Avec le temps, l'hypothèse d'une stagnation séculaire des économies développées popularisée par Summers (2014) semble gagner en consistance. D'une façon un peu schématique, elle peut s'analyser comme un excès d'épargne qui se résout en contraction de l'activité économique, en déflation, et à long terme en une baisse du taux de croissance potentiel. Les origines d'un tel déséquilibre se trouvent à la fois du côté d'une abondance de l'épargne et de l'insuffisance de l'investissement.
Pour ce qui est de l'épargne, on peut évoquer l'incidence du vieillissement des populations combinée à l'évolution de l'espérance de vie, des incertitudes sur la pérennité des systèmes de retraite, la rentabilité future des placements ou l'asymétrie des déséquilibres globaux ; on peut aussi y voir l'effet de la montée des inégalités qui réduit la propension à consommer, l'anticipation d'une consolidation des dettes publiques… En ce qui concerne l'investissement, on sait, notamment à la suite des travaux de Robert Gordon, que s'est développée une vision pessimiste des évolutions à venir des gains de productivité, de la croissance et de la rentabilité du capital. Certains observateurs en voient la preuve dans la baisse régulière des taux d'intérêt réels durant les trente ou quarante dernières années, dans les économies avancées. Or, lorsque le taux d'intérêt réel d'équilibre (c'est-à-dire susceptible d'équilibrer l'épargne et l'investissement) passe en territoire négatif et lorsque le taux d'inflation devient très faible voire nul, on se heurte à la « limite à zéro » des taux nominaux, de sorte que le niveau d'épargne en vient à excéder celui de l'investissement. La demande de monnaie devient infiniment élastique – la monnaie supplante tous les autres actifs –, ce qui caractérise une situation de trappe à liquidité.
Même si elle ne manque pas d'arguments, la thèse d'un affaissement irrémédiable de la croissance peine tout de même à convaincre. Il se peut en effet que l'on ait beaucoup surestimé les bienfaits claironnés de la « révolution » des technologies de l'information et de la communication. Il est vrai aussi que, pour une bonne part, ces technologies soient le vecteur d'activités ludiques ou parasitaires dont on ne voit pas bien en quoi elles peuvent contribuer à l'amélioration de la productivité. Il est vrai encore que la nouvelle économie concerne des processus de production souvent peu capitalistiques. Mais, enfin, rien ne prouve que les potentialités offertes par les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) ne soient pas aptes à assurer une rentabilité convenable aux investissements qu'elles supposent ou à générer des gains de productivité favorable à la croissance. Soulignons à cet égard l'absence de consensus chez les économistes. En décalage par rapport à la vision pessimiste de Gordon (2016), Brynjolfsson et McAfee (2014) du MIT, par exemple, soutiennent que nous ne serions qu'à l'orée d'une phase de diffusion des gains liés aux technologies numériques.
Plus encore, les évaluations des besoins de financement d'infrastructures sont impressionnantes, surtout si l'on y inclut les fonds nécessaires pour atténuer le changement climatique. Et elles le sont d'autant plus que beaucoup de pays ont renoncé à investir dans les années passées et même, parfois, à assurer l'entretien ou le renouvellement d'équipements, pour des raisons budgétaires ou de choix politiques. Enfin, il subsiste dans l'économie mondiale d'immenses poches de pauvreté à résorber, impliquant, là aussi, des besoins d'investissements massifs. Au vu de ces éléments, l'hypothèse d'un excès d'épargne peut sembler incongrue, sinon extravagante.
