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 Taux négatif : arme de poing ou signal de détresse ?


Jézabel COUPPEY-SOUBEYRAN * Économiste, maîtresse de conférences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.Contact : couppey@univ-paris1.fr.
Les taux nominaux négatifs, dont bénéficient actuellement certains emprunteurs souverains, ainsi que les banques qui se refinancent auprès de banques centrales ayant opté pour des taux directeurs négatifs ont fait voler en éclat l’hypothèse d’un plancher zéro. Bien qu’ils étendent a priori les marges de manœuvre de la politique monétaire, les taux négatifs sont-ils une conséquence voulue et maîtrisée de la politique monétaire de gestion de crise ou, bien davantage, un symptôme de la déflation, un indicateur de gravité de la situation macroéconomique, voire le signe avant-coureur d’un phénomène de stagnation séculaire ? La reprise ne dépend-elle pas moins du taux nominal monétaire que du taux de rentabilité des investissements productifs, c’est-à-dire du taux naturel au sens de Wicksell ? Ce retour à l’approche wicksellienne du taux d’intérêt naturel conduit à se demander si pour écarter le risque déflationniste qui persiste et repousser la perspective d’une stagnation séculaire, il faut mieux agir sur le taux monétaire en le baissant toujours plus ou sur le taux naturel en essayant de le relever. Auquel cas, comment relever le taux naturel ?

Si le phénomène n’est pas totalement inédit (le Japon notamment en a déjà fait l’expérience à la fin des années 1990), il a, parmi les diverses conséquences de la crise financière de 2007-2008, quelque peu dérouté les économistes : certains taux nominaux sont devenus négatifs, transperçant le « plancher zéro » (« zero bond ») qui, intellectuellement du moins, fixait une limite à la baisse.

Portés à des niveaux très bas à la suite de la crise, tous les taux nominaux ne sont bien sûr pas devenus négatifs. Le phénomène a d’abord concerné les taux de quelques obligations souveraines, sur certaines échéances : au début de 2015, l’État français empruntait à taux négatif (c’était déjà arrivé en 2012) pour des échéances inférieures à quatre ans et l’État fédéral allemand jusqu’à sept ans. Il a également concerné les taux directeurs, mais pas tous et pas partout. Dès juillet 2012, la Banque centrale du Danemark abaissait l’un de ses taux directeurs, le taux des certificats de dépôt, à –0,2 % (–0,65 % depuis janvier 2016)1. La Banque centrale européenne (BCE) a, quant à elle, fixé son taux de facilité de dépôt à –0,10 % à partir de juin 2014, l’abaissant à –0,20 % en novembre de la même année, puis à nouveau en décembre 2015 jusqu’à –0,30 %. Au début de 2015, c’est également la Banque nationale suisse (BNS) qui faisait entrer ses taux directeurs en territoire négatif2. Peu après, c’est la Banque de Suède (Sveriges Riksbank) qui fixait son principal taux de refinancement à –0,10 % en février 2015, puis à –0,25 % en mars et –0,35 % en juillet (inchangé depuis).

Qu’il s’agisse des taux souverains ou des taux directeurs, l’évolution observée résulte d’une manière ou d’une autre du fort assouplissement de la politique monétaire depuis la crise. Cette politique a consisté à baisser les taux au plancher, voire en deçà, mais également à mettre en place des mesures d’assouplissement quantitatif (augmentation de la base monétaire par des achats d’actifs) ou qualitatif (rachats par la banque centrale de titres risqués ou décotés en échange de titres de meilleure qualité), qui ont aussi contribué à percer le plancher zéro. Pour certaines banques centrales, voisines mais en dehors de la zone euro, notamment la BNS, la banque centrale danoise ou encore la banque centrale suédoise, il a aussi fallu réagir aux conséquences sur leur taux de change de la politique monétaire menée par la BCE, ne pas subir la « guerre des changes ».

