Les politiques économiques de l'après-guerre ont été marquées par les nécessités de reconstruction des économies détruites par le conflit dont elles émergeaient, mais aussi par le souvenir de la Grande Crise qui avait précédé et conduit au chaos. Or celle-ci pouvait être considérée, au moins pour partie, comme l'échec d'une certaine pensée libérale : confiance dans les mécanismes de prix, velléité de retour à l'étalon-or, doctrine des real bills, etc.
C'est du moins ainsi qu'elle a ensuite été interprétée. Il faut bien convenir que la sortie de cette crise a largement bénéficié de plans de relance délibérés ou contraints via les dépenses publiques. Plus généralement, les années de l'après-guerre ont été dominées par une vision interventionniste, théoriquement justifiée, si ce n'est inspirée, par ce que l'on appellera le keynésianisme. Aux plans monétaire et financier, cela se traduira par l'existence de circuits de financements privilégiés, une administration des taux d'intérêt, une réglementation étroite des institutions et des marchés financiers, alors que les premières décennies du siècle et celles du précédent avaient été marquées par des pratiques très libérales en ce domaine.
On s'accorde pour reconnaître que les performances économiques des deux à trois décennies de l'après-guerre ont été globalement très satisfaisantes tant au plan de la croissance que de la stabilité (et tout spécialement de la stabilité financière). Jusqu'à ce qu'au début des années 1970, on assiste à une dégradation touchant l'inflation, le chômage, le fonctionnement du système financier international. Et l'incapacité apparente des politiques économiques à résoudre ces difficultés a pu être interprétée comme une faillite des idées keynésiennes. Ce qui a offert à la pensée et aux politiques libérales l'occasion d'un retour en force.
Le secteur financier s'est trouvé logiquement parmi les premiers concernés (avec celui des télécommunications) par ce processus de libéralisation, disons par la mise en retrait de l'intervention publique dans son fonctionnement. Les articles réunis dans ce numéro se proposent d'étudier l'histoire des espérances et des déconvenues qui ont accompagné ce processus, plus précisément ses motivations, sa mise en œuvre, ses conséquences et les leçons que l'on peut en tirer.
La diversité des motivations et des formes
de la libéralisation financière
La libéralisation financière a été motivée et a pris des formes relativement distinctes selon les pays. Ne serait-ce que parce que leurs secteurs financiers se trouvaient dans des situations bien différentes du point de vue de la réglementation, de leur rôle et de leur fonctionnement. En France, la libéralisation a été enclenchée après l'échec d'une relance par les dépenses publiques qui s'était traduite par des déséquilibres de balance des paiements et deux dévaluations sans véritable gain en termes de croissance ou de chômage. Le maintien dans le SME (Système monétaire européen) imposait à l'évidence une réduction de l'inflation par rapport à celle de l'Allemagne et, de façon très surprenante, cela semble avoir provoqué une sorte de conversion des dirigeants de l'époque aux idées monétaristes (pour autant qu'ils en aient eu connaissance…). L'objectif premier du passage à une économie de marchés financiers était de réduire le financement monétaire de l'État, qui représentait 80 % de l'augmentation de M3 en 1977, tout en limitant le coût de l'opération. Mais il s'agissait aussi de baisser le taux élevé d'intermédiation des crédits, donc de mettre en concurrence les banques avec les marchés, pour diminuer le coût des financements. Plus généralement la sortie d'un « système de financements administrés » devait libérer la croissance, rendre la formation des taux d'intérêt aux jeux des marchés et mettre ainsi fin à une forme de « répression financière ». Au total, comme l'explique l'article de Michel Castel, on a soumis le système financier français à un ensemble de réformes qui l'ont éloigné du modèle rhénan, au grand regret semble-t-il de la Bundesbank, pour l'aligner sur le modèle anglo-saxon.
Au Royaume-Uni, l'objectif de la libéralisation financière, du moins dans un premier temps, était de sauvegarder la position de la City segmentée entre une City domestique structurée et régulée par des conventions et une City internationale intégrée aux marchés mondiaux et ouverte à un mouvement d'innovations. L'article de Raphaël Bousquet, Jean-Christophe Donnellier et Thomas Ernoult rend compte de cette « révolution » voulue par Madame Thatcher et illustrée par le fameux Big Bang de 1986 qui a consisté à décloisonner les institutions assurant le fonctionnement de la Place de Londres ; ce qui a certainement conforté sa compétitivité. Mais la suite de l'histoire est plus laborieuse, marquée par des crises ponctuelles, le rachat des banques d'investissement britanniques par des intérêts étrangers ainsi que par des hésitations sur les principes et les instances de régulation. Cela n'empêchera pas la City d'être désignée en 2008, sous un gouvernement travailliste, capitale mondiale de la finance. Mais c'était au tout début d'une crise qui n'a nullement épargné l'économie britannique et qui a notamment démontré que le choix d'un régulateur unique, indépendant de la Banque d'Angleterre et fondé sur les principes (et non sur les règles) était inapproprié. Les évolutions récentes du cadre réglementaire tendent d'ailleurs à corriger ces errements.
