Dans son récent discours d’adieu, l’ancien gouverneur de la Banque de France Christian Noyer notait qu'« il existe des causes profondes et fondamentales à cette coïncidence prolongée de bas niveau des taux d’intérêt et de l’inflation », que « les faibles taux d’équilibre compliquent la tâche de la politique monétaire » et « dégrade[nt] les conditions de l’arbitrage entre stabilité des prix et stabilité financière » (Noyer, 2016). C’est pourquoi il convient d’analyser les taux d’intérêt sous tous les angles possibles.
Selon Haldane (2015), les taux d’intérêt mondiaux sont aujourd’hui « plus bas qu’ils ne l’ont jamais été au cours des 5 000 dernières années ». Nous ne pouvons distinguer précisément ce qui est séculaire de ce qui est cyclique dans une évolution aussi extraordinaire. Nous ne pouvons pas non plus être certains de l’importance relative des facteurs monétaires et non monétaires. Par conséquent, il nous faut prendre conscience qu’il n’existe sans doute pas de réponse simple à la question suivante : quelle est la « nouvelle normalité » pour les taux d’intérêt ? Faust et Leeper (2015) ont soutenu de façon convaincante que simplifier outre mesure des dynamiques complexes et supposer un retour à des niveaux « normaux » des taux directeurs ou des primes de terme sur les marchés obligataires pouvaient conduire à des erreurs de politique économique.
Étant donné que les conditions monétaires dépendent des taux d’intérêt à diverses échéances, il est essentiel d’analyser la forme de la courbe des taux. L’analyse dans cet article se fondera sur trois variables construites – le taux directeur théorique, le taux d’intérêt naturel et la prime de terme du taux d’intérêt à long terme – afin d’étudier le taux d’intérêt à long terme. Avec des taux directeurs de référence plus stables (et bloqués à un niveau proche de zéro depuis 2009), les taux longs ont pris davantage d’importance dans la transmission mondiale de la politique monétaire. Cette importance se vérifie particulièrement sur les marchés émergents. À l’époque où la majeure partie des emprunts étrangers du secteur privé de ces économies prenaient la forme de prêts bancaires associés à des taux d’intérêt à court terme libellés en dollars, le taux des Federal funds (fonds fédéraux) exerçait une influence monétaire extérieure dominante sur les conditions financières des marchés émergents. De nombreuses études empiriques portant sur ces derniers ont donc considéré que ce taux d’intérêt était le meilleur instrument unique de mesure du taux d’intérêt « étranger ». Mais une telle dépendance à un taux d’intérêt unique est devenue plus que jamais trompeuse. Le recours accru aux marchés obligataires nationaux et internationaux a rendu les marchés émergents bien plus sensibles aux variations des taux à long terme. La Banque des règlements internationaux (BRI, 2007) a analysé les premières phases de ce développement ; Sobrun et Turner (2015) en ont décrit les évolutions au cours de ces dernières années. De nombreux marchés émergents ont désormais rejoint les économies avancées et ont des taux d’intérêt à long terme déterminés par le marché et libellés dans leurs propres devises, généralement sur leur marché national des obligations d’État.
Cet article s’articule autour de deux références internationales en matière de taux d’intérêt, à court terme, le taux des Federal funds et, à long terme, un taux d’intérêt réel mondial qui n’est sous le contrôle d’aucune banque centrale en particulier. Les graphiques 1 (ci-contre) résument les mouvements des taux d’intérêt au cours de ces dix dernières années. Le graphique 1a retrace l’évolution du taux nominal des Federal funds qui, depuis 2008, oscille autour de zéro, poussant à des mesures de stimulation monétaire sous la forme d’achats d’actifs. Ce graphique illustre l’estimation faite par Lombardi et Zhu (2014) du taux directeur – communément appelé « taux directeur théorique ou shadow rate » – auquel correspondent ces achats. La manière et le moment où la Federal Reserve (Fed) procédera (ou non) à une réduction de son bilan considérable resteront un élément important de l’orientation de la politique monétaire pour quelques années (Friedman, 2014 ; Turner, 2015).
