L’économie de la zone euro sort progressivement d’une profonde récession qui a été particulièrement longue d’un point de vue historique (cf. graphique 1 infra). Il a fallu attendre le début de 2016 pour qu’elle dépasse son niveau de production d’avant-crise, soit près de huit ans. En comparaison, au cours des récessions enregistrées dans les années 1970, 1980 et 1990, les pays qui constituent la zone euro avaient eu besoin de cinq à huit trimestres pour retrouver leur niveau de production en volume d’avant ces récessions. Aux États-Unis, qui ont connu en 2007 leur pire récession depuis les années 1930, quatorze trimestres ont été nécessaires pour revenir au point haut enregistré avant la crise. Le tableau est encore plus frappant si l’on considère le niveau auquel la croissance nominale se situerait à présent si les tendances observées avant la crise s’étaient confirmées.
Dans un tel environnement, il est évident que l’incertitude s’accroît. Il existe sans doute des ruptures structurelles dans les relations macroéconomiques établies ; les entreprises et les ménages peuvent réviser leurs anticipations. Les réformes structurelles introduites pour répondre à la crise peuvent également modifier la réaction de l’économie face aux chocs. En outre, la crise ayant eu une profonde incidence sur le secteur bancaire de la zone euro, il a pu en résulter également une modification du processus de transmission de la politique monétaire.
De nombreuses recherches universitaires ont cherché à appréhender les effets d’incertitudes sur les décisions de politique monétaire, mais aucun consensus ne s’est clairement dégagé1. La contribution importante de Brainard (1967) a mis en avant que du fait de l’incertitude concernant l’effet du taux d’intérêt directeur sur le reste de l’économie, la réponse des banques centrales face aux chocs devrait être plus prudente que celle qui s’imposerait dans un scénario dit « équivalent certain ». Toutefois, les études ultérieures ont montré que le principe d’atténuation énoncé par Brainard ne se vérifie pas toujours lorsque d’autres formes d’incertitude sont prises en compte. À titre d’exemple, s’il existe une incertitude quant au degré de persistance de l’inflation, une réponse monétaire plus agressive est optimale afin que l’écart par rapport à l’objectif d’inflation ne s’ancre pas solidement (Soderstrom, 2002). De même, Hansen et Sargent (2007) recourent à la théorie du contrôle robuste pour démontrer que l’incertitude sur les paramètres ne conduit pas nécessairement à une atténuation de la politique2.
Une incertitude accrue ne doit toutefois pas empêcher les banques centrales de prendre des décisions fondées. Mais elle renforce l’importance des modalités de la collecte et de l’évaluation des informations, élargissant la gamme des éléments utilisés pour l’élaboration de la politique et permettant de les évaluer de manière plus contextualisée. En tant que telle, l’élaboration de la politique devient inévitablement moins facile à appréhender et l’importance du jugement porté sur les perspectives d’évolution de l’économie – et de communication claire concernant ce jugement – augmente. Pour l’essentiel, la politique monétaire est d’autant plus efficace que les objectifs de la banque centrale sont bien compris et jugés crédibles par le public (Bernanke, 2004 ; Orphanides et Williams, 2007 ; Draghi, 2014).
Même dans un contexte d’incertitudes accrues, la BCE a toujours démontré par le passé qu’elle est déterminée à, et capable de, réagir face à tout événement sans céder à l’indécision ou au pessimisme excessif concernant la capacité de la politique monétaire. Au vu de l’incidence de l’incertitude sur les anticipations quant à l’évolution de la politique monétaire, il est devenu encore plus important pour la BCE durant la crise de communiquer clairement sur la manière dont elle réagirait si des risques différents devaient apparaître pour les perspectives économiques. Chacun de ces risques s’étant matérialisé, la BCE a réagi comme elle l’avait indiqué, rassurant ainsi les entreprises et les ménages en réaffirmant son engagement vis-à-vis de son mandat.