Aux États-Unis, la réglementation financière mise en place après la crise de 1929 avait imposé une séparation stricte entre banques de détail et banques d'investissement. Une réglementation qui venait conforter l'interdiction pour les établissements de s'implanter dans plus d'un État (McFadden Act de 1927). Il en est résulté une structure du secteur faite d'un trop grand nombre de banques de taille sous-optimale et incapables de s'adapter à l'internationalisation des activités, ni de faire face à la montée de l'industrie de la gestion d'actifs (en particulier des fonds monétaires). Oubliant les leçons du passé et tout réflexe de prudence, le mouvement de déréglementation qui s'est développé à partir du début des années 1970 s'est donné pour but de corriger ces inefficiences. L'article de Esther Jeffers et Sarah Goldman montre que cela a surtout contribué à permettre l'émergence d'institutions de plus grande taille, mais interdépendantes, soumises à un système de régulation trop fragmenté et concevant des produits trop risqués. Ainsi sont apparus les junk bonds, les hedge funds, la titrisation complexe, les marchés de gré à gré et les dark pools, le shadow banking, etc. Autant d'innovations qui ont généré une instabilité, à base d'asymétries d'information et d'illiquidité, débouchant sur la crise que l'on sait. S'en est suivie conformément au scénario habituel, une re-réglementation sous la forme du Dodd-Frank Act de 2010. Mais à peine huit ans plus tard, les leçons du passé à nouveau oubliées, son démantèlement a été entrepris.
Les transformations des acteurs
du système financier
La libéralisation a naturellement affecté les comportements et les « modèles d'affaires » des diverses catégories d'institutions financières. Sans surprise, les banques ont connu des mouvements importants dans la taille et la structure de leur bilan. En utilisant des statistiques portant sur des établissements appartenant à des économies développées, l'article de Olivier de Bandt et Sébastien Frappa observe d'abord que la valeur de leurs actifs rapportée au PIB a doublé entre 1985 et 2008 dans les pays européens, à l'exception de l'Italie ; aux États-Unis, ce ratio reste faible du fait de l'importance plus limitée des financements bancaires. Durant cette même période, on note aussi un développement des activités sur titres et des opérations transfrontières. Mais la crise financière de 2007-2008 est venue freiner, voire inverser, cette dynamique du fait du durcissement de la réglementation, de la dépréciation de certains actifs et de l'évolution de la rentabilité. De sorte que les différents modèles d'affaires ont connu des performances et des développements dissemblables : les banques universelles et de détail ont mieux résisté à la crise que les banques de trading et seuls les très grands établissements, dits systémiques, ont pu poursuivre leur implantation internationale. En conclusion, les auteurs évoquent les défis auxquels les banques vont se trouver confrontées (taux bas, Fintechs, etc.) et qui pourraient encore inverser la hiérarchie des avantages comparatifs des modèles en question.
En ce qui concerne le secteur des assurances, Pierre-Charles Pradier ouvre l'article qu'il y consacre en remarquant que la libéralisation du secteur est intervenue dans un contexte de croissance qui avait sa propre dynamique. Celle-ci était d'ailleurs différente dans les deux grands types d'activités que l'on distingue d'ordinaire : l'assurance vie dont les produits sont en partie substituables à ceux de la banque, et l'assurance non-vie qui relève de technologies bien distinctes. Cela dit, l'auteur retient que la libéralisation s'est traduite par trois principaux effets : un passage de la réglementation des produits à une régulation des acteurs (Solvabilité II constitue une vraie petite révolution pour le secteur), un décloisonnement des activités qui a permis, en France par exemple, la constitution de la « bancassurance », et enfin une ouverture internationale limitée cependant par les spécificités des cadres juridiques nationaux. Il en est résulté, en conséquence, quelques opportunités d'implantations à l'étranger (spécialement dans des émergents), des phénomènes de concentration en réponse à la plus forte concurrence et des transformations parfois importantes dans les modèles d'affaires. L'auteur conclut en observant que ces modèles sont bien loin d'avoir convergé, mais il suggère qu'ils pourraient encore évoluer en fonction notamment de la pénétration du numérique dans la distribution.
