Parcourir l'histoire de la finance méditerranéenne pendant la Renaissance dans un court article est une tâche ardue tant ce sujet est vaste et lié à l'histoire politique, sociale, démographique et économique ainsi qu'à la géographie du bassin méditerranéen et d'ailleurs. Le terme « Renaissance » fait déjà en soi objet de débat, car accusé de trancher trop nettement avec le Moyen Âge. Les limites chronologiques de cette période par ailleurs dépendent de ce que les historiens considèrent ses traits structurants. Si dans son acception classique la Renaissance couvre le xve et le xvie siècles (Lopez, 1970), les perspectives adoptées et les pays étudiés peuvent suggérer d'autres périodisations : certains auteurs font remonter l'origine de la Renaissance jusqu'au xiie siècle (la « proto-Renaissance » de Erwin Panofsky) ou même au xe siècle1 (Panofsky, 1960 ; Ruggiero, 2008 ; Hamon, 2014 ; Trivellato, 2010).
Ensuite, quelles sont les limites géographiques de la Méditerranée ? Faut-il se restreindre aux zones qui « mouillent les pieds » dans le Mare Nostrum ou bien considérer que la Méditerranée exerce son influence économique, sociale, culturelle bien au-delà de ses côtes (Braudel, 2009) ? En outre, l'insuffisance de l'outillage statistique à disposition ne permet pas de délinéer aisément un tableau de synthèse quantitative. Des questions clés telles que la croissance économique pendant la Renaissance en Europe, ouverte par le débat entre Lopez et Cipolla dans les années 1960, doivent encore trouver une réponse claire tant les métriques possibles sont variées et les indications archivistiques sont morcelées et difficilement comparables (Lopez et Miskimin, 1962 ; Cipolla, 1964). Finalement, à une époque où le commerçant et le banquier ne font qu'un seul homme, il est très difficile, voire impossible, de faire le partage entre commerce et finance.
La littérature sur la Méditerranée pendant la période qui nous intéresse a connu un véritable tournant méthodologique et historiographique avec la publication de la thèse de Ferdinand Braudel « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II2 » en 19493. Braudel a ensuite poursuivi ses réflexions dans son autre grande fresque « Civilisation matérielle, économie et capitalisme – xve et xviiie » (Braudel, 1967). Chaque historien se doit, depuis, de se confronter avec cette somme qui a montré dans les détails le fonctionnement de l'économie méditerranéenne et ses interactions avec les autres zones économiques du monde, du Moyen-Orient et Extrême-Orient à l'Amérique. Depuis, c'est un débat ouvert que de qualifier le xve et le xvie siècles de « première globalisation » ou pas.
Braudel a ensuite rouvert le débat sur la naissance du capitalisme, tranché, peut-être trop vite – à l'époque – à la faveur du berceau atlantique plutôt que du berceau méditerranéen (Armstrong, 1977)4. Depuis le classique Burckhardt publié en 1860 (Burckhardt, 1885), l'analyse économique de l'origine du capitalisme, comme outil ayant permis à l'Europe de prévaloir dans le monde, est allée souvent de pair avec l'analyse culturelle de la redécouverte de l'individualisme propre à la philosophie et la culture de la Renaissance italienne. La découverte de l'homme a été associée à la découverte du Nouveau Monde. En revanche, Braudel a mis la Méditerranée au centre de sa recherche et avec cela les relations entre l'Europe et le monde islamique.
Cet auteur apporte un ultérieur éclairage crucial à la compréhension de l'économie et la finance de cette époque en élaborant historiquement la distinction et les liens entre le « rez-de-chaussée de la non-économie », l'économie de marché et le capitalisme. Le « rez-de-chaussée » comprend les activités non marchandes (autoproduction et consommation), de loin la partie la plus importante de l'économie au point de vue quantitatif. Si l'économie de marché, faite de règles qui régissent le fonctionnement de la demande et de l'offre, se fonde sur l'échange du surplus non consommé de l'autoproduction et élargit son horizon au cours de la période que Braudel embrasse, le commerce et la finance à longue distance sont du ressort du capitalisme : les asymétries d'information, les gros capitaux et aussi bien la violence permettent à des merchant bankers – au sens étymologique du terme – de faire les prix et engranger des profits « extra-marginaux », dirait aujourd'hui un économiste. Cette perspective ouvre la porte à une réflexion non seulement sur l'origine du capitalisme, mais aussi bien et peut être surtout sur le progressif prévaloir des intérêts européens dans le monde.
Face à cette complexité5, nous prenons ainsi un point de vue tout à fait partiel, mais – croyons-nous – justifié non seulement par les origines de l'auteur, mais aussi bien par l'historiographie. D'abord, nous nous focalisons sur les villes italiennes qui se trouvent au cœur des échanges commerciaux et financiers de la Méditerranée et de ses liaisons avec les autres zones économiques. Nous chercherons ainsi d'esquisser le rôle de trois sommets de ce que Braudel définissait le « Quadrilatère » : Gênes, Florence, et Venise6. S'il est vrai que de nombreuses villes – italiennes et non – ont joué un rôle important dans le tissage et le renforcement des liens entre les côtes de la Méditerranée et au-delà, les principales innovations financières et commerciales de la période ont été conçues dans ces trois villes (Fratianni et Spinelli, 2006).
Ensuite, nous nous concentrons sur les échanges à longue distance, à savoir sur ce que Braudel appelait « capitalisme », sans toucher au fonctionnement des économies de marché ou pas. Finalement, nous optons pour l'acception classique de la période de la Renaissance centrée notamment sur le Quattrocento et le Cinquecento sans renoncer pourtant à esquisser rapidement l'origine de la finance et du commerce internationaux dans les siècles précédents. Il ne s'agit pas de diminuer les continuités, mais de gérer le nombre de pages.
Le reste de l'article est donc organisé de la façon suivante. Après une première partie consacrée à la place de la Méditerranée dans le monde, nous poursuivons en découpant la période que nous examinons en deux parties en utilisant, pour faire le partage, l'événement que Adam Smith a défini comme le plus important de l'histoire économique mondiale : la découverte de l'Amérique. Les conclusions seront l'occasion pour revenir sur les relations entre Méditerranée et capitalisme.
