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 Stagnation séculaire ?


Richard N. COOPER Harvard University. Contact : rcooper@fas.harvard.edu.

Pour certains économistes, l’économie mondiale serait entrée dans une période de « stagnation séculaire », c’est-à-dire une période prolongée de faible ou de non-croissance économique. Deux raisons principales sont avancées pour expliquer cette situation : la capacité à croître est limitée par une faible croissance de la population et de l’innovation, et la demande globale est déficiente en raison d’un excès d’épargne sur l’investissement. Pour autant, plusieurs moyens sont disponibles pour lutter contre cette « stagnation séculaire », en particulier, la réduction des inégalités, le développement des infrastructures pour faire face aux besoins considérables à l’échelle mondiale ou encore des investissements massifs dans le secteur énergétique pour enrayer le réchauffement climatique.

Sommes-nous sur le point d’entrer dans une période de stagnation séculaire, comme le suggèrent certains économistes (voir en particulier Summers, 2014) ? Et qu’entend-on au juste par ces deux termes ? « Stagnation » fait référence à une période de faible croissance ou de non-croissance économique ; « séculaire » laisse entendre que cette période va se prolonger un certain nombre d’années, se distinguant d’une lente reprise qui ferait suite à une récession. Le terme de récession est utilisé pour une période de baisse, autrement dit, de croissance négative, qui se mesure en trimestres. Cette définition pourrait être affinée pour inclure les périodes prolongées au cours desquelles une économie connaît une croissance plus lente que celle qu’elle devrait, ou pourrait, connaître, selon certains critères. Nous pourrions appeler ce phénomène « stagnation séculaire relative ». Toutefois, pour l’aspect concret de notre discussion, concentrons-nous pour commencer sur une période prolongée de faible ou de non-croissance économique.

Deux sources de stagnation séculaire

Deux raisons très différentes peuvent expliquer une faible croissance économique : soit la capacité d’une économie à croître est limitée, soit la croissance de sa demande globale est faible, poussant la croissance de la production à suivre la même tendance. Le cas d’une capacité limitée à croître peut apparaître, par exemple lorsque la croissance de la main-d’œuvre est nulle (voire négative) et que le rythme des évolutions techniques est si faible qu’il compense à peine une croissance négative de la main-d’œuvre. Si le stock de capital a été optimisé en fonction de ces deux conditions, l’investissement net sera négligeable. Plusieurs économies majeures sont entrées dans une période de déclin de la main-d’œuvre – la Chine, la Russie, le Japon, l’Allemagne, pour nommer les plus importantes (d’autres suivront) – bien que de potentielles évolutions techniques continuent d’être disponibles. Gordon (2012 et 2016) a laissé entendre que le rythme de la croissance de la productivité aux États-Unis connaîtrait un déclin significatif dans les décennies à venir. L’association d’une faible croissance de la main-d’œuvre et d’un rythme lent de l’innovation pourrait conduire à une période de stagnation, ou du moins à une période de croissance économique bien plus faible que celle à laquelle s’était habitué le monde ces cinquante dernières années. Par ailleurs, un goût accru pour les loisirs pourrait diminuer la croissance du produit intérieur brut (PIB), sans diminuer celle du bien-être.

Une autre source de stagnation séculaire surgit lorsque la demande globale ne croît que lentement ou pas du tout. Cela peut se produire même si l’économie a la capacité potentielle de produire davantage. Mais une demande léthargique peut avoir pour conséquence du chômage involontaire (tout économiste estimant que cela ne peut se produire devrait s’entretenir avec toutes les personnes qui s’efforcent, en vain, de trouver un emploi) et une capacité de production sous-exploitée. Cette demande globale déficiente peut apparaître lorsque dans une société, le choix de l’épargne dépasse celui de l’investissement dans les entreprises (Summers, 2014 et 2015).