L'égalité comptable ex post entre épargne et investissement ne garantit donc en aucune façon un équilibre optimal entre l'offre et la demande de fonds prêtables. Il y a plusieurs explications possibles à cet apparent paradoxe. En premier lieu, la structure de l'épargne (sa destination, son horizon, les risques qu'elle accepte de supporter) n'est pas forcément en adéquation avec la structure des capitaux nécessaires pour assurer les investissements requis. En l'occurrence, ce n'est pas le niveau du ou des taux (la limite à zéro) qui est la cause de ces possibles désajustements, mais plutôt la structure de ces taux, c'est-à-dire la rémunération des différentes formes d'épargne. Ces déséquilibres peuvent avoir des causes diverses : frilosité des investisseurs, « habitats préférés », distorsions fiscales ou réglementaires qui favorisent les placements à court terme liquides, etc. On doit, en second lieu, considérer la difficulté ou l'éventuelle incapacité des systèmes financiers à canaliser efficacement l'épargne vers des investissements rentables et utiles aux plans économique et social, du fait des biais de comportements des gestionnaires d'actifs, des régulations qui brident leurs possibilités d'arbitrages, etc. Ces différents facteurs sont souvent avancés pour rendre compte de la pénurie d'actifs non risqués (Caballero et Farhi, 2014) ou, ce qui revient sensiblement au même, du manque d'investisseurs à long terme (rapport CAE, 2011). Or leur incidence macroéconomique est identique à celle d'un excès d'épargne : si une partie de celle-ci ne peut s'investir du fait d'une inadaptation de sa structure, ce déséquilibre se résoudra par une contraction de l'activité économique.
Ce raisonnement se transpose aisément en économie ouverte, et c'est peut-être du reste à ce niveau qu'il trouve toute sa pertinence, car sur le marché supposé global des capitaux s'exercent aussi de multiples frictions. Au-delà de celles qui viennent d'être évoquées, il s'agit des régimes fiscaux hétérogènes ou, dans certains cas, de taux de change éloignés de leur valeur d'équilibre et fréquemment associés à des contrôles du compte capital, de sorte que les mouvements de capitaux prennent une forme et une destination incompatibles avec les financements internationaux souhaitables. Cela donne lieu à des contraintes sur les balances des paiements susceptibles d'entraver les échanges commerciaux et l'activité.
Ce numéro de la Revue d'économie financière a été construit autour de cette idée : le blocage de la croissance ou de son rebond trouve, pour partie, son origine dans de mauvaises articulations entre les offres et les demandes de capitaux aux plans national et international. La résolution de cette difficulté suppose, notamment, une recomposition des systèmes financiers dont le rôle central consiste précisément à rendre compatibles, autant que faire se peut, ces offres et ces demandes.
Cette question fait aujourd'hui l'objet d'un débat important en Europe. D'une part, un certain nombre d'observateurs et d'organismes (Fonds monétaire international – FMI –, Banque des règlements internationaux – BRI –, Commission européenne, entre autres) mettent en exergue le sous-développement relatif des marchés de capitaux, faisant porter à des systèmes bancaires, eux-mêmes largement cloisonnés, un poids excessif dans le financement des économies de la zone, ce qui expliquerait les difficultés que celles-ci éprouvent à retrouver le chemin de la croissance. D'autre part, la crise de la zone euro, à partir de 2010, a révélé les fragilités structurelles d'une union monétaire couplée à un système financier fragmenté, en l'absence de mécanismes fédéraux de solidarité budgétaire et de financements transfrontaliers favorisant la convergence structurelle des économies et leur intégration dans une zone de développement plus homogène, à défaut d'être « optimale ».
Dans l'interview qui ouvre ce numéro, François Villeroy de Galhau adopte volontiers l'angle européen pour dérouler le fil de notre thématique, selon trois axes principaux :
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(1) le problème n'est pas le niveau de l'épargne, mais sa pondération excessive en actifs peu risqués et son inadéquation structurelle avec des besoins croissants d'investissements à risque. Une illustration de ce hiatus est le maintien d'un coût très élevé des fonds propres – correspondant au rendement exigé ex ante par les investisseurs –, alors que le rendement sur les actifs sans risque est tombé proche de zéro ;
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(2) il faut un cadre réglementaire sécurisé stable – Bâle III pour les banques et Solvabilité II pour les entreprises d'assurance – qui n'entrave pas la capacité de ces acteurs à financer l'économie ou à investir en actifs de long terme. Parallèlement, il faut créer des produits d'épargne attractifs et sécurisés, facilitant la prise de risque dans la durée, tout en corrigeant les distorsions fiscales qui, paradoxalement, favorisent encore souvent aujourd'hui l'épargne liquide non risquée (et la dette plutôt que le financement par fonds propres) ;
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(3) pour mettre au service de l'investissement productif une épargne abondante, François Villeroy de Galhau préconise une solution européenne ambitieuse et créatrice de synergies, réunissant les diverses initiatives en cours (plan Junker, Union des marchés de capitaux, Union bancaire, etc.) dans le cadre d'une « Union de financement et d'investissement ».
