « il n’a pris ni usure, ni intérêt ». En revanche, il admet que « celui qui prête peut convenir avec l’emprunteur d’une indemnité pour la perte que lui cause la privation de l’argent qu’il devrait avoir. Car ce n’est pas là vendre de l’argent, c’est éviter une perte » (1852, vol. 4, II-II, q. 78, art. 2). Cette disposition, le lucrum cessans (gain manqué), est utilisée pour permettre au prêteur d’obtenir le même profit qu’il aurait pu avoir dans un emploi différent de son argent. Le théologien introduit donc la notion de rémunération du manque à gagner ou de coût d’opportunité. Mais le gain futur, aléatoire, n’est connu qu’a posteriori. L’introduction ex ante d’un lucrum cessans reviendrait à rendre le prêt à intérêt licite. D’ailleurs, il précise qu’« on ne peut pas stipuler une indemnité pour la perte qui résulte de ce qu’on ne gagne rien avec son argent, parce qu’on ne doit pas vendre ce qu’on n’a pas encore et dont la possession peut être empêchée par une foule de causes » (id.). Dans notre logique d’optimisation du couple rendement/risque lors d’un choix d’investissement, cette proposition surprend.
Le lucrum cessans est l’un des premiers « titres extrinsèques » établis par les canonistes. Sans admettre l’usure, ces dispositions, rattachées au contrat de prêt d’argent, mais sans en faire partie, permettent au créancier la perception éventuelle, en toute justice, d’un surplus au-delà du remboursement de la somme prêtée afin d’adapter le contrat aux réalités économiques et de compenser les dommages subis par le créditeur à cause de l’emprunteur, précise McCall (2008, p. 570). Il peut s’agir d’un défaut de remboursement, de l’émergence d’un dommage, d’une perte liée à l’abandon d’une activité lucrative ou liée à l’immobilisation de la somme ainsi prêtée. Les théologiens n’adoptent pas une approche subjectiviste tentant de justifier le prêt à intérêt dans des circonstances qui varient, mais ils distinguent plutôt certaines transactions à partir de prêts. Pour les moralistes chrétiens, c’est l’esprit de la loi qui prévaut.
Ainsi, le damnum emergens (dommage naissant) a pour but, si le prêt n’est pas remboursé à la date prévue, de compenser le dommage subi par le créancier, comme les frais de justice engagés pour se faire rembourser ou l’emprunt qu’il doit lui-même souscrire. De même, la poena, fixée ex ante au moment de l’établissement du contrat de prêt, est une pénalité que l’emprunteur acquitte s’il ne rembourse pas son prêt au terme indiqué. Thomas d’Aquin (1852, vol. 4, II-II, q. 62, art. 8) en accepte le principe : retenir le bien d’autrui est un péché « parce que par là même qu’on retient le bien d’autrui malgré son maître, on l’empêche d’en faire usage, et par conséquent on lui fait injure ». En 1638, s’écartant de la pensée thomiste, Saumaise, converti au protestantisme, va plus loin dans son livre célèbre De usuris en intégrant dans l’intérêt l’indemnité pour risque de non-restitution du capital prêté. Cette idée est désormais permanente au xxie siècle dans les raisonnements financiers qui incluent également ex ante, dans le taux des prêts, l’indemnité pour la privation de l’argent et pour les risques divers.
Rémunérer la contrepartie d’un coût d’opportunité est donc licite, mais s’approprier le surplus d’un échange grâce à son pouvoir de négociation est prohibé par les théologiens. Il s’agit bien d’analyser l’intention et non le fait. Lapidus (1991) résume ainsi : « La doctrine de l’usure représente alors une solution à l’asymétrie d’information qui prévaut entre le moraliste, d’une part et les partenaires de la transaction, d’autre part : si le premier disposait du pouvoir de sonder et de connaître “les cœurs”, la discrimination entre opérations légitimes et usuraires eût été aisée ; mais il ne connaît que “les mains” et se trouve donc conduit à promouvoir un ensemble de mesures, prenant appui sur la propriété et le risque, afin de révéler la nature de la transaction et entraver la réalisation des intentions usuraires. »
En France, petit à petit, l’enseignement des théologiens sur l’intérêt est remis en question.