Les craintes de Hansen et le pessimisme de Gordon

L’expression « stagnation séculaire » a été introduite et popularisée à la fin des années 1930 par Alvin Hansen, un professeur d’économie de l’université de Harvard largement considéré, à l’ouest de l’Atlantique, comme le principal partisan de la nouvelle économie keynésienne dans sa génération (parmi ses nombreuses publications figure son célèbre ouvrage intitulé A Guide to Keynes). Hansen s’est concentré sur le début de l’histoire économique des États-Unis et ses observations ont mis l’accent sur le fait que le grand élan économique du xixe siècle était essentiellement axé autour de la conquête de l’Ouest : la construction de voies de chemin de fer, la forte croissance de la population (qu’elle soit autochtone ou issue de l’immigration) avec sa demande en outils et en logements, puis l’introduction et la distribution ultérieure d’électricité, etc. (Hansen, 1938). La très forte rentabilité des investissements consacrés au défrichage de nouvelles terres et à l’exploitation de nouvelles ressources, une population sans cesse grandissante ainsi que de nouvelles avancées technologiques ont engendré de fortes hausses périodiques des investissements, lesquelles ont à leur tour conduit à une croissance économique rapide. Ces facteurs déclinant, Hansen redoutait, parallèlement à l’institutionnalisation de l’épargne par l’entremise de compagnies d’assurances et des dépenses de renouvellement du capital des entreprises, que l’essor de la croissance américaine diminue et que l’économie puisse stagner. Il craignait également que les évolutions techniques deviennent moins capitalistiques, qu’elles nécessitent nettement moins de capitaux. Bien sûr, il travaillait dans le contexte de la Grande Dépression de 1929-1938, mais il avait très clairement expliqué qu’il abordait des enjeux à long terme, et non un simple repli cyclique profond et avéré de l’activité.

L’approche de Hansen conjugue les facteurs de l’offre et de la demande identifiés supra (voir également Higgins, 1948). La croissance de la population elle-même combine ces deux facteurs : une demande de logements émanant des nouveaux ménages, mais aussi une augmentation de la main-d’œuvre. Les évolutions techniques ont généralement pour conséquence d’accroître la capacité d’une économie à produire grâce à de nouveaux produits ou à de nouveaux processus de production. Une hausse de l’épargne, en revanche, pèse sur la demande, sauf si elle s’accompagne d’une hausse des investissements, laquelle pourrait cependant ne pas être immédiate pour peu que la rentabilité des investissements ne soit pas intéressante. Un étudiant de Hansen, Benjamin Higgins, a prétendu (dans Metzler, 1964) qu’une économie dont la croissance est inférieure à sa croissance potentielle ou qui, sur le long terme, continue de fonctionner en dessous de son potentiel, constitue un élément clé de la notion de stagnation séculaire développée par Hansen. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin. Hansen (1942) a reconnu la probabilité d’une forte croissance immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais il craignait que cet essor soit suivi d’une longue dépression. Il n’avait pas anticipé que le baby-boom d’après-guerre serait une source de demande, ni que la prévalence d’automobiles bon marché rendrait possibles la vie en banlieue et la construction connexe de logements et d’autoroutes.

La stagnation de la capacité productive d’une économie est illustrée par Gordon, qui s’intéresse au futur de l’économie américaine. Comme Hansen, Gordon attache une importance toute particulière aux innovations adoptées au xixe siècle et au début du xxe siècle : le chemin de fer et tout ce qui s’y rattache, l’électricité et le moteur à combustion interne, ainsi que toutes les activités industrielles qui leur sont associées, y compris, bien entendu, l’industrie pétrolière. Selon lui, ces innovations ont engendré des hausses sans précédent de la production par habitant, en dépit de l’augmentation rapide de la population américaine. Ce qu’il nomme la troisième révolution industrielle, fondée sur les technologies de l’information et de la communication, a eu une incidence phénoménale sur la vie des gens, mais a (de son point de vue) épuisé relativement rapidement son potentiel d’accroissement de la productivité et du PIB par habitant, par rapport aux deux révolutions industrielles précédentes. Il souligne qu’à certains égards, les changements que celles-ci ont permis conduisent à des progrès exceptionnels mais uniques, comme l’augmentation de la vitesse des communications et des transports, qui ne se répètent pas à nouveau.