On retrouvera les thèmes de cette interview dans les autres articles de ce numéro. Ils sont répartis en cinq rubriques qui partent de l'observation des déséquilibres de structures entre besoins et capacités de financement, pour en venir aux solutions susceptibles de les rectifier.
Mieux canaliser l'épargne vers les investissements d'avenir
La première partie évoque la capacité du système financier à canaliser efficacement l'épargne vers les investissements, avec un éclairage particulier sur le financement des entreprises innovantes.
Le champ de la « nouvelle économie » n'est pas aisé à définir. Il regroupe les géants du numérique (Google, Microsoft, etc.), l'activité des start-up et des PME (petites et moyennes entreprises) innovantes, mais aussi, dans une acception large, l'intégration par les entreprises (ou même, pourquoi pas, les administrations), dans leurs méthodes de production ou de gestion, d'innovations liées aux NTIC. La question du financement de la nouvelle économie a donc un caractère multidimensionnel que Jean-Hervé Lorenzi s'attache à mettre en évidence. Il souligne que dans le cas des start-up et des PME innovantes, les critères classiques de sélection du crédit bancaire ou d'accès aux financements externes perdent de leur pertinence. Comment en effet anticiper les marchés futurs d'entreprises innovantes ? Comment évaluer les actifs pour l'essentiel intangibles (peu transférables et difficilement « collatéralisables ») ? Comment limiter, dans ces conditions, l'asymétrie informationnelle entre investisseur et entrepreneur ? Cependant, le système financier a su lui-même innover depuis les années 2000 pour mettre en place de nouveaux canaux de financement spécifiques adaptés aux différents stades du développement de ces entreprises : incubation, amorçage, démarrage, croissance, sortie, etc. Du côté des géants du numérique, la problématique est naturellement différente, bien que se pose fondamentalement la même question de leur valeur intrinsèque, en l'absence de recul chronologique ou de référence de marché et alors que leurs valorisations, souvent extravagantes, reposent sur des évaluations très subjectives et aléatoires. Jean-Hervé Lorenzi souligne que ces valorisations favorisent les stratégies de concentration dans une logique de « winner takes all ». Elles donnent aussi à ces acteurs la capacité de réinvestir massivement dans la R&D (recherche et développement) et d'acquérir de nombreuses entreprises de start-up, confortant par là même leur leadership.
Sur l'analyse des spécificités du financement de l'innovation, l'article de Philippe Tibi et François Véron converge largement avec le précédent. Ces auteurs soulignent en particulier en quoi les critères usuels du crédit bancaire, basé sur le scoring et la disponibilité de collatéral, restent fondamentalement inadaptés au financement de l'innovation entrepreneuriale, qui implique, dans une phase initiale plus ou moins longue, le financement de dépenses courantes, donc de pertes. C'est là qu'entrent en jeu les nouveaux acteurs que sont les fonds d'investissement spécialisés en capital-risque, ayant vocation à canaliser des ressources vers les jeunes entreprises innovantes. Leur nouvelle culture d'évaluation du risque implique la confiance, mais n'exclut pas le contrôle, deux éléments essentiels de bonne gouvernance pour réduire les asymétries d'information évoquées plus haut. Cependant, l'Europe est très en retard dans le domaine du capital-risque ; elle n'y consacre encore qu'un dixième environ des fonds investis aux États-Unis ou en Chine. Dans ce dernier pays, il s'agit pour l'essentiel de fonds publics. À cet égard, les auteurs soulignent le rôle moteur et d'effet de levier joués par les acteurs publics, comme la Banque européenne d'investissement (BEI) en Europe ou Bpifrance. Leur diagnostic assez sévère des freins culturels ou institutionnels à l'essor des entreprises innovantes en France est par ailleurs tempéré par le constat que ce pays dispose aussi de dispositifs publics qui en font paradoxalement « un paradis pour la création d'entreprise ».