Force est de constater, cependant, que cette baisse des taux, plus forte donc que ne le laissait présager l’hypothèse d’un plancher zéro, en plus de remettre en question les représentations traditionnelles des économistes, n’a pas suffi à franchement relancer les économies, tout particulièrement en Europe, là où pourtant le territoire négatif a été le plus exploré. Les taux américains (ceux des Fed funds et ceux des bons du Trésor américain) comme ceux du Royaume-Uni sont descendus bas sans toutefois crever le plancher.

Ce constat pose deux questions. Tout d’abord, plutôt qu’une conséquence voulue et maîtrisée de la politique monétaire de gestion de crise, l’entrée des taux en territoire négatif n’est-elle pas davantage le symptôme de la déflation, un indicateur de gravité de la situation macroéconomique, voire le signe avant-coureur d’un phénomène de stagnation séculaire, plus débattu outre-Atlantique et pourtant peut-être plus sensible sur le continent européen ? Ensuite, la reprise ne dépend-elle pas moins du taux nominal monétaire que du taux de rentabilité des investissements productifs (c’est-à-dire du taux naturel au sens de Wicksell) ? À cet égard, revisiter les travaux de Knut Wicksell autour du taux d’intérêt naturel offre un éclairage intéressant de la situation macromonétaire actuelle, qui nous conduira à défendre l’idée que pour écarter le risque déflationniste qui persiste, voire éloigner la perspective de la stagnation séculaire, ce n’est pas le taux monétaire qu’il faut pousser toujours plus bas, mais le taux naturel qu’il faut essayer de relever.

Pourquoi les banques centrales ont-elles décidé de fixer certains de leurs taux à des niveaux négatifs ?

Des taux négatifs pour un assouplissement sans limite de la politique monétaire

Les taux négatifs ont constitué d’un certain point de vue une marge de manœuvre supplémentaire que les banques centrales pensaient vraisemblablement ne pas avoir tant il était convenu qu’il existait un plancher zéro. D’ailleurs, les mesures non conventionnelles (quantitative easing, qualitative easing, forward guidance au sens de Bernanke et Reinhart, 2004) sont le plus souvent présentées comme des instruments de substitution à la disposition des banques centrales quand le taux directeur n’en est plus un. Depuis 2014, certaines banques centrales (BCE, Sveriges Riksbank, BNS, Banque du Danemark) combinent cependant des mesures non conventionnelles et les taux négatifs.

Qu’apportent les taux négatifs au-delà du fait qu’ils permettent d’abaisser davantage les taux d’intérêt ? La Banque de Suède y voit une façon de mener une politique monétaire encore plus accommodante, signifiant au marché qu’elle peut accommoder encore et encore, autant qu’elle le juge nécessaire sans limite à anticiper. La BNS a, quant à elle, justifié son action en précisant que cela lui permettrait d’exercer une pression à la baisse sur le taux de change du franc suisse jugé surévalué. La BCE n’a que peu commenté sa décision d’abaisser le 3 décembre 2015 son taux de facilité de dépôt à –0,30 %. À la conférence de presse qui a suivi l’annonce des décisions prises ce jour-là, Mario Draghi s’est contenté d’indiquer que ces mesures permettraient de renforcer l’assouplissement entrepris depuis juin 2014 qui commençait à exercer « des effets positifs significatifs sur les conditions de financement, le crédit et l’économie réelle ». Certains observateurs y ont vu une taxe prélevée sur les réserves excédentaires des banques à la banque centrale, destinée à stimuler l’octroi de crédits et, plus largement, le financement de l’économie. L’interprétation a fait débat (Godin, 2015). D’un côté, il est vrai que les crédits octroyés par les banques ne résultent pas, en tout cas pas directement, d’une transformation des réserves qu’elles détiennent auprès de la banque centrale. Ce sont les crédits qui font les dépôts et non l’inverse3, quelle que soit la nature des dépôts (en monnaie de banque ou en monnaie centrale). Mais d’un autre côté, il est vrai aussi que les banques ont plus de facilité à octroyer du crédit (et donc à créer de la monnaie) lorsqu’elles ont un accès aisé à la liquidité centrale, qui leur permet de gérer plus facilement les « fuites » des dépôts créés. En effet, les dépôts créés à l’occasion d’un octroi de crédits circulent et induisent, pour les banques qui en sont à l’origine, des paiements interbancaires en monnaie centrale. Or pour que ces paiements interbancaires soient aisés, il faut, d’une part, que la monnaie centrale ne manque pas et, d’autre part, que les banques consentent à faire circuler sur le marché interbancaire leurs excédents de liquidité au lieu de les geler sur leur compte à la banque centrale. Peut-être est-ce ainsi pour favoriser la circulation de ces excédents de liquidité sur le marché interbancaire que la BCE a voulu un taux de facilité de dépôt encore plus bas, ce qui n’est pas sans lien avec une stimulation du crédit, certes indirecte ? L’argument a toutefois sa limite : si l’on suppose un ajustement rapide des taux sur le marché interbancaire, ce qu’une banque gagne en termes relatifs (taux des prêts interbancaires, taux des facilités de dépôt) à prêter sur le marché interbancaire plutôt que de laisser ses réserves excédentaires sur son compte à la banque centrale est indifférent au niveau positif ou négatif du taux des facilités de dépôt. Donc peut-être est-ce plus simplement pour accentuer la baisse des taux sur le marché interbancaire et, ce faisant, favoriser la baisse de l’euro sur le marché des changes que la BCE a rabaissé son taux de facilité de dépôt, même si cet objectif n’entre pas a priori dans ses missions et n’est de ce fait pas directement avouable ?