Les graphiques 1b et 1c (supra) illustrent les moyennes simples des taux directeurs et des taux d’intérêt à long terme libellés dans les devises de six banques centrales d’économies avancées (la France servant d’exemple pour la zone euro) et de douze grands marchés émergents ayant des taux de change flexibles et des marchés nationaux d’obligations d’État fonctionnels ouverts aux investisseurs non résidents. Ces moyennes pour les économies avancées et les marchés émergents évoluent de façon largement parallèle dans le temps, mais les taux des marchés émergents sont toujours plus élevés. Il convient également de noter que les taux à long terme des marchés émergents ont progressé plus vivement pendant les deux périodes de turbulences sur les marchés obligataires, en 2008 et pendant le taper tantrum de 2013.
À l’une des extrémités de la courbe de taux se trouve le taux directeur. Une banque centrale ayant un taux de change flexible peut fixer son propre taux directeur, s’assurant un certain niveau d’indépendance monétaire. Pour autant, les banques centrales situées hors des États-Unis devront prendre en compte le niveau du taux directeur américain car, d’une part, la plupart des contrats financiers internationaux à court terme (en particulier les contrats dérivés) sont libellés en dollars et leurs prix dépendent des taux d’intérêt à court terme libellés en dollars et, d’autre part, la différence avec les taux américains peut avoir des conséquences non désirées sur la valeur en dollars de leurs devises. Pour ces raisons, le taux des Federal funds constitue la principale référence internationale pour les taux courts dans la plupart des pays. Hofmann et Takáts (2015) ont d’ailleurs montré que les taux américains affectaient les taux directeurs des autres pays au-delà de ce que pourraient justifier les similarités dans les cycles économiques ou les facteurs de risque mondiaux – ce qui est vrai quel que soit le régime de change.
À l’autre extrémité de la courbe de taux se trouve le taux d’intérêt des obligations d’État à long terme. De nombreuses études ont montré que l’arbitrage international garantissait que les taux réels à long terme libellés dans des devises échangées sur les marchés financiers internationaux avaient tendance à suivre une évolution plus similaire entre eux que les taux à court terme (Miyajima et al., 2014 ; Obstfeld, 2015 ; Sobrun et Turner, 2015). De ce fait et comme l’ont soutenu King et Low (2014), des corrélations aussi fortes justifient de commencer toute analyse avec le concept de taux d’intérêt réel mondial à long terme. Les variations de taux des titres du Trésor américain à dix ans, qui servent de référence mondiale pour les marchés, dominent ce taux d’intérêt réel mondial. Pourtant, même les rendements américains sont en partie influencés par des forces étrangères, qu’il s’agisse d’évolutions non monétaires ou de l’orientation des politiques monétaires mises en œuvre dans d’autres juridictions, en particulier dans les principales zones monétaires.
Les deux références, taux des Federal funds (première partie de l’article) et taux d’intérêt réel mondial à long terme (deuxième partie), ont enregistré un déclin significatif et durable, c’est-à-dire de nature non cyclique. En outre, les corrélations transfrontalières des taux d’intérêt ont fortement augmenté, ce qui suggère que les déterminants purement locaux (y compris la politique monétaire locale) ont perdu de leur importance (troisième partie).
Le taux d’intérêt naturel
Examinons en premier lieu le taux directeur de la Fed. La théorie est simple : le taux directeur naturel ou d’équilibre d’une économie fermée (autrement dit, compatible avec le plein-emploi et la stabilité des prix à moyen terme) dépendra de facteurs économiques réels tels que la productivité, de l’évolution démographique (qui contribue à définir les préférences en matière d’épargne et d’investissement), de l’efficacité de l’intermédiation financière et d’autres facteurs structurels. Toutefois, développer de solides mesures pratiques est plus complexe car il est difficile d’évaluer dans quelle mesure de tels facteurs économiques réels affectent le taux naturel. Néanmoins, selon le consensus empirique actuel, le taux d’intérêt naturel dans la plupart des pays développés a baissé ces dernières décennies (Chetwin et Wood, 2013). Les facteurs liés à l’offre généralement cités sont une plus faible croissance de la productivité et une population vieillissante. Zhu (2015) soutient qu’à l’exception de la Chine, le taux naturel en Asie émergente a chuté de plus de 4 %, principalement en raison de facteurs démographiques et mondiaux qui évoluent lentement.
Les anticipations concernant la future croissance jouent également un rôle. Et ce qui semble lié à l’offre pourrait refléter les effets à plus long terme des influences liées à la demande (Reifschneider et al., 2015). Des facteurs macroéconomiques (par exemple, le désendettement du secteur privé, l’indisponibilité des canaux d’intermédiation financière, une politique budgétaire d’austérité, etc.) peuvent également avoir des effets particulièrement durables, même s’ils finissent par se résorber (Rogoff, 2015).