Dans un registre plus macroéconomique, Olivier Davanne revient sur la question centrale de la formation de l'équilibre I/S, qui ne peut être manipulé à long terme par la politique monétaire. Cela n'exonère en rien, selon lui, la responsabilité des politiques économiques. Il réfute la thèse d'un excédent durable d'épargne et considère que la question centrale est du côté de l'investissement, décomposé en quatre types d'actifs réels, contreparties de l'épargne des ménages : capital productif des entreprises, infrastructure publique, logement, actifs rares (non reproductibles), les trois derniers étant relativement plus sensibles aux taux d'intérêt. Il en déduit deux conséquences principales : d'une part, en période de bas taux d'intérêt (c'est-à-dire de croissance faible ou de récession), l'investissement en logement ou en actifs rares joue le rôle de force de rappel permettant d'absorber un surplus d'épargne et d'éviter une chute auto-entretenue du taux d'intérêt réel et une spirale déflationniste ; d'autre part, les pouvoirs publics devraient mettre davantage à profit les conditions de financement très favorables pour développer leurs dépenses d'infrastructure et les aides à l'innovation, ce qui, au-delà de leur impact contracyclique, crée des externalités positives favorables à la croissance potentielle et facilite la sortie de crise.
L'intégration financière dans une perspective internationale
La deuxième partie réunit trois éclairages sur l'évolution du système financier international à la lumière de la crise des années 2000.
Olivier Garnier met en évidence une asymétrie frappante des modes d'intégration financière des deux côtés de l'Atlantique. Dans la zone dollar, les États-Unis ont vendu massivement de l'assurance (c'est-à-dire des titres d'État) au reste du monde – et notamment aux pays émergents – en contrepartie d'actifs risqués, souvent spéculatifs. Dans la zone euro, où il n'y a plus une monnaie dominante, mais une monnaie unique, les flux nets de dettes sont allés du cœur vers la périphérie, comprimant fortement les primes de risque et favorisant le creusement des déficits extérieurs. Cependant, alors que dans la zone dollar, les déséquilibres majeurs sont rapidement et brutalement sanctionnés (sudden-stop), ils peuvent perdurer dans la zone euro en raison de l'accès des banques au refinancement de l'Eurosystème et au mécanisme Target 2, qui permet l'ajustement quasi automatique du compte de capital (sous réserve de la disponibilité de garanties adéquates). Olivier Garnier souligne le caractère instable du mode d'intégration de la zone dollar, qui reste fondamentalement confrontée au dilemme de Triffin. Mais on peut comprendre que la zone euro illustre elle-même une sorte de dilemme de Triffin « à l'envers », dans lequel les pays du cœur s'affaiblissent en achetant de l'assurance à des économies plus risquées. L'auteur, en écho aux propositions de François Villeroy de Galhau, esquisse un partage des rôles qui permet à la zone euro de sortir de ce dilemme : la fourniture d'assurance « publique » devrait être assurée par des mécanismes de solidarité de type fédéral (ce qui suppose d'élargir la capacité budgétaire de l'Union) ; l'intégration économique et financière – indispensable à la convergence durable des économies de la zone – relèverait, quant à elle, des flux d'investissements directs conduisant à mutualiser les risques (ce qui suppose d'élargir l'offre et l'accès aux marchés d'actions).
Matthieu Bussière remet en cause l'idée communément partagée d'un processus linéaire conduisant à une allocation optimale de l'épargne et du financement dans un marché globalisé, supposé représenter un bénéfice majeur de la mondialisation. Subsistent en effet de nombreuses « frictions », liées aux réglementations nationales, à l'information imparfaite des agents, aux fluctuations de change ou même aux facteurs politiques. En référence au Feldstein-Horioka puzzle, il démontre ainsi que ce processus est loin d'être irréversible : la corrélation épargne-investissement, par exemple, était de 80 % à la fin des années 1990 ; elle a reculé à 57 % sur la période 2000-2007, ce qui correspond à la phase d'élargissement des déséquilibres mondiaux ; elle est remontée à 70 % depuis 2010. De même, les bénéfices théoriques attendus de la globalisation financière, en particulier celui de canaliser les flux d'investissements vers les économies présentant les meilleures perspectives de revenus et de rendements, ne sont pas toujours validés en pratique. Le fait que de grands pays avancés comme les États-Unis ou le Royaume-Uni aient recouru, depuis plusieurs décennies, à l'épargne étrangère, et particulièrement à celle de pays émergents, pour financer leurs déficits constitue à cet égard une anomalie, même si ces pays, du fait de l'importance de leurs marchés financiers, jouent un rôle central de recyclage et de transformation.