La volonté de substituer des financements de marché aux financements bancaires devait logiquement entraîner une expansion de l'industrie de la gestion d'actifs. Et c'est bien ce que l'on observe dans le cas français auquel Sébastien Galanti et Françoise Le Quéré consacrent leur contribution : les actifs sous gestion y ont fortement augmenté à partir de la fin des années 1980. Lorsque la gamme des placements devient plus étendue et sophistiquée, le fait pour un individu ou une institution de confier à un organisme spécialisé la gestion de ses actifs doit générer un gain d'efficience ; du moins dans la mesure où cette délégation préserve les intérêts et les préférences du mandant. Or le lien entre l'investisseur primaire (disons l'épargnant) et les gestionnaires est devenu progressivement plus complexe, notamment parce que, en France, les sociétés de gestion sont en bonne partie adossées à des groupes bancaires ou d'assurance. Quoi qu'il en soit, le basculement d'une partie de l'intermédiation de bilan vers une intermédiation de marché a eu des implications importantes sur la gouvernance des firmes (nous y reviendrons) et sur le comportement des marchés (leur volatilité) sans que l'on puisse montrer que cela a contribué à réduire le coût du capital. D'autre part, les auteurs soulignent la tendance actuelle à une prise de risque des fonds dans un environnement de taux bas. Il faut y ajouter l'existence d'un risque de liquidité toujours mal régulé et plus encore d'un risque systémique dû à la forte interconnexion entre les fonds et bien d'autres composantes du secteur financier.
Les évolutions du comportement financier
des agents non financiers
On a déjà dit que la (ou l'une des) motivation(s) essentielle(s) de la libéralisation financière en France tenait à la volonté de réduire le coût de la dette publique. Cette dernière avait connu une forte progression au début des années 1980, de sorte qu'elle était passée de 15 % du PIB à la fin des années 1970 à un peu plus de 24 % en 1985. Un chiffre qui peut aujourd'hui paraître modeste, mais qui pouvait vite rendre sa charge insupportable, étant donné le niveau des taux d'intérêt de l'époque (13 % sur la dette à dix ans). Il fallait donc que l'État trouve les moyens de se financer, c'est-à-dire de mieux gérer et de rendre plus attractive sa dette. L'article de Jean-François Pons décrit les réformes engagées en ce sens entre 1985 et 1990. Elles ont porté sur la dette de marché qui représentait la plus grande partie de la dette totale en 1984. Il s'agissait d'accroître sa liquidité et d'en diversifier les formes (BTF, BTAN, emprunts, etc.) pour l'adapter à la diversité des préférences des investisseurs. Ce qui devait aussi permettre au Trésor de gérer sa structure de façon plus fine. La forte expansion des transactions qui en a résulté a sans doute pu en réduire le coût, mais dans une mesure difficile à préciser. En revanche, on ne peut ignorer que la dette publique a ainsi été placée sous l'emprise des marchés financiers internationaux. Au-delà, son développement a exercé un effet d'entraînement sur le marché obligataire et a servi à l'émergence du Matif dont les premiers contrats avaient pour sous-jacents des titres publics.
Pour les ménages, la libéralisation financière était censée stimuler l'épargne en rendant sa rémunération plus concurrentielle et lui assurer une allocation moins contrainte. Elle devait aussi permettre un accès plus facile des particuliers au crédit, notamment immobilier. Après avoir rappelé les imperfections statistiques concernant l'épargne des ménages, André Babeau observe qu'il n'y a pas d'évidence d'une augmentation du taux d'épargne en France depuis les années 1970. Mais il constate par contre une nette augmentation du montant des patrimoines rapportés au revenu disponible, une répartition entre patrimoine immobilier et financier qui évolue fortement dans le temps au gré de la valorisation de ces actifs, et un recul des placements liquides au profit de l'assurance vie dans la composition des patrimoines financiers. Quant à l'intégration internationale, elle n'a pas conduit à une homogénéisation des structures de placements financiers entre pays. Parce que celles-ci restent marquées par des habitudes, des dispositions fiscales et plus encore par les systèmes de retraite. Au bout du compte, rien dans tout cela ne révèle de révolution dans les comportements d'épargne, de placement ou de financement. Les évolutions de court-moyen terme apparaissent finalement plus marquées que les tendances de long terme.
