Les entreprises sont aujourd'hui mises en demeure de démontrer leur caractère éthique irréprochable, en particulier au travers de l'accent mis sur leur responsabilité sociale (RSE – responsabilité sociale des entreprises) à l'égard de leurs « parties prenantes », c'est-à-dire de « tout groupe ou individu qui affecte ou est affecté par l'accomplissement des objectifs de l'organisation » (Freeman, 1984). Nous analyserons les comportements actuels des entreprises, encore souvent opportunistes, et ensuite nous montrerons, à partir de l'exemple de leurs relations avec leurs salariés, à quelles conditions elles peuvent inscrire éthique et responsabilité au cœur de leur fonctionnement.
LA RSE : NOUVEAU LOGICIEL DE L'ENTREPRISE ÉTHIQUEMENT IRRÉPROCHABLE
La RSE se présente comme une nouvelle articulation de son efficacité économique et de son obligation éthique. Concrètement, elle se construit à partir d'un dialogue organisé avec les actionnaires et les salariés, mais aussi avec les clients et les fournisseurs, ainsi que la société, incarnée le plus souvent par les défenseurs de l'environnement et des droits de l'homme. La RSE, comme le développement durable et en lien avec lui, est une innovation qui vise à refonder la légitimité de l'action de l'entreprise et à l'inscrire dans le « temps long ». Elle vise d'abord à sécuriser l'environnement de l'entreprise, en nouant des relations constructives avec ses différentes composantes, et en particulier les organisations militantes (et menaçantes) que sont les ONG (organisations non gouvernementales).
Des pratiques d'entreprise à géométrie variable
La popularité de ces concepts ne doit pas masquer le fait que leur adoption par les entreprises n'est pas exempte d'ambiguïtés, voire de complaisance de leur part. Invoquer le développement durable peut en effet être une manière consensuelle et peu contraignante de donner des gages – à l'opinion publique, aux politiques, aux clients –, alors même que les actions engagées demeurent souvent marginales, voire avant toutes commerciales ou d'image (Vogel, 2008). Les stratégies de communication mobilisant des thématiques environnementales jugées populaires sont aussi fréquentes, comme le projet qu'avait eu Total de devenir le sponsor exclusif de la Fédération française de voile pour « rétablir son image, qui s'était dégradée après la catastrophe de l'Érika »1. Face à la mobilisation d'élus et d'associations, le groupe décidait « avec regret » d'abandonner son projet. Comme le relevait alors Jean-Christophe Alquier, conseiller du pétrolier, « il commençait à se créer une forte hostilité et cela devenait problématique »2. À l'origine de cette mobilisation citoyenne, le fort décalage entre l'image perçue de Total et sa volonté, considérée comme illégitime, d'être associé à une activité des plus respectueuses de l'environnement. Les accidents survenus dans plusieurs sites du groupe (quatre décès et plusieurs blessés graves en 2009) avaient alors rappelé que « Total devra faire beaucoup plus d'efforts en matière de sécurité comme sur le plan environnemental, et se doter d'un code éthique encore plus rigoureux, pour se mettre enfin à l'abri des aléas » (Pogam et Goncalves, 2009).
Les actions philanthropiques d'une entreprise ne sont dignes d'intérêt qu'à la condition que cette dernière assume préalablement la totalité de sa responsabilité sociale directe à l'égard des conséquences de ses activités. Faute de quoi, ces actions sont des dérivatifs, qui masquent une responsabilité de surface. Cécile Renouard, professeur d'éthique sociale au Centre Sèvres et à l'ESSEC, cite à ce propos le cas de Nestlé qui, selon elle, illustre la manière dont de nombreuses entreprises font leurs causes qui servent leurs intérêts commerciaux et négligent celles qui pourraient remettre en question leur business model (Renouard, 2007). C'est aussi ce que montre l'étude publiée en 2012 par trois ingénieurs des Mines, qui détaille les initiatives en matière de social business de Danone, Veolia Environnement, Lafarge, Essilor et Schneider Electric. Si ces initiatives sociales, destinées aux seules populations fragiles, témoignent d'un réel investissement de la part de ces entreprises, elles n'entraînent pas pour autant de remise en cause de leur business model (Calpéna et al., 2012).
