Même si les historiens économiques discutent encore de la pertinence du terme de « Trente Glorieuses » pour désigner la période 1945-1973, dont l’homogénéité apparaît en réalité assez floue, celle-ci demeure associée dans l’imaginaire collectif à un âge d’or. Du point de vue des acteurs et des commentateurs des politiques économiques, l'image est souvent plus contrastée puisque ces trente années sont parfois synonymes de l’émergence de politiques ayant conduit à la stagflation des années 1970 et contre lesquelles se sont construites par la suite nombre de réformes économiques. La vision des politiques des banques centrales pendant cette période souffre de la même ambivalence : d’un côté, elles suscitent la nostalgie dans le contexte actuel d’instabilité financière et d’incertitude sur le rôle de la politique monétaire, d’un autre côté, elles restent vues comme impuissantes et inefficaces, condamnées pour leur supposé biais inflationniste et méprisées pour leur faible indépendance vis-à-vis de la politique budgétaire.
Pour tenter de sortir de cette opposition évidemment caricaturale, il convient tout d’abord de comprendre ce que faisaient exactement les banques centrales de cette époque. Une plongée dans les archives de l’administration et de la presse permet immédiatement de se rendre compte que l’hypothèse d’une institution impuissante, marginalisée et adepte de l’inflation tient du préjugé (Monnet, 2012). Dans le cas de la France – comme dans celui de la plupart des pays d’Europe de l’Ouest après la guerre (Monnet, à paraître) –, on découvre une banque centrale dont les pouvoirs de contrôle sur les banques avaient été considérablement renforcés, dont les rapports au gouvernement dépendaient d’équilibres politiques fluctuants en faveur de l’une ou l’autre partie et dont les politiques annoncées comme anti-inflationnistes étaient souvent jugées trop sévères par ses concitoyens.
Plus précisément, la politique de la Banque de France après la guerre présente deux caractéristiques très particulières à l’aune desquelles elle se doit d’être comprise.
Premièrement, les actions de la banque centrale s’inscrivaient au sein d’un cadre politique général où l’intervention de l’État était omniprésente et considérée comme nécessaire. Ainsi, la Banque de France n’avait pas pour seul but d’influencer la quantité globale de monnaie et de crédit, mais son allocation. La banque centrale participait ainsi pleinement à ce que l’on appelait à l’époque la « sélectivité du crédit » qui visait à faire en sorte que les secteurs jugés prioritaires reçoivent des financements, en particulier pendant les périodes de politique monétaire restrictive. Le Conseil national du crédit, organisme paritaire hébergé à la Banque de France et composé de représentants du monde financier public et privé, était le symbole de cette politique, même si les décisions étaient en réalité prises de manière plus décentralisée au sein des différentes administrations. Ainsi, le rôle de la Banque de France ne se résumait pas à la politique conjoncturelle, mais couvrait une politique structurelle de développement du crédit et de financement des entreprises. Pour cette raison, le réescompte – instrument traditionnel et ancien du refinancement des banques par la banque centrale – n’était plus limité aux bons à trois mois, mais était étendu aux titres à cinq ans, voire sept ans pour le crédit logement. Contrairement à la Banque d’Angleterre dont la politique visait principalement à acheter des bons d’État sur le marché monétaire, la Banque de France était ainsi directement impliquée dans le financement de l’économie (dont une grande partie, banques ou entreprises, était de fait nationalisée) et moins soumise aux fluctuations des émissions de dette publique.
Deuxièmement, la politique de la Banque de France se faisait au moyen du contrôle des quantités plutôt que du maniement des taux d’intérêt. Cette caractéristique est en grande partie une conséquence de la première. La reconstruction économique du pays imposait des financements abondants à bas coût. Lorsqu’il était nécessaire de restreindre la croissance du crédit pour diminuer l’inflation, la banque centrale imposait des contraintes quantitatives sans augmenter (ou très peu) les taux d’intérêt, ce qui permettait d’autant plus de cibler des secteurs prioritaires. Les contraintes quantitatives prenaient différentes formes de régulation bancaire (plafond de réescompte à la banque centrale, maximum de croissance du crédit par banque, ratio de liquidité ou de réserve) et la Banque de France en modifiait la définition très régulièrement afin que les banques y échappent le moins possible (Monnet, 2012 et 2014). Cette politique de rationnement quantitatif avait en outre l’avantage d’être très efficace à court terme pour agir sur le niveau du crédit et des prix dans une économie où les banques étaient fortement contrôlées par la banque centrale et où les contrôles de capitaux étaient la norme : les banques étant très peu endettées les unes vis-à-vis des autres et le marché monétaire étant ainsi peu développé, les fluctuations du taux d’intérêt de la banque centrale auraient eu peu d’impact immédiat sur les conditions bancaires. La Banque de France maintenait donc un robinet de crédit ouvert en permanence, qu’elle coupait – souvent contre l’avis du gouvernement et parfois sous forte pression du FMI, comme en 1958 – lorsqu’il s’agissait de faire baisser l’inflation et de rééquilibrer la balance des paiements. Cette politique avait donc un impact fort non seulement sur les fluctuations de l’inflation, de la monnaie et du crédit, mais aussi sur le cycle économique réel. Nous avons estimé que près de 50 % de la volatilité des prix et de la production industrielle pendant cette période étaient causées par les politiques de la Banque de France (Monnet, 2014) et le graphique ci-dessous montre que les périodes de politique restrictive sous forme de rationnement de crédit et de liquidité (en gris) entraînaient bien une baisse de la production. Selon nos estimations économétriques, la production industrielle, les prix et l’offre de monnaie diminuaient en moyenne de 5 % (sur une période d’un an et demi) à la suite de la mise en place des mesures restrictives par la Banque de France.
Au tournant des années 1970, les caractéristiques de la politique de la Banque de France évoluèrent sensiblement (Monnet, 2015) : la libéralisation financière croissante faisait perdre de l’efficacité aux instruments de contrôle quantitatif du crédit, les politiques d’intervention sectorielle de l’État étaient de plus en plus remises en cause, et la fin de Bretton Woods et la montée du chômage rendaient moins acceptables qu’auparavant les politiques restrictives anti-inflationnistes. Le système financier et la politique monétaire se réformèrent profondément jusqu’à présenter à la fin des années 1980 un visage radicalement différent. On redécouvre aujourd’hui, à l’aune de la crise financière et des politiques monétaires non conventionnelles, combien les banques centrales ont pu par le passé œuvrer dans un cadre très éloigné d’une simple règle de taux d’intérêt (Kelber et Monnet, 2014).