Dans cet article, certaines des sources d’incertitudes auxquelles la BCE a dû faire face ces derniers temps sont formulées selon trois dimensions, de même que la manière dont elles sont prises en compte dans le processus de décision3. Les première et deuxième parties analysent l’incertitude concernant l’état actuel de l’économie et sa structure, tandis que la troisième partie traite de l’incertitude sur la manière dont les agents économiques anticipent les évolutions et les mesures économiques futures. La quatrième et dernière partie propose des éléments de conclusion.
Incertitude sur l’état actuel de l’économie
Une évaluation approfondie de l’état actuel de l’économie est essentielle pour l’élaboration de la politique monétaire. Toutefois, déchiffrer l’état sous-jacent de l’économie est une tâche difficile pour les responsables politiques quel que soit l’environnement, étant donné les questions bien connues liées à l’observabilité de certains concepts, à l’exhaustivité des données et aux délais de publication.
Considérons, par exemple, le concept universellement utilisé d’écart de production qui mesure le volume de capacités inutilisées dans l’économie, un élément essentiel pour déterminer la politique monétaire appropriée. Bien que l’écart de production soit simple à calculer en théorie (la différence entre le niveau effectif du PIB en volume et son niveau potentiel), la production potentielle peut être estimée de plusieurs manières toutes aussi légitimes. Elle a été affectée par la crise, même si l’ampleur exacte de ses effets n’est pas connue avec précision (cf. graphique 2)4. En conséquence, les estimations portant sur la production potentielle peuvent varier d’une institution à l’autre, même lorsqu’elles sont réalisées pratiquement au même moment (cf. graphique 3)5.
L’écart de production est également un bon exemple de concept économique dont l’estimation en temps réel est source d’incertitudes car la différence peut être sensible lorsqu’il s’agit d’une estimation rétroactive. En effet, les estimations relatives à la production potentielle changent au fur et à mesure que les nouvelles données sont publiées. Le graphique 4 illustre cette question pour la zone euro en présentant l’intervalle des estimations concernant l’écart de production établies par la Commission européenne depuis 19996. La largeur de cette fourchette était la plus grande au cours des années ayant précédé la crise financière mondiale et selon les dernières données (ligne noire), l’écart de production a été positif durant cette période, mais lors des années antérieures, il était plus réduit, voire négatif dans certains cas, sur la base des estimations. Ce phénomène n’est pas seulement observé durant cette période ou dans cette zone économique. Orphanides (2002) a montré à quel point les estimations en temps réel de l’écart de production aux États-Unis dans les années 1970 ont exagéré le degré de sous-utilisation des capacités productives dans l’économie. Plus récemment, Borio et al. (2013) ont montré que l’estimation de la production potentielle et de l’écart de production en temps réel était meilleure en recourant à des informations sur le cycle financier.
Cela étant dit, puisque établir l’ampleur de la sous-utilisation des capacités productives dans l’économie continuera d’être un élément crucial pour la politique monétaire, l’écart de production demeurera l’un des instruments utilisés pour évaluer l’état actuel de l’économie. Toutefois, cette évaluation ne peut reposer uniquement sur une telle mesure.
Un autre défi auquel doivent faire face les autorités monétaires dans leur prise de décisions consiste à déterminer la nature du choc touchant l’économie. Selon la littérature de référence, un choc affectant la demande agrégée exige une réaction plus vigoureuse de la politique monétaire, tandis qu’un choc sur l’offre agrégée est généralement ignoré lorsque la capacité de la banque centrale à remplir son mandat est crédible. En réalité, les économies sont en général soumises à de nombreux chocs qui sont soit de même nature, soit une combinaison de différents types. Une démarche utile pour identifier la nature d’un choc consiste à utiliser différentes mesures empiriques du même concept économique (Svensson et Woodford, 2003). La BCE a adopté cette approche pour mesurer l’inflation sous-jacente (cf. graphique 5).
Outre les mesures qui laissent de côté les composantes les plus volatiles de l’IPCH, des modèles factoriels dynamiques sont également mis en œuvre pour saisir les facteurs communs et persistants dans les taux d’inflation en fonction des pays et des composantes de l’inflation7. De telles approches complètent les aspects plus qualitatifs dont les responsables de la politique monétaire doivent tenir compte en prenant leurs décisions.