L'invocation de cette responsabilité sociale remet en cause a priori la primauté des actionnaires. Elle invite en effet leurs dirigeants à prêter désormais attention aux autres parties prenantes de son activité que sont les clients, les fournisseurs et la société. Concrètement, il s'agit de prendre en compte dans leurs décisions les intérêts de ces différents acteurs, et en particulier les acteurs non gouvernementaux que sont les diverses ONG et associations militantes. Toutes les entreprises sont aujourd'hui incitées à adopter cette manière responsable de développer leurs activités du fait d'un arsenal normatif et d'évolutions réglementaires, mais aussi en raison des pressions évoquées et du souci de leur réputation. Pour attester de la réalité de leurs efforts dans ce domaine, elles s'attachent à établir un « rapport de développement durable »3, largement diffusé aux médias et aux acteurs concernés. Il produit toute une série d'informations extra-financières, censées caractériser leurs actions et leurs résultats en matière sociale et environnementale.
Force est de constater que, dans l'ensemble, ces documents relèvent encore plus souvent de la communication (choix par les dirigeants des sujets privilégiés et des modes de présentation) que d'une démarche d'audit véritable de la responsabilité sociale assumée concrètement par chaque entreprise. Cette dimension forte de communication « sans preuves » peut biaiser l'évaluation de certains enjeux. Enfin, dans ces rapports de développement durable figurent nombre d'actions philanthropiques, soigneusement « marketées », qui se substituent en fait à des remises en cause moins spectaculaires mais plus fondamentales des modes de production ou de travail.
Une utopie d'harmonie naturelle des intérêts
S'agissant de l'intérêt de l'entreprise, le discours dominant des dirigeants élude la question des contradictions qui peuvent exister entre leur propre discours et ceux des parties prenantes, autrement dit entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Ce credo postule que l'entreprise est bénéficiaire sur tous les plans, « qu'il s'agisse de gagner les marchés de consommateurs conscientisés, d'entamer un dialogue avec les groupes de pression contestataires, de soigner son image publique ou d'acquérir une notoriété d'entreprise respectable susceptible de faciliter le dialogue avec les pouvoirs publics » (Gendron et al., 2004). La RSE incarne une nouvelle utopie, qui postule l'harmonie naturelle des intérêts des parties prenantes, et exclut d'emblée les contradictions et les conflits entre ces dernières.
Cette vision irénique n'est tout simplement pas réaliste. Un engagement fort pour le développement durable induit certes des bénéfices pour l'entreprise, voire de nouvelles sources de profit pour les plus innovantes d'entre elles, mais il est aussi à l'origine de coûts et d'exigences, parfois jugés insupportables pour le business. Évoquer les parties prenantes présente l'intérêt de souligner la multiplicité des acteurs que rencontre l'entreprise dans son activité, mais tout peut-il être mis sur le même plan comme, par exemple, l'intérêt des actionnaires et celui des salariés (Boidin et al., 2009) ? La direction de France Telecom, groupe confronté à une dramatique vague de suicides au travail parmi ses salariés, annonce alors qu'elle décide de suspendre les restructurations et les mutations en cours pendant six semaines. Mais, dès le lendemain, son DRH (directeur des ressources humaines) Olivier Barberot déclare à la presse qu'il est inenvisageable d'arrêter ces restructurations au-delà, car l'entreprise serait pénalisée dans la compétition internationale. Argument économique compréhensible, mais qui montre bien les limites d'une vision consensuelle de la responsabilité sociale. Ce n'est qu'après un nouveau suicide et une très forte pression des pouvoirs publics et des médias que la direction s'est enfin décidée à reconnaître publiquement sa responsabilité.
Des conditions exigeantes à l'acceptabilité des entreprises
Force est de constater que la RSE ne constitue encore, sauf exception, qu'un modeste infléchissement des modalités d'action des entreprises. À un horizon de moyen terme, le risque de réputation sera très pénalisant pour l'entreprise prise en défaut, car l'opinion publique se montre plus critique. La mobilisation des internautes sur les réseaux sociaux est à cet égard souvent efficace. Ainsi, les pétitions en ligne qui ont circulé en 2010 sur Facebook ont rapidement contraint Carrefour à mettre fin à son partenariat avec une entreprise indonésienne de pâte à papier responsable de déforestation en Indonésie4. Le problème n'est pas que la réalisation du profit demeure la finalité première des entreprises, ni même qu'elles envisagent la RSE comme un possible avantage concurrentiel ; tels sont, par construction, leur « ADN » et leur dynamique. L'enjeu est qu'elles identifient et assument l'intégralité des conséquences secondaires de leurs activités, même si cela obère à court terme leurs performances. Et aussi qu'elles remettent en question les choix stratégiques et les modes d'action qui les détournent de leur responsabilité.