Gordon identifie six « écueils » aux futures augmentations du PIB par habitant aux États-Unis, dont quatre concernent à strictement parler non le PIB, mais le niveau de vie de l’Américain moyen (les 99 %). L’un de ces écueils est d’ordre démographique, les baby-boomers de 1946-1960 étant de plus en plus nombreux à partir à la retraite (et à vivre plus longtemps) sans être remplacés par un nombre équivalent de jeunes adultes. Cet aspect démographique pèsera sur la croissance du PIB par habitant, même si la productivité augmente. Par ailleurs, Gordon regrette la mauvaise qualité de l’enseignement secondaire américain et les coûts croissants de l’enseignement supérieur, qu’il compare à ceux d’autres pays, de sorte que la contribution d’un capital humain accru à la croissance de la productivité diminuera à l’avenir. Il estime cet effet à 0,4 point de pourcentage sur la moyenne de 1,8 % de hausse annuelle du PIB par habitant qu’a connue la période 1987-2007, moyenne qui ne serait donc que de 1,4 % à l’avenir. La hausse des inégalités, la mondialisation (qui a des répercussions sur les salaires réels américains) et une réglementation renforcée en matière d’environnement pourraient encore réduire davantage l’augmentation annuelle de la consommation de l’Américain moyen à 0,2 % – approximativement, la même augmentation annuelle que celle dont a bénéficié l’Angleterre au cours des quatre siècles ayant précédé la révolution industrielle.

Problèmes de mesure

Il n’est pas question ici d’examiner de manière approfondie l’hypothèse de Gordon, mais simplement de reconnaître la validité de l’argument selon lequel le futur pourrait ne pas être une simple répétition du passé en termes de croissance économique, et que cela pourrait conduire à une période de stagnation, attribuable à des facteurs de capacité. Néanmoins, il convient de noter que Gordon travaille principalement dans le cadre de la comptabilité nationale et que celle-ci présente de sérieuses lacunes lorsqu’il s’agit de prévoir le futur, en particulier en ce qui concerne le niveau de vie. Tout d’abord, plus la structure de production d’une économie évolue rapidement, plus les taux de croissance mesurés deviennent problématiques dans le temps, dans la mesure où bon nombre d’activités augmentent tandis que d’autres diminuent et où la croissance représente une moyenne pondérée de tous ces changements. Sur les longues périodes, auxquelles s’intéresse Gordon, presque aucune activité présente au début ne l’est encore à la fin. Les statistiques officielles américaines traitent ce problème intrinsèque des indices en pondérant de nouveau chaque année la production des différents secteurs et en reliant les résultats les uns aux autres. Il s’agit peut-être de la façon la plus sensée de procéder, mais elle ne permet pas de faire pleinement confiance aux chiffres qui en résultent, en particulier lorsque donner un prix à des activités représentant une part croissante de l’économie est à ce point problématique.

Imaginons une économie fermée ne comprenant que deux secteurs, l’industrie manufacturière et l’éducation (y compris la recherche universitaire), et dont la population est constante. Supposons que la productivité connaisse une croissance régulière dans l’industrie manufacturière, conduisant à ce qu’une part de plus en plus petite de la main-d’œuvre soit engagée dans le secteur. L’éducation, en revanche, ne connaît aucune augmentation de productivité (par hypothèse, dans la comptabilité nationale américaine, la production est mesurée par les dépenses). Dans ces circonstances, le taux de croissance mesuré de l’économie va régulièrement diminuer (la limite se situant à zéro) même si la croissance de la productivité dans chacun des secteurs ne varie pas, car l’emploi dans le secteur de l’éducation croît régulièrement par rapport à l’emploi dans l’industrie manufacturière. Mais le niveau de vie du travailleur moyen a-t-il baissé ? Peu à peu, ce dernier a la possibilité de consommer davantage le même panier de biens manufacturés et de services éducatifs. Et si, comme cela a été le cas aux États-Unis, au moins en ce qui concerne les disciplines scientifiques, le contenu (non mesuré) de l’enseignement s’améliore régulièrement à mesure que les connaissances évoluent, on peut dire que le niveau de vie s’améliore également de ce point de vue.