Des investisseurs prêts à payer pour placer leur argent

Une configuration de taux nominaux négatifs signifie que les investisseurs sont prêts à payer ou, ce qui revient au même, à récupérer une somme inférieure au montant placé, dès lors que le placement qu’ils effectuent leur semble suffisamment sûr. Car c’est cela qui se passe en situation de crise, l’incertitude est tellement grande que la perspective n’est plus la maximisation du gain, mais la minimisation de la perte redoutée. Rationnellement, on peut avoir intérêt à payer pour réduire la perte en investissant dans un titre perçu comme un actif sûr.

Cette situation traduit également une pénurie d’actifs sûrs, tant la demande pour ce type d’actifs est forte et l’offre nécessairement réduite par l’incertitude et la surestimation du risque qui prévalent dans la phase récessive du cycle.

Par ailleurs, dès lors que les mesures non conventionnelles prennent de l’importance et consistent en achats de titres, qui font baisser le taux de ces derniers, mais donc aussi monter leur prix, il devient rationnel d’acheter ces titres à taux négatif (en majeure partie des obligations publiques) à partir du moment où l’on anticipe que la banque centrale maintiendra sa politique et rachètera ultérieurement ces titres à un prix plus élevé. Du point de vue de l’investisseur, c’est le taux actuariel (ou taux de rendement interne) – tenant compte de l’ensemble des flux actualisés de revenus associés au titre, y compris son prix de revente – qui importe et non le taux nominal. Ce taux de rendement peut en l’occurrence être supérieur au taux nominal si l’écart entre le prix de revente et le prix d’achat du titre est suffisamment important.

Les taux négatifs sont parfois présentés comme un sérieux problème pour les intermédiaires financiers qui ont à gérer un portefeuille de titres longs, notamment les assureurs, mais aussi les banques. Les promesses de rendements à leurs créanciers seraient plus difficiles à tenir lorsque la détention de titres longs rapporte aussi peu, voire leur coûte si leur taux est négatif. Notons cependant que le fait d’acheter quelques obligations d’État dont le taux nominal est de –1 % pour constituer un portefeuille qui devra garantir in fine une rémunération de +2 % au total équivaut à acheter des obligations d’État à +1 % pour servir au client un rendement de +3 %. En outre, ce n’est pas le rendement brut de l’actif qu’il faut considérer, mais le rendement de l’actif net du coût des ressources : là encore, que l’actif rapporte –1 % lorsque les ressources « coûtent » aussi –1 % ou qu’il rapporte 2 % quand les ressources coûtent 2 % est évidemment strictement équivalent en termes de rendement net. Les taux négatifs peuvent être intellectuellement déroutants, ils ne sont pour autant pas plus problématiques en soi que les taux positifs, dès lors que l’on raisonne en termes relatifs et de rendement net.