Laubach et Williams (2015), qui assimilent de fait l’économie américaine à une économie fermée, placent le taux réel d’équilibre des Federal funds dans une fourchette allant de 3 % à 4 % dans les années 1980, précisant que ce taux a ensuite diminué au cours des deux décennies suivantes pour atteindre environ 2 %. Cette hypothèse reflète le consensus qui existait avant la crise financière en matière de taux naturel, proche des estimations de la croissance tendancielle aux États-Unis. Néanmoins, des influences non américaines – non prises en compte par Laubach et Williams – jouent elles aussi un rôle dans la détermination du taux naturel des États-Unis. Et l’impact quantitatif des divers facteurs (par exemple, les facteurs structurels et macroéconomiques que nous venons de mentionner) demeure sujet à débat. C’est pourquoi toute prédiction concernant les évolutions futures du taux naturel nécessite d’être traitée avec circonspection.
Conformément à leurs dernières estimations (cf. graphique 2c), le taux naturel américain oscille autour de zéro depuis 2010. Hamilton et al. (2015) décrivent également un scénario compatible avec un taux naturel bas en 2015. Bien que de telles estimations soient évidemment très incertaines, le taux naturel fournit une référence logique permettant de traduire un taux d’intérêt donné en une mesure simple de l’orientation d’une politique. Par conséquent, plusieurs banques centrales y ont eu recours afin de communiquer leurs intentions politiques : voir, par exemple, Yellen (2015) qui a souligné que de nombreuses estimations avaient été faites et qui a également pris le soin de préciser que « les règles simples sont, à vrai dire, trop simples ». D’autres mesures apportent des informations supplémentaires. En outre, il peut y avoir des raisons, liées à l’offre, de penser que ce taux naturel augmentera au cours de la prochaine décennie sous l’effet de changements démographiques (Gavin, 2015 ; Goodhart et al., 2015).
Le taux d’intérêt réel mondial à long terme
Une baisse tendancielle similaire du taux d’intérêt réel à long terme a été observée, illustrée dans le graphique 2b (ci-contre). Des forces internationales antérieures à la crise budgétaire (par exemple, un excès d’épargne mondiale, une hypertrophie du secteur bancaire à l’échelle mondiale, une rareté des actifs sûrs ou liquides, les choix en matière d’habitat des investisseurs officiels des marchés émergents, etc.) ont empêché le taux à long terme d’augmenter, renforçant ainsi l’effet d’un taux très bas des Federal funds. Le taux d’intérêt réel mondial à long terme connaît une baisse depuis l’an 2000 au moins et sans doute depuis bien plus longtemps. Il serait peu vraisemblable d’attribuer une tendance qui dure depuis des décennies à la seule politique monétaire. Dans une étude ambitieuse portant sur les déterminants séculaires du taux d’intérêt réel mondial à long terme, Rachel et Smith (2015) attribuent environ deux tiers de la baisse des taux réels mondiaux depuis les années 1980 à des facteurs séculaires qui déterminent les taux d’épargne et d’investissement désirés.
Le graphique 2c (supra) montre que la très forte baisse récente des taux à long terme aux États-Unis et dans la zone euro est largement due à une nouvelle compression de la prime de terme, autrement dit, la récompense liée à la détention d’obligations à échéances longues plutôt qu’à échéances courtes, laquelle diminuait déjà depuis quelques années. Par conséquent, le taux d’intérêt à long terme a évolué pour des raisons autres que des variations des taux courts attendus. Une contribution récente de la politique monétaire à la forte baisse des primes de terme réside dans les achats massifs d’obligations par les banques centrales dans le cadre de l’assouplissement quantitatif dans les économies avancées. Une intervention à grande échelle sur le marché des changes par certaines banques centrales de marchés émergents – en particulier la Chine et les pays exportateurs de matières premières – a eu un effet analogue. Alors que leurs réserves de change atteignaient de nouveaux sommets, beaucoup de banques centrales ont allongé l’échéance de leurs achats d’obligations. Il convient de noter que l’intensification de l’assouplissement quantitatif par la BCE (Banque centrale européenne) au moment où la Fed mettait un terme à ses nouveaux achats a poussé la prime de terme de l’euro à un niveau bien plus bas que celle du dollar, et des éléments attestent que cela a mis une pression baissière sur la prime de terme du dollar, en dépit de l’éventualité d’un resserrement imminent de la politique de la Fed. En d’autres termes, une banque centrale qui fixe son taux directeur en fonction de son propre environnement peut voir ses taux à long terme, déterminés sur les marchés mondiaux, évoluer dans la direction opposée.