Le besoin se fait donc sentir de pratiques d'audits indépendantes, comme les récentes agences de notation sociale ou non financière s'efforcent de les développer. Si elles ne sont pas encore parvenues à établir des évaluations suffisamment fiables pour faire autorité, leurs progrès sont réels. Alors seulement, les communications d'entreprise pourront administrer la preuve de leurs résultats en matière de responsabilité sociale et engager des échanges fructueux sur des bases objectives et partagées. Ainsi précisée, opposable et évaluée, la RSE sera à même de faire progresser sensiblement les entreprises au plan de l'éthique, comme le montre l'exemple de ses relations avec les salariés, partie prenante trop souvent négligée.
UNE ENTREPRISE IRRÉPROCHABLE À L'ÉGARD DE SES SALARIÉS
Il existe une entreprise pour laquelle l'éthique est une préoccupation essentielle. Ses dirigeants revendiquent un devoir d'attention et de solidarité à l'égard de toutes les parties prenantes, et notamment de leurs salariés. S'agissant de ces derniers, ils leur donnent des responsabilités et leur communiquent de façon régulière et complète leur stratégie. Leurs objectifs concernent autant la performance économique que ses dimensions sociale, sociétale et environnementale. Le management de cette entreprise, attentif et bienveillant, tient également compte des compétences, des qualités, des capacités et des aspirations de chacun dans la définition des objectifs individuels. La lutte effective contre les discriminations y remplace les propos politiquement corrects sur la « diversité ». Sa culture favorise délibérément dans les équipes la coconstruction et la coopération. L'écoute des salariés encourage enfin la remontée d'idées et de propositions. En toile de fond, la reconnaissance du courage dans l'entreprise et de la prise d'initiatives s'accompagne du droit à l'erreur.
Cette « entreprise irréprochable » (Le Gall, 2011) n'est autre que celle, ainsi décrite, qu'appelle de ses vœux la Commission Respect de l'homme du Medef, dans son « Manifeste pour un nouveau management ». Ce document concret et engagé, qui alerte en mai 2011 les dirigeants sur l'urgence de « réinscrire l'homme au cœur du projet d'entreprise », témoigne d'une incontestable prise de conscience des impasses actuelles de la part de l'organisation patronale. À l'évidence, est-il suggéré, les salariés sont des parties prenantes à réhabiliter. Si les contours de cette entreprise idéale sont convaincants, en revanche, rien n'est dit des leviers à mobiliser pour qu'advienne une telle transformation en profondeur. Or l'invocation de l'engagement indispensable des salariés dans la mondialisation, rituelle dans les discours managériaux, n'a pas pour autant déclenché les changements radicaux proposés. Comme l'a souligné Antoine Frérot, PDG de Veolia Environnement, lors d'un colloque5 organisé en 2011 par le Collège des Bernardins, cette modernisation nécessaire du management requiert le renforcement des contre-pouvoirs. La force des mécanismes démocratiques (les contre-pouvoirs en sont un, essentiel), ce n'est pas qu'ils rendent inutile le consensus sur les grands principes, c'est qu'ils l'empêchent de sonner creux. Les chefs d'entreprise s'attacheront d'autant plus volontiers à construire les bases de ce nouveau management qu'ils y seront fortement incités par les salariés (et leurs représentants) ayant réellement voix au chapitre.
Les fortes attentes des salariés en matière de conditions de travail, de reconnaissance et de participation appellent des solutions réellement innovantes. Comment définir concrètement la responsabilité de l'entreprise à l'égard de ses salariés et évaluer ses résultats ? Et comment reconnaître à ces derniers un pouvoir accru, qui ne remette pas en question l'autorité légitime du dirigeant ? Cinquante ans après le rapport Bloch-Lainé, le temps est venu de reconnaître aux salariés la qualité pleine et entière de « partie prenante ». C'est à ces conditions que se mettra en place une représentation positive de l'entreprise qui « donne un sens au fait de s'y engager » (Sainsaulieu, 2002).