La Chine est devenue depuis les années 2000 un acteur majeur du système financier mondial. Anton Brender et Florence Pisani décrivent comment l'accélération spectaculaire de la croissance économique de ce pays a généré une épargne massive et même systémique, qui a doublé entre 2008 et 2015 pour représenter près de 30 % de l'épargne mondiale. Le taux d'investissement chinois a certes lui aussi rapidement progressé, mais moins que le taux d'épargne, le surplus étant dès lors recyclé dans l'économie mondiale. On sait que cela a constitué l'un des principaux canaux de financement de l'endettement du reste du monde et particulièrement des États-Unis, jusqu'à la crise. Les auteurs éclairent l'incidence moins connue de la crise sur un système financier dont la rusticité avait jusqu'à présent masqué les faiblesses structurelles. En effet, le surplus d'épargne, n'étant plus investi dans les rouages du système financier international, a dû être recyclé dans l'économie chinoise, occasionnant une croissance mal maîtrisée de la dette des entreprises et des collectivités locales. Compte tenu des contraintes pesant sur un secteur bancaire peu apte à gérer ces nouveaux risques (dont la qualité s'est par ailleurs sensiblement détériorée), cette dette est largement portée par un shadow banking en rapide expansion et très imparfaitement régulé. Les auteurs soulignent l'enjeu qui consiste à créer en Chine un menu d'actifs plus diversifiés correspondant à la demande des investisseurs, facilitant le recyclage de leur épargne vers des emplois utiles, y compris dans les pays émergents de la zone asiatique.
Quel équilibre entre intermédiation et financements de marché ?
En Europe, on considère aujourd'hui comme prioritaire la réduction de la place des banques dans la transformation des systèmes de financement. Du FMI à la Commission européenne, en passant par la BRI ou l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les plaidoyers en ce sens se sont multipliés depuis trois ou quatre ans. L'article de Grégory Claeys détaille les principaux arguments invoqués en ce sens. Il fait d'abord valoir que l'intermédiation est susceptible de freiner la réallocation souhaitable des capitaux, dans la mesure où les banques entretiennent des relations durables, parfois des connivences, avec leur clientèle. D'ailleurs, de par leur technologie ou de leur modèle d'activité, elles n'ont pas vocation à financer les investissements dont la rentabilité est trop incertaine ou qui ne peuvent servir de garantie. De plus, une trop forte prédominance de l'intermédiation est dangereuse parce qu'elle entraîne un tarissement des financements en cas de crise bancaire grave. Enfin, la segmentation, difficile à surmonter, des systèmes bancaires nationaux empêche le partage des risques par transferts de capitaux entre pays membres de la zone euro ; la constitution de marchés financiers (surtout de marchés d'actions) plus profonds et mieux intégrés aiderait à amortir des chocs de conjoncture asymétriques. Grégory Claeys décrit ensuite les mesures envisagées, notamment dans le projet d'Union des marchés de capitaux, pour tenter de rééquilibrer la structure des systèmes financiers européens, sans excès d'optimisme toutefois, puisqu'il considère que cette tâche prendra peut-être plusieurs décennies.
L'article de Grégory Levieuge et Jean-Paul Pollin, tout en reprenant pratiquement les mêmes questions, se montre beaucoup plus sceptique sur l'intérêt de la désintermédiation. Après avoir montré que le recours accru aux marchés, que l'on observe en France et en Europe, depuis la crise, est principalement de nature conjoncturelle et qu'il concerne presque exclusivement les grandes entreprises, l'article cherche à montrer que la réduction du poids des banques ne parviendra pas à atteindre les objectifs poursuivis parce que les faiblesses des financements bancaires, durant la crise, étaient dues à une situation exceptionnelle que la nouvelle régulation prudentielle devrait empêcher de se reproduire, parce que la désintégration de la zone euro résulte de ses défauts de construction que l'extension de la place des marchés ne suffira pas à compenser, et surtout parce que le poids important des banques dans l'Union européenne s'accorde avec les autres dimensions institutionnelles de la zone, et tout particulièrement sa forte protection de l'emploi.