La Méditerranée dans le monde
Pendant longtemps, l'historiographie s'est concentrée sur les forces internes qui ont permis à l'Europe de passer d'un système féodal à un système capitaliste, alors que d'autres ont notamment souligné l'importance de la découverte de l'Amérique pour la structuration du capitalisme européen. Les travaux de Braudel ont mis en exergue les liens existants entre l'Europe et le reste du monde noués autour de la Méditerranée ainsi que leur impact sur la formation du capitalisme et de son expansion. Braudel a forgé le concept d'« économie monde » pour décrire la Méditerranée d'abord et ensuite d'autres régions du globe autour de l'empire Moghol et chinois. L'économie-monde est un système économique cohérent et structuré entre un centre, qui tend à accumuler richesse et pouvoir, et une périphérie hiérarchisée. Ce concept a été repris et développé par Wallerstein dans son œuvre The Modern World-System publié en quatre volumes entre 1979 et 20117.
Ces auteurs discutent le concept d'une économie mondiale ou – pour reprendre la terminologie de Wallerstein – un système monde capitaliste, qui se forme par la jonction d'économies-monde à travers le commerce et la finance internationale, jonction en grande partie due aux Européens et pliée à leur service. S'ils n'utilisent pas directement le terme « globalisation », il s'agit sans aucun doute d'un concept très proche8. Ce qui est devenu l'économie mondiale trouve son origine en Europe pendant le long xvie siècle (1450 et 1640), époque où les grandes découvertes créent les conditions pour le déplacement du barycentre des villes italiennes de la Méditerranée vers Amsterdam et Londres, déplacement qui se concrétisera dans le xviie siècle. Ce système monde trouve son élément dynamique dans l'esprit « capitaliste ».
Certains auteurs ont contesté l'existence d'une économie mondiale avant le xixe siècle en adoptant une définition de globalisation fondée sur la convergence des prix. Puisque cette convergence n'a pas lieu, il n'est pas possible de parler de globalisation (O'Rourke et Williamson, 2002). D'autres auteurs ont contesté le rôle de l'Europe dans le processus de globalisation de l'économie. Alors que l'Europe – et notamment l'Italie – était en train d'achever sa « révolution commerciale » entre 1250 et 1350 (Lopez, 1976), elle était bien moins développée que d'autres régions du monde tel que le Moyen-Orient et l'Asie. (Abu-Lughod, 1989). D'autres soulignent qu'au moins jusqu'au xviiie siècle, l'Asie – et notamment l'Empire chinois – a été le moteur de l'économie mondiale (Frank, 1998) ou – au moins – se positionnait au même niveau de développement que les régions européennes les plus avancées (Wong, 1997 ; Pomeranz, 2000). Ces auteurs en rejoignent ainsi d'autres pour nier le rôle du commerce et de la finance européenne car d'envergure trop limitée pour avoir un effet incisif sur les économies-monde et leur développement (O'Brien, 1982).
Pourtant, selon les statistiques disponibles, l'Italie et ses villes – au cœur des échanges méditerranéens – avaient en 1500 un PIB par tête bien supérieur à celui des autres pays du monde, étant suivies de près seulement par la Hollande (de Zwart et van Zanden, 2018, p. 14) ; en 1600, elles n'étaient dépassées que par cette dernière. Les travaux de Asthor sur le commerce méditerranéen, et en particulier entre les principales villes italiennes et le Levant9, ont précisé les travaux de Braudel pour le XVe siècle (Ashtor, 1983) ; les travaux de Braudel et les récentes études de de Zwart et van Zanden ont montré toute la vitalité des échanges internationaux à partir de 1500 (de Zwart et van Zanden, 2018) et la centralité de l'Europe, sans pour autant minimiser l'importance des échanges au sein du Moyen-Orient et de l'Extrême-Orient et de leurs interactions avec la Méditerranée et l'Europe.
L'Europe était autour de l'an 1000 une contrée « pauvre » relativement à d'autres zones du monde et particulièrement relativement au monde islamique, à cette époque le « centre » de l'économie méditerranéenne (de Zwart et van Zanden, 2018). En fait, la révolution commerciale qui a lieu entre xie et xive siècles en Italie et qui s'est ouverte sur la Méditerranée a changé la donne. Les échanges méditerranéens de plus en plus dominés par les villes italiennes ont contribué non seulement au développement de ces villes, mais aussi bien à celui des autres cités européennes notamment par les liaisons que les marchands et les banquiers italiens assuraient entre nord et sud, d'une part, et entre ouest et est, d'autre part (Braudel, 1993).
Certes les échanges menés par les marchands et les banquiers italiens se « limitaient » à la Méditerranée dans la mesure où, une fois les marchandises arrivées sur les rives du Moyen-Orient, elles étaient – sauf rares exceptions – prises en charge par des marchands arabes qui les acheminaient vers l'Asie, et vice versa. Si les relations des Européens avec l'Extrême-Orient n'étaient pas directes, mais intermédiées par les marchands arabes qui tiraient de cette position leur force, cela ne les empêche pas d'avoir joué un rôle-clé dans la formation du capitalisme européen et donc dans la mondialisation des économies.
D'un point de vue international, la découverte de l'Amérique en 1492 et le voyage de Vasco de Gama vers les Indes en contournant le cap de Bonne Espérance en 1498 ont créé les conditions pour le déclin de la Méditerranée (de Zwart et van Zanden, 2018). La découverte de l'Amérique et de ses mines d'argent, à partir de ports atlantiques espagnols et portugais où les Italiens étaient bien implantés, a renforcé dans le xvie siècle et au début du xviie siècle la domination de la finance italienne et notamment génoise (Braudel, 1993), mais l'argent américain a constitué le ferment qui a facilité la croissance économique, notamment dans l'Europe du Nord-Ouest. Dans le xviie siècle se concrétise en effet le déplacement du barycentre de l'économie européenne des villes italiennes et la Méditerranée vers Amsterdam, Londres et la Mer du Nord. L'argent américain a multiplié la masse monétaire en Europe qui, à son tour, a permis aux pays de la Mer du Nord de se développer et participer directement au commerce avec l'Asie par le contournement du cap de Bonne Espérance en coupant ainsi la Méditerranée (Palma, 2016b, 2018).