Des instances dirigeantes ignorantes des questions sociales
Si les Français sont parmi les salariés les plus attachés à leur activité professionnelle, ils sont aussi très nombreux à exprimer un relatif mal-être au travail. Ce constat est aujourd'hui bien documenté6. Cette critique de l'entreprise a également été renforcée par de nombreuses décisions de justice, comme l'illustre celle condamnant, par exemple, le président de Renault7. Il serait bien sûr injuste de résumer les politiques d'entreprises à ces défaillances, mais il serait aussi inconséquent de négliger ces avertissements, comme le souligne lui-même le Medef. Or de nombreuses enquêtes témoignent d'un désintérêt fréquent des dirigeants et des conseils d'administration pour le facteur humain.
Selon les travaux menés par les cabinets Deloitte et Misceo8, la grande majorité d'entre eux méconnaissent les sujets et les risques RH (ressources humaines) et n'exercent pas de contrôle des politiques menées. Le président du cabinet Korn Ferry constate de son côté que « dans les missions d'évaluation du fonctionnement du conseil qu'un cabinet comme Korn Ferry est susceptible de mener, on constate que le temps imparti à ce sujet [le facteur humain] est mineur »9. Les résultats de l'enquête de l'Institut français des administrateurs avec ce cabinet auprès des administrateurs des sociétés du SBF 120 montrent ainsi que seulement 6 % d'entre eux déclarent aborder ce thème en comité stratégique (Binvel et al., 2010). De son côté, l'étude réalisée par Cegos (Observatoire Cegos, 2011) auprès de trois cents membres de Comex ou de Codir les montre peu sensibles à la dimension sociale de leur fonction. Ainsi, la prévention des risques psycho-sociaux n'est considérée comme « importante dans leur rôle de dirigeant » que par 5 % d'entre eux. L'enquête menée conjointement par l'AMRAE (Association pour le management des risques et des assurances pour l'entreprise) et l'ANDRH (Association nationale des DRH) auprès de leurs membres confirme cette faible implication du top management dans la gestion des risques RH10 : selon ces experts et ces dirigeants, elle n'est suffisante que dans 23 % des entreprises représentées. Illustration de cet état de fait, après Didier Lombard, c'est le président de Renault, Carlos Ghosn, qui exprime publiquement un mea culpa. Sévèrement mis en cause pour sa mauvaise gestion d'une pseudo-affaire d'espionnage, il reconnaît avoir appris de cette profonde crise managériale que les fonctions support, dont les ressources humaines, sont en fait aussi « essentielles » pour le groupe que celles qui constituent son cœur de métier (Les Échos, 13 avril 2011).
Conséquences logiques, la performance RH et le capital humain de l'entreprise ne font l'objet d'aucune appréciation fiable. En particulier, le facteur humain apparaît exclu de l'analyse du processus de création de valeur, faute de faire l'objet d'études et d'arbitrages au plus haut niveau de décision stratégique, au sein même du conseil d'administration. Dès lors, on voit mal comment l'entreprise pourrait exercer de manière lucide sa responsabilité sociale « interne » à l'égard de ses salariés. Le double déplacement nécessaire de la vision et des priorités des dirigeants requiert lui-même une évolution significative du cadre du management des entreprises.
Définir et généraliser la responsabilité sociale « interne »
Comme évoqué, la RSE est a priori une innovation à même de contribuer à ce rééquilibrage nécessaire de la gouvernance d'entreprise : identifiant les conflits d'intérêts susceptibles d'opposer les parties prenantes, elle est censée garantir qu'aucune d'entre elles ne soit lésée. L'enjeu de la RSE « interne », à l'égard des salariés, est donc d'identifier, puis de prendre en compte l'intégralité des conséquences négatives des choix de l'entreprise sur ces derniers, à des fins de prévention ou de réparation. La « réinternalisation » dans les business models de l'entreprise des coûts jusqu'alors cachés ou externalisés, comme, par exemple, de possibles pertes d'employabilité ou des problèmes de santé, pourra dans un premier temps affecter sa performance. Mais son objectif est d'orienter dans le bon sens les choix stratégiques, les organisations et les modes de management et de gestion des ressources humaines. Alors seulement, la RSE aura joué, toutes proportions gardées, « un rôle semblable à celui du patronat éclairé du xixe siècle qui ouvrit la voie au droit social » (Maréchal, 2009).