Ce dernier argument est également utilisé par Patrick Artus dans sa contribution, qui cherche à montrer les risques d'une désintermédiation, selon lui déjà bien engagée, en raison du nouveau cadre réglementaire. Il ajoute que cette évolution va poser un problème du fait du décalage qui existe entre les préférences des placements des ménages dans la zone euro (80 % en actifs liquides et monétaires) et la structure de financement des entreprises. Or la désintermédiation va réduire la transformation effectuée par les banques, reportant sur les épargnants la détention (directe ou indirecte) d'actifs risqués qui n'ont pas leur préférence. Il en résulterait une augmentation des primes de risque et finalement une hausse des coûts de financement des entreprises. En outre, le risque accru de pénurie de financement en période de crise inciterait ces dernières à ajuster plus rapidement leurs propres coûts, ce que l'auteur estime peu compatible avec la flexibilité imparfaite du marché du travail dans la zone euro.
Notons que cette question de l'équilibre entre intermédiation et marchés est aussi l'un des thèmes traités par Aurélien Leroy et Yannick Lucotte dans leur recension de littérature présente dans ce numéro.
Les limites d'une extension des financements de marché
L'étude du fonctionnement des marchés de capitaux aux États-Unis est une référence utile pour évaluer ce que l'on peut attendre d'un rééquilibrage entre banques et marchés, ainsi que pour concevoir les dispositions à prendre pour y parvenir. L'article de Benoît Malapert apporte des éléments de réponses intéressants à ces interrogations. D'abord parce qu'il montre que la taille du marché résulte moins d'une politique volontariste que de facteurs propres à l'économie américaine : le marché est large et profond parce qu'il est unifié au niveau fédéral, notamment du point de vue juridique et fiscal, parce qu'il attire les investisseurs mondiaux et parce que le système de retraite garantit l'existence de fonds de pension actifs. De plus, la faible intermédiation du système ne tient pas principalement à la place des marchés au sens strict, elle prend aussi la forme de la titrisation (cinq fois plus importante qu'en Europe, mais qui concerne pour une large part les crédits immobiliers), ainsi que de placements privés et de capital-risque. Il n'est d'ailleurs pas évident que l'on puisse parler dans ces différents cas de finance directe, puisque des intermédiaires financiers y sont bel et bien présents.
Durant les années 1980, la France a engagé une réforme de son système financier qui visait à passer d'une économie dite « d'endettement » à une « économie de marché », c'est-à-dire d'un système dans lequel les déséquilibres de financement ex ante se soldaient sur la création monétaire (du fait de l'inertie des taux d'intérêt), à un système dans lequel les déséquilibres se règlent par le jeu des prix d'actifs (par les ajustements de taux). Cette réforme a eu notamment pour conséquence de déclencher le mouvement de désintermédiation et de favoriser la constitution de banques systémiques. Elle a permis de libérer l'accès des grandes entreprises, des banques et de l'État à des marchés en essor rapide et ouverts, de sorte que, si l'on veut aujourd'hui aller plus loin, cela ne peut guère concerner que les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). L'article de Jean Boissinot et Thomas Marx traite précisément de cette question. Étudiant le choix des entreprises entre les principales formes de financement (marché, banque, endettement privé non bancaire), ils détaillent les coûts d'information, de covenants et de surveillance, ainsi que de « résolution », associés à ces différents cas. Ce sont largement ces considérations qui déterminent les structures de financement des firmes, en plus de l'écart entre les taux de marché et les coûts de ressource (le coût du capital) des intermédiaires financiers. Or, sur le moyen et long terme, il est probable que c'est l'endettement privé non bancaire qui devrait être plus favorable aux ETI. Pour elles, le recours à des émissions publiques de titres est resté très limité, alors même que les taux de marché étaient devenus inférieurs au coût des crédits bancaires. Il reste alors à se demander si l'arrivée de nouveaux acteurs permettra de pérenniser le développement d'un marché du placement privé. Les auteurs de l'article semblent le penser, même s'ils soulignent les incertitudes qui compliquent leur réponse.