Disparition de la prohibition du prêt à intérêt au xviiie siècle
Montesquieu, comme Aristote, s’interroge sur la valeur de l’argent en constatant, dans De l’Esprit des Lois (2007, liv. 21, chap. 22), que les immenses quantités d’or tirées du Nouveau Monde n’ont pas empêché l’Espagne de tomber dans la misère. Néanmoins, il ne suit pas les théologiens et défend même le concept des prêts à intérêt (2007, liv. 22, chap. 19) en 1758. « Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l’argent ait un prix, mais que ce prix soit peu considérable. S’il est trop haut, le négociant, qui voit qu’il lui en coûterait plus en intérêts qu’il ne pourrait gagner dans son commerce, n’entreprend rien. Si l’argent n’a point de prix, personne n’en prête, et le négociant n’entreprend rien non plus. Je me trompe quand je dis que personne n’en prête. Il faut toujours que les affaires de la société aillent ; l’usure s’établit, mais avec les désordres que l’on a éprouvés dans tous les temps. La loi de Mahomet confond l’usure avec le prêt à intérêt. L’usure augmente dans les pays mahométans à proportion de la sévérité de la défense : le prêteur s’indemnise du péril de la contravention. » En préconisant l’intérêt, il s’oppose aux lois islamiques (Coran), catholiques (droit canonique) et à la loi civile française qui l’interdisait, jusqu’au décret de l’Assemblée nationale du 3 octobre 1789.
Le premier théologien à accepter le prêt à intérêt est Jean Calvin, en 1545, dans sa lettre sur l’usure. Avec la Réforme protestante, sa pratique se propage rapidement à partir des réseaux de banques dont les sièges sont établis à l’étranger : Genève, Angleterre ou Pays-Bas. À cette époque, seules quelques exceptions sont autorisées comme les monts-de-piété. Ces établissements, reconnus par Léon X, pape de 1513 à 1521, cherchent à combattre les taux abusifs en proposant un système de prêts sur gage gratuits ou à faible intérêt sur le principe du lucrum cessans utilisé afin de développer cette activité. Au xviiie siècle, presque toutes les banques de crédit établies en France sont d’origine protestante4 et cette période marque la fin de la prohibition légale de l’intérêt. Après la Révolution française, l’activité bancaire et le prêt à intérêt deviennent complètement libres et de nouvelles banques sont créées. Toutefois, dès 1807, l’intérêt conventionnel est limité par la loi du 3 septembre à 5 % en matière civile et 6 % en matière de commerce. Dernier vestige actuellement en vigueur, le droit français plafonne l’intérêt par un taux défini chaque trimestre par la Banque de France en fonction des taux effectifs moyens, augmentés d’un tiers, pratiqués par les établissements de crédit pour chaque catégorie de prêts.
Ainsi, en s’appuyant sur des principes immuables, le processus continu de modification de la loi fixe les limites de l’intérêt selon la situation économique de chaque époque et le contexte historique. Les notions des penseurs catholiques, abandonnées, reviennent même aujourd’hui de façon inattendue avec la finance islamique. Vanté par le Vatican pour ses principes éthiques par le truchement de son organe de presse officiel (Napoleoni et Segre, 2009), ce nouveau système d’intermédiation financière a également été approuvé par l’ONU (Organisation des Nations unies) (Stiglitz, 2009) pour la possession de liquidités réelles et non virtuelles sur laquelle il s’appuie. L’État français souhaite, quant à lui, le développer et adapter notre « environnement juridique pour que la stabilité et l’innovation de notre place financière puissent bénéficier à la finance islamique », selon les termes de la ministre Christine Lagarde5.
Retour de l’interdiction de l’intérêt avec la finance islamique et aménagements législatifs récents
L’idée des canonistes de l’interdiction du prêt à intérêt a repris en France une forme d’actualité, sous une voie imprévue, avec le développement de la finance islamique. En s’appuyant sur des textes religieux anciens, les trois religions fondées sur l’Ancien Testament, les Évangiles et le Coran présentent des règles et des principes moraux pouvant s’appliquer à la vie sociale, économique et financière. L’analyse des sources de la doctrine qui sous-tend la finance islamique permet donc de mieux comprendre les instruments financiers proposés et le fonctionnement du système auquel la France cherche à se conformer.