En outre, cet argent a rendu possible l'essor du commerce en fournissant aux Européens le pouvoir d'achat nécessaire à l'achat de biens asiatiques. Le commerce du xve siècle avait en fait été handicapé par le déséquilibre de la balance commerciale que les flux financiers ne pouvaient pas complètement combler. Si les Européens étaient avides de marchandises asiatiques, les Asiatiques n'avaient pas un goût prononcé pour les marchandises européennes. En conséquence, l'argent européen qui sortait vers l'Asie provoquait des pénuries monétaires, notamment dans les pays les moins sophistiqués au point de vue financier (de Zwart et van Zanden, 2018). Le développement des circuits financiers fondés sur les lettres de change et les foires, véritables centres de compensation des flux, facilitait la circulation de la monnaie et du crédit et permettait l'économie de monumentales masses de métaux précieux. Ils facilitaient l'assouplissement de la contrainte représentée par les balances commerciales bilatérales des opérateurs européens, mais sans pouvoir les affranchir de la contrainte liée aux opérations nouées avec les opérateurs bien plus éloignées qui ne participaient pas à ces compensations. Les métaux étaient nécessaires aux paiements des soldes de la balance commerciale avec l'Asie et limitaient les trafics. L'argent américain a ainsi financé un déséquilibre croissant de la balance commerciale européenne sans limiter la masse monétaire en Europe.
La lettre de change est l'instrument clé autour duquel la finance de l'époque s'est construite et développée. Cet instrument n'était pas nouveau, mais l'échelle et la distance des opérations ont obligé les acteurs à en innover l'usage comme instrument de paiement et de crédit10. Ces innovations ont englobé des réseaux d'intermédiaires de plus en plus amples. Elles permettaient par ailleurs de surmonter l'interdiction d'usure prévue par la loi canonique en masquant souvent le taux d'intérêt par des taux de change entre monnaies. Les lettres de change sont ainsi devenues les « marchandises privilégiées » des échanges européens et méditerranéens (Braudel, 1993, vol. 2, p. 33).
La circulation des lettres de change était rythmée par les foires, centres de compensation et arbitrage du marché monétaire européen où les flux financiers générés par le commerce et le financement des dettes publiques convergeaient périodiquement. Disséminées sur le territoire européen, les foires étaient hiérarchisées selon leur importance : les foires locales convoyaient leurs soldes vers les foires régionales qui, à leur tour, se retournaient vers les foires internationales. La localisation de ces foires internationales a changé dans le temps en suivant les principales routes marchandes et financières, sans jamais se tenir dans les principales villes de l'époque. Après les foires des Flandres et de Champagne pendant le Moyen Âge, les foires de Genève ont connu leur essor entre la fin du xive et le début du xve, suivies par celles de Lyon, très actives à partir de la seconde moitié du xve siècle. Les foires de Besançon transférées ensuite par ses maîtres génois à Piacenza ont ensuite pris le relais et connu le plus haut niveau de sophistication. Mélangeant d'abord affaires commerciales et financières, les foires ont connu une spécialisation croissante. Aux foires de Lyon déjà, les affaires commerciales et financières étaient traitées séparément.
Ces enchaînements ont ainsi porté à la création d'abord d'une économie-monde méditerranéenne centrée sur les principales villes italiennes et ensuite d'une économie mondiale centrée d'abord sur l'Italie et ensuite sur l'Europe nord-occidentale. La question cruciale qui surgit de ces dynamiques est la suivante : si les économies-monde indienne et notamment chinoise étaient au xve siècle au moins à un niveau de développement économique similaire au niveau européen, pourquoi les Européens ont conduit la mondialisation de l'économie ? Selon la littérature de tradition braudelienne, la réponse est à rechercher dans les différentes logiques qui président ces économies-monde. Ce n'est que dans l'Europe méditerranée d'abord et dans l'Europe nord-occidentale ensuite que l'esprit capitaliste s'est formé. Cet esprit s'est concrétisé dans la recherche de profits monopolistiques liés au commerce et à la finance à distance (Braudel, 1967, 1993 ; Arrighi, 1994)11.
La Méditerranée avant la découverte
de l'Amérique
Les villes italiennes du « Quadrilatère » – Florence, Gênes, Milan et Venise – ont été le centre de l'économie-monde méditerranéenne, chacune y jouant un rôle variable. Si le xive siècle a été florentin, le barycentre de la finance se déplace pendant le xvie siècle de Venise à Gênes (Braudel, 1993). En s'appuyant sur une position géographique leur permettant de faire le lien entre la Méditerranée et le reste de l'Europe, les villes italiennes – poussées souvent par la compétition – ont développé des innovations commerciales et financières. Dans le cadre d'un renouveau culturel qui remettait l'homme en tant que tel au centre de l'Univers, ces innovations ont facilité une accumulation de richesse qui, à son tour, a aiguillonné la demande de biens de luxe exotiques et les investissements dans les ateliers de production, en développant ainsi le commerce et la finance au sein de l'Europe et au-delà de ses frontières (O'Connell et Dursteler, 2016).
Les racines de cet essor se trouvent dans la « révolution commerciale » qui s'amorce en Italie entre le xe et le xie siècle (Lopez, 1976). Si l'on envisage la perspective internationale, la « papal revolution » (Neal, 2015) a été le phénomène dominant. Une fois que Grégoire VII a fait plier le genou de l'Empereur Henri IV devant le château de Canossa en 1077, la papauté a eu la légitimité et le pouvoir de mettre en œuvre un système centralisé de collecte du denier de Saint Pierre notamment en vue de financer les croisades. Les banquiers marchands des villes italiennes, et notamment de celles du Quadrilatère, ont joué un rôle clé, même si variable selon le lieu, l'origine du pape et le système des alliances internationales (Renouvin, 1994).
Les correspondants de la papauté ont dû ainsi développer une technologie financière, fondée sur les lettres de change, pour transférer à la Curie les ressources collectées à travers l'Europe en différentes monnaies sous forme de moyens de paiement acceptés à Rome. Afin de transférer à travers la Méditerranée l'argent, les personnes et les marchandises nécessaires pour les croisades et les pèlerinages, la papauté s'est appuyée sur les réseaux en formation de marchands-banquiers italiens. À leur tour, ces banquiers-marchants en ont profité pour consolider et étoffer leur présence en Europe et dans la Méditerranée (Felloni, 2003 ; Neal, 2015) : dès le xiiie siècle, « En Europe et en Méditerranée, en Occident et en Orient, partout des Italiens, encore des Italiens ! » (Braudel, 1967, p. 129).
