Je me trouve aujourd’hui dans une étrange situation. Les souvenirs de récents débats de politique monétaire sont encore vifs dans mon esprit et il m’est difficile de prendre de la distance par rapport à des discussions encore très proches. Toutefois, les circonstances exigent que je prenne du recul et que je rassemble toute la sagesse que je devrais avoir retirée de seize années d’activité de banquier central. J’essaierai de faire un peu les deux, sachant que je devrais être plus à l’aise dans le premier rôle que dans le second.
Lorsque j’ai débuté à la Banque centrale européenne (BCE) en 1998, la borne zéro était une simple curiosité théorique, qui méritait tout au plus une brève citation d’une page dans les manuels d’économie (sauf peut-être dans les ouvrages japonais). Les choses ont radicalement évolué au point que près de la moitié de mon mandat de gouverneur s’est déroulée dans un contexte de taux d’intérêt proches de zéro. Les taux directeurs du Japon se situent à ces niveaux depuis plus de vingt ans. Ces taux sont à zéro depuis plus de six ans aux États-Unis (jusqu’au relèvement intervenu très récemment), ainsi que dans la zone euro et au Royaume-Uni.
Il est à présent largement admis qu’il existe des causes profondes et fondamentales à cette coïncidence prolongée de bas niveau des taux d’intérêt et d’inflation. Dans les économies avancées, et peut-être dans le monde entier, les taux d’intérêt réels d’équilibre ont baissé jusqu’à des niveaux très faibles. Une chute des taux d’équilibre peut nécessiter des taux directeurs nuls ou négatifs et, plus généralement, des conditions monétaires très accommodantes que les instruments conventionnels ne peuvent pas fournir. Cela explique le développement de politiques monétaires non conventionnelles dans toutes nos économies.
D’une part, la forte baisse des taux d’équilibre est la conséquence de la crise et du désendettement qui a suivi ainsi que de l’assainissement des bilans en cours dans de nombreux secteurs de l’économie. D’autre part, elle pourrait avoir précédé la crise et résulter de modifications des niveaux souhaités de l’épargne et de l’investissement à l’échelle mondiale.
Quelles qu’en soient les causes, les faibles taux d’équilibre compliquent la tâche de la politique monétaire. En raison de la borne zéro des taux nominaux, ils limitent la capacité des banques centrales à réagir aux chocs conjoncturels négatifs. Cela peut entraîner des spirales baissières cumulées si le faible niveau de l’inflation maintient les taux directeurs réels au-dessus du niveau d’équilibre. En outre, la perception de l’incapacité de la politique monétaire à maintenir l’inflation proche de son objectif est susceptible d’alimenter des anticipations pessimistes ; c’est un point sur lequel je reviendrai. Au cours des deux dernières années, il est devenu de plus en plus clair que tous ces risques se matérialisent dans la zone euro.
Enfin, le bas niveau des taux d’équilibre dégrade les conditions de l’arbitrage entre stabilité des prix et stabilité financière. Les taux directeurs doivent être abaissés pour préserver la stabilité des prix. Toutefois, de longues périodes de bas niveau des taux d’intérêt créent inévitablement des incitations à la prise de risque et à la « quête de rendement ». Ce dilemme peut en principe être résolu au moyen de politiques macroprudentielles appropriées. Je reviendrai ultérieurement sur les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans ce domaine précis.
La signification de la stabilité des prix
Permettez-moi de commencer par un point essentiel.
Les banques centrales ont un mandat fort de maintien et de réalisation de la stabilité des prix
Un strict respect de ce mandat (et la volonté réelle de l’accomplir) constitue la meilleure protection contre les dangers créés par la borne zéro des taux d’intérêt. Comme nous le savons tous, l’inflation est déterminée in fine par les anticipations. Les anticipations d’inflation ont été remarquablement stables durant la première décennie de l’euro. Aujourd’hui, le risque principal dans la zone euro est une dérive baissière qui fixerait durablement les anticipations d’inflation à long terme à un niveau inférieur à notre objectif de stabilité des prix. Nous n’en savons pas beaucoup sur la formation des anticipations. Cependant, je n’ai aucun doute quant au rôle essentiel d’ancrage de la stabilité des prix joué par la perception de la fonction de réaction de la banque centrale.
Deuxièmement, la symétrie est importante
Pendant une assez longue période, nous sommes restés bien au-dessous de notre définition de la stabilité des prix dans la zone euro, tant en ce qui concerne l’inflation effective que les anticipations à long terme. On peut être tenté de regarder cette situation avec bienveillance et de considérer qu’une faible inflation est bénéfique en soi, quel que soit son niveau. Dans le même esprit, certaines formes de « bonne » déflation pourraient être acceptées comme favorisant une croissance plus robuste.