La première condition est de la poser comme une obligation. Cette généralisation entraîne ensuite logiquement que soient définis ses domaines, clarifiés ses objectifs et enfin précisés ses modes d'évaluation. Ainsi explicitée et concrétisée, cette responsabilité pourra en cas de défaillances être mise en cause. Autrement dit, des obligations précises, une responsabilité juridique et sa mise en cause si nécessaire.
Les contenus opposables de la responsabilité sociale « interne »
Les domaines de cette responsabilité à l'égard des salariés ne sont pas vierges. Le droit du travail, la jurisprudence et de nombreux accords de branche et d'entreprise assignent en effet aux dirigeants des obligations ou proscrivent des pratiques jugées irresponsables, car dangereuses, inéquitables, voire humiliantes. Pour autant,cette grande hétérogénéité de ces divers référentiels se prête fort mal à l'analyse qualitative des situations de travail et des modes de management. Mobiliser sa responsabilité à l'égard de chaque salarié requiert pourtant pour l'entreprise d'identifier précisément les risques humains. Leur origine est diverse : outils de gestion inadaptés, management défaillant, relations interservices ou interpersonnelles dégradées, situations ou matériaux manipulés dangereux, ou encore gestion des ressources humaines insuffisamment anticipatrice ou vigilante. Ces facteurs de risque doivent être mis sous contrôle, afin de déclencher si nécessaire les actions correctrices. L'enjeu est de produire un consensus sur ces facteurs et sur la manière de les appréhender, puis de construire la publication, la discussion et le suivi des résultats obtenus par l'entreprise. Autrement dit, construire un dispositif d'évaluation aussi objectif que possible, qui soit accepté comme une référence impartiale par les parties prenantes.
Tel peut être l'objectif d'un « rapport de performance sociale » de l'entreprise, en produisant des éléments d'appréciation de la manière dont l'entreprise exerce pratiquement sa responsabilité sociale « interne ». Le gouvernement pourrait confier à une commission pluridisciplinaire une mission d'explicitation et de structuration de ce rapport. Ce groupe devrait être composé de professionnels des ressources humaines, de managers, de médecins du travail, d'ergonomes, de syndicalistes, mais aussi de salariés, de chercheurs et de membres d'organisations publiques et d'associations qui œuvrent sur ces différents domaines. Ses conclusions serviraient de socle à un texte de loi à ce sujet : le but n'est pas de confier à l'État le contrôle ultérieur de la production et des résultats de ce rapport, mais d'impulser, de cadrer et de généraliser cette démarche. C'est en effet bien sûr aux acteurs de l'entreprise de se l'approprier et à des sociétés d'audit de le certifier sur le modèle du rapport financier. À cette fin, ce document devrait nourrir les travaux d'un nouveau comité « Politiques RH et performance sociale » du conseil d'administration, le champ d'intervention de cette instance devant être élargi aux différents domaines de la RSE « interne ». Alors seulement, les orientations stratégiques prendraient en compte les ressources humaines.
Cette commission devrait favoriser la production d'un consensus sur les contenus de ce rapport, la nature de l'information pertinente à produire et enfin le type d'indicateurs susceptible de la documenter. À grands traits, cette démarche pourrait être structurée selon la « triple intégrité » qu'une entreprise doit assurer à ses salariés :
physique et mentale : par la prévention des risques santé, à partir d'une bonne compréhension des contextes et de l'intensité du travail ;
morale : par le respect de leurs droits et l'absence de discriminations, la prise en compte de leurs aspirations et de leurs besoins humains personnels (de relation, d'accomplissement de soi, de reconnaissance et de participation) ;
professionnelle : en leur donnant les moyens de maîtriser leur activité et en leur assurant d'être bien managés et d'être justement appréciés, ainsi que la préservation de leur employabilité et des perspectives appréciées.