Le xive siècle a été marqué par l'essor de la banque florentine qui représente, selon certains, le premier exemple de capitalisme financier (Arrighi, 1994). Pendant longtemps banquiers de la papauté, les compagnies florentines, à cheval entre commerce et finance avec des branches dans la production, trouvaient sur leur place du crédit abondant et relativement bon marché. Ce crédit assurait l'efficacité et la force de leurs réseaux. Le plus grand succès de la finance florentine a été sa conquête de l'Angleterre notamment à travers le financement des guerres de Édouard II et Édouard III. Ces opérations ont permis aux Florentins de contrôler la production lanière anglaise tellement nécessaire aux ateliers de Florence d'abord et du reste de l'Europe ensuite. Cette période de suprématie florentine se termine en 1345 avec la faillite des Bardi et des Peruzzi, les deux principales maisons de la place, à la suite du défaut de Édouard III sur les sommes colossales empruntées, la peste noire de 1348 donnant le coup de grâce.
Si les activités marchandes et industrielles demeurent, les activités bancaires se reconstruiront lentement pour se raviver au cours du xve siècle, mais les Medici, malgré leur rayonnement, n'arriveront jamais à recouvrir le rôle pionnier et mondial des Bardi. Florence a été en mesure de créer un réseau méditerranéen, souvent à travers des modalités originales qui ne se fondaient pas initialement sur les consulats et les « nations », à savoir sur des communautés marchandes installées dans des villes étrangères et régies par des statuts et des accords avec les autorités locales : au début du xve siècle, l'État florentin ne montrait pas un intérêt prononcé pour l'établissement de relations et d'institutions commerciales à l'étranger. Les réseaux orientaux étaient plutôt le fait d'exilés chassés de Florence à la suite des luttes internes. Les pouvoirs publics jouent un rôle croissant avec l'essor des Medici. Vers la moitié du xve siècle, ces réseaux orientaux se reconfigurent autour d'un groupe de marchands bien installés à Rhodes et, de là, dans les villes islamiques12.
Peu après la crise florentine, Venise règle ses comptes pour le contrôle du commerce levantin avec sa principale concurrente, Gênes qui, à son tour, avait déjà balayé manu militari Pisa. La bataille de Chioggia en 1381 représente le dernier épisode d'une longue période de conflits. Si la victorieuse Venise de par son organisation étatique solide arrive à se soulever rapidement des conséquences du conflit, les violentes luttes internes freinent la reprise de Gênes. Venise se distingue en fait de sa rivale pour une structure étatique qui a pour objectif celui d'éviter les luttes internes et de soutenir son élite marchande en subventionnant le commerce et ses instruments comme la construction de navires au sein de l'Arsenal, en régulant la concurrence sur les principales lignes commerciales et en protégeant les navires commerciaux, souvent aux dépens des classes laborieuses13. Le pouvoir public était en fait solidement dans les mains de l'élite marchande homogène et les décisions politiques était prises en fonction de l'impact sur ses profits (Abu-Lughod, 1989 ; Braudel, 1993 ; Greif, 1994, 1995 ; Plys, 2013).
L'organisation mise en place par le pouvoir public vénitien a été donc un facteur clé pour soutenir l'action des marchands vénitiens tant qu'au xve siècle14, Venise est le centre robuste de la Méditerranée, même si elle n'est pas le centre exclusif : elle s'appuie non seulement sur les autres villes italiennes, mais aussi bien sûr les villes étrangères pour relier la Mer du Nord aux côtes du Levant et de la Méditerranée. Venise distribue les produits industriels de Gênes, Milan et Florence, alors qu'elle redistribue en Italie et en Europe les produits qu'elle ramène du Levant. Malgré des revers militaires contre la Turquie qui déterminent la perte de comptoirs parfois importants, la flexibilité de sa flotte réoriente le commerce vers les nouveaux qu'elle crée ou conquiert, parfois aux dépens des Génois15.
Venise conquiert un quasi-monopole du commerce avec le Levant sous la domination d'un Empire aux vieilles traditions marchandes, le Sultanat Mamelouk. Le commerce levantin est crucial car par-là transitent la plupart des épices, et notamment le poivre, qui constituent la branche la plus lucrative du commerce méditerranéen. Au début du xve siècle, la position des Vénitiens dans le commerce Levantin est déjà importante, mais encore concurrencée notamment par les Génois, les Florentins. Venise devient dominante au cours de la première moitié du xive siècle. Les Génois, encore aux prises avec les luttes internes, se focalisent sur les échanges avec la Mer Noire, depuis les croisades, son territoire de chasse privilégié à la suite des accords conclus à l'époque avec l'Empereur de Byzance. Les Florentins ne contrôlent pas de débauchés suffisants pour générer un trafic important et régulier. Venise en revanche de par l'action organisatrice de l'État arrive facilement à mettre en place des lignes commerciales très régulières et, de par sa position géographique, contrôle les amples débouchées de l'Europe Centrale et de l'Est (Ashtor, 1974 ; Braudel, 1993).
Pourtant, l'ampleur de la pénétration vénitienne dans le Levant doit beaucoup au déclin des anciennes industries locales et du principal groupe de marchands-banquiers de l'Empire Mamelouk, les Kermites. Le Sultan décide de mettre en place des monopoles publics dans les principales industries locales. Si les guerres dans le Levant jouent dans la décision du Sultan, c'est bien le retard technologique pris par ces entreprises le principal facteur explicatif du déclin, alors qu'en Europe, les investissements dans les mêmes branches, par exemple le textile et la papeterie, vont bon train et permettent des avancées technologiques importantes. En conséquence, le Levant doit importer de plus en plus de marchandises que ses entreprises n'arrivent plus à produire en quantité suffisante. Ces importations facilitent la pénétration vénitienne.
Le Sultan veut en outre mettre en place un monopole public sur le très lucratif commerce des épices et notamment sur le poivre. Ce commerce, comme le commerce de bien d'autres marchandises, est contrôlé par les marchands de gros Kermites qui organisent aussi une importante activité bancaire en finançant les pouvoirs en place. L'intervention vénitienne arrive à bloquer partiellement le projet du Sultan d'établir un monopole sur ce commerce, mais elle ne peut pas empêcher la marginalisation des Kermites (Ashtor, 1974).