Origine de la prohibition du prêt à intérêt par l’islam
La charia (loi musulmane) s’appuie sur deux sources principales : le Coran, dont une dizaine de versets sur plus de six mille concernent explicitement l’économie et la finance, et les hadith (dires et actes de Mahomet). Le Coran condamne le prêt à intérêt, comme Aristote, sans ambiguïté : « Ô croyants ! Craignez Dieu et renoncez au reliquat de l’intérêt usuraire, si vous êtes croyants. Et si vous ne le faites pas, alors recevez l’annonce d’une guerre de la part de Dieu et de son messager. » (Sourate II, versets 278 et 279). Selon le Coran, le temps appartient à Dieu ; l’argent ne peut donc pas fructifier ex nihilo, sans qu’il n’y ait de travail et par le seul fait de l’écoulement des jours. On retrouve l’idée thomiste selon laquelle le prêteur ne possède pas le temps et ne peut pas le vendre. De surcroît, durant la période de la révélation coranique, la pratique du prêt avec un taux abusif était très répandue dans la société arabe de La Mecque et de Médine. Mahomet a donc cherché à la bannir afin de développer une répartition plus harmonieuse de la richesse dans une société fondée sur l’aumône.
Depuis, l’interdiction perdure en raison de l’immuabilité du droit musulman dont l’histoire s’étale sur quatre périodes : la première est celle de la révélation coranique, la dernière celle du taqlid, période qui continue jusqu’à nos jours. Linant de Bellefonds (1955) explique : « Le taqlid, c’est le conformisme juridique, l’obligation de suivre les enseignements des prédécesseurs, obligation qui pèse sur tous ceux qui sont appelés à formuler la règle juridique. » Il en résulte que la loi, le fiqh, telle qu’elle a été fixée il y a environ sept siècles, ne peut plus être modifiée de nos jours, même par la communauté musulmane unanime, d’où le développement d’autres solutions.
L’historien de l’islam Gaudefroy-Demombynes (1921) constate en effet que l’interdiction absolue posée par le Coran « dépassait trop nettement le but pour qu’il fût possible de la suivre à la lettre : les juristes eux-mêmes s’efforcèrent d’en restreindre l’application aux matières précieuses et aux objets d’alimentation. Mais cet adoucissement à la rigueur du principe était encore insuffisant et, en pratique, le prêt à intérêt a fonctionné couramment en pays musulman dès l’époque classique : on a employé des subterfuges », des hiyal, comme des ventes fictives. Selon Moucannas-Mazen (1996), ces astuces juridiques « peuvent être définies comme étant l’emploi des moyens légaux à des fins extra-légales, fins qui ne peuvent, qu’elles soient elles-mêmes légales ou illégales, être atteintes directement avec les moyens fournis par la charia. Elles permettent à des personnes qui n’auraient autrement d’autre choix que d’agir à l’encontre des dispositions de la loi sacrée, de parvenir cependant au résultat désiré tout en se conformant en apparence à la lettre de la loi ».
Il faut toutefois souligner la similitude des hiyal avec les stratagèmes créés par les Romains pour contourner la loi et avec, par exemple, le contractus trinus ou triplex développé par certains chrétiens au Moyen Âge et détaillé ci-après. Ainsi, malgré des coutumes parfois diamétralement opposées, les idées et les civilisations se compénètrent souvent et l’on remarque une certaine unité quant aux principes afin de contourner les textes.
Le triplex, inventé vers la fin du xve siècle et approuvé par la plupart des théologiens dès son invention, consiste en la juxtaposition de trois contrats conclus simultanément entre deux personnes :
- grâce à un contrat de société, un capitaliste apporte de l’argent à un artisan ;
- un contrat d’assurance garantit l’apport contre tous les risques de perte, la prime d’assurance résultant de l’abandon par l’assuré d’une partie de ses bénéfices ;
- enfin, par un contrat de vente, le capitaliste cède le reste des bénéfices éventuels qu’il espère réaliser contre une somme fixe, certaine et forfaitaire, qu’il recevra annuellement.
En 1514, Eck, le futur adversaire de Luther, défend le triplex en invoquant que les trois contrats, pris individuellement, sont incontestablement licites. Certes, mais passés avec une même personne, leur réunion équivaut à un prêt à intérêt à peine déguisé. Ainsi, le pape Sixte-Quint promulgue le 21 octobre 1586 la bulle Detestabilis pour mettre fin au triplex : l’esprit de la loi prévaut.