Pour moi, cette approche est tout à fait trompeuse. Je me permettrais ici un bref rappel historique. Comme vous le savez, au début de l’euro, la stabilité des prix était définie comme un niveau « inférieur à 2 % ». Cette définition a été rapidement perçue par les marchés et les économistes comme signifiant que nous jugions inoffensive une inflation de bas niveau, et que nous étions même prêts à accepter la déflation. Par conséquent, en 2003, le Conseil des gouverneurs a ressenti la nécessité de modifier cette formulation et de préciser la définition de la stabilité des prix comme un niveau « inférieur à, mais proche de 2 % ».
Troisièmement, la validité de cette cible de 2 % est largement reconnue
Cette définition d’un niveau proche de 2 % est aujourd’hui globalement adoptée dans les grandes économies avancées, y compris aux États-Unis et au Japon.
Ce n’est pas une coïncidence. Il existe une solide justification à un objectif de 2 % ou proche de 2 % et, donc, à ne pas tolérer la persistance d’une inflation faible. Premièrement, depuis les travaux de la commission Boskin qui, je pense, sont aussi valables pour la zone euro, nous savons que les mesures disponibles ont tendance à surestimer ce taux. On peut donc légitimement considérer que, techniquement, un taux d’inflation de 1 % peut être en réalité égal à zéro. Et donc, si la banque centrale fixait un objectif de 1 %, tout choc négatif plongerait l’économie dans la déflation. Pour absorber un tel choc, une certaine marge (de l’ordre de 1 % de plus) est nécessaire. Ce simple raisonnement fournit une base très solide à la définition actuelle.
L’objectif de stabilité des prix doit donc être symétrique. La fonction de réaction des banques centrales doit être également comprise comme symétrique. Les banques centrales doivent faire preuve d’une même vigilance vis-à-vis de tout écart par rapport à cet objectif, quel qu’en soit le sens. Une banque centrale qui resterait passive vis-à-vis d’une faible inflation persistante encouragerait en effet une dérive baissière des anticipations. La question de la symétrie est encore plus sensible aujourd’hui alors que nous sommes confrontés à plusieurs sources d’incertitude concernant la situation économique, le mécanisme de transmission de la politique monétaire et les causes sous-jacentes du bas niveau de l’inflation. Nous ne devons pas ajouter d’incertitude supplémentaire sur les véritables priorités des banques centrales.
Pour la même raison, il serait déraisonnable d’entretenir l’idée que l’objectif d’inflation devrait être révisé, que ce soit à la hausse ou à la baisse. L’argument analytique en faveur d’une cible plus élevée semble attrayant. Pour un taux réel d’équilibre donné, un objectif d’inflation plus élevé réduirait la probabilité d’atteindre la borne zéro dans le futur. Cependant, il s’agit peut-être d’un domaine où l’approche analytique ne permet pas de déterminer correctement les politiques à mettre en œuvre. La vérité, c’est que nous ne savons pas comment les anticipations d’inflation réagiraient à une modification de l’objectif. Nous nous trouvons dans une période où la dynamique des anticipations est extrêmement incertaine. Les données empiriques collectées au cours des quinze dernières années montrent que dans la zone euro du moins, un taux d’inflation nettement supérieur à 2 % déclenche dans le grand public des réactions extrêmement négatives. Enfin, la crédibilité des banques centrales quant au respect de leurs objectifs pourrait être mise en cause si l’on modifiait la définition de la stabilité des prix. Et cela générerait des primes de risque et un regain de volatilité sur les marchés financiers.
Le défi de réaliser la stabilité des prix
Dans les circonstances actuelles, la mise en œuvre d’un mandat symétrique ne constitue pas une tâche facile. J’identifie trois défis à cet égard.
Premier défi : trouver le dosage optimal d’instruments non conventionnels
Les banques centrales en général, et la BCE en particulier, se sont montrées innovantes. De nouvelles méthodes d’orientation des anticipations (forward guidance) ont été élaborées et se sont avérées très efficaces pour abaisser la partie courte de la courbe des rendements dans la zone euro. À mon avis, la question essentielle concerne la meilleure combinaison des autres instruments : les taux négatifs sur les dépôts et les achats d’actifs. Il n’est pas certain qu’ils puissent être mis en œuvre simultanément de façon cohérente.
