Plus qu'il n'y paraît au premier regard, finance et fiscalité forment un couple.
Dès l'Antiquité, battre monnaie et lever l'impôt sont deux des privilèges régaliens qui fondent l'État1. C'est même, pour le Prince, les deux faces d'une même pièce, deux moyens au service d'un même objectif : financer le Trésor. Certes monnaie et finance ne sont pas totalement synonymes – quoique certains suggèrent qu'une compréhension de l'origine de la monnaie comme l'institutionnalisation (par le Prince) d'un système de dette, c'est-à-dire d'une origine financière et fiscale de la monnaie, est probablement plus pertinente que le narratif d'une origine commerciale de la monnaie qui émancipe du troc (voir, par exemple, Araujo et al., 2016). Mais l'histoire de l'impôt s'intègre dans celle des finances publiques et l'histoire des finances publiques est souvent le miroir de l'histoire de la finance (Belze et Spieser, 2007, pour un panorama général, ou Lemoine, 2016, pour un examen des développements les plus récents en France).
Par ailleurs, de même que la monnaie et la finance facilitent le commerce, la monnaie et un secteur financier suffisamment développé facilitent la levée de l'impôt. La définition de l'impôt est plus aisée dès lors qu'il peut s'appuyer sur des transactions monétaires et financières qui manifestent les réalités économiques et l'administration fiscale d'autant plus efficace (dans le prélèvement de l'impôt et le contrôle fiscal) que des institutions financières conservent la trace des différentes transactions.
Mais le couple formé par la finance et la fiscalité est un couple inconfortable, fusionnel et parfois infernal.
Un couple inconfortable puisque le banquier dont le métier repose sur la confiance de son « client » dont il peut avoir à connaître les « secrets » se gardera d'être assimilé à un auxiliaire du percepteur. Inconfortable aussi puisque la théorie économique hésite dans ses recommandations : comment et quand faut-il taxer le patrimoine de ces « clients » ?
Mais aussi parce que, plus fondamentalement, l'appréhension du percepteur de l'activité du financier est malaisée : les activités d'intermédiation financière constituent une spécificité fondamentale des entreprises du secteur financier. Dans leur cas, l'argent n'est pas seulement un instrument de mesure et un moyen à côté des autres facteurs de production, mais la matière première et le produit de l'activité. Il en résulte que là où pour les autres activités, on n'a pas trop de problèmes au niveau des concepts, les problèmes surgissant plutôt au niveau des modalités d'application, pour la finance, c'est au niveau conceptuel que l'on bloque ! Avec les activités financières, même le b-a ba de la fiscalité ne va pas de soi : suis-je en train de vendre un produit ? de rendre un service ? d'acquérir une ressource ? quel est son prix ? comment mesurer mon chiffre d'affaires ? Les réponses ne sont pas toujours évidentes.
Avec des conséquences aussi bien du côté de la définition de la fiscalité de ces activités que de leur gestion. Ainsi la tension entre la logique fiscale et la gestion financière prudente peut être vive : le percepteur verra comme un contournement de l'impôt cette prudence (de son point de vue inutile) qui conduit le financier (avec l'assentiment, voire sous l'injonction de ses superviseurs) à constituer des provisions.
Un couple fusionnel aussi puisque si son rôle ne doit pas être surestimé, la fiscalité n'est pas sans impact sur les comportements financiers comme sur la valeur des actifs. Et la tentation est souvent grande d'utiliser la politique fiscale pour influencer les comportements au nom d'une assez large variété d'objectifs.
Un couple infernal ensuite puisque la crise a suscité une demande de rétribution fiscale au titre de la responsabilité du secteur financier dans la crise comme de la perception aiguë d'une contribution dans le creusement des inégalités et d'un rôle actif dans les pratiques de fraude ou d'optimisation fiscales. À cette demande sociale et politique d'une évolution de la fiscalité de l'activité financière s'est aussi superposée une réflexion sur l'usage de la fiscalité dans le cadre de la préservation de la stabilité financière ou de la recherche d'une certaine efficience des marchés financiers.