Dans les contrats islamiques, on retrouve cette juxtaposition de transactions en règle dans l’un des expédients juridiques les plus courants à l’époque médiévale, la muhatra. Ce contrat prend place en deux temps. Le prêteur vend à l’emprunteur des marchandises, par exemple une étoffe, à très haut prix (500) et payable à terme, disons au bout d’un an. Simultanément, l’emprunteur les revend à la même personne argent comptant et à bon marché (200). Chaque transaction, enregistrée séparément, est parfaitement licite. Il n’y a pas de prêt à intérêt, mais achat-vente. Cependant, l’effet combiné de l’ensemble produit le résultat escompté : c’est comme si un marchand prêtait 200 pour avoir 500 dans un an, il y a bien un intérêt indirect. Très répandu, il a inspiré sa copie fidèle, le contractus mohatra, expressément réprouvé le 2 mars 1679 par le pape Innocent XI.
Ainsi, au fil des siècles, le partage d’une partie des gains entre le prêteur et l’emprunteur a semblé équitable, l’argent étant devenu la condition sine qua non à l’investissement et au profit. Dans son analyse comparative des législations, Cardahi (1955) affirme : « C’est pourquoi, par des moyens différents, et à la faveur de techniques dissemblables, mais qui partent d’un même esprit et poursuivent le même but, les moralistes chrétiens et les docteurs de l’islam sont parvenus, en reconsidérant la situation à la lumière des besoins de la société et des nécessités économiques, à tolérer, même à approuver la rémunération du capital prêté. » Il fait allusion aux titres extrinsèques qui légitiment, dès le Moyen Âge, le principe de la perception d’un intérêt modéré sur le capital prêté en conservant l’esprit de la loi, dans un cadre assoupli. À la même époque, contraints par l’immuabilité du droit, les juristes musulmans ont dû accréditer des montages licites en accord avec la lettre.
Développement d’instruments financiers conformes à la loi coranique
Dans l’eschatologie musulmane, comme chrétienne, l’impact de l’idée de châtiment et de récompense se traduit sur le comportement du consommateur. En effet, le résultat de chacune de ses actions se compose de deux parties : l’influence immédiate et l’influence lointaine (dans la vie dans l’au-delà). Moucannas-Mazen (1996) analyse : « Par conséquent, l’utilité tirée de ce comportement est la somme de la valeur actuelle de ces influences. » Le croyant cherche alors à adopter un comportement financier en accord avec les préceptes religieux, d’où le développement de la finance islamique depuis les années 1970. Selon la rationalité islamique, la notion de réussite est étroitement liée à un comportement en harmonie avec les valeurs morales. La nature de l’activité doit donc être conforme à la charia, sur le principe des fonds éthiques. Ainsi, les investissements dans les jeux de hasard, l’alcool, l’élevage porcin ou l’industrie cinématographique pornographique sont prohibés. Par ailleurs, l’islam interdit les transactions faisant recours à la spéculation, au hasard ou à l’intérêt (riba). Pour certains théologiens (fuqaha), le riba se réfère à toutes les formes d’intérêt. Saïdane (2011) précise : « C’est l’opinion des autorités religieuses ainsi que des larges couches de fidèles dans les pays musulmans. Elle s’appuie sur le célèbre hadith, dit des “six produits”, du prophète Mahomet et rapporté par El Boukhari (810-870). » Pour d’autres, le mot riba désigne seulement l’intérêt excessif, d’où des controverses régulières en ce qui concerne les produits financiers islamiques modernes. À titre d’exemple, en 2002, une consultation juridique (fatwa) de l’université Al-Azhar au Caire assouplissait la notion d’intérêt bancaire. Toutefois, ces exégèses suscitent généralement de farouches critiques.
Une doctrine simple et claire, qui réunit le plus grand nombre de musulmans, interdit deux types d’opérations : le prêt d’argent rémunéré générant un revenu prédéterminé, sans prise de risque, et l’échange des mêmes biens de qualité identique, mais sur la base de quantités supérieures à terme du simple fait de l’écoulement du temps. À partir de ces principes, divers montages financiers compatibles avec la loi coranique ont été développés et sont actuellement autorisés par tous les fuqaha. Ils sont notamment basés sur le partage des bénéfices ex post selon une clé définie ex ante, comme le préconisait également Thomas d’Aquin, et sur la location des biens.