Après avoir également décrit l'évolution du marché des placements privés en France (l'Euro PP) et analysé ses déterminants, Stéphanie Collet et Caroline Peny présentent une étude empirique qui permet de mieux apprécier ses caractéristiques et, peut-être aussi, les besoins auxquels il répond. Les statistiques utilisées concernent, d'une part, le marché pris globalement et, d'autre part, un échantillon d'opérations réalisées entre 2012 et 2015. Il en ressort que le marché de l'Euro PP se développe, mais que sa taille reste modeste : 55 opérations conclues en 2014 pour un montant total de 33 Md€. Par ailleurs, sur la période d'observation et l'échantillon retenus, ce sont les entreprises dont la capitalisation reste comprise entre 2 Md€ et 10 Md€ qui ont réalisé plus de la moitié du volume total d'émissions. Celles-ci ont donc été le fait d'entreprises qui n'avaient sans doute aucune difficulté à contracter des prêts bancaires dans de bonnes conditions, mais qui ont pu trouver sur l'Euro PP l'occasion de réduire le coût et surtout de diversifier les sources de leurs financements. La question est donc posée de savoir s'il s'agit d'une affaire de circonstance et si le développement du marché résistera aux évolutions de l'environnement financier, s'il résistera notamment à la future remontée des taux d'intérêt.
Vers de nouvelles formes d'intermédiation ?
En définitive, si l'extension de la place des marchés s'avère insuffisante, une autre solution pourrait venir d'un infléchissement de la transformation opérée par les institutions financières non bancaires. Ce rôle que les banques ne pourront plus exercer autant qu'elles l'ont fait dans le passé serait pris en charge par d'autres intermédiaires.
À la limite des marchés et de l'intermédiation se situent les fonds d'investissement (OPCVM, fonds de pension, hedge funds, etc.) qui constituent le cœur du shadow banking, c'est-à-dire des entités qui, sans être des banques, ont des activités d'intermédiation en partie similaires. Les contraintes liées à la nouvelle réglementation bancaire devraient logiquement accroître leur importance. C'est précisément par cette considération que Sébastien Galanti et Françoise Le Quéré débutent leur contribution consacrée à l'élargissement du rôle de ces fonds. Après en avoir donné la mesure et rappelé les avantages de cette forme d'intermédiation pour le financement de l'économie, ils s'attachent à en montrer les risques, souvent négligés, pour l'efficience et la stabilité du système. Il s'agit d'abord des biais de comportement induits par la chaîne de délégation qui va des investisseurs finals aux fonds, en passant par les sociétés de gestion. Ces biais se traduisent par des comportements mimétiques, des prises de risque (ou au contraire une frilosité) excessives, des horizons de décisions trop courts, etc. qui contrarient la bonne allocation des ressources, ainsi que les préférences des investisseurs. Il s'agit ensuite des risques de liquidité qui naissent de l'activité de transformation et peuvent donner lieu, comme c'est le cas pour les banques, à des phénomènes de run. En cas de dévalorisation des actifs, la prime au premier sortant suscite des demandes de remboursement qui provoquent des ventes précipitées et amplifient la baisse des cours. Cela conduit les auteurs à conclure à la nécessaire régulation des fonds de placement, un impératif qui va logiquement brider leur potentiel de transformation.
Le secteur des assurances, qui possède du reste des similitudes avec celui des fonds, peut être aussi l'un des acteurs d'une intermédiation renouvelée. L'article de Philippe Trainar, consacré à la place de l'assurance et de la réassurance dans la recomposition des institutions financières, apporte une réponse nuancée à cette hypothèse. Il commence par présenter les principales évolutions du secteur depuis le début des années 2000. On en retiendra la pénétration accrue du secteur dans l'économie, en dépit d'un déficit persistant dans la protection des risques non-vie, sa résilience à la crise, la poursuite de sa concentration et de son internationalisation, etc. Mais du point de vue de notre questionnement, la présentation de l'évolution des portefeuilles d'actifs nous intéresse particulièrement. Il en ressort que les (ré)assureurs ont délaissé l'immobilier, les actions et les obligations souveraines pour leur substituer des actifs alternatifs tels que le private equity, les prêts aux entreprises, les financements d'infrastructures. Ce mouvement est en partie dicté par la faiblesse des taux d'intérêt qui incite à la recherche de placements plus rémunérateurs. Cela pourrait, certes, favoriser une meilleure allocation de l'épargne. Mais Philippe Trainar s'empresse d'ajouter que cette évolution ne permettra pas de compenser significativement les déséquilibres existants ou futurs. Parce que la nouvelle régulation prudentielle des assurances, dont il pointe les incohérences, n'agit pas en ce sens et aussi parce que les investissements de l'assurance-vie sont fonction de choix préalables des ménages.