La production est sans doute un peu mieux mesurée dans le secteur de la santé que dans celui de l’éducation, mais pas de façon flagrante. D’immenses avancées ont été faites en matière de traitements médicaux au cours des soixante-dix dernières années (Gordon mentionne les antibiotiques, mis au point dans les années 1930, mais rien d’autre après). Si elles n’avaient eu accès qu’aux traitements médicaux qui étaient disponibles il y a cinquante ans, beaucoup de personnes vivant aujourd’hui seraient décédées. Où cela se traduit-il dans les mesures de la croissance économique réelle, ou dans le niveau de vie ? Si l’on croit ne serait-ce que la moitié de ce qui se dit actuellement sur les biotechnologies, la production agricole (qui sera représentée dans nos mesures de la production) tout comme la santé humaine (qui ne sera pas représentée) connaîtront des améliorations majeures au cours des cinquante prochaines années. Mais avec les mesures dont nous disposons aujourd’hui, une grande partie de ces éléments n’entreront pas dans la mesure de la croissance économique, même s’ils contribueront sans doute à une amélioration du niveau de vie.

La faute n’est pas imputable aux systèmes de comptabilité nationale, lesquels tentent de mesurer la façon dont les pays utilisent leurs facteurs de production et allouent les ressources. Le problème tient à l’utilisation de la croissance du PIB par habitant comme un équivalent de l’amélioration du bien-être matériel des gens. L’équivalence n’est pas mauvaise lorsqu’il est question de faibles niveaux de revenus et lorsque la production de biens représente une proportion élevée du PIB. Mais elle devient hautement problématique lorsque, comme aux États-Unis, plus de 80 % de la main-d’œuvre est engagée dans les « services » plutôt que dans la production de biens, et que nous avons tant de difficultés à mesurer et à évaluer de façon précise la production de services.

Une demande globale inadéquate

La stagnation séculaire peut également s’expliquer par une demande globale inadéquate, laquelle contraint les économies vulnérables au chômage et à l’excédent de capacités à produire en dessous de leur potentiel. Comment cette situation peut-elle perdurer ? Dans les économies modernes, les décisions d’épargne sont généralement largement dissociées des décisions d’investissement. Il est tout à fait possible qu’à un moment donné, l’ensemble des épargnants désirent épargner davantage que ce que l’ensemble des investisseurs souhaitent investir. Mais après coup, l’épargne nationale devra être égale à l’investissement. Comment les divergences ex ante sont-elles réconciliées ? De nos jours, la théorie macroéconomique classique suppose que dans une économie fermée, le taux d’intérêt jouera ce rôle de réconciliation : l’épargne excédentaire ex ante conduira à une baisse des taux d’intérêt, laquelle réduira à son tour le volume désiré de l’épargne et augmentera le volume désiré des investissements. Mais il s’agit davantage d’un article de foi que d’une vérité empirique. Il est vrai que certains secteurs de certaines économies, en premier lieu le secteur du logement aux États-Unis ainsi que les ventes d’automobiles dans une certaine mesure, sont très sensibles aux taux d’intérêt à long terme. Mais peu de preuves attestent que l’investissement productif soit sensible aux taux d’intérêt, et les autres pays ne disposent généralement pas d’un marché hypothécaire aussi bien développé. Si les taux d’intérêt ne réconcilient pas l’épargne et l’investissement ex ante, quel élément de l’économie le fait ? La réponse est le niveau d’activité économique globale qui diminue jusqu’au point où le volume désiré d’épargne soit équivalant au volume désiré d’investissement. Mais dans ce cas, l’économie fonctionne en dessous de son potentiel et peut le faire pendant une longue période, avec pour conséquence une stagnation séculaire. L’exemple récent le plus représentatif est probablement celui du Japon, qui n’a connu qu’une très faible croissance depuis 1990, il y a plus de vingt ans (la croissance potentielle du Japon s’est également effondrée pour des raisons démographiques, sans toutefois devenir nulle).