Des taux négatifs là où la déflation menace le plus

Du côté des banques centrales comme des investisseurs, on peut donc aisément trouver la rationalité des taux d’intérêt négatifs. Il n’en demeure pas moins que ces taux négatifs ne produiront pas forcément l’ajustement requis pour écarter le risque déflationniste. D’autant que si l’on constate une assez forte corrélation entre le niveau négatif des taux d’intérêt nominaux et le taux d’inflation (cf. graphiques 1 infra), ce qui de prime abord peut sembler mécanique en référence à la relation de Fisher (taux nominal = taux réel + taux d’inflation), il n’est au fond pas si simple de déterminer si le taux négatif est une réponse active à l’inflation trop basse ou s’il en est le résultat, autrement dit, le symptôme d’un régime déflationniste que les banques centrales ne parviendraient pas à désamorcer. Arme de poing des banques centrales ou signal de détresse des économies les plus exposées au risque déflationniste ? Si c’est là où la situation est la pire en termes de déflation que les taux sont les plus négatifs, c’est donc aussi là où le combat des banques centrales est le plus difficile à mener, là où la question est ainsi la plus difficile à trancher.

Graphiques 1 - Taux d’inflation et taux négatifs
Graphique 1a - États-Unis
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 

Graphique 1b - Royaume-Uni

Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1c - Suisse
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1d - Suède
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1e - Danemark
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1f - Espagne
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1g - Allemagne
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).
 
Graphique 1h - France
Source : d’après les auteurs (à partir des données Macrobond).

Un retour à Wicksell

À la poursuite du moindre écart entre le taux naturel et le taux monétaire

Baisser les taux directeurs agit directement sur le coût de l’argent pour les banques, un peu moins directement – comme on l’a vu – sur le coût du crédit (tout dépend du comportement des banques en la matière) et très peu, sinon pas du tout, sur la rentabilité attendue des investissements productifs. Or c’est bien la rentabilité attendue de l’investissement productif (ou plus formellement la productivité marginale du facteur capital) qui commande en grande partie la demande de financement, l’investissement et, partant, la croissance. Ce que peut une banque centrale soucieuse de stabilité monétaire, c’est tout au plus chercher à réduire l’écart entre son taux directeur et la rentabilité attendue de l’investissement productif (à supposer qu’elle soit capable de bien l’évaluer), sous peine sinon d’alimenter l’inflation quand le taux directeur est trop bas ou la déflation quand il est trop haut. On retrouve là l’un des principaux enseignements de l’analyse élaborée par Wicksell en introduisant la notion de taux d’intérêt naturel. Dans son ouvrage de 1898 Intérêts et prix (traduit en anglais en 1936), Wicksell définissait ainsi le taux naturel en le distinguant du taux monétaire auquel les banques prêtent : « Il existe un certain taux d’intérêt sur les prêts qui est neutre pour les prix des biens, en ce qu’il ne les fait ni monter ni baisser. Ce taux est par définition le même que celui qui serait déterminé par la loi de l’offre (d’épargne) et de la demande (de capital nouveau) dans une économie sans monnaie et où tous les prêts se feraient sous forme de biens de capitaux physiques. Il est équivalent de le considérer comme la valeur courante du taux d’intérêt naturel du capital4. »