Dans le premier type de contrats, l’idée maîtresse est le principe du partage équitable des risques entre partenaires : celui qui prête l’argent doit participer avec celui qui emprunte aux bénéfices comme aux risques. Les revenus varient selon la rentabilité du projet financé. Divers services financiers sont alors proposés aux entrepreneurs. Dans la moudharaba (partenariat passif), les apporteurs de capitaux financent entièrement et à leurs risques le projet de l’entrepreneur, puis partagent les bénéfices avec celui-ci, selon un pourcentage fixé à la signature du contrat. Dans la mousharaka (partenariat actif), la banque agit comme un actionnaire. Les profits et les pertes sont partagés entre la banque et l’emprunteur, selon les proportions de leurs parts respectives dans l’actif de l’entreprise.
Dans le second type de contrats licites, l’argent est rémunéré par une marge sur une opération de prêt de biens tangibles non monétaires. C’est le cas du contrat ijara, sorte de crédit-bail ou de leasing, présenté par le schéma 1 (infra) et déjà largement utilisé dans la société musulmane du Moyen Âge. La banque acquiert un bien mobilier ou immobilier nécessaire à un client. Elle le met à sa disposition pour une durée déterminée en contrepartie du paiement de loyers. Le propriétaire du bien, c’est-à-dire la banque, supporte tous les risques liés à la propriété. Le contrat d’ijara peut être assorti d’une promesse de vente ou d’une option d’achat exerçable à l’échéance ou en cours de contrat. On retrouve l’idée de Thomas d’Aquin de prêt de biens non fongibles pour lesquels l’usage est séparable de la propriété ; on peut alors « licitement retirer quelque chose pour l’usufruit ».
Ce contrat d’ijara avec vente peut s’assimiler à une transaction commerciale adossée à un actif réel avec prêt à intérêt, mais dans laquelle le banquier a un rôle d’intermédiaire. Par rapport au contrat classique d’achat de marchandises à crédit que nous connaissons (cf. schéma 2), le banquier intervient entre le vendeur et le client et la date du transfert de propriété est différente. On peut aussi analyser l’opération d’ijara comme une vente à un prix supérieur au marché d’un bien payable à terme, mais dont l’acheteur peut immédiatement disposer. Toutefois, à la différence du système achat-vente du contrat muhatra décrit précédemment, les biens ne jouent pas ici un rôle fictif.
Le développement de ces instruments, en France, est parfois freiné par le cadre fiscal qui toutefois évolue progressivement.
Adaptation du cadre fiscal français à la finance islamique
En forte augmentation et soutenu par les revenus des pays du golfe Persique et d’Asie du Sud-Est, l’encours de la finance islamique dans le monde devrait passer de 700 Md$ en 2008 à 1 300 Md$ à l’horizon de 2020, selon les prévisions du rapport de Jouini et Pastré (2008). Alors que 25 % de la population mondiale est de confession musulmane, l’enjeu commercial est important. En France, avec plus de six millions de musulmans, cette finance pourrait rapporter 100 Md€ d’investissements, toujours d’après le même rapport. Les auteurs soulignent les spécificités de la place de Paris pour le développement de la finance islamique : l’existence d’un « droit romain plus proche du droit islamique que ne l’est, a priori, le droit anglo-saxon », « une population musulmane trois fois plus importante en France qu’en Grande-Bretagne » et « une proximité culturelle de la France avec les pays musulmans », par exemple.
L’aspect législatif est primordial puisque les financements des banques islamiques sont généralement structurés de telle manière que plusieurs transferts de propriété sont nécessaires, chaque transfert supposant une taxation. Or, en France, le cadre juridique ne se prêtait pas aux montages de la finance islamique et entraînait des surcoûts avec notamment la double taxation en matière de publicité foncière et de droit d’enregistrement dans le cas de l’achat et de la revente de biens. Ainsi, sous l’impulsion de l’Institut français de finance islamique, le cadre fiscal a été aménagé et précisé6 en 2010 pour la mourabaha7, les sukuks8 d’investissement, le contrat d’istisna9 et le contrat d’ijara, l’un des plus utilisés. À titre d’illustration, l’analyse du contrat d’ijara, présenté précédemment, montre les modifications de la loi dont il bénéficie.