Alors que les exemples précédents constituent des défis perpétuels pour les responsables de la politique monétaire, s’intensifiant de manière intermittente à un degré plus ou moins important, dans l’environnement actuel où certaines économies sortent d’une récession profonde et prolongée, une certaine forme d’incertitude apparaît. Celle-ci est plus liée au contexte qu’à la qualité des données.
Les responsables de la politique monétaire doivent évaluer le flux des données globalement positives au regard d’une situation économique mondiale moins favorable et alors que les séquelles de la crise continuent d’entraver la croissance. Dans l’économie mondiale, les économies émergentes connaissent un certain bouleversement, fragilisant ainsi la contribution de la demande extérieure à la reprise. La demande intérieure est en progression, mais semble relativement faible. La zone euro se trouve encore en phase précoce de reprise alors qu’il existe d’importants éléments favorables soutenant l’activité qui étaient absents lors des reprises antérieures, à savoir des mesures de relance monétaire exceptionnellement fortes et le bas niveau des cours du pétrole. Jusqu’à présent, l’investissement n’a pas joué un rôle d’accélérateur de la reprise.
Cela tient pour une part au fait que la zone euro sort d’une crise financière majeure, suivie d’une « récession de bilan ». Dans plusieurs pays de la zone euro, les anticipations portant sur les revenus futurs étaient par trop optimistes avant la crise, conduisant les secteurs public et privé de ces pays à accumuler une dette excessive. En conséquence, les institutions financières, les entreprises et les ménages ont procédé à un ajustement des stocks, les séquelles de la crise, en particulier le niveau d’endettement élevé, devant être entièrement éliminées. De fait, il s’agit du premier cycle de l’époque moderne où l’investissement en volume n’a pas retrouvé son niveau d’avant-crise après une période aussi longue, le recul atteignant encore 15 % (cf. graphique 6 infra).
Cette évaluation mitigée de l’activité se traduit par une plus grande incertitude concernant les perspectives d’inflation. Comme le montre le graphique 5 (ci-contre), les mesures de l’inflation sous-jacente ont baissé depuis le milieu de 2012 et se maintiennent à la limite inférieure de la fourchette de stabilité des prix de la BCE depuis près de deux ans. Et alors que diverses mesures de l’écart de production indiquent qu’il se réduit régulièrement, les prix sur les marchés financiers suggèrent que l’inflation demeurera en deçà de l’objectif de stabilité des prix de la BCE pendant une période prolongée. Comment devrait réagir la banque centrale dans cet environnement ?
Toute action potentielle doit être considérée dans un contexte où la balance des risques pesant sur la réalisation de son objectif est orientée à la baisse. Il est certain que l’horizon temporel assigné aux banques centrales pour normaliser l’inflation ne peut être fixé à l’avance par les statuts, sans condition. En fait, dans une grande partie des économies où les banques centrales doivent atteindre des objectifs chiffrés en matière de stabilité des prix, l’horizon de stabilisation n’est pas défini selon un calendrier rigide, les banques centrales disposant d’une certaine souplesse pour tenir compte de la nature des chocs qui entraînent l’inflation à s’écarter de l’objectif fixé.
Parallèlement, une banque centrale qui s’accorderait une trop grande liberté de manœuvre sur l’horizon temporel revendiquerait de facto le pouvoir de redéfinir son objectif de politique monétaire. Un objectif chiffré qui est rarement réalisé – de manière prospective et rétrospective – n’est pas un objectif fort. L’indépendance de la BCE s’appuie sur sa responsabilité démocratique, ce qui signifie qu’elle doit assurer la stabilité des prix sur un horizon vérifiable par le public.
En outre, les banques centrales savent que si un engagement vérifiable en faveur d’une maîtrise symétrique de l’inflation fait défaut sur un horizon pour lequel le public conserve une certaine visibilité, il peut en résulter une « perte d’ancrage » des anticipations d’inflation. C’est dans cet esprit qu’une banque centrale doit choisir, dans de telles circonstances, un contrôle robuste et contrecarrer en amont les risques à la baisse, confortant ainsi la confiance du public dans l’efficacité de la politique monétaire.