Finance et fiscalité : une relation polymorphe
Ce numéro spécial aborde sous différents angles l'ensemble de ces questions. Les auteurs des articles rassemblés ici ont des horizons et, lorsqu'ils les expriment, des opinions variées. Notre propos n'est pas de présenter une thèse cohérente ou une revue exhaustive de l'ensemble des liens et des interactions entre finance et fiscalité, mais plutôt d'approcher d'une manière que nous espérons originale des relations souvent mal comprises ou négligées. Le numéro s'organise en trois parties qui examinent tour à tour : la fiscalité des comportements financiers et des acteurs financiers et son impact dans la sphère financière ; les différentes dimensions du débat fiscal suscité par la crise et les « nouvelles frontière de la fiscalité ».
Si la fiscalité du capital (au niveau du détenteur ultime de ces actifs) est une dimension importante des relations entre finance et fiscalité, la fiscalité des activités financières ou encore l'influence de la fiscalité sur l'ensemble des comportements financiers (c'est-à-dire pas seulement celui des acteurs non financiers, mais aussi celui des acteurs financiers qui anticipent les besoins, les attentes et s'ajustent aux contraintes, notamment d'origine fiscale, de leurs contreparties) ne doivent pas être reléguées au second plan. Ainsi, après avoir traité du sujet relativement classique de la fiscalité du patrimoine des ménages (fiscalité des revenus, de la détention et de la transmission du patrimoine ; voir dans ce numéro : Isabelle Benoteau et Olivier Meslin pour une synthèse générale de l'analyse « positive » de cette fiscalité, André Babeau pour un examen de la fiscalité du patrimoine non financier et Christian Pfister pour une discussion plus « normative »), la première partie s'attache à présenter aussi la fiscalité des institutions financières (Patrick Suet et Marie-Liesse Dallemagne proposent un état des lieux des relations des banques avec la chose fiscale sur lesquelles revient Laurent Quignon au travers d'une analyse plus économique) et, au-delà, à évoquer d'autres dimensions des interactions entre finance et fiscalité (en revisitant, du point devue de l'impôt sur les socié tés, l'analyse de Modigliani et Miller, 1958, François Meunier discute de l'impact entre l'imposition du résultat des entreprises et leur valorisation financière2, tandis que Bertrand Lavayssière reprend et illustre la réflexion de Tufano (2003), qui voit dans les taxes l'une des « frictions » qui génèrent un nombre important d'innovations financières – dont l'utilité sociale n'est pas toujours établie).
La deuxième partie traite des débats qui sont apparus dans le contexte de la crise financière – notamment à la suite de sa première phase (2007-2009). La crise a en particulier suscité une demande sociale et politique pour une fiscalité « réparative » (c'est-à-dire qui, ex post, fasse payer le secteur financier pour les dommages de la crise). Cette demande a rencontré une réflexion de nature plus académique sur l'intérêt d'un renforcement des incitations fiscales favorisant, ex ante, des comportements plus prudents de la part des institutions financières. Si ces questions sont en partie abordées par Laurent Quignon, elles sont au cœur de la réflexion de Jean-Paul Nicolaï et Alain Trannoy qui présentent ainsi la logique d'un usage « pigouvien » de la fiscalité des institutions financière, tandis que Olivier de Bandt revient sur les expériences effectivement menées par certains pays, leurs limites et le mérite de ce type d'approche par rapport à une logique plus directe s'appuyant sur la réglementation prudentielle. Jean-Édouard Colliard revient pour sa part sur un débat connexe sur la mise en place de taxes sur les transactions financières qui a mobilisé les mêmes logiques (réparer et/ou inciter)3. Enfin, Mona Barake, Gunther Capelle-Blancard et Mathias Lé s'intéressent à un autre sujet qui semble s'être durablement invité dans le débat public et sur lequel des progrès peuvent enfin être envisagés : le rôle des paradis fiscaux dans le système financier et le rôle des acteurs financiers dans ces paradis fiscaux qui peuvent être perçus comme les assistants de l'optimisation fiscale, voire les complices de la fraude.