Le dernier facteur de succès des Vénitiens représente également la principale limite à l'épanouissement de leur commerce : c'est la disponibilité de métaux précieux pour régler les achats au Levant. La lettre de change, si courante dans la chrétienté, n'est envoyée qu'exceptionnellement dans les territoires islamiques, ce qui oblige de payer en métaux, notamment en argent, le solde déficitaire de la balance commerciale. Si le système monétaire européen est bimétallique, à savoir fondé sur l'or et l'argent à la fois, l'Asie préfère l'argent, notamment après qu'en Chine, le métal blanc devient monnaie légale en 1436. Venise commande un réseau qui lui permet de mobiliser des quantités de métaux et notamment d'argent bien supérieures à ses concurrents. Par ailleurs, elle véhicule vers le Levant des marchandises pour lesquelles les producteurs locaux ne sont plus compétitifs, ce qui assouplit – au moins un peu – la contrainte monétaire.
Pourtant, lorsque les achats de marchandises sont importants, Venise se vide d'argent et le change entre papier et or, d'une part, et, d'autre part, argent se dérègle en attendant que ses correspondants envoient leurs réserves. Il arrive que les problèmes monétaires de Venise ne soient pas dus à la quantité de pièces d'or et d'argent, mais à leur qualité. Les pouvoirs publics doivent souvent intervenir pour freiner l'invasion de « mauvaise monnaie » notamment étrangère, d'abord en la dévaluant ou, si insuffisant, en interdisant sa circulation. L'importance de ces questions monétaires est telle que les pouvoirs publics font en sorte que la Zecca de la Serenissima, à savoir l'hôtel des monnaies, atteigne un niveau de technologique et d'efficience vraiment remarquable à l'époque. La supériorité des techniques et l'attention portée au sujet en Europe et notamment à Venise font en sorte que le ducat, monnaie vénitienne, se diffuse largement au Levant tant que nombre de contrats locaux sont exprimés en cette monnaie ou, usage moins fréquent, en d'autres monnaies italiennes, au moins jusqu'à la réforme monétaire mise en œuvre par le Sultan qui aligne la monnaie locale à la monnaie vénitienne (Ashtor, 1974 ; Spufford, 2014).
Les villes italiennes sont ainsi en quête continue de métaux précieux dont l'offre dépend notamment de la production dans les mines, normalement plutôt éloignées de la Méditerranée, et des besoins du commerce. Si l'argent est produit plutôt en Allemagne, en Serbie et plus loin encore en Europe de l'Est – fournisseurs plutôt de Venise – ainsi qu'en Sardaigne – colonie génoise – et dans les Alpes, la principale source d'or pour les Européens est l'Afrique subsaharienne et notamment le Soudan. Les métaux précieux de l'Afrique sont amenés sur les rives de la Méditerranée par les marchands arabes. C'est dans ce sens que le Maghreb a été le « moteur de toute la Méditerranée » (Braudel, 1993, vol. 2, p. 141). Le commerce saharien de cette poudre d'or remonte probablement bien avant l'an 1000 et, au-delà de cette date, a facilité la mise en place de villes nouvelles telles que Oran et Alger.
L'Espagne islamique fondait sa circulation monétaire sur cet or et avait fondé autour de l'an 1000 la ville de Ceuta sur le côté africain du détroit de Gibraltar, pour faciliter son approvisionnement. Le commerce d'or a entraîné l'échange d'autres marchandises provenant d'Europe qui, à son tour, a grossi les flux financiers entre les deux rivages de la Méditerranée. Avec l'or, les esclaves d'Afrique subsaharienne rejoignent les côtes de la Méditerranée lorsque le sel maghrébin, le cuivre et les étoffes importés d'Europe prennent la direction inverse. Si les marchands maghrébins contrôlent ce trafic, les Génois jouent un rôle important dans son intensification en poussant leurs réseaux tout au long de la filière qui lie l'Afrique subsaharienne à l'Europe (Naïmi, 1990). Les rivages du Maghreb sont pourtant ouverts aux marchands de toute la Méditerranée et les échanges commerciaux et financiers sont tellement importants que les Vénitiens ouvrent une ligne commerciale régulière à travers leur système des galères : galere di Barberia.
À partir du début du xve siècle, lorsque les besoins de métaux se font plus pressants, les marchands italiens et européens s'y installent à grande échelle. Les villes européennes cherchent à nouer ainsi des traités, des accords, demandent des privilèges commerciaux. L'incohérence politique du territoire Nord-Africain a facilité l'afflux de marchands européens. Le Maghreb est, en gros, divisé en trois grandes zones politiques et culturelles : le Maroc des Mérinides, le Tlemcénie des Wahabites (grosso modo sur une partie du territoire algérien) et l'Ifriqya (la Tunisie) des Hafsides. Pourtant, autonomies et dissidences, facilitées aussi par la configuration géographique, sont fréquentes : par exemple, Oran et Ceuta sont de véritables républiques urbaines (Braudel, 1993, vol. 2, p. 142 ; Carpentier et Lebrun, 1998).
L'afflux d'Européens ne fait qu'accélérer l'essor des villes maghrébines qui se trouvent au carrefour des trafics entre Europe et Afrique subsaharienne. Si le territoire demeure rural, certaines villes, reliées par des réseaux routiers dont la densité est fonction de leur importance relative dans les échanges, se développent sans commune mesure avec les campagnes qui les entourent. Les contraintes commerciales pour les Italiens et les autres y sont d'ailleurs bien plus souples qu'au Levant. D'une part, les Européens arrivent à bien placer leurs marchandises et à équilibrer ainsi les balances commerciales. D'autre part, les lettres de change, de par la présence d'autant d'Européens, circulent bien mieux qu'au Levant. Vers 1440, les Portugais ouvrent la route atlantique vers le Golfe de Guinée et l'Afrique subsaharienne pour y chercher or et esclaves. Le succès de cette nouvelle route est rapide : l'or importé et la richesse générée par ce trafic permettent au Portugal de créer sa première monnaie d'or en 1447. Pourtant, cette nouvelle route n'a pas suspendu les arrivages d'or subsahariens sur les côtes maghrébines et n'a pas réduit les commerces.
La Méditerranée après la découverte
de l'Amérique
La découverte de l'Amérique et le voyage de Vasco de Gama vers les Indes en contournant le cap de Bonne Espérance créent les conditions pour le déclin futur de la Méditerranée (de Zwart et van Zanden, 2018). Le déplacement du barycentre de l'économie européenne de la Méditerranée à la Mer du Nord n'est pas immédiat et se concrétisera entre le xviie siècle et le xviiie siècle. À court terme, l'argent extrait des mines américaines déplace le centre financier et commercial de la Méditerranée de l'Est à l'Ouest et réaffirme la suprématie des villes italiennes, et notamment Gênes, sur la finance européenne et mondiale.