Or le taux monétaire ne coïncide que très rarement avec ce taux naturel. S’il est au-dessous, explique Wicksell, cela conduit les entrepreneurs à réaliser (du moins à anticiper) un supplément de profit. Les investissements productifs augmentent et, avec eux, le prix des biens : « La demande de services, de matières premières et de biens plus généralement va croître, et les prix des biens vont augmenter. » À l’inverse, si les banques prêtent à un taux supérieur au taux naturel, alors « les entrepreneurs souffrent d’un écart négatif par rapport à leur revenu normal, et il y a une tendance à confiner l’activité dans les secteurs les plus rentables. La demande de biens et de services baisse ou, de toute façon, est en retrait par rapport à l’offre, et les prix chutent ». Cela revient à dire que les conditions d’équilibre monétaire sont rarement réunies et que l’on ne peut pas faire comme si la monnaie n’existait pas : Wicksell avant Keynes rejette la neutralité de la monnaie.

Il met alors en lumière que l’écart observé entre le taux monétaire et le taux naturel peut enclencher un mécanisme cumulatif d’instabilité des prix : lorsque le taux monétaire est inférieur au taux naturel et qu’alors les prix augmentent, cette augmentation alimente les anticipations favorables des entrepreneurs, la hausse de leurs investissements et les réponses favorables des banques à leurs demandes de crédit, ce qui met en place un mécanisme auto-entretenu d’inflation. Et inversement, la phase de baisse de prix, qui s’enclenche lorsque le taux d’intérêt monétaire se situe au-dessus du taux naturel, est potentiellement cumulative aussi. La baisse des prix alimente les anticipations déflationnistes qui confortent les entrepreneurs dans le repli de leur activité et les banques dans la restriction du crédit. Les prix cesseront de baisser, explique Wicksell, seulement lorsque le taux d’intérêt naturel montera (grâce à une découverte, une nouvelle technique, une nouvelle organisation du travail, etc.) ou lorsque les banques décideront d’abaisser leurs taux monétaires. Ces deux solutions n’impliquent pas les mêmes actions et donc pas forcément les mêmes acteurs.

Un taux monétaire trop bas avant-crise

L’analyse de Wicksell offre une grille de lecture intéressante de la politique monétaire menée avant et pendant la crise financière (Couppey-Soubeyran, 2015). Au regard du taux d’intérêt naturel, la politique monétaire d’avant-crise, aux États-Unis surtout mais en Europe également, peut s’analyser comme une politique monétaire trop accommodante. Et si, à la différence du schéma wicksellien, elle n’a pas produit d’inflation, c’est parce que dans le contexte de la Grande Modération (inflation basse et stable des années 1990-2000), les taux d’intérêt bas de la première moitié des années 2000 ont entraîné une augmentation continue non des prix des biens et des services, mais de ceux des actifs financiers et immobiliers (bulles de prix d’actifs). Il suffit alors d’étendre l’analyse de Wicksell aux prix d’actifs pour qu’elle conserve toute son actualité.

Quant à la politique monétaire de gestion de crise, elle a consisté à réduire le plus possible les taux directeurs et à tenter de faire baisser l’ensemble de la gamme des taux pour espérer une reprise de l’investissement et de la croissance. Du point de vue Wicksellien, les banques centrales ont bel et bien essayé de ramener le taux d’intérêt monétaire vers le niveau très bas du taux d’intérêt naturel. Cela a-t-il suffi à écarter le risque de déflation et à faire repartir l’investissement ? Sans doute pas. Même aux États-Unis où la reprise a été la moins poussive et où le resserrement de la politique monétaire, que Janet Yellen avait conditionné à l’amélioration du marché de l’emploi, a débuté en douceur au milieu de décembre 2015 avec un rehaussement de 25 points de base du taux des Fed funds, l’inflation était encore très faible à 0,5 % (indice IPC) au début de 2016. Quant à la zone euro, la BCE a beau avoir réaffirmé en décembre 2015 le caractère très accommodant de sa politique monétaire, en abaissant d’un cran supplémentaire son taux de facilité de dépôt (à –0,30 %), en prolongeant de six mois son programme d’achats d’actifs entamé en mars 2015 et en n’excluant pas une augmentation à venir des achats mensuels, elle ne connaît qu’une reprise extrêmement timide et ne parvient toujours pas à s’extirper d’une inflation quasi nulle.