Incertitude relative à la structure de l’économie
Afin de calibrer les mesures de politique monétaire, il convient toutefois d’aborder la deuxième dimension de l’incertitude, celle qui est liée à la structure de l’économie. Plus précisément, les banques centrales doivent appréhender et répondre aux évolutions de la structure de l’économie qui sont dues à la crise.
Deux conditions structurelles fondamentales revêtent une grande importance pour la banque centrale dans la perspective de la réalisation de son objectif. Premièrement, afin que la politique monétaire soit en mesure de continuer à exercer une action suffisamment forte sur l’économie et que la sous-utilisation des capacités n’échappe pas à son contrôle, le canal de transmission financière doit demeurer intact. Deuxièmement, une relation structurelle entre la sous-utilisation des capacités, les anticipations d’inflation et l’inflation doit exister, la courbe de Phillips fournissant le cadre traditionnel permettant d’expliquer cette relation. La manière dont la crise a affecté ces deux conditions constitue une source d’incertitude importante pour la politique monétaire et la BCE y consacre une partie significative de ses ressources afin d’améliorer sa compréhension du phénomène.
Il est devenu évident que la crise a compromis le processus habituel de transmission monétaire. En particulier, le secteur bancaire de la zone euro s’est fragmenté, ce qui a grandement entravé sa capacité d’intermédiation. Bien que ces défaillances n’empêchent pas la banque centrale de pouvoir contrôler la sous-utilisation des capacités dans l’économie, elles rendent nécessaire le recours à des instruments de politique monétaire efficaces.
En particulier, la BCE a pris des mesures pour que les banques continuent d’être incitées à octroyer régulièrement des prêts à l’économie réelle alors que la réduction du levier d’endettement est toujours d’actualité. Il s’agit notamment de la mise en œuvre d’un train de mesures d’assouplissement du crédit durant l’été 2014, qui comprenait les opérations ciblées de refinancement à plus long terme (TLTRO – targeted longer term refinancing operations) et le programme d’achats d’actifs (APP – asset purchase programme). Ces mesures ont été confortées par l’extension de l’APP en janvier 2015 afin d’inclure des titres du secteur public.
L’impact de ces mesures a été très fort. Elles ont contribué à la réduction des coûts de financement de marché à la fois pour les banques et les sociétés non financières. Mais pour que l’activité et l’inflation soient stimulées, ces améliorations constatées sur les marchés financiers doivent se refléter dans les conditions de crédit appliquées à l’économie réelle. Il est encourageant de constater que le pouvoir de transmission des mesures à travers le système bancaire a augmenté pendant la durée des programmes de la BCE et cela s’est traduit par un net repli des taux débiteurs bancaires dans les pays de la zone euro (cf. graphique 7).
De juin à novembre 2014, les taux débiteurs composites appliqués aux sociétés non financières ont baissé de plus de 70 points de base dans l’ensemble de la zone euro et de 110 à 140 points de base dans des économies importantes en difficulté, donnant à penser que la transmission de l’orientation de la politique monétaire de la BCE s’est renforcée dans les pays les plus durement touchés par la crise. De fait, le comportement de soumission des banques situées dans ces pays met en évidence le fait que les banques ayant participé à au moins l’une des cinq premières opérations TLTRO ont abaissé leurs taux d’intérêt débiteurs dans des proportions plus fortes que leurs homologues non participantes (cf. graphique 8 ci-contre). Un aspect majeur du rétablissement du mécanisme de transmission est également mis en lumière par les enquêtes sur l’accès des entreprises au financement (SAFE – surveys on the access to finance of enterprises) qui font apparaître que les PME de la zone euro ont signalé une amélioration de l’accès aux sources externes de financement.