Cependant, il n’existe pas d’explication microéconomique simple ou évidente à la persistance d’une prime de risque négative pour détention de titres à long terme. En temps normal, les investisseurs privés trouveraient risqué d’acheter des actifs (dans ce cas, des obligations) dont les prix ont été provisoirement gonflés – et les rendements diminués – par des achats officiels. Pourquoi n’ont-ils pas trouvé plus risqué d’acheter des obligations ayant des rendements aussi bas ? Une hypothèse veut que la Grande Modération (inflation faible découlant de politiques macroéconomiques crédibles) ait fait paraître plus sûrs les investissements dans les obligations d’État. Mais le problème avec cette explication est que les rendements obligataires sont devenus plus volatils (et non le contraire) alors même que le taux directeur devenait bien plus stable. La hausse (surprenante) de la variabilité des évolutions du taux d’intérêt à long terme qu’a soulignée Watson (1999) a en réalité persisté (cf. tableau 1). Watson s’est appuyé pour cette comparaison sur la période allant de janvier 1965 à septembre 1978. L’écart type des évolutions mensuelles des rendements à dix ans était de 23 points de base pour la période allant de janvier 1999 à juillet 2015, contre 19 points de base pour la période de référence. Un indice permettant d’expliquer l’attirance pour la détention d’obligations pourrait être l’écart de terme plus élevé (2,44 pour la période récente, contre 0,85 pour la période de référence de Watson). Par ailleurs, un écart aussi important aurait rendu plus séduisantes les opérations de carry trade sur taux d’intérêt (autrement dit, emprunter à court terme et prêter à long terme). La plus importante volatilité des rendements obligataires soulignée par Watson rendrait les opérations de carry trade plus risquées, mais la plus faible volatilité du taux des Federal funds et de l’écart de terme peut avoir rassuré les investisseurs. Toutefois, si la volatilité augmente fortement, ces opérations de carry trade peuvent être brusquement inversées. Les opérations de carry trade sur taux d’intérêt pourraient bien représenter un canal de transmission important mais volatil du taux directeur au taux à long terme (Turner, 2015).
Le tableau 2 montre l’évolution des principaux taux d’intérêt au cours de ces dernières années. Sur la période 1980-1999, le taux réel des Federal funds s’est élevé en moyenne de 3,7 %, presque 1 point de pourcentage au-dessus du taux naturel de Laubach-Williams. Depuis, le taux naturel des Federal funds a chuté d’environ 1,5 point de pourcentage. La baisse bien plus forte du taux effectif (ajusté de l’impact présumé de l’assouplissement quantitatif) reflète une mesure de stimulation monétaire significative et durable. Une baisse analogue a été observée dans les taux d’intérêt réels à long terme. La croissance potentielle américaine est également beaucoup plus faible. Il n’existe pas de chiffres fiables concernant le PIB potentiel mondial, mais la croissance tendancielle a légèrement diminué.
Les taux à court terme influencent, mais ne déterminent pas les taux à long terme. Une simple régression du taux réel mondial à long terme (présentée en annexe) met à jour une corrélation significative, y compris dans les données annuelles. Les taux à long terme évoluent lentement. Les coefficients estimés de chacun des principaux déterminants économiques ont tous le signe que prédit la théorie économique. Mais les écarts types sont importants. L’orientation de la politique de la Fed, mesurée par l’écart entre le taux réel (ou théorique) des Federal funds et l’estimation du taux d’intérêt naturel réalisée par Laubach et Williams, représente une variable explicative importante. Elle laisse penser qu’une augmentation de 100 points de base de ce taux ajoute aussitôt 25 points de base au taux réel mondial à long terme (et, à plus long terme, le double de ce montant). Une plus forte croissance mondiale a tendance à faire monter le taux réel à long terme : une hausse de 1 point de pourcentage du ratio du PIB mondial à sa tendance ajoute 50 points de base au taux d’intérêt réel mondial. Il est révélateur que le rendement réel des titres du Trésor américain à dix ans ne semble pas réagir au ratio entre le PIB américain réel et son niveau potentiel ; en revanche, il réagit aux variations cycliques du PIB mondial. En outre, un taux d’épargne mondial accru semble réduire le rendement à long terme. Le signe du coefficient estimé pour l’incertitude quant à l’inflation est positif, mais non significatif.