L'objectif d'un rééquilibrage en France de la composition du système financier dans un sens plus favorable aux marchés était aussi motivé par la volonté d'améliorer le financement des entreprises jugé trop dépendant de l'intermédiation de bilan. Le rapport Lagayette (1987) sur les Perspectives de financement à moyen terme de l'économie française considérait qu'un élargissement du recours aux marchés (spécialement d'actions) pouvait à la fois réduire les frais financiers des firmes et renforcer leur stabilité. Ce qui devait être un facteur de croissance des investissements. L'article de Michel Boutillier et Pierre Sicsic veut vérifier si les conjectures du rapport ont été confirmées durant les deux à trois décennies suivant sa publication. Il en ressort que la structure des financements a été relativement stable jusqu'à la crise de 2007. Ce n'est donc qu'à partir de cette date que les entreprises, du moins les plus grandes, auraient commencé à substituer de façon conséquente des titres, plus précisément des obligations, aux crédits bancaires. Et cela semble s'expliquer par l'affaiblissement des établissements de crédit du fait de la crise, puis par le très faible niveau des taux d'intérêt qui a réduit la compétitivité des banques. Ce sont donc ces dernières et non les entreprises elles-mêmes qui seraient à l'origine de cette évolution de la structure des financements. Les vœux du rapport Lagayette seraient donc enfin exaucés, mais de façon paradoxale.
Il n'est pas sûr que ce fait soit favorable à la stabilité des firmes, ni à leur volonté d'allonger leur horizon stratégique. D'autant que la structure de leur actionnariat a beaucoup évolué entre la fin des années 1970 et le début des années 2000 : on a vu alors monter les participations des fonds d'investissement, pour l'essentiel étrangers, aux dépens de l'actionnariat considéré comme stable. Ce peut être ici aussi un paradoxe et un sérieux inconvénient à un moment où un mouvement se dessine en faveur d'une nouvelle gouvernance, ce qui constitue le thème de l'article de Thibault Darcillon et Antoine Rebérioux. Ces derniers distinguent deux périodes dans les réponses apportées à cette question qui s'est révélée centrale dans les débats sur la financiarisation des économies. La première de ces périodes a été dominée par la volonté d'accroître la protection des actionnaires minoritaires, censée favoriser une gestion plus efficiente et un élargissement des marchés. Mais en réalité, l'invocation de ce principe a surtout été un prétexte pour promouvoir la maximisation actionnariale comme objectif principal de la gouvernance des firmes. Ainsi a été retenue l'interdiction des mesures anti-OPA ou des actions à droit de votes multiples (susceptibles de favoriser le capital patient) et s'est répandue l'indexation des rémunérations des dirigeants sur les valeurs boursières. Des dispositions qui ont sans doute exagérément raccourci l'horizon de gestion. Les crises qui ont suivi ont, selon les auteurs, ouvert une seconde période portant une vision différente de la gouvernance soucieuse de prendre en considération les diverses parties prenantes de la firme, et désireuse de la soustraire aux jeux des marchés. De fait, ce point de vue semble recueillir l'adhésion d'acteurs de l'entreprise et d'observateurs de plus en plus divers et nombreux. Mais il n'empêche que les firmes restent dépendantes de fonds d'investissement dont les mandats n'ont pas encore vraiment changé et la révolution de la finance durable est toujours en devenir.
Retour des crises et nouvelles régulations
En observant l'historique des crises financières, la période de l'après-guerre apparaît comme atypique puisque entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1970, on ne relève pratiquement aucune de ces crises dans l'ensemble des pays développés. Or on a déjà vu que durant ces deux à trois décennies, les systèmes financiers étaient étroitement réglementés. Comme on aurait dû s'y attendre, la libéralisation a marqué le retour des crises de toutes natures (bancaires, de dettes publiques, de changes, etc.). Elles se sont succédé depuis la crise des caisses d'épargne américaines jusqu'à la crise systémique de 2007-2008, en passant par les krachs boursiers de 1987 et de 2001 ou la crise des pays de l'Asie du Sud-Est de la fin des années 1990, pour ne citer que les plus graves. Pour en rendre compte Dominique Plihon présente dans sa contribution une typologie des diverses formes de libéralisation ainsi que des fragilités qui y sont associées. Celles-ci montrent bien à quel point l'idée d'une autorégulation des activités financières est aussi dangereuse qu'utopique. Car les asymétries d'information, nombreuses en ce domaine, entraînent non seulement des phénomènes de rationnement, mais aussi, dans certains cas, un effondrement des transactions (selon un mécanisme « à la Akerlof »). L'incertitude sur la valeur intrinsèque des actifs incite au court-termisme et à des comportements mimétiques (selon un vieil argument de Keynes). L'interdépendance entre la valeur des actifs et l'offre de crédit induit des spirales déséquilibrantes (selon le principe d'accélérateur financier), de même que l'interdépendance entre les marchés et les banques fabrique des crises systémiques (selon la thèse de Bernanke). Au total, on ne peut prétendre libéraliser la finance comme on le fait dans d'autres secteurs et la crise de 2007-2