À quoi tient cette forte amélioration de la transmission à travers le secteur bancaire ? Les banques n’opérant pas dans le néant, leur activité de prêt réagit donc aux conditions macroéconomiques. Pendant une grande partie de la crise, ces interactions ont été pernicieuses. Mais les mesures de la BCE ont contribué à les rendre positives et, en effet, depuis le deuxième trimestre 2015, les créances douteuses sont en recul, même dans les économies où les banques avaient accumulé des stocks importants d’actifs de mauvaise qualité (cf. graphique 9).
Cependant, même si la transmission de la politique monétaire de la BCE aux conditions financières a été efficace, la transmission des conditions financières à l’activité économique a été en partie contrecarrée par de nouvelles forces agissant en sens opposé, notamment au sein de l’économie mondiale. D’autres facteurs tels que l’endettement élevé des secteurs privé et public continuent également de peser sur la croissance. Ces obstacles ont deux conséquences. Premièrement, la politique monétaire doit rester suffisamment accommodante pour annihiler les vents contraires et provoquer une correction durable de la dynamique d’inflation. De fait, un soutien continu de la croissance nominale est vital pour accélérer le processus d’ajustement des bilans de sorte que les banques puissent transmettre aisément la politique monétaire de la BCE et que les entreprises et les ménages puissent en bénéficier. Deuxièmement, d’autres pans de la politique économique doivent accompagner la politique monétaire afin de contrer les forces désinflationnistes, les gouvernements pouvant, par exemple, améliorer le cadre de résolution des créances douteuses.
Mais même si les banques centrales ont l’assurance que leurs politiques peuvent peser sur la sous-utilisation des capacités, elles ne savent pas exactement si celle-ci peut peser sur l’inflation. Une condition préalable pour que les banques centrales puissent exercer la maîtrise monétaire est que la pente de la courbe de Phillips (inflation/chômage) demeure négative. Le débat ayant eu lieu pendant des décennies sur la stabilité de la courbe de Phillips et sa capacité à expliquer les évolutions de l’inflation a resurgi pendant la crise8. Quoi qu’il en soit, les informations disponibles signalent que, globalement et quel que soit le modèle retenu ou le type d’atonie économique, le lien entre inflation et chômage reste intact.
Si les études montrent que la réaction de l’inflation à la sous-utilisation des capacités varie avec le temps, le phénomène s’est renforcé ces dernières années dans la zone euro, particulièrement en Italie et en Espagne. Fabiani et Porqueddu (2015), sur la base de données microéconomiques, montrent que la fréquence d’ajustement des prix a augmenté en Italie pendant la crise, alors que Riggi et Venditti (2014) et Izquierdo et Jimeno (2015) obtiennent des résultats comparables pour l’Espagne et la zone euro. Selon ces études, les rigidités nominales se seraient réduites pendant la récession, ce qui reflète très probablement la mise en œuvre de réformes structurelles et ce qui est conforme au renforcement de la relation observée entre inflation et sous-utilisation. Il est intéressant de relever que ces résultats sont en contradiction avec des études théoriques antérieures qui postulaient que les prix varient selon une fréquence plus élevée dans les périodes de forte inflation que dans celles de faibles hausses des prix (Ball et al., 1988).
La pente de la courbe de Phillips, cependant, n’est bien entendu qu’un élément pertinent parmi d’autres. Un élément lui aussi important pour la capacité de la banque centrale d’assurer la stabilité des prix est l’ordonnée à l’origine, principalement déterminée par les anticipations d’inflation. En situation d’ancrage parfait des anticipations d’inflation, c’est le niveau effectif de sous-utilisation des capacités qui détermine la position de l’économie le long d’une courbe de Phillips particulière. Toutefois, lorsque les anticipations d’inflation ne sont pas parfaitement ancrées, la courbe de Phillips peut glisser vers le haut ou vers le bas d’une période à l’autre, une économie pouvant se retrouver positionnée sur différentes parties de courbes de Phillips n’ayant pas la même pente.