Taux d’intérêt à long terme : une plus grande convergence internationale
Le tableau 3 (infra) présente des régressions simples des variations des taux d’intérêt à long terme de six économies avancées et de douze grands marchés émergents par rapport aux variations des rendements des titres du Trésor américain (10YUS), à la différence entre le taux directeur local (R) et le taux théorique des Federal funds (FF) et au rendement à trois mois du marché monétaire local. L’interprétation de ces corrélations est simple. La première ligne, par exemple, indique qu’une hausse de 100 points de base des 10YUS est associée à une hausse de 79 points de base du rendement des obligations des économies avancées pour ce trimestre. Il est frappant que les coefficients sur les rendements des obligations à dix ans américaines soient aussi proches pour les économies avancées et les marchés émergents. L’influence des taux longs américains, toujours déterminants pour les autres économies avancées, prédomine désormais également sur les marchés obligataires des marchés émergents, lesquels sont désormais étroitement intégrés aux marchés mondiaux. Tout aussi frappant est le fait que, une fois prises en compte les variations des taux américains à long terme, l’écart du taux directeur local par rapport au taux des Federal funds (autrement dit, R-FF dans le tableau) a un impact très faible. Parce que les conditions monétaires locales dépendent de la courbe de taux dans son ensemble, et non uniquement du taux directeur, cette conclusion est importante. Elle est compatible avec l’impact limité sur les marchés obligataires et sur d’autres marchés des 25 points de base très médiatisés du taux des Federal funds en décembre 2015. Elle est également compatible avec Bowman et al. (2014) qui ont constaté que les chocs de politique monétaire américaine qui diminuent (soulignons-le) les rendements des titres du Trésor américain diminuent les rendements obligataires des marchés émergents. Les variations du taux d’intérêt local à trois mois (R3M est généralement le rendement des titres d’État, qui peuvent inclure des primes de risque de crédit et de liquidité absentes du taux directeur) sont plus importantes pour les économies émergentes que pour les économies avancées.
Attardons-nous ensuite sur le taux d’intérêt à long terme. Le rendement des titres du Trésor américain correspond à la moyenne des taux à trois mois attendus au cours des dix années de vie de l’obligation (ERUS) et à la prime de terme (TERM, telle que calculée par la BRI en suivant la méthodologie de Hördahl et Tristani, 2014). Hormis un terme d’interaction négligeable, 10YUS = TERM + ERUS. Cette séparation montre que la prime de terme des titres du Trésor américain a plus d’importance que la moyenne des taux à court terme attendus, en particulier pour les économies émergentes. Albagli et al. (2015) détectent une différence encore plus marquée dans la transmission aux économies émergentes par rapport aux économies avancées. Ils constatent que si les variations des taux américains à court terme attendus déterminent la plupart des variations dans les rendements des économies avancées, ce sont les variations de la prime de terme qui dominent les variations dans les rendements des marchés émergents. Chan et al. (2015) observent que l’assouplissement quantitatif aux États-Unis a eu plus d’impact sur les économies émergentes que sur les économies avancées.
Les régressions figurant dans le tableau 3 mesurent simplement la moyenne pour cet échantillon des effets enregistrés dans différents pays et sur différentes périodes. En pratique, bien entendu, de tels effets peuvent varier selon les pays et la période étudiée. Par exemple, le coefficient des 10YUS est susceptible de dépendre de variables macroéconomiques spécifiques à un marché émergent particulier (Bowman et al., 2014, identifient de tels effets). Les réactions des marchés financiers des pays émergents lors du taper tantrum de 2013 ont varié en fonction de différences dans les fondamentaux (Shaghi et al., 2015). Une division géographique de l’échantillon de marchés émergents utilisé dans ces régressions – non incluse dans cet article – montre que l’influence des 10YUS est bien plus forte pour les obligations d’Amérique latine que pour celles de l’Asie émergente, où les taux locaux à court terme ont davantage d’impact.