Sans aucun doute, l'ouverture d'une route maritime vers les Indes est un choc pour le commerce vénitien au Levant, affaibli en outre par la défaite de la Serenissima dans la Troisième Guerre Turco-Vénitienne entre 1537 et 1540. Bien que le commerce d'argent par le Cap demeure mineur jusqu'à la deuxième moitié du xviie siècle (de Zwart et van Zanden, 2018), les Vénitiens se rendent compte immédiatement de la menace. Ils envisagent, dès le début du xvie siècle, une ambitieuse riposte : ouvrir l'isthme de Suez à la navigation. Ils entrent en pourparlers avec le Sultan Mamelouk, mais la conquête turque de l'Égypte en 1517 tranche toute discussion. Au cours du XVIe siècle, la gestion de l'argent américain, qui atteint l'Espagne et de là l'Europe, est capturée par les Génois, bailleurs de fonds de la Couronne espagnole : Gênes devient la principale puissance financière européenne. À l'emprise vénitienne sur la Méditerranée succède entre le xvie siècle et le xviie siècle « le siècle génois ». Gênes fait de cette période un « siècle de papier », expression utilisée pour indiquer la sophistication financière atteinte à Gênes, notamment à travers les foires de Piacenza, créées et dominées par les financiers liguriens (Braudel, 1993, vol. 2, p. 178 et p. 188).
Les mines d'argent se trouvent dans les possessions espagnoles d'Amérique. Ainsi l'argent arrive d'abord en Espagne. Entre 1500 et 1800, le monumental afflux d'argent américain16 est de plus en plus exporté vers le sud et l'est asiatiques à travers le Levant et, en pourcentages croissants, via le Cap. Progressivement, ces réexportations créent un marché monétaire mondial où les prix de l'argent convergeront très progressivement (Flynn et al., 2003). Pourtant, à moyen terme, les arrivées d'argent en Espagne sont redirigées par ce pays vers l'Europe pour financer ses guerres et le contrôle militaire des territoires de l'Empire.
L'argent américain déclenche la « révolution des prix ». L'augmentation de la base monétaire multiplie les prix par deux en moyenne en Europe entre 1492 et la moitié du xvie siècle, avec des pics dans l'Europe du Sud, et notamment en Espagne où les prix sont multipliés par quatre. Le stock de métal blanc européen est en revanche multiplié, lui, par dix. En conséquence, même en prenant en compte l'inflation, l'augmentation réelle de la base monétaire est de taille. L'inflation provoque des déséquilibres et l'afflux d'argent déséquilibre le taux de change entre monnaie en métal jaune et blanc : puisque la production d'or ne suit pas, les pièces jaunes s'apprécient vis-à-vis des pièces blanches. Cet afflux provoque ainsi des déséquilibres monétaires, mais dans son ensemble, il assouplit la contrainte qui freinait le commerce avec l'Asie où les marchandises étaient payables en argent, et réveille la croissance économique ainsi que l'ampleur des marchés en Europe en jetant les bases de l'essor des pays de la Mer du Nord (Palma, 2016a).
Paradoxalement, le pays qui ne tire pas son épingle du jeu est l'Espagne. Malgré cet argent, elle n'arrive pas à enclencher la croissance économique et ses financents demeurent ainsi dépendants des arrivées des bateaux américains. Deux arguments non mutuellement exclusifs ont été avancés pour expliquer ce paradoxe. D'abord, l'Espagne a été affectée par une forme de Dutch disease17. Le niveau des prix augmente bien plus en Espagne que dans le reste d'Europe précisément parce que ce pays recevait d'abord ces flux. En conséquence, l'Espagne enregistre une détérioration marquée de sa compétitivité internationale (Drelichman, 2005a, 2005b).
L'argent américain a par ailleurs eu des conséquences cruciales sur l'économie politique du pays. Confiante dans la richesse de ses territoires américains, la Couronne espagnole n'a plus été contrainte de s'appuyer sur la taxation de ses sujets pour couvrir ses énormes dépenses, notamment militaires. En conséquence, elle a renoncé à toute forme de « négociation » avec les classes productives et financières espagnoles et a renforcé son caractère autocratique. L'autocratie de la Couronne en conséquence affecte en profondeur et négativement la légitimité du pouvoir, les institutions, l'économie, le marché local des capitaux et donc la capacité de la Couronne à lever des impôts (Drelichman et Voth, 2008b, 2016).
Dans la première moitié du xvie siècle, une fois arrivé en Espagne, l'argent américain prend notamment le chemin d'Anvers, ville située dans les domaines de Charles Quint, fils de Jeanne I de Castille, reine de Castille et d'Aragon et de son prince consort Philippe I de Castille, fils de l'Empereur Maximilien I. Anvers, où les Génois et les autres marchands italiens étaient bien implantés, est à cette époque le véritable centre financier de l'Atlantique, bien plus que Lisbonne ou Séville. À partir de cette place financière, où l'argent arrive par nave afin d'éviter les transports par terre à travers la France hostile18, l'argent est redistribué vers l'Allemagne, le Nord de l'Europe et l'Angleterre. Si une partie consistante de cet argent est destinée au paiement des soldes de l'armée qui contrôle ce territoire, l'Espagne obtient en échange notamment du blé et des armes. Pourtant, ce chemin est d'abord troublé, puis bloqué par la révolte des Provinces-Unies des Pays-Bas, qui prend le nom de Guerre des Quatre-Vingts Ans s'étalant de 1566 à 1648, ainsi que par la reprise de la piraterie anglaise à la suite de la détérioration des relations entre l'Espagne et l'Angleterre.
À partir de 1566, la route impériale de l'argent se déplace ainsi vers la Méditerranée qui représentait déjà la destination finale d'importantes sommes à la suite des conflits espagnols avec l'Empire Turc et les Guerres d'Italie avec la France. Ces besoins s'intensifient entre 1570 et 1573 à cause de la guerre de Chypre, encore contre l'Empire Turc. Pourtant, si vers 1550, le comptant était rare sur les places méditerranéennes à cause du commerce avec le Levant, dans la seconde moitié du siècle, un énorme mouvement de métaux précieux et de lettre de change se développe dans la Méditerranée occidentale. S'il revigore Barcelone et anime les villes du Maghreb, le mouvement trouve son centre dans le Quadrilatère du Nord de l'Italie, inondé d'argent comptant. L'Italie ne reçoit pas seulement l'argent d'Espagne, mais elle cumule de l'or par son activité manufacturière en développement dans cette seconde moitié du xvie siècle : elle a des balances commerciales en surplus avec le reste de l'Europe.