Le graphique 10 fournit une représentation schématique de ces mécanismes. À titre d’exemple, si le point de départ de la reprise de l’économie est E0, l’économie se déplace de droite à gauche vers le NAIRU (non-accelerating inflation rate of unemployment, taux de chômage n’accélérant pas l’inflation) à mesure du renforcement de la reprise. En situation d’anticipations d’inflation restant solidement ancrées, si l’inflation réelle est systématiquement décevante par son orientation à la baisse, ce n’est pas particulièrement déconcertant, car l’économie se déplace le long de la courbe de Phillips vers la situation stable E, au NAIRU, et l’inflation retrouve l’objectif de la banque centrale, qui est de 2 %.
À l’inverse, si les séquences de surprises négatives systématiques en matière d’inflation entraînent une perte d’ancrage plus fondamentale des anticipations d’inflation, il s’ensuit un glissement de la courbe de Phillips. Si l’économie peut toujours revenir à une situation stable caractérisée par un NAIRU E', l’inflation convergera vers un niveau plus faible. De plus, la perte d’ancrage des anticipations d’inflation a pour conséquence que le point E’ se situe sur une partie plus pentue de la courbe de Phillips que le point E0, bien que sur une courbe de Phillips différente. Cette considération théorique doit être présente à l’esprit lorsqu’on évoque les variations de la pente de la courbe de Phillips dans un environnement d’incertitude quant à l’ancrage des anticipations d’inflation.
Incertitude quant aux anticipations des agents économiques concernant les évolutions économiques et les mesures de politique économique à venir : comment se forment-elles ?
La troisième dimension de l’incertitude, importante dans la prise de décisions des banques centrales, est l’incertitude relative à la formation des anticipations des agents économiques concernant les évolutions futures et les mesures de politique économique à venir. De très nombreuses études universitaires ont examiné comment des individus ébauchent des anticipations en ne disposant que d’une connaissance limitée de la structure de l’économie (cf., par exemple, Gaspar et al., 2006).
S’agissant des anticipations d’inflation, une série de chocs de demande et d’offre survenus dans la zone euro a parfois conduit à un possible relâchement de leur ancrage chez les agents économiques. Des anticipations d’inflation de long terme ont parfois été constatées en réaction à des variations de court terme des cours du pétrole. Cette réaction est préoccupante dans la mesure où elle implique que les anticipations concernant la fonction de réaction de la banque centrale sont devenues moins solides.
Dans le même temps, la crise continue de marquer les anticipations des agents économiques concernant l’activité. Les anticipations de croissance ont été déçues dans de nombreux pays. Pour la zone euro dans son ensemble, les anticipations de croissance à six ou dix ans des prévisionnistes sont en recul constant depuis 2001 (cf. graphique 11 ci-contre). En outre, pendant la crise, la distribution de ces anticipations s’est élargie, ce qui traduit une incertitude accrue quant aux retombées durables de la crise sur la production. Ces observations sont importantes pour la politique monétaire de la BCE, car des anticipations plus basses des revenus futurs se répercutent dans le présent et contribuent aux forces pesant sur l’inflation.
La politique monétaire ne peut pas influencer les anticipations de croissance à long terme, c’est aux gouvernements qu’il appartient de conduire des réformes structurelles. En revanche, elle peut et doit ancrer les anticipations d’inflation. De fait, lorsque toutes les conditions structurelles préalables sont en place pour permettre aux banques centrales d’influer sur l’activité réelle à court terme et de limiter les fluctuations excessives de l’inflation (à savoir un coefficient négatif de la courbe de Phillips et un mécanisme de transmission viable), une politique monétaire responsable est en mesure de remplir sa mission de maintien de stabilité des prix.
Romer et Romer (2013) rappellent à ce propos comment un pessimisme excessif quant à la capacité de la politique monétaire a conduit à l’épisode historique majeur de perte d’ancrage des anticipations d’inflation dans les années 1970. La Federal Reserve (Fed) américaine et d’autres banques centrales pensaient à cette époque que l’inflation n’était pas sensible à la sous-utilisation des capacités de production, que, par conséquent, les solutions monétaires seraient inefficaces et qu’il convenait d’adopter des mesures de contrôle des salaires et des prix. La mise en œuvre ultérieure, et in fine fructueuse, de politiques agressives de désinflation par Paul Volcker était fondée sur le « pouvoir des anticipations » et menée malgré les arguments en faveur d’une réaction plus passive de la politique monétaire face à la résurgence de l’inflation découlant de la forte hausse des cours du pétrole. De plus, en décidant de ralentir l’inflation, Paul Volcker confirmait la célèbre formule de Milton Friedman selon laquelle « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire » et créait ainsi un nouveau modèle propice à la stabilité de la politique monétaire.