Au seuil de zéro, il n’est vraisemblablement pas équivalent pour résorber un écart probablement positif entre le taux monétaire et le taux naturel, de faire baisser le taux monétaire ou de rechercher la hausse du taux naturel. A fortiori, lorsque le taux naturel tombe en dessous de zéro, faut-il pousser le taux nominal plus loin en territoire négatif ou trouver les moyens de rétablir le taux naturel ? Si l’on se fie aux estimations actuellement disponibles, le taux naturel est proche de zéro, voire en dessous. Cela justifie de prime abord la décision de plusieurs banques centrales de maintenir leur taux directeur au plancher ou de l’abaisser en territoire négatif, sauf qu’une fois encore, il n’en résulte pas, tout particulièrement dans le cas de l’Europe, une franche amélioration de l’investissement et de l’inflation. La solution serait alors davantage à rechercher dans le mouvement du taux naturel que dans celui du taux monétaire. Il faut alors, d’une part, comprendre ce qui a provoqué la baisse du taux naturel pour identifier les leviers sur lesquels agir et, d’autre part, se résoudre à l’idée que la solution n’est pas forcément du seul ressort des banques centrales, du moins de la politique monétaire dans ses modalités actuelles…

Un taux naturel en chute

Au sein des banques centrales, le taux naturel suscite depuis le début des années 2000 un regain d’intérêt et fait l’objet d’estimations (Mésonnier, 2005). Ce regain d’intérêt a coïncidé avec le recours croissant aux modèles d’équilibre général dynamique stochastique (DSGE – dynamic stochastic general equilibrium), notamment dans le cadre des travaux de Michael Woodford5, qui revendique un cadre néowicksellien dans lequel la banque centrale adopte une règle de taux d’intérêt lui permettant d’agir sur l’économie réelle et où les perturbations de l’économie réelle rétroagissent sur l’ajustement du taux d’intérêt.

Le plus souvent, les estimations du taux naturel ont servi à apprécier le caractère plus ou moins accommodant de la politique monétaire, constituant une sorte de taux d’équilibre ou de benchmark pour guider la banque centrale vers son objectif de stabilité des prix. Mais ce que révèlent également ces estimations, quelle que soit la méthode employée, c’est une tendance à la baisse du taux naturel amorcée depuis plusieurs décennies et qui s’est fortement accentuée dans les années 2000. Selon l’estimation de Laubach et Williams (2003) et sa mise à jour en 2015, le taux naturel serait ainsi passé aux États-Unis de 4,5 % environ au début des années 1960 à 0 %, voire un peu moins encore en 2015. Si l’estimation alternative de Lubik et Matthes (2015) n’aboutit pas à des valeurs négatives (cf. graphique 2 infra), elle confirme cette baisse tendancielle de long terme et évalue à environ 0,5 % le taux naturel au deuxième trimestre 2015.

Aglietta et Brand (2015) insistent sur cette tendance qu’ils attribuent à la financiarisation des économies et qui leur semble tout aussi caractéristique, si ce n’est davantage, des économies européennes. Le taux d’intérêt naturel (ou productivité marginale du capital) est trop bas, en dessous selon eux du taux d’intérêt réel de marché (taux nominal – taux d’inflation) que la déflation tend à renchérir. La rentabilité a baissé trop fortement pour que l’investissement puisse repartir. Cela va de pair avec un affaiblissement de la croissance potentielle et augure selon eux d’un phénomène de stagnation séculaire. C’est alors non plus tant l’écart entre taux monétaire et taux naturel qui provoque une instabilité cumulative, mais la chute du taux naturel qui engendre un cercle vicieux : la baisse du taux naturel entraîne la baisse de l’investissement productif qui entraîne la baisse de la demande et des gains de productivité (en raison d’un déclin de l’innovation) qui entraîne la baisse du taux naturel...