La dernière partie aborde deux sujets sous un angle (a priori) moins « financier » : les défis que la digitalisation pose à la fiscalité (Anne-Valérie Attias Assouline et Guillaume Glon ; Pascal Saint-Amans et Michel Taly) et la question d'une meilleure mobilisation de la ressource fiscale dans les pays en développement (Pierre Jacquemot et Marc Raffinot). Les liens avec la finance sont néanmoins présents, en filigrane.
S'agissant de la digitalisation, le lien est triple. En premier lieu, les défis que la digitalisation pose aux autorités fiscales (notamment au travers de l'émergence de plateformes qui s'imposent dans la relation entre fournisseurs et clients et qui « reconfigurent » la chaîne de valeur) sont le revers des défis que ces nouveaux acteurs ou nouvelles organi sations des marchés posent aux intermédiaires financiers dans leur propre activité : les problèmes posés aux uns par ces acteurs sont la conséquence des problèmes qu'ils posent aux autres. Par ailleurs et indépendamment, l'administration fiscale et les institutions financières font face à des défis similaires en matière non seulement de digitalisation des processus existants, mais aussi et peut-être plus profondément encore d'adaptation de leurs manières de faire aux nouvelles possibilités offertes par le déploiement du numérique. Enfin, dans ces deux dimensions, les solutions des uns et des autres sont liées : d'une part, la redéfinition et le recouvrement de l'impôt dont les nouveaux intermédiaires devraient s'acquitter pourraient s'appuyer en partie sur une approche plus proche des transactions (donc d'une capacité d'enregistrement voire de prélèvement au niveau des opérateurs de paiement), tandis que le rétablissement d'un level playing field fiscal est l'une des possibilités voire un prérequis du maintien d'une concurrence juste entre les acteurs historiques et ces nouveaux acteurs ; d'autre part, une coordination entre les solutions retenues par les administrations et les acteurs privés (par exemple, les standards et les contraintes d'interopérabilité) conditionne le bénéfice de la digitalisation de leurs processus (en termes d'efficacité comme de maîtrise des coûts).
S'agissant de la mobilisation fiscale dans les pays en développement, aussi bien les problèmes rencontrés que les solutions possibles sont liés au développement d'un secteur financier « fiable ». À ce titre, le développement financier de ces économies n'est pas seulement un enjeu en termes de réponses aux besoins financiers des entreprises et des ménages, mais aussi une condition sine qua non de la capacité des États à mobiliser des moyens pour financer les investissements publics et les services publics nécessaires au développement de ces économies : plus grande formalisation de l'économie, exécution fiable et efficiente des processus fiscaux (calcul, prélèvement et contrôle), mais aussi lutte contre les flux financiers illicites et l'évasion fiscale (des sujets justement évoqués par Patrick Suet et Marie-Liesse Dallemagne dans le cas de la France).
Quelques réflexions initiales et transversales
Pour finir, il nous semble important, en guise notamment de cadrage de l'ensemble de ces réflexions, de développer quelques points essentiels pour bien appréhender certains enjeux au cœur de la relation entre finance et fiscalité : d'une part, les conséquences du point de vue de la réflexion fiscale, de la nature économique des comportements financiers et de l'intermédiation financière et, d'autre part, le lien entre taxation et information imparfaite.
De la nature du capital et de l'impôt
La fiscalité du capital donne souvent lieu à des jugements à l'emporte-pièce sur la base d'arguments « économiques ». Parfois elle ne compte pas (du point de vue du financement des entreprises lorsqu'on commence à prendre en compte le fait que nos économies sont ouvertes), parfois elle est jugée inefficace (désincitation à l'accumulation de capital dont l'économie peut par ailleurs avoir besoin pour son développement ; ce débat sur l'impact de l'évolution du rendement net du capital sur son accumulation par les ménages semblant négliger la distinction classique entre effet de revenu et effet de substitution en jeu dans les comportements de consommation et d'épargne) ou insupportable (lorsque l'épargne est comprise comme résultant d'un revenu – déjà taxé – en vue d'une consommation future – qui le sera aussi). On convoque parfois l'« érosion monétaire » pour la contester (comment faut-il définir et réviser le barème pour prendre en compte le rendement réel du capital – mais le barème de l'impôt sur le revenu fait-il aussi l'objet des mêmes attentions ?), tandis que l'on invoque l'importance prise par les revenus du capital ou les revenus mixtes dans les percentiles supérieurs de la distribution des revenus ou du patrimoine pour en réclamer le renforcement (mais comment alors prendre en compte les circonstances différentes d'un contribuable dont l'effort et la contribution à la vie économique collective seraient très affectés par rapport à la situation d'un pur « rentier » – que la fiscalité n'a pas forcément vocation à euthanasier – ou encore celle d'un contribuable qui, parce qu'il maîtrise la forme de sa rémunération, peut procéder à une optimisation dont l'acceptabilité au regard de la justice fiscale est contestée).