Même si l’investissement est sensible aux taux d’intérêt, cette variable ne peut guère fonctionner si ces taux ne peuvent chuter suffisamment pour amener l’épargne et les investissements au même niveau, autrement dit, si les taux d’intérêt se heurtent à un plancher (Krugman, 2009 ; Summers, 2014). Dans les économies avancées, les taux d’intérêt à court terme sont pratiquement à zéro depuis 2007 et les taux d’intérêt à long terme sur les actifs de qualité n’ont jamais été aussi bas. L’inflation a été suffisamment faible pour produire des taux d’intérêt réels à long terme positifs ou proches de zéro, assurément insuffisamment négatifs pour stimuler fortement l’investissement. Et bien entendu, avec l’accroissement de la longévité, ces faibles taux d’intérêt peuvent en réalité augmenter le volume d’épargne désiré afin d’assurer des revenus après la retraite. Dans une économie fermée, le secteur des ménages, le secteur des entreprises et le secteur public ne peuvent tous être des épargnants nets, ainsi que Martin Wolf du Financial Times l’a souligné à plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne l’Allemagne (par exemple, Wolf, 2015).

L’une des conséquences de la stagnation séculaire est que le capital humain se détériore à mesure qu’augmente le chômage à long terme et que les jeunes adultes ne parviennent pas à acquérir de l’expérience professionnelle. Lorsque l’investissement productif chute en dessous de ce qu’il aurait été dans une économie de plein-emploi, le stock de capital croît plus lentement qu’il ne le ferait par ailleurs. Ainsi, la production potentielle diminue (par rapport à ce qu’elle aurait été autrement) dans le temps, c’est-à-dire que la capacité potentielle se met, elle aussi, à stagner. C’est pourquoi nous avons besoin d’un concept de « potentiel » afin de couvrir ce qui se passerait si l’économie était tout le temps en situation de plein-emploi.

Épargne excédentaire dans une économie ouverte

Jusqu’ici, l’analyse a porté sur une économie fermée, qui ne reflète pas la situation actuelle dans le monde. À l’exception de la Corée du Nord, toutes les économies sont (largement pour la plupart) ouvertes à un commerce extérieur d’envergure et font partie d’une économie de plus en plus mondialisée. Dans ces circonstances, toute discordance entre l’épargne ex ante et l’investissement ex ante peut être résolue par le biais du commerce extérieur de biens et de services, se reflétant dans les déséquilibres de la balance courante des paiements internationaux – à condition que le reste du monde tienne compte de ces déséquilibres. Cela ne pose pas de problème pour les petites économies, même si elles sont nombreuses ; cela devient plus problématique pour les grandes économies, dans la mesure où les mêmes forces qui peuvent conduire à une stagnation séculaire nationale peuvent s’appliquer à l’échelle mondiale : le volume désiré d’épargne peut dépasser le volume désiré d’investissement, comme le suggère l’expression « trop-plein d’épargne » employée par Ben Bernanke. Ce qui peut fonctionner pour un pays, voire pour de nombreux pays, en écoulant l’excès d’épargne à l’étranger, ne peut pas fonctionner pour le monde dans son ensemble.

En réalité, la plupart des principales économies mondiales, et même des économies de taille moyenne, affichaient une balance courante excédentaire en 2015, ce qui laisse supposer un risque de stagnation séculaire généralisée. La principale exception était les États-Unis, dont la balance courante affichait un déficit d’environ 400 Md$. Ce déficit est à peu près doublé en prenant en compte ceux de Grande-Bretagne, du Canada et d’Australie – tous des pays anglo-saxons – ainsi que ceux du Brésil, de la Turquie, du Mexique et de l’Inde, dans cet ordre (ces déficits sont apparus à la suite de la forte chute des prix du pétrole en 2014). Nous pouvons déduire de ces éléments qu’il y avait un excédent d’épargne ex post dans la plupart des autres grands et moyens pays – y compris en Chine, avec son niveau extraordinairement élevé d’investissement et son excédent de la balance courante particulièrement réduit. Bien sûr, certains pays, comme la France et l’Italie, auraient eu des déficits plus importants s’ils avaient fonctionné à pleine capacité.

Les États-Unis jouent depuis plus de trente ans un rôle particulier dans la répartition au niveau mondial de l’épargne et des investissements, ainsi que dans l’écoulement de l’excédent d’épargne dans le monde entier. Ce rôle est souvent attribué à l’utilisation généralisée du dollar américain dans les réserves de change officielles de la plupart des pays. Mais, quantitativement, cette explication ne représente qu’une petite partie de l’équation sur l’ensemble de la période et, en fait, en 2015, les réserves de change officielles en dollars ont diminué.