Les villes italiennes deviennent ainsi le centre de distribution de l'argent américain et le cœur d'un « système créateur de liaisons » (Braudel, 1993, vol. 2, p. 173). En commandant le mouvement des métaux et des lettres de change, elles se chargent d'une double mission : d'une part, rediriger l'argent vers le Levant et l'Asie jusqu'en Chine ; d'autre part, envoyer notamment de l'or et des lettres de change vers le Pays-Bas et le Nord où l'Espagne défend son Empire. La principale difficulté pour les Italiens était celle de transformer une bonne partie de l'argent américain en or19 et d'en diriger une bonne partie vers les Pays-Bas. Puisque le stock d'or en Europe ne suit pas l'augmentation du stock d'argent, l'or s'apprécie relativement à l'argent et devient la valeur sûre par excellence, support privilégié de la thésaurisation et des paiements intra-européens. C'est pourquoi les armés au service de l'Espagne aux Pays-Bas demandent d'être payés exclusivement en or et se révoltent à chaque retard dans les paiements. Par ailleurs – sauf rares exceptions –, le seul métal accepté pour régler les lettres de change est l'or. Au-delà de son déplacement facile par lettre de change, des éventuels envois physiques d'or ont des coûts bien inférieurs aux déplacements de mêmes sommes d'argent. Le métal blanc en revanche se dépense bien au Levant, où l'or est relativement abondant par le ravitaillement africain via l'Égypte, et encore davantage en Orient et en Extrême-Orient où le système est largement fondé sur l'argent. Si en rapport en Chine le rapport entre or et argent est de 1 à 4, en Europe il est au moins de 1 à 12 (Braudel, 1993).
À partir de la moitié du xvie siècle, la ville de Gênes20 devient le centre de ces deux axes, Nord-Sud et Est-Ouest. Certes les autres villes italiennes et notamment celles du Quadrilatère participent à ce mouvement, Venise étant, par exemple, un inépuisable réservoir d'or, mais les chefs d'orchestre sont Génois et créent le théâtre idéal pour leur musique, les foires de Piacenza. Forte d'une solide richesse cumulée depuis la révolution commerciale, Gênes a été une pionnière de la finance (Felloni, 2004). Si la victoire de Venise à Chioggia en 1381 a limité son action dans le Levant, elle a trouvé une compensation partielle dans la Mer Noire, même après la chute de Byzance en 1453, et a maintenu un rayon d'action international par l'implantation précoce des Génois à Séville, Anvers, Andalousie et jusqu'en Chine. Passée à maintes reprises sous la domination française, espagnole et milanaise et théâtre de luttes intestines entre différentes factions, le xve siècle a enregistré un déclin relatif de la ville (Epstein, 2001). Ce n'est qu'en 1528 que la ville retrouve sa liberté de la domination française par l'action d'Andrea Doria qui préside à l'alliance de Gênes avec l'Espagne.
L'occasion de redevenir protagonistes sur la scène méditerranéenne se représente lorsque les Fugger, importante maison de banque allemande, se retirent des affaires espagnoles en 1557. La Couronne espagnole fonde le financement de son budget sur les arrivées d'argent américain. Pourtant ces arrivées sont intermittentes et incertaines. La Couronne espagnole a besoin en revanche d'entrées régulières et se finance ainsi notamment par les asientos, des contrats de prêt à court terme aux clauses multiples et changeantes entre le Roi d'Espagne et les marchands-banquiers, remboursables notamment avec l'argent américain. Malgré les défauts en série de la Couronne espagnole, les banquiers génois sont toujours arrivés à engranger des beaux profits par la maîtrise des clauses de ces contrats. En revanche, Fugger, brûlé en 1557, en sort en se léchant les blessures. Le Roi en effet, en garantie des asientos, octroie aux Génois de 1561 à 1575 des juros de resguardo, des titres de rente garantis par des recettes spécifiques de la Couronne réunies au sein de la Casa de la Contratacion, instituée sur le modèle de la Casa di San Giorgio génoise (Felloni, 2006, 2010). Les bailleurs de fonds peuvent cependant disposer librement de ces titres achetés à des prix de faveur. Ils les revendent ainsi en Europe dans leurs réseaux avec des beaux profits. Seulement une fois remboursés des asientos, les Génois devront racheter les juros et les rendre au souverain. L'unité d'action des banquiers génois, apprise au sein de la Casa di San Giorgio, face à un roi en mal d'argent malgré les mines américaines, permettait aux premiers d'obtenir des clauses particulièrement favorables21.
Forts de leur alliance politique avec l'Espagne, les Génois conçoivent l'instrument nécessaire au financement de la dette espagnole et à leur double mission de rallier les mines d'argent américaine au système monétaire chinois, d'une part, et, d'autre part, de transformer l'argent en or et le diriger vers les Pays-Bas pour le compte du monarque espagnol : les foires de Piacenza. Ces foires sont d'abord établies à Besançon vers 1534 lorsque les difficultés que les Génois connaissent aux foires de Lyon et de Chambery à cause du Roi de France, qui ne leur pardonnait pas la révolte de 1528, deviennent insurmontables. Ensuite, elles sont transférées à Piacenza, pas très loin de Gênes, avec l'appui des banquiers milanais et florentins. Ces foires réunissaient quatre fois par an les banchieri di conto. Ces banquiers forment une sorte de club où l'entrée est décidée par le vote des membres après versement d'une forte caution.
Aux foires de Piancenza se réunissent environ 200 personnes qui représentent les têtes de réseaux contrôlant le trafic de marchandises et de métaux précieux ainsi que les circuits des lettres de change, « d'un mot, toute la fortune de l'Occident » (Braudel, 1993, vol. 2, p. 183). Des techniques comptables sophistiquées fondées sur une monnaie « virtuelle », le scudo di marco22, permettaient en très peu de temps la compensation de sommes colossales et, souvent, le report intégral des soldes à la foire suivante. Ces foires assuraient par ailleurs l'arbitrage entre les principales places italiennes et leur intégration. « Le siècle du papier » commençait : c'est à cette époque probablement pour la première fois qu'un groupe de professionnels se spécialisent exclusivement dans les affaires de banques et finance. La domination génoise est renforcée par une autre innovation financière : le pactum de ricorsa. Il s'agit du premier type de lettre de change impliquant un taux d'intérêt fixe, accepté malgré les lois canoniques, habilement contournées (Pezzolo et Tattara, 2008).