En vérité, davantage que des querelles scholastiques, ces débats appellent à une clarification théorique (voir, à ce propos, la synthèse de la postérité de la réflexion d'Atkinson et Sandamo, 1980, présentée par Auerbach, 2015) tout en renvoyant aussi, ainsi que le rappelle la Mirrlees Review, à des questions empiriques parfois non résolues (e.g. sur l'influence de la fiscalité sur le comportement d'épargne et le montant du patrimoine accumulé, sujet sur lequel la principale certitude est que la fiscalité joue un rôle puissant dans la composition de ce patrimoine jusque dans son allocation produit par produit avec des effets parfois puissants (Attanasio et Wakefield, 2010 ; Boadway et al., 2010) – faisant de l'instrument fiscal un instrument aussi tentant que son maniement est malaisé, ce qui conduit Garnier et Thesmar (2009), à recommander d'en faire un usage parcimonieux et subordonné à un objectif de bien-être des ménages dans une perspective de cycle de vie).
Enfin, si un consensus existe parmi les économistes, c'est probable ment sur le caractère souhaitable d'une approche qui, au nom de la redistribution et en prenant en compte les incitations qui résultent de la fiscalité du patrimoine privilégie la taxation des héritages et des transmissions à une taxation « au fil de l'eau ». Un consensus dont on ne peut que constater qu'il semble inversement proportionnel à l'acceptabilité politique d'une telle approche.
Lorsqu'on « remonte » d'un étage dans le cadre de cette discussion, le débat sur la fiscalité du capital (qui prend dès lors un sens un peu différent) se focalise autour de deux questions : l'opportunité d'une fiscalisation des bénéfices de l'entreprise (dans la mesure où une fiscalité existe au niveau du détenteur/récipiendaire de ce revenu et notamment dans un contexte de libre circulation des capitaux) et l'impact de cette fiscalisation sur la valeur des entreprises (un débat qui, comme l'illustre François Meunier, et dans la mesure où la valeur de l'entreprise et son coût de financement sont en fait deux concepts liés, n'est pas sans lien avec la réflexion de Modigliani et Miller, 1958, qui, après avoir mis en évidence la neutralité de la structure de financement d'une entreprise, invite à bien comprendre quelle est la nature – notamment fiscale – des frictions qui contribuent à ce que ce prélèvement affecte la valeur de l'entreprise). Plus généralement, le retour à la réflexion de Modigliani et Miller (1958) invite aussi à considérer les implications pour la relation entre fiscalité et finance des différences entre, d'une part, les approches juridiques et comptables qui fondent la première et, d'autre part, la logique économique qui détermine la seconde.
De la nature de l'intermédiation financière et de sa fiscalisation
Justement, Modigliani et Miller (1958) ont souvent été convoqués pour justifier une augmentation parfois très substantielle des exigences en fonds propres des banques. Cet argument semble ignorer la singularité de la nature de l'activité d'un intermédiaire financier : il ne s'agit pas d'une production qui « combine » des facteurs de production dont il résulte, en flux, un besoin de financement et, en stock, un passif associé à un actif, mais d'un service rendu en mobilisant simultanément un passif et un actif (dont le risque n'est plus exogène, mais déterminé par les choix que l'intermédiaire financier opère à l'actif comme au passif).
C'est cette même singularité qui complexifie le traitement fiscal des institutions financières en termes d'impôt sur le bénéfice, d'une part, d'impôt sur le chiffre d'affaires ou la valeur ajoutée, d'autre part.