Les achats d’actifs sont supposés agir à la fois par des variations des prix des actifs et par un aplatissement de la courbe des rendements. Ils injectent de la liquidité de banque centrale qui oblige les banques à détenir d’importants montants d’excédents de réserves. Cependant, les taux négatifs créent une sorte de taxation sur ces réserves. La rationalité apparente est qu’ils incitent les banques à accorder de nouveaux prêts ou à acheter des actifs, renforçant ainsi l’impact des achats d’actifs. Mais comme les prêts créent les dépôts et que les vendeurs d’actifs reçoivent de la liquidité qu’ils doivent également déposer sur des comptes bancaires, il n’existe absolument aucun moyen de faire disparaître cette liquidité jusqu’à ce que la banque centrale décide de la retirer. Même si les résidents décident de s’orienter vers des actifs étrangers, la liquidité libellée en devise domestique ne disparaîtra pas et sera finalement déposée auprès du système bancaire domestique. Au total, le système bancaire considéré globalement se trouve ainsi pris au piège.
La question est donc de savoir comment les banques réagiront et avec quelles conséquences pour l’économie. Elles pourraient imposer des taux négatifs aux déposants, mais cette solution n’est pas toujours facile et dans le cas des ménages, elle pourrait avoir un impact négatif sur le sentiment de richesse. Elles pourraient augmenter leurs marges de crédit, avec l’effet de durcir les conditions de crédit, bien que cela puisse également être difficile si la demande de crédit est faible. Ou alors le système bancaire pourrait tout bonnement s’affaiblir, avec le paradoxe suivant : plus une banque est prudente et bien gérée en augmentant ses crédits de grande qualité et en les couvrant par des dépôts sans recourir au financement de marché de court terme, plus elle sera pénalisée !
Le deuxième défi, de nature différente, a trait aux rigidités de l’économie
La rigidité des prix est plus élevée en Europe qu’aux États-Unis, puisque les marchés des biens et du travail sont moins « contestables » et que la concurrence des nouveaux arrivants est plus entravée. Et sur le marché du travail, il existe une forte rigidité à la baisse des salaires. Les rigidités structurelles ont des effets complexes sur l’inflation et sur la dynamique monétaire. À très court terme, la rigidité des prix peut d’une certaine façon protéger l’économie contre des chocs déflationnistes et, plus généralement, accroître la réaction de la production à un stimulus monétaire. Toutefois, cette rigidité peut entraîner un coût à plus long terme, puisqu’elle gêne le processus d’ajustement et réduit l’efficience de la politique monétaire. Une grande partie de la différence perçue entre la Federal Reserve (Fed) américaine et la BCE en termes de réactions résulte, en fait, de différences en termes de flexibilité des prix. En raison de rigidités spécifiques en Europe, la baisse de l’inflation qui suit normalement un fléchissement de la production s’est concrétisée plus tardivement et plus lentement. De plus, elle s’est notamment produite après que plusieurs gouvernements ont engagé une série de réformes structurelles et de politiques d’ajustement en 2010-2011, ce qui explique en partie le retard dans la mise en œuvre de mesures non conventionnelles en Europe par rapport aux États-Unis.
Le troisième défi concerne la gestion des risques que les faibles taux d’intérêt et les politiques non conventionnelles impliquent pour la stabilité financière
Des avancées significatives ont été réalisées dans l’élaboration de cadres et d’instruments macroprudentiels appropriés pour le secteur bancaire. Des exigences fortes en matière de fonds propres et de liquidité ont augmenté sa robustesse systémique. De nouveaux outils contracycliques ont été développés. Des progrès ont été réalisés dans la réduction de l’aléa moral grâce à des mécanismes de résolution appropriés pour les institutions d’importance systémique.
Toutefois, le caractère opportun et l’efficacité des mesures macroprudentielles dans des domaines particuliers marqués par des hausses excessives comme l’immobilier ne sont pas encore confirmés. Qui plus est, je constate l’existence d’un angle mort. Le risque n’a pas totalement disparu, mais il s’est plutôt transformé et a migré vers de nouvelles parties du système financier. Plus spécifiquement, la transformation des échéances s’est développée en dehors du secteur bancaire et par l’intermédiation directe du marché. Elle s’effectue de plus en plus par le biais de véhicules (tels que les fonds ouverts et les ETF1) qui émettent des engagements à très court terme (souvent intrajournaliers) et investissent en instruments à long terme. Il est peut-être prioritaire d’élaborer une approche conceptuelle et opérationnelle en vue d’une politique macroprudentielle permettant aux régulateurs de suivre ces parties du système financier qui sont actuellement hors d’atteinte.