L’économie américaine a présenté plusieurs caractéristiques intéressantes ces dernières décennies. Tout d’abord, le prix des biens capitaux, en particulier les équipements, a augmenté moins rapidement que les autres prix, de sorte qu’un montant donné d’épargne produit davantage d’investissement réel. Cela peut tout aussi bien s’appliquer à d’autres pays où les équipements (plutôt que la construction) représentent une composante significative de l’investissement productif. Ensuite, le stock de capital américain a augmenté moins rapidement que la production réelle, de sorte que le ratio global « capital/production » a diminué, ce qui contraste fortement avec ce qui s’est essentiellement passé au cours des deux derniers siècles. Enfin, une part croissante de l’investissement brut correspond au renouvellement du capital déprécié, de sorte que l’investissement net suit une tendance baissière depuis plus de cinquante ans. Bien sûr, les nouvelles générations de capital reflètent des technologies plus modernes, donc la capacité de production peut augmenter même lorsque le stock de capital n’augmente pas. Pour toutes ces raisons, nous pouvons dire que le déficit américain de la balance courante – l’absorption par les États-Unis de l’excédent d’épargne du reste du monde – ne passe pas dans l’investissement productif, mais plutôt dans la consommation des ménages (y compris le logement, comptabilisé comme un investissement dans la comptabilité nationale) et dans les dépenses du secteur public (dont certaines améliorent la production future), les proportions variant en fonction de la période exacte considérée.

Comment les déficits persistants de la balance courante des États-Unis sont-ils financés ? Contrairement à l’impression générale, ils ne sont pas financés principalement par l’acquisition d’actifs en dollars par les banques centrales du monde entier. Les États-Unis produisent des actifs, sous forme de dettes et d’actions, tant financiers que réels, que les investisseurs privés du monde entier souhaitent acquérir, les préférant souvent aux investissements dans leurs pays. Les titres du Trésor américain, fortement liquides et faiblement risqués, mais aussi les actions dans des start-up à l’avenir prometteur font partie de ces actifs. Par rapport au reste du monde, les États-Unis ont un avantage comparatif dans la production de nouveaux actifs, que les étrangers sont ravis d’acheter en échange de leurs exportations de marchandises, de biens et de services créateurs d’emploi.

Le monde vit une révolution démographique au ralenti. La croissance de la population mondiale a ralenti au point de devenir négative dans plusieurs grands pays. La longévité s’accroît et l’âge médian augmente partout, de façon rapide dans certains pays ; le nombre des personnes de plus de soixante-dix ans devrait augmenter de façon significative. L’épargne et l’investissement suivent un cycle de vie, même si celui-ci peut varier considérablement d’un pays à l’autre. Les personnes qui se situent au cœur des années les plus productives de leur vie, après avoir élevé des enfants, devraient épargner pour leurs années de retraite, de sorte qu’à mesure que l’âge médian augmente, l’épargne mondiale devrait augmenter pour cette raison, même si contrairement à la stricte hypothèse du cycle de vie, l’épargne mondiale des retraités ne semble pas diminuer (Cooper, 2015).

Peut-on alors considérer que le monde amorce une période de stagnation séculaire ? Beaucoup d’éléments tendent à le confirmer. Les taux de chômage sont supérieurs à 10 % en Europe continentale et la croissance est faible. Beaucoup de secteurs sont touchés par un excédent de capacité. Les taux d’inflation sont bas, en dessous de 2 %, dans toutes les économies avancées ; les salaires nominaux augmentent à peine ; les taux d’intérêt à long terme n’ont jamais été aussi bas, à peine au-dessus de 1 % dans les pays du G7 depuis 2007. Depuis plus de huit ans, on enregistre également des écarts de production positifs en Europe et aux États-Unis (FMI, 2015). La croissance de la population mondiale a ralenti au point de devenir négative dans plusieurs grands pays. Tout cela laisse supposer qu’une stagnation séculaire s’est installée.

Par ailleurs, la crise financière de 2008 et la récession qui a suivi ont causé d’énormes chocs négatifs à l’économie mondiale. La reprise de l’économie américaine n’a jamais été aussi lente, comparée à celles qui ont suivi les précédentes récessions post-1945, et en Europe, la reprise a été interrompue par une seconde récession en 2012, de laquelle les économies d’Europe continentale commencent tout juste à se remettre péniblement. Seul le temps nous dira si nous entrons dans une longue période de stagnation séculaire ou si nous vivons simplement une lente reprise après un sérieux choc économique.