En matière d'impôt sur le bénéfice, les choses restent assez simples (au moins au niveau des concepts !).
Les opérations portant sur la monnaie qui est utilisée pour la comptabilité ne dégagent pas de résultat, par construction : il s'agit soit d'opérations de bilan (remise ou retrait d'espèces, constatation d'un emprunt ou d'un remboursement), soit d'opérations de recettes ou de dépenses où la monnaie n'est qu'un moyen de paiement. Quant aux opérations de prêt ou d'emprunt, elles donnent lieu à la constatation de recettes (intérêts perçus) ou de dépenses (intérêts versés).
Les opérations sur devises peuvent être traitées comme les transactions sur les autres actifs : le cours au jour de l'achat détermine le prix de revient et celui au jour de la vente détermine le prix de vente, le tout permettant de dégager un gain ou une perte. Un échange pourra être décomposé en la vente d'une devise et l'achat d'une autre, le cours de chacune dans la monnaie de comptabilisation déterminant le prix de vente de l'une et le prix d'achat de l'autre. Et les opérations plus complexes peuvent toujours être décomposées en opérations élémentaires de transactions au comptant et d'opérations de prêts ou d'emprunts.
Enfin les opérations d'assurance sont des prestations de services dont les primes versées par les souscripteurs constituent la rémunération et les sommes versées aux assurés ou pour leur compte sont les dépenses, la différence constituant le bénéfice ou la perte.
En fait, pour l'impôt sur le bénéfice, l'enjeu (et donc la spécificité) n'est pas le calcul du résultat, mais le moment où on le constate, ce qui, s'agissant d'une activité d'intermédiation présentant le plus souvent une dimension intertemporelle, revêt un caractère assez fondamental.
Si l'on considère une devise comme un bien « ordinaire », ce bien reste inscrit au bilan pour son prix de revient jusqu'à sa vente, et on constate le cas échéant des provisions pour dépréciation. Donc, si le cours monte, on attend la vente pour constater un produit, mais s'il baisse, on constate immédiatement une perte. Cette dissymétrie, acceptable pour des biens « ordinaires », n'a pas paru acceptable pour les devises et les résultats de change doivent généralement être intégrés au résultat à chaque clôture d'exercice. Pour les valeurs mobilières, beaucoup de pays (dont la France) ne traitent pas de la même façon les entreprises « ordinaires » et les institutions financières : pour les premières, la dissymétrie entre taxation différée des gains et déduction immédiate des dépréciations est conservée ; pour les secondes, on est amené à distinguer les opérations d'investissement, qui conservent la dissymétrie entre pertes latentes et gains latents, et les activités d'achat/revente, pour lesquelles on constate un résultat à la clôture de chaque exercice. Quant aux instruments financiers, ils sont toujours réévalués à chaque clôture d'exercice.
Ces différences de traitement créent un problème lorsqu'on adosse une transaction soumise au traitement dissymétrique et une opération soumise à réévaluation annuelle. Pour éviter que de telles opérations ne permettent de déplacer du résultat dans le temps, il a fallu prévoir un traitement dérogatoire d'une grande complexité et pratiquement inapplicable (les pertes latentes sur une position ne sont prises en compte qu'au rythme de prise en compte du profit sur l'autre) !
Et pour l'activité d'assurance, l'enjeu des décalages dans le temps est encore plus important, compte tenu d'un cycle de production « inversé ». Si l'on met tous les ans en recettes toutes les primes perçues et en dépenses toutes les prestations versées, la taxation est trop anticipée pour les entreprises en expansion (et a fortiori pour les créations d'activité). Mais si l'on admet en déduction toutes les provisions prévues par le Code des assurances, il n'y a jamais de profit imposable, le principe de prudence conduisant à les calculer généreusement. Les administrations fiscales vont donc consacrer beaucoup d'énergie, dans tous les pays, à demander au législateur des aménagements à la déduction des provisions, leur plus ou moins grande réussite dans cet exercice ayant bien évidemment des conséquences sur les conditions de concurrence.