Conclusion
Lorsque les banques centrales sont entrées en territoire non conventionnel, la plupart des observateurs ont considéré cette incursion comme temporaire. Pour certains d’entre nous, cette situation temporaire a duré sept ans. En ce qui concerne la zone euro, l’horizon actuel s’étend, au minimum, jusqu’en 2017. Il s’agit d’une bien longue période. De nombreux jeunes gens d’aujourd’hui, disons, par exemple, les doctorants, voient les mesures conventionnelles de politique monétaire comme des curiosités préhistoriques. Le non-conventionnel est la seule « normalité » qu’ils aient connue durant leur vie d’adulte.
Le futur ressemblera-t-il au passé ou sera-t-il différent ? Cette question est incontournable pour trois raisons.
Premièrement, au cours des trente dernières années, les taux d’intérêt réels à long terme se sont inscrits en baisse régulière au plan mondial. Si le bas niveau des taux d’intérêt d’équilibre constitue un phénomène permanent, enraciné dans les mutations structurelles de l’économie mondiale, alors les difficultés et les défis que nous rencontrons aujourd’hui persisteront. Le risque d’atteindre à nouveau, tôt ou tard, la borne zéro n’est pas négligeable. Certains observateurs soulignent que si l’on examine la fréquence historique des cycles et des récessions, il apparaît fort probable qu’il soit nécessaire que les taux d’intérêt reviennent à la borne zéro dans le futur. Les « politiques non conventionnelles » pourraient alors devenir partie intégrante de la boîte à outils standard des banques centrales, plutôt que l’exception.
Deuxièmement, l’une des conséquences de la crise sera la taille des bilans des banques centrales. Le bilan d’une banque centrale constitue l’un des piliers sur lesquels s’appuie sa politique, via son monopole de création monétaire. L’expansion des bilans peut s’interpréter de deux manières. Il peut constituer un problème parce que la banque centrale laisse une « empreinte » trop profonde sur les marchés monétaires et financiers, ce qui peut nuire à leur fonctionnement normal. En outre, en détenant et en gérant activement un portefeuille de titres de dette publique, les banques centrales prennent des responsabilités quasi budgétaires, ce qui doit être évité. Mais la situation actuelle peut également être vue comme une occasion à saisir, du moins en temps de crise. Les banques centrales peuvent utiliser la taille accrue de leur bilan pour enrichir la panoplie d’outils dont elles disposent et relever plus efficacement les défis qui se présentent à elles.
Enfin, le régime de ciblage de l’inflation antérieur à la crise était étroitement associé à la Grande Modération, lorsque l’inflation était basse et la production stable. Cette période de croissance soutenue et de faible volatilité était considérée comme normale à l’époque. Nous savons maintenant qu’elle était tout à fait exceptionnelle d’un point de vue historique. Il est probable que dans le futur les politiques de stabilité monétaire et financière seront régulièrement confrontées à des chocs soudains et discontinus auxquels il sera nécessaire d’apporter des réponses appropriées.
Au cours des prochaines années, les questions extrêmement ardues dont vous pourrez débattre lors des réunions régulièrement organisées à Bâle ne manqueront pas. L’une des choses qui me donne confiance en l’avenir est mon expérience à la Banque des règlements internationaux (BRI) et avec mes collègues, dont je suis honoré de constater la présence de beaucoup parmi nous aujourd’hui. Lorsque je repense au chemin parcouru, nulle part ailleurs je n’ai rencontré un groupe de dirigeants et de responsables officiels aussi profondément dévoués, aussi subtils et professionnels, aussi attachés à œuvrer ensemble pour le bien public, aussi respectueux les uns des autres. Il existe, de fait, quelque chose d’unique dans la culture de banque centrale, que l’on ne trouve nulle part ailleurs et qui ne peut être imitée. C’est pour moi une grande fierté d’avoir présidé le conseil d’administration de la BRI pendant plus de cinq ans. De nos jours, il est courant d’entendre dire que les banques centrales constituent le seul acteur possible. Je n’en suis pas convaincu. Mais ce dont je suis convaincu, c’est que de nombreux désastres auraient pu avoir lieu au cours des sept dernières années sans votre sagesse collective, votre courage et votre volonté d’agir et de prendre des risques dans des situations extrêmes. Le monde doit beaucoup aux personnes présentes ou représentées ici aujourd’hui.