Graphique 2 - Taux naturel aux États-Unis (estimation de Lubik et Matthes, 2015, comparée à celle de Laubach et Williams, 2003)
Note : TVP – VAR : modèle vectoriel autoregressif.
Source : Lubik et Matthes (2015).

Comment redresser le taux naturel ?

Si l’on interprète le taux naturel comme le sentier de la croissance de long terme, on comprend que l’attention portée à son niveau a beaucoup à voir avec la stagnation séculaire dont Summers (2014), à la suite des travaux de Hansen (1939), craint le retour. La question de savoir comment relever le taux d’intérêt naturel n’est autre que celle de savoir comment éviter la stagnation séculaire.

La politique monétaire le peut-elle ? Si l’on se fie aux expériences récentes, à moins de considérer que le recul manque encore, ajuster le taux monétaire toujours plus bas à un taux d’intérêt naturel estimé en territoire négatif ne semble guère avoir d’effet stimulant sur l’investissement. Au mieux, cela permet de limiter la dynamique déflationniste. Les mesures non conventionnelles, utilisées en substitution d’un taux d’intérêt qui ne pourrait pas baisser davantage, n’ont pas produit d’effets significativement plus sensibles sur l’investissement et l’inflation. Relever la cible d’inflation pour ancrer les anticipations d’inflation sur un niveau plus haut d’inflation peut apparaître comme une autre solution. Cela suppose toutefois d’attribuer aux anticipations un pouvoir qu’elles n’ont pas forcément et confond peut-être aussi la cause et la conséquence : le relèvement des anticipations d’inflation ne nécessite-t-il pas au préalable le relèvement du taux naturel (un redressement perceptible du potentiel de croissance et du rendement attendu de l’investissement) après quoi seulement les deux peuvent alors s’alimenter réciproquement ? Bref, la politique monétaire semble bien à court de munitions.

Mais si en tentant d’agir sur l’offre de financement, la banque centrale ne parvient guère à ses fins, peut-être alors lui faut-il davantage orienter son action vers la demande (de financement, de consommation, d’investissement) ? Cela n’est certes pas envisageable dans le cadre de la politique monétaire au sens conventionnel du terme (même d’ailleurs en y incluant les mesures actuelles dites « non conventionnelles »). Imaginons cependant que l’augmentation de la base monétaire soit directement orientée vers la dépense plutôt que de l’attendre via un transit incertain par le canal des banques et des marchés financiers. Il suffirait pour cela de…

…Rêver un peu !

D’une part, il s’agirait de réorienter directement la hausse de la base monétaire vers la dépense de consommation : il faudrait alors la réaliser en émission de billets en l’assortissant (1) d’un cours légal limité dans le temps afin d’encourager la réalisation d’une dépense dans de brefs délais et (2) de l’impossibilité de les déposer sur un compte bancaire. Cela fait penser bien sûr à l’helicopter money de Milton Friedman ou à l’initiative actuelle « Quantitative Easing for People. A Rescue Plan for the Eurozone »6. La base monétaire se retrouverait alors nécessairement en augmentation au moins équivalente à la masse monétaire (puisque la monnaie fiduciaire se situe précisément à l’intersection de la base monétaire et de la masse monétaire), ce qui a priori faciliterait le retour de l’inflation. Ce n’est pas le cas quand la hausse de la base monétaire consiste en achats d’actifs auprès des banques puisque cela ne suffit pas nécessairement à les inciter à relancer la création monétaire (l’augmentation de la base monétaire peut à l’extrême se retrouver intégralement dans l’augmentation des dépôts des banques à la banque centrale). Ainsi, par là même, cela favoriserait aussi le relèvement des anticipations d’inflation.