Les Perspectives de l’économie mondiale d’octobre 2015, publiées par le Fonds monétaire international (FMI, 2015), prévoient un redressement progressif, avec une production réelle augmentant plus rapidement que la production potentielle et une résorption de l’écart de production aux États-Unis et au Japon d’ici à 2020. Toutefois, le FMI a acquis la réputation de se montrer trop optimiste dans ses prévisions ces dernières années. Nous ne saurons pas avant plusieurs années quelle trajectoire à long terme nous suivons. La persistance des excédents de la balance courante dans de nombreux pays, grands et moyens, suggère un investissement insuffisant dans beaucoup de pays, compensé par l’écoulement de leur excédent d’épargne dans une poignée de pays, en particulier aux États-Unis. Les ratios « investissement/PIB nationaux et régionaux » figurant dans le tableau (ci-contre) donnent à entendre qu’il y a eu une baisse notable des ratios d’investissement dans les pays économiquement avancés, notamment au Japon et dans la zone euro, mais une baisse minime dans le reste du monde. Les taux d’épargne désirée pourraient toutefois augmenter, en partie avec la croissance des stocks de capital et leurs amortissements connexes, et en partie à la suite d’une évolution démographique généralisée, comme nous l’avons mentionné supra.

Tableau - Investissement (en % du PIB)
P : projections. MENA : Middle East (Moyen-Orient) North Africa (Afrique du Nord).
Source : FMI (2015, tableau A14).

Politiques visant à lutter contre la stagnation

S’il s’avère que nous entrons dans une période de stagnation séculaire, comment peut-on y remédier ? Trois mesures viennent à l’esprit. La première s’intéresse aux inégalités croissantes dans la plupart des pays et à la hausse connexe des taux d’épargne des ménages (Galbraith, 2014 ; Inglehart, 2016). La redistribution des revenus, soit directement des ménages les plus riches aux plus pauvres, soit indirectement par le biais de services publics fournis à ces derniers, tels que l’éducation préscolaire, ferait augmenter le taux moyen de consommation et amènerait par conséquent les économies à exploiter plus activement leur potentiel. Aux États-Unis, la part des revenus du travail revenant au centile supérieur est passée de 4 % en 1979 à 9 % en 2007 (Bivens et Michel, 2013, tableau 1) ; dans les trois cent cinquante plus grandes entreprises américaines, le ratio « rémunération des directeurs généraux/rémunération du travailleur moyen » est passé de 20 en 1965 à 58 en 1989, puis à 273 en 2012 (Inglehart, 2016, p. 8). Les richesses sont massivement concentrées chez les plus nantis (56 % des revenus du capital et des entreprises ont été perçus par le centile supérieur en 2007), ce qui laisse supposer que les ménages pauvres (voire ceux des classes moyennes) sont soit très mauvais lorsqu’il s’agit de réaliser de bons investissements, soit, plus vraisemblablement, qu’ils épargnent une part relativement faible de leurs revenus par rapport aux familles aisées.

La deuxième mesure met l’accent sur les besoins considérables d’infrastructures, principalement, mais pas uniquement, dans les pays en développement. McKinsey Global Institute (2013) a estimé que les besoins du monde en matière d’investissements d’infrastructures pour la période 2014-2030 seraient de 57 000 Md$ à 67 000 Md$ selon les méthodes de calcul, mais sans compter la part relative au changement climatique ou aux objectifs ambitieux de développement durable adoptés par les Nations unies en 2015 (voir également BAD, 2009 ainsi que Cline, 2011). Selon les critères du McKinsey Global Institute, seuls le Japon et la Chine ont dépassé leurs besoins normaux en matière d’investissements d’infrastructures ; le Brésil et l’Inde se trouvent, quant à eux, bien en deçà des leurs. Cela représente une hausse d’environ 60 % par rapport aux investissements d’infrastructures réels des dix-huit années précédentes, et les taux d’investissement passés ne satisferont pas les besoins. Mais les besoins ne reflètent pas la demande effective. Comment convertir les besoins en demandes ? Cette question soulève des enjeux financiers dans la mesure où les pays en développement ne peuvent aisément financer leurs besoins au niveau national. C’est là que la Banque mondiale et les banques régionales de développement, ainsi que la nouvelle Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures parrainée par la Chine peuvent jouer un rôle important et positif. Les gouvernements peuvent fournir des garanties supplémentaires à ces banques, lesquelles peuvent ensuite lever des fonds sur les marchés financiers. Cela pourrait contribuer à satisfaire la demande des épargnants du monde entier en actifs de qualité, que les États-Unis fournissent aujourd’hui de manière disproportionnée.