La tension entre recettes fiscales et prudence est d'ailleurs, pour les acteurs financiers, un enjeu plus large : compte tenu du risque inhérent à leur activité d'intermédiation et du coût social d'une défaillance, la prudence qui préside à la constitution de provisions est légitimement plus grande que celle dont est appelée à faire preuve une entreprise non financière.
En matière de taxes sur le chiffre d'affaires, les difficultés sont les plus substantielles, en lien avec la difficulté à appréhender une notion de valeur ajoutée s'agissant d'une activité d'intermédiation dans laquelle on n'identifie pas naturellement une production et des consommations intermédiaires puisque le service rendu à une contrepartie s'appuie sur les ressources apportées par l'autre – et réciproquement – et/ou qui implique des décalages temporels importants ou des contreparties de nature très différente.
Pour les opérations d'emprunts, si l'on taxe les intérêts comme des loyers, le taux d'intérêt va être renchéri d'autant, sans atténuation, car, contrairement à la location de bien, il n'y aura pas de déduction de la TVA payée en amont lors de l'achat du bien par le loueur. La neutralité entre l'usage d'un bien acheté ou loué, grâce à la déduction de la TVA payée au moment de l'achat, n'a pas d'équivalent pour de l'argent prêté. Pour l'entreprise qui déduit la TVA en amont à 100 %, la TVA sur intérêt versée serait sans incidence. Mais pour les ménages, les organismes non assujettis ou les entreprises qui déduisent la TVA en amont à moins de 100 %, il s'agirait d'un surcoût pur et simple.
Pour les opérations de change, traiter les transactions comme des échanges de biens « ordinaires » serait catastrophique : la TVA porterait sur le montant total échangé, chacun facturant une TVA à l'autre. Là encore, ce ne serait neutre que pour les entreprises qui déduisent la TVA en amont à 100 %. Pour les autres (ménages, assujettis partiels, non assujettis), cela revient à subir des frais de change du montant de la taxe ! La seule mesure raisonnable est donc de n'appliquer la taxe qu'à la marge. Encore faut-il être capable de la mesurer : pour un grand établissement bancaire, il n'est pas facile de dire, transaction par transaction, quel est le résultat. On est alors amené à appliquer la TVA non à la marge d'une seule transaction, mais au résultat global d'un groupe de transactions (lorsqu'il est positif !). Les modalités de calcul (périmètre, périodicité) deviennent alors un enjeu essentiel.
Pour les opérations d'assurance, l'hypothèse d'une taxation à la TVA des primes perçues se heurte à la difficulté de mise en place d'un système de déduction. Pour l'assurance-vie, taxer la prime reviendrait à taxer le capital épargné lui-même. Cela semble inconcevable, surtout que l'on n'imagine pas que l'épargnant facture une taxe sur les sommes remboursées ! Mais même pour l'assurance dommage, pour laquelle on pourrait penser qu'un assujettissement à la TVA serait concevable, les difficultés restent insurmontables. En effet, pour les acteurs économiques qui ne déduisent pas, ou seulement partiellement, la TVA qui leur est facturée, le choc ne serait supportable que si la TVA actuellement « rémanente » dans les primes, correspondant à la TVA payée sur la réparation des dommages, pouvait être déduite par la compagnie d'assurance. Or, actuellement, cette TVA n'est que rarement supportée par la compagnie. Celle-ci rembourse (forfaitairement ou pour le montant réel) des frais de taxes supportés par les assurés. Il faudrait donc mettre en place une procédure de transfert des droits à déduction. Un cauchemar !
Et pourtant, nous n'avons pas encore introduit dans le raisonnement les enjeux de localisation. Pour l'impôt sur le bénéfice, l'enjeu est le partage des impôts entre pays et le risque d'optimisation fiscale internationale agressive. Dans les activités industrielles et commerciales, le partage d'imposition entre les États peut se fonder sur les facteurs de production physiques : les salariés, les machines, les locaux commerciaux. Pour optimiser leur impôt, les entreprises ne peuvent agir que sur les composants immatériels de la création de valeur : brevets, clientèle, marque. Dans le secteur financier, les activités à forte marge sont réalisées avec un petit nombre de salariés et la création de valeur repose essentiellement sur l'utilisation du bilan. Il suffit de déplacer quelques salariés et d'affecter les fonds propres pour déplacer le résultat.