La BCE, dans les actions qu’elle conduit et dans sa communication, intègre cette responsabilité qui lui incombe. Au plus fort de la crise, de nombreux observateurs s’attendaient à ce que l’environnement de l’Union européenne, caractérisé par une autorité macroéconomique diffuse, entraîne une paralysie stratégique. La BCE a toutefois, face à l’accentuation de l’incertitude, communiqué clairement sa fonction de réaction en cas de concrétisation de différents risques pour les perspectives économiques. C’est ainsi que dans un discours à Amsterdam, en avril 2013, le président de la BCE a expliqué la fonction de réaction de l’institution face à ce qui était considéré comme les trois contingences les plus probables9. Et lorsque chaque contingence s’est matérialisée, la BCE a réagi de la manière qu’elle avait indiquée avec, en point d’orgue en janvier 2015, le lancement du programme étendu d’achats d’actifs. La BCE a été à la hauteur de sa responsabilité, a su maîtriser l’inflation à moyen terme et a fait résolument face à tout risque de perte d’ancrage des anticipations d’inflation. Elle continuera aussi longtemps que cela sera nécessaire pour assurer le retour de l’inflation à des niveaux inférieurs à, mais proches de 2 %.
Il est important de noter que cette communication claire de la fonction de réaction de la BCE permet également de corriger certaines perceptions erronées relatives aux motivations des décisions du Conseil des gouverneurs. Ainsi, environ six mois avant le lancement du programme étendu d’achats d’actifs, les taux d’intérêt nominaux à long terme avaient baissé de quelque 100 points de base précisément parce que la BCE avait détaillé sa fonction de réaction, qui avait été comprise par les marchés. Par conséquent, l’argument selon lequel les achats d’actifs étaient inutiles parce que les taux d’intérêt de marché avaient déjà baissé, la BCE « suivant » les marchés en d’autres termes, est à rebours du sens de la causalité.
Cela étant dit, il est clair que toutes les parties prenantes dans le domaine des politiques budgétaires et structurelles doivent jouer leur rôle dans la promotion d’une reprise rapide et durable. Il convient en particulier de mener un effort commun de hausse des investissements en vue d’accélérer la croissance. Un surcroît d’investissements dans l’enseignement et la formation ainsi qu’en recherche et développement (R&D) permettrait d’augmenter les taux de participation sur les marchés du travail et favoriserait de nouvelles vagues d’innovations. En outre, des mesures visant à accroître la rentabilité des investissements inciteraient les entreprises à tirer parti des faibles taux d’intérêt et à remplacer les ressources capitalistiques sous-utilisées ou obsolètes ainsi qu’à investir dans la R&D et les immobilisations incorporelles. Cela est particulièrement vrai dans les pays de la zone euro qui ont connu un recul brutal du rendement net du capital.
Conclusion
Pour conclure, une banque centrale est inévitablement confrontée à une incertitude accrue à la sortie d’une crise prolongée et douloureuse. La réalisation de l’objectif de politique monétaire est plus difficile, la mise en œuvre des instruments de politique monétaire plus ardue et la stabilisation des anticipations de nos concitoyens en termes de politique monétaire plus délicate.
Dans un tel environnement, les banques centrales doivent évaluer et traiter les informations avec prudence, prendre du recul sur les évolutions économiques et adopter une approche plus préventive des risques qui apparaissent. Mais ce qui compte le plus, c’est qu’elles soient prêtes à prendre des décisions fondées reflétant clairement la fonction de réaction qu’elles ont communiquée aux entreprises et aux ménages, à agir malgré les incertitudes et à remplir leurs missions.