La troisième mesure se concentre sur les besoins en capital destinés à atténuer le changement climatique. Dès lors qu’il existera des mesures incitatives appropriées – à savoir, une taxe suffisante sur les émissions de gaz carbonique et autres gaz à effet de serre –, le capital privé fournira la plus grande partie du financement, parallèlement à un soutien public destiné à réduire les émissions dans les pays en développement. L’Agence internationale de l’énergie (AIE, 2014, p. 162) a estimé dans son scénario de référence que le monde nécessiterait environ 40 000 Md$ (dollars 2012) d’investissements cumulés dans le secteur de l’énergie, auxquels s’ajouteront 8 000 Md$ pour les économies d’énergie, entre 2014 et 2035. L’AIE a développé un scénario alternatif dans lequel l’humanité limite la concentration d’équivalent carbone à 450 parts par million dans la partie de l’atmosphère comprise entre 300  mètres et 1 800 mètres environ, ce que certains estiment nécessaire pour maintenir la hausse de la température moyenne de la surface de la Terre en dessous de 2 °C, un objectif affiché de la communauté internationale. Curieusement, les besoins d’investissements pour la production d’énergie dans le cadre de ce scénario sont à peu près les mêmes – en réalité, inférieurs de 3 % – que ceux du scénario de référence, même si, bien entendu, la composition est significativement modifiée, s’éloignant des combustibles fossiles pour se rapprocher du nucléaire, de l’hydraulique et des autres sources d’énergie renouvelables. Mais les investissements dédiés aux économies d’énergie augmentent de manière considérable, de près de 5 000 Md$. L’élément clé est qu’un réel effort mondial pour limiter le changement climatique ainsi que les politiques qui lui seraient associées stimuleraient beaucoup de nouveaux investissements nets, en même temps qu’ils limiteraient les investissements consacrés à la production et au traitement des combustibles fossiles. Les nouveaux investissements dans le secteur de l’énergie stimuleraient également l’investissement dans d’autres secteurs de l’économie, non comptabilisé dans les projections de l’AIE. Bien sûr, la rentabilité ne se limiterait pas seulement à la réduction du changement climatique, mais aussi à celle des futures dépenses consacrées aux combustibles.

Ces projections prédisent une augmentation de la production d’électricité permettant de satisfaire les besoins de 300 millions de personnes supplémentaires, laissant toutefois encore environ 1 milliard de personnes sans électricité en 2035. Si l’objectif de développement durable consistant à fournir de l’électricité (et de l’eau potable) à tous doit être atteint, 800 Md$ d’investissements cumulés supplémentaires pourraient être nécessaires (AIE, 2014, p. 25). Une grande partie de ce supplément devrait probablement être apportée par les gouvernements, au moins dans les zones de faible densité de la population, où les rendements ont peu de chance d’attirer les capitaux privés.

Ainsi, une politique publique appropriée peut éviter que les craintes de Hansen ne se matérialisent, en réduisant un déséquilibre entre volume d’épargne désiré et volume d’investissement désiré, et pas uniquement de manière cyclique. Le moment ne saurait être mieux choisi pour commencer, alors que les taux d’intérêt à long terme sont inhabituellement bas.


Notes

L’auteur remercie chaleureusement Jin Chen, Hans-Helmut Kotz et Ling Yang pour leur aide et leurs commentaires.

Bibliographies

AIE (Agence internationale de l’énergie) (2014), World Energy Investment Outlook.
BAD (Banque asiatique de développement) (2009), Infrastructure for a Seamless Asia, Manila.
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