La primauté de Gênes s'estompe lorsqu'un autre groupe de marchands-banquiers devient assez puissant pour constituer une alternative crédible : les Portugais. Au début du xviie siècle, désormais les financiers génois sont les seuls créanciers de l'Espagne, ce qui les rend d'autant plus détestés et honnis par les Espagnols en général et la Couronne espagnole en particulier qui en fait la cause de tout malheur. À l'occasion de la banqueroute de 1627, la Couronne sanctionne lourdement les Génois et s'appuie sur les marchands-banquiers portugais qui avaient déjà pris des positions commerciales et financières importantes en Espagne et notamment à Séville. Pourtant, après cette date, les finances espagnoles ne peuvent plus soutenir les efforts de guerre et les défaites militaires se succèdent : la banqueroute de 1627 marque la fin de la suprématie génoise sur la finance et le début du déclin de l'Empire espagnol.
Le rayonnement de Gênes et, peut-être plus encore, son déclin ont renforcé les liens de la ville ligurienne avec les côtes maghrébines. Si les Génois ont été parmi les premiers à s'intéresser aux commerces avec l'Afrique du Nord (Tazi, 1989), et souvent à imposer leur présence par les armes, ils ont aussi bien su pénétrer la culture et se mélanger à la population du Maghreb. Au-delà d'un nombre de conversions de Génois à l'Islam assez important pour intéresser l'historiographie (Bono, 1989), les Génois ont souvent représenté dans les villes du Maghreb la « colonie » la plus nombreuse. Par exemple, à Cartagena, mais aussi plus généralement en Tunisie et au Maroc, ils s'installent pour exercer des activités commerciales de gros, souvent liées à des activités financières, du commerce de détail et de l'artisanat. Non rarement, ils se marient avec des personnes de la ville et entreprennent des carrières aussi brillantes dans les administrations dont l'exemple le plus abouti est Francisco Chiab, nommé au Maroc, par Muhammad III, secrétaire d'État aux Affaires étrangères (De Boubaker, 1989 ; Tazi, 1989 ; Torres Sanchez, 1990). Les Génois ont ainsi exploité ces liens pour renforcer leur position commerciale et financière sur les côtes du Maghreb, où ils ont continué à jouer un rôle de premier plan, vis-à-vis de la concurrence des autres marchands méditerranéens. Cette position est devenue de plus en plus importante pour la ville ligurienne et a pris une nouvelle signification après la banqueroute de 1627 qui a marqué la fin du « siècle » génois (Urbani, 1974 ; De Boubaker, 1989).
Conclusion
Dans ces pages, nous avons brièvement parcouru les étapes principales de la finance et du commerce en Méditerranée en prenant un point de vue tout à fait partiel, la perspective internationale vue des principales villes italiennes : Florence, Gênes et Venise. Le xive siècle a été marqué par la banque florentine ; ensuite, au xve siècle vénitien a succédé le xvie siècle génois. C'est un point de vue partiel, mais justifié par la naissance dans ces villes du capitalisme et notamment du capitalisme financier.
Pourtant, l'esprit capitaliste qui s'est formé dans une Italie baignée d'humanisme, et notamment la forte dimension financière que Gênes lui a conférée au xvie siècle, a été en quelque sorte le moteur qui a permis à l'Europe d'exercer son emprise sur le monde jusqu'à à la Première Guerre mondiale au moins, quand les États-Unis se sont insérés dans le concert mondial. Certes les échanges à longue distance n'ont pas représenté, en quantité, la partie la plus « volumineuse » de l'économie méditerranéenne. Il est fort probablement que le commerce du vin et son financement l'emportent selon ce point de vue sur le commerce du poivre et l'argent qu'il mouvemente. Pourtant, qualitativement, ces échanges éloignés et leurs circuits de financement ont représenté le ferment du capitalisme.
Sans aucun doute, il est impossible de « renfermer » cette histoire aux villes italiennes du Quadrilatère et de penser la formation de cet esprit capitaliste sans prendre en compte les interactions de ces villes non seulement avec les autres rives de la Méditerranée, mais plus largement avec le Levant et l'Extrême-Orient, d'une part, et l'Amérique, d'autre part. En particulier, comme l'histoire culturelle commence à découvrir le rôle des contacts quotidiens, parfois des oppositions, entre Européens, notamment les Italiens, et le monde islamique : ces contacts ont puissamment façonné non seulement les pratiques et les courants commerciaux, mais aussi la représentation que les Européens se faisaient du monde (Trivellato, 2010).
Le monde islamique était, à l'aube de la révolution commerciale européenne, le centre de la Méditerranée et l'économie la plus avancée. Des comparaisons, parfois hâtives, ont été faites entre instruments et pratiques des deux rives de la Méditerranée. Par exemple, entre la lettre de change et le hawala ou le suftadja. Pourtant, des historiens comme Ashtor qui ont eu, de par leur formation d'orientalistes, la possibilité de consulter les sources de presque toutes les rives de la Méditerranée, montrent en revanche la diversité de ces instruments et leurs usages ainsi que les différences dans la chronologie de leurs diffusions (Ashtor, 1972). Selon une thèse accréditée, la finance islamique ne s'est pas imposée dans la Méditerranée car elle n'a pas su – ou peut être voulu – trop dépasser les limites que la religion lui imposait en affectant ainsi les pratiques financières et la formation d'entreprises à travers les lois sur les héritages (Kuran, 2003, 2005 ; Spufford, 2014). En revanche, la finance européenne a voulu et pu s'affranchir des lois canoniques, pour les lettres de change jusqu'au pactum de ricorsa, probablement parce que les premières grandes opérations de finance internationale ont été menées pour le compte du Pape lui-même au xie siècle. À travers la révolution commerciale d'abord et l'essor de la Renaissance, l'esprit capitaliste européen a exercé son emprise sur le monde. Le souligner relève probablement moins d'une approche eurocentrique que d'une approche centrée sur l'Europe.