Cela étant, lorsqu'il apparaît que certains types de risques ou d'investissements ne peuvent être pris en charge, la solution consiste à s'en remettre à une intervention publique, du moins quand il existe de bonnes raisons (imperfections de marché, asymétries d'information, externalités) d'assurer ainsi la réalisation de ces investissements, ou l'acceptation de ces risques. Il existe naturellement diverses formes possibles d'une telle intervention, mais l'article de Jessica Cariboni, Sara Maccaferri et Sebastian Schich s'intéresse spécialement aux garanties publiques accordées aux PME/ETI, ce qui se justifie par leur développement sensible durant la crise. On notera au passage qu'elles représentent désormais en France près de 40 % du produit intérieur brut (PIB), un chiffre qui mérite réflexion, si ce n'est plus. Les avantages attendus de tels dispositifs sont assez clairs : il s'agit de l'accès au crédit d'entreprises de petite taille, jeunes, dont les performances à venir sont incertaines, qui ont peu de collatéraux à offrir. Cela devrait en principe favoriser l'investissement, la croissance, l'emploi, etc. Mais les auteurs de l'article souhaitent vérifier la réalité de ces effets en se fondant sur les travaux empiriques effectués récemment sur ce point. Ils cherchent aussi à apprécier les coûts de ces garanties publiques que l'on a tendance à sous-estimer : ces dispositifs induisent en effet des aléas de moralité du côté des prêteurs et des emprunteurs. De plus, ils peuvent décourager la constitution de formules alternatives de financement (titrisation des crédits, par exemple). Les résultats des études retenues sont finalement ambigus. Les dispositifs en question semblent notamment favorables à l'emploi, mais pas à la productivité, et ils tendent à accroître la probabilité de faillite des firmes concernées.
Quelques propositions pour conclure
Au total, en se gardant de trop solliciter leur interprétation, il est possible de dégager des articles réunis dans ce numéro quelques lignes directrices.
D'abord les déséquilibres de financement et leurs conséquences, tels qu'ils ont été décrits, paraissent valider notre hypothèse de départ : ce n'est pas l'abondance d'épargne, mais plutôt sa difficulté à s'investir dans les emplois requis ou souhaitables qui freine le rebond de l'économie mondiale. Mieux canaliser cette épargne abondante vers l'investissement implique en particulier de rétablir la coordination entre les décisions individuelles (notamment les choix intertemporels des agents) et peut justifier un choc ciblé de demande. Une relance concertée de l'investissement, déjà amorcée en Europe, semble être de ce point de vue une bonne option.
Cependant la voie naturelle de réduction des déséquilibres en question consiste, en priorité, à corriger le régime structurel d'incitation, ce qui suppose de mettre un terme aux avantages fiscaux consentis à l'endettement par rapport au financement par fonds propres, de ne plus encourager les placements courts et liquides, de faire en sorte que les dispositifs réglementaires n'entravent pas la constitution d'une offre de capital de long terme. Naturellement, les incitations, comme les réglementations, se fondent sur de solides justifications. Il faut donc respecter l'équilibre entre leurs objectifs de stabilité et/ou d'équité et leur impératif d'efficience.
La distinction entre intermédiation et marchés est largement artificielle, ne serait-ce que parce que les institutions financières prennent une part active dans le fonctionnement des marchés. Mais les frontières sont également minces et poreuses entre les établissements de crédit et les entités constitutives du shadow banking, entre les fonds d'investissement et les assurances, entre les émissions publiques de titres et les placements privés, etc. Enrichir et clarifier les typologies des systèmes financiers seraient donc bien utiles. Pas seulement dans une perspective académique, mais aussi pour corriger les biais de comparaison entre ces systèmes et mieux appréhender les déterminants de leurs performances. On ne peut se satisfaire de l'opposition simpliste entre systèmes bank- based et market-based.
Retenons enfin que la recomposition des systèmes financiers ne peut se faire sans prendre en considération les autres dimensions des systèmes économiques et sociaux dans lesquels ils s'intègrent et avec lesquels ils sont compatibles et présentent des complémentarités institutionnelles. La nature, le contenu et la durée des relations financières doivent s'accorder avec les modèles de gouvernance des firmes, le mode de gestion de leurs ressources humaines, l'horizon des investisseurs et des stratégies industrielles, la place et la forme des innovations, etc. Un système financier donné ne peut se généraliser à tout contexte économique et social.