Une fois le cadre général déterminé, chaque entreprise devrait ensuite spécifier, pour chacun des domaines, les indicateurs qu'elle documentera. Elle mobiliserait elle-même à cette fin managers, professionnels RH, médecins du travail et CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), afin de prendre en compte au mieux ses contextes et ses fonctionnements réels. Ainsi, par exemple, au-delà des données quantitatives comme le taux d'absentéisme ou de promotion, des informations plus riches sur le lien existant entre emploi, formation, mobilité et employabilité pourraient être élaborées à partir du dénombrement de salariés n'ayant pas reçu de formation au cours des trois dernières années, ou étant employés dans le même poste depuis plus de cinq ans. Ces indicateurs pourraient être complétés par des enquêtes qualitatives menées par des entretiens auprès des salariés, méthode pertinente pour appréhender la qualité des relations de travail, etc. Des audits de processus seraient aussi très efficaces, par exemple pour repérer d'éventuelles mauvaises pratiques, involontaires, mais de fait discriminatoires, au moment du recrutement ou en cours de carrière. Le but n'est pas de fixer des standards normatifs de qualité, mais de repérer les forces et les faiblesses RH et sociales de l'entreprise, d'échanger, de négocier si nécessaire, et de progresser.
Une démarche exigeante et vertueuse
Ces démarches de responsabilité sociale « interne » peuvent sembler très exigeantes. Ce travail est pourtant réalisé pour les autres domaines d'activité de l'entreprise (pour évaluer ses risques en matière de propriété intellectuelle et de production, ses risques clients et financiers, etc.), sans qu'il vienne à l'esprit de quiconque de s'en étonner. Il doit en être de même en matière de ressources humaines, dans l'intérêt évident des salariés, mais aussi pour asseoir la réputation sociale de l'entreprise. La démarche nécessaire à la réalisation de ce rapport de « performance sociale » aurait en premier lieu un impact positif sur les équipes de direction. Sa publication aurait en particulier la vertu d'inciter fortement ces dirigeants à se saisir de ces données et légitimer leur politique auprès du conseil d'administration. De plus, un tel rapport conduirait les actionnaires à se préoccuper du niveau de satisfaction et de motivation des salariés dans les entreprises où ils investissent. Cette publication rencontrerait ensuite les attentes des fonds d'investissement qui, comme Alter Equity (Savigneau, 2012) en France, souhaitent se voir remettre désormais par l'entreprise deux business plans, l'un financier et l'autre extra- financier.
C'est ainsi que les chefs d'entreprise seront en mesure d'« internaliser les externalités négatives », comme ils ont commencé de le faire en matière d'environnement. Autrement dit, intégrer le facteur humain dans leur réflexion et faire de la santé au travail l'un des critères de décision de l'entreprise.
CONCLUSION : RÉÉVALUER LA PARTIE PRENANTE « SALARIÉS »
Cette évolution proposée en matière de responsabilité sociale « interne » ne sera prise en compte par les dirigeants qu'à la condition d'un rééquilibrage du pouvoir au profit des salariés et de leurs représentants. En effet, le renforcement significatif de la partie prenante « interne » est à la fois une conséquence et une condition de l'exercice de cette responsabilité. En outre, la logique même de la RSE est bien, pour les prendre ensuite en compte, de faire s'exprimer les intérêts de toutes les parties prenantes, les salariés comme les autres stakeholders. Sachant que l'entreprise multiplie ses efforts de dialogue avec ses parties prenantes externes, comment alors comprendre qu'elle s'abstienne de le faire avec son propre personnel ?
Des évolutions institutionnelles autant que managériales sont donc indispensables afin de permettre aux salariés non de décider, mais de peser sur les processus de décision pour faire valoir leurs réflexions et leurs intérêts. La loi du 14 juin 2013 prévoit que désormais, les grandes entreprises de plus de 5 000 employés doivent accueillir un à deux administrateurs salariés dans « l'organe de tête qui définit la stratégie de l'entreprise, conseil d'administration ou conseil de surveillance » (art. 13), ces administrateurs ayant voix délibérative. Faute de porter leur nombre au minimum au tiers des membres du conseil, leur influence demeurera faible et cette innovation sociale restera alors une occasion manquée. Dans le cas contraire, une longue période d'apprentissage mutuel s'ouvrirait, qui amènerait patrons et syndicats à changer enfin de postures et de modes d'action, en matière de transparence, de dialogue et de construction de compromis productifs.
En soulignant que « chacun grandit dans l'exercice des responsabilités »11, François Villeroy de Galhau, directeur général délégué du groupe BNP Paribas, a parfaitement cerné l'enjeu de cette évolution, celui d'une entreprise « collectivement » plus responsable. Ce qui est vrai pour la partie prenante « salariés » l'est bien sûr et tout autant pour les autres stakeholders : il ne saurait y avoir d'éthique irréprochable sans gouvernance irréprochable.