D’autre part, favoriser la dépense suppose bien sûr d’agir aussi sur la demande d’investissement, moteur essentiel de la croissance de long terme. À ce niveau, plutôt que d’acheter des titres de dette publique sur le marché secondaire dont on ne sait plus ce qu’ils financent, la banque centrale pourrait garantir sur le marché primaire et assurer la liquidité sur le marché secondaire des émissions de titres d’une banque publique européenne (comme la Banque européenne d’investissement – BEI – en France, mais à plus large échelle), dont la souscription serait intégralement investie dans des infrastructures publiques dans les domaines indispensables à une croissance soutenable et équitable – éducation, formation, santé, environnement, etc. Le choix de ces investissements incomberait à un haut conseil des finances publiques indépendant. Leur réalisation à un coût de financement très bas en assurerait la rentabilité et produirait normalement des effets de débordement sur l’investissement privé, ce qui a priori permettrait le rétablissement progressif du taux d’intérêt naturel.

Les liquidités qui aujourd’hui tournent en boucle dans la sphère financière reviendraient alors irriguer l’économie réelle pour préparer la croissance de demain, une croissance libérée du cycle financier et soucieuse du bien-être des générations futures.


Notes

L’auteur remercie Julien Pinter (BSI Economics) et Salim Dehmej (université Paris 1, Labex Refi) pour leur relecture attentive et les échanges stimulants qui en ont résulté, ainsi que Guillaume Arnould (université Paris 1) pour les données. Les analyses et les opinions exprimées dans cet article restent de la seule responsabilité de l’auteur.
1 Très graduellement rehaussé par la suite jusqu’en septembre 2014, il a été de nouveau fixé très bas en 2015 à –0,75 %, pour être très légèrement remonté en janvier 2016 à –0,65 %.
2 Depuis janvier 2015, la BNS applique un taux négatif de –0,75 % sur les avoirs en compte de virement – réserves des banques suisses sur leur compte à la BNS – et fixe la marge de fluctuation du Libor à trois mois entre –1,25 % et –0,25 %.
3 Pour des analyses récentes de la création monétaire, voir notamment McLeay et al. (2014) et Jakab et Kumhof (2015).
4 Les passages entre guillemets reprennent la traduction proposée par Christian de Boissieu dans « Knut Wicksell : les deux taux d’intérêt », Le Cercle des économistes.
5 Voir notamment Woodford (2003).
6 Voir le site : www.qe4people.eu/.

Bibliographies

Aglietta M. et Brand T. (2015), « La stagnation séculaire dans les cycles financiers de longue période », Économie mondiale 2016, La Découverte, coll. Repères, septembre.
Bernanke B. S. et Reinhart V. R. (2004), « Conducting Monetary Policy at Very Low Short-Term Interest Rates », American Economic Review, vol. 94, n° 2, pp. 85-90.
Couppey-Soubeyran J. (2015) (avec la collaboration de Guillaume Arnould), Monnaie, banques, finance, Puf, coll. Quadrige, octobre.
Godin R. (2015), « BCE : un taux négatif, pour quoi faire ? », La Tribune, 9 décembre 2015, www.latribune.fr/economie/union-europeenne/bce-un-taux-negatif-pour-quoi-faire-533961.html.
Hansen A. (1939), « Economic Progress and Declining Population Growth », The American Economic Review, vol. 29, n° 1, pp. 1-15.
Jakab Z. et Kumhof M. (2015), « Banks Are Not Intermediaries of Loanable Funds – and Why this Matters », Bank of England, Working Paper, n° 529, mai.
Laubach T. et Williams J. C. (2003), « Measuring the Natural Rate of Interest », Review of Economics and Statistics, vol. 85, n° 4, novembre, pp. 1063-1070.
Laubach T. et Williams J. C. (2015), « Measuring the Natural Rate of Interest Redux », Federal Reserve Bank of San Francisco, Working Paper, n° 2015-16, www.frbsf.org/economic-research/publications/working-papers/wp2015-16.pdf.
Lubik T. A. et Matthes C. (2015), « Calculating the Natural Rate of Interest: a Comparison of Two Alternative Approaches », Federal Reserve Bank of Richmond, Economic Brief, EB15-10, octobre.
McLeay M., Radia A. et Thomas R. (2014), « Money Creation in the Modern Economy », Quarterly Bulletin, 1er trimestre.
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