Et pour la TVA, en plus des enjeux de partage de l'impôt, il y aurait des difficultés d'application aux opérations transfrontalières pratiquement insurmontables.
Tout cela explique que les règles fiscales applicables au secteur financier sont souvent spécifiques et diffèrent notablement des règles applicables aux autres activités.
De la contrainte de l'information imparfaite en matière fiscale
et de ses relations avec la finance
L'art de la fiscalité consiste à définir des règles dans un environnement où tout n'est pas observable. Pour prendre l'exemple de la France, la structure de nos premiers impôts directs (les « quatre vieilles ») et leurs assiettes visaient précisément à « approcher » une capacité contributive qui ne pouvait pas être mesurée. Parce qu'elle doit s'écrire dans un contexte d'information imparfaite, la fiscalité s'est souvent appuyée sur des définitions juridiques qui coïncident plus ou moins bien avec la réalité économique qu'elle cherche à appréhender.
Or parce que la finance est une matière particulièrement plastique et que les taxes sont toujours, du point de vue du contribuable qui les paie (et oublie à ce moment précis qu'elles sont la contrepartie de services dont il bénéficie), une perte sèche, l'innovation financière a souvent eu pour moteur la recherche d'un arbitrage qui permet d'éviter d'acquitter la taxe.
Certaines de ces innovations nous semblent généralement de bon sens. Ainsi, outre une logique de mutualisation et d'économies d'échelle dans la gestion, le développement des fonds (qui transforme un portefeuille d'actifs en un titre unique) a pour partie résulté de la recherche d'une minimisation de la fiscalité résultant de cession et d'acquisition des titres : détenu dans ce cadre, les plus-values réalisées sur les actifs du portefeuille ne sont pas taxées dès lors que, du point de vue de l'épargnant, elles restent latentes dans le fonds.
Réciproquement, la fiscalité a d'ailleurs pu jouer un rôle déterminant dans l'apparition de certains produits : les fonds de pension (notamment les plans 401(k) américains) ou l'assurance-vie (notamment en France) ont exploité une disposition fiscale avantageuse (dans le premier cas, l'exonération de taxe sur les revenus différés ; dans le second cas, la capacité à structurer un véhicule d'épargne comme un double contrat d'assurance et donc, initialement, à bénéficier, d'une part, de la fiscalité de l'assurance pour ce qui, économiquement, correspond à de l'épargne ainsi que, d'autre part, des conséquences, au regard du code civil (notamment dans le cadre d'une succession), de l'exclusion des contrats d'assurance du patrimoine du souscripteur).
En revanche, certaines innovations financières peuvent sembler plus discutables comme c'est le cas lorsqu'une entreprise (qui bénéficie d'une déductibilité des frais financiers alors que les distributions de dividendes ne le sont pas) aura recours, grâce à l'expertise de ses conseils financiers, à des instruments de financement artificiellement sophistiqués pour en déguiser la vraie nature, voire jouer sur une dualité de traitement d'un même instrument entre deux pays. De la même manière, alors que beaucoup de pays ne taxent pas les plus-values et les revenus au même taux, que ce soit pour les entreprises et les ménages et dans la mesure où, pour les placements financiers, la distinction entre plus-values et revenus est plus formelle que substantielle, une sophistication des instruments ou une interposition artificielle d'autres intervenants dans une transaction peuvent assez facilement transformer un revenu en plus-value.
On peut regretter, comme Paul Volcker le disait en 20094, que l'innovation financière soit souvent une exploitation des règles (notamment fiscales) et de leurs imperfections. Mais parce qu'il faut les écrire avec un certain degré de généralité et sans pouvoir tout observer, les règles seront toujours imparfaites (et les dispositions qui visent à en éviter le contournement seront souvent la source de nouvelles imperfections), la finance sera fréquemment mobilisée pour ajuster ces règles (ce qui peut se justifier) ou les contourner.