Outre la relation moyenne se rapportant à la période d’échantillonnage, l’évolution dans le temps présente également un intérêt. Les graphiques 3 (supra) montrent la façon dont les corrélations ont évolué au cours de fenêtres de trois ans successives. Deux conclusions émergent. L’une est que les corrélations avec les rendements du dollar américain ont augmenté dans le temps de 0,6 environ au milieu des années 2000 à 1 environ actuellement. Avant 2010, néanmoins, les corrélations des marchés émergents semblent être bien plus volatiles que celles des économies avancées, une conséquence, peut-être, de l’illiquidité relative des obligations des marchés émergents. BRI (2007) a noté un schéma tout aussi volatil, absent des marchés obligataires des économies avancées. La seconde conclusion est que la prime de terme des marchés des obligations en dollars est devenue un déterminant plus important des taux d’intérêt à long terme libellés dans d’autres devises que les taux américains à court terme attendus.
Conclusion
Les banques centrales des petites économies n’ont qu’une capacité très limitée d’influencer le taux d’intérêt à long terme libellé dans leur propre devise. L’influence directe des variations de leur taux directeur par rapport à celui de la Fed est faible. Dans les économies avancées tout comme dans les économies émergentes, les corrélations à court terme avec les rendements américains à long terme ont nettement augmenté au cours des dix dernières années. En moyenne, sur la période allant de 2005 à aujourd’hui, une hausse de 100 points de base du rendement américain à dix ans est associée à une hausse de 70 à 80 points de base des rendements des autres marchés obligataires, neutralisant les effets des variations des taux à court terme. Au cours des trois dernières années, cette corrélation a été bien plus importante qu’elle ne l’avait été au milieu des années 2000.
Par ailleurs, les taux d’intérêt réels mondiaux à long terme chutent lorsque la Fed assouplit sa politique monétaire, ce qui suggère que les marchés obligataires ont désormais un rôle beaucoup plus important dans la transmission monétaire internationale. Toutefois, une croissance mondiale faible et une épargne mondiale plus élevée empêchent également les taux à long terme d’augmenter : ces derniers ne dépendent donc pas que des décideurs politiques.
Les rendements américains à long terme s’articulent autour de deux éléments : la moyenne des taux à court terme attendus et une prime de terme. La prime de terme semble avoir davantage d’importance pour les corrélations internationales que la moyenne des taux à court terme attendus, et cela est particulièrement vrai dans le cas des marchés émergents. Il n’existe pas de consensus quant à ce qui détermine la prime de terme, mais à moyen terme, des facteurs liés à l’offre (démographie, productivité attendue, etc.) ont sans doute joué un rôle déterminant.
Les déterminants sous-jacents de la prime de terme étant incertains, il est hasardeux de prévoir sa valeur future. Il y a eu un long déclin tendanciel à la fois du taux d’intérêt naturel à court terme dans la plupart des économies avancées et du taux d’intérêt mondial à long terme. Des facteurs séculaires ont largement contribué à ce phénomène. Mais des éléments cycliques ou réversibles ont également exercé une influence considérable. Des opérations de carry trade sur taux d’intérêt profitant de taux à court terme proches de zéro – un exemple de la façon dont la prise de risque financière amplifie l’impact de la politique monétaire – ont probablement fait baisser les taux à long terme. Un élément impondérable est la nature et le calendrier des ventes d’obligations par les banques centrales alors que la politique monétaire est normalisée dans les économies avancées et que les banques centrales de plusieurs grands marchés émergents sont confrontées à des pressions externes pour obtenir du financement.
Il serait gratifiant d’être en mesure de conclure en répondant à la question posée au début de cet article concernant la « nouvelle normalité » des taux d’intérêt mondiaux. Gratifiant, mais irréaliste. Cet article se veut moins ambitieux. Il soutient que les estimations récentes de concepts non observés, tels que le taux directeur théorique, le taux naturel et la prime de terme du taux à long terme, laissent entendre que la « nouvelle normalité » est plus basse qu’auparavant. De tels concepts tirés de modèles peuvent bien sûr être remis en question à tout moment ; ils varieront quoi qu’il arrive dès que de nouvelles données seront disponibles. Quoi qu’il en soit, les autorités devraient reconnaître que la « nouvelle normalité » ne deviendra évidente qu’au fil des événements et que quelle qu’elle soit, ils seront confrontés à des « chocs brutaux, discontinus » qu’il est impossible de prévoir.