Le régime fiscal applicable dépend de la qualification juridique retenue pour l’opération, selon qu’elle est constitutive ou non d’une opération de crédit-bail au sens de l’article L. 313-7 du Code monétaire et financier ou d’une opération de location assortie d’une option d’achat. Cette caractéristique a un impact direct sur les modalités d’amortissement de l’actif du côté du bailleur, comme du côté du preneur, et sur les droits de mutation. Or, en droit français, pour relever du régime du crédit-bail, le contrat de location doit comporter une promesse unilatérale de vente de la part du crédit-bailleur donnant au crédit-preneur la possibilité d’acquérir tout ou partie des biens loués. Mais, selon la charia, l’ijara ne doit pas contenir de dispositions relatives à l’achat du bien immobilier loué au risque de dénaturer ce contrat de location. La majorité des jurisconsultes considèrent, en effet, que pour être valides, le contrat d’ijara et la promesse de vente doivent être clairement actés dans deux documents séparés et distincts. L’instruction fiscale du 24 août 2010, portant sur l’ijara et publiée au Bulletin officiel des impôts, a résolu cette problématique10 en précisant que « le fait que l’option d’achat au profit du client figure dans un contrat séparé du contrat de location ne fait pas obstacle à la qualification de crédit-bail ou d’opération de location assortie d’une option d’achat d’un point de vue fiscal dès lors que les deux contrats, étant signés concomitamment, font partie d’un même ensemble contractuel ».
Consécutivement à la disparition des frictions fiscales, un produit d’épargne « charia compatible » a été proposé le 21 avril 2011 à l’initiative de France Sukuk Courtage. Depuis le 20 juin 2011, un compte compatible est disponible auprès de la filiale de la Banque populaire du Maroc, la Chaabi Bank, qui annonce le lancement en France du crédit immobilier long terme sous la forme d’un contrat de mousharaka11 dégressive pour 2012. Ainsi, il existe aujourd’hui des produits islamiques précis ; ils constituent un creuset d’innovations financières conformes aux principes de la loi coranique.
Inutile d’épiloguer sur une société qui n’aurait pas de prêts : ils sont de tous temps et de tous lieux. Leur existence est même indispensable au développement économique. L’objectif de cet article n’est pas de stigmatiser la finance, mais de favoriser une réflexion afin de résoudre les problèmes de régulation du crédit moderne et de le revivifier. À cet égard, la doctrine médiévale de l’intérêt et l’approche antique en Chaldée apportent des pistes de développement : le crédit à la consommation doit être abordé comme une aide pour l’emprunteur et non comme une source lucrative pour le prêteur, et le crédit à l’investissement doit aboutir à un partage équitable des risques et des bénéfices ex post entre les parties prenantes. Nienhaus (2011) souligne, à propos de la finance islamique, que ce système participatif « peut être une solution intéressante pour ces PME » dont le financement est parfois trop risqué pour la finance conventionnelle. Plus généralement, faire participer les banques au financement à long terme de l’économie productive en les incitant à mieux contrôler le déroulement d’un projet d’investissement peut servir l’économie réelle.
Par ailleurs, l’institutionnalisation des valeurs éthiques présentées par les penseurs scolastiques pourrait permettre d’élaborer de nouveaux instruments financiers alternatifs selon certains principes des monts-de-piété ou des finances solidaires. Glémain (2008) préconise ainsi « une complémentarité de production entre les systèmes bancaires coopératifs et les organisations des finances solidaires, elles-mêmes organisées en réseau ».
Quant au prêt à intérêt, malgré des antinomies apparemment flagrantes, le droit canonique, le droit moderne et la législation islamique aboutissent finalement à des solutions qui sont loin d'être incompatibles entre elles : toutes sont favorables à la rémunération du capital prêté grâce au partage équitable des gains et des pertes et cherchent à prohiber les taux excessifs. Toutefois, les sceptiques diront que les principes développés dans un environnement économique différent ne sont pas conciliables avec l’économie contemporaine. Selon eux, le système médiéval de l’intérêt ne pourrait pas fonctionner aujourd’hui. L’expansion récente de la finance islamique prouve que cette objection est incorrecte. Tandis que dans les pays occidentaux la théorie scolastique n’a pas été appliquée à la finance et à la banque moderne, la théorie islamique a été capable d’inciter certaines banques modernes à concevoir des contrats adaptés à l’interdiction du prêt à intérêt. L’augmentation constante du nombre de banques conventionnelles offrant des produits « charia compatibles » continuera à entraîner des débats éthiques. La théorie scolastique, qui a été un cadre de discussion pendant des siècles en Occident, pourrait alors être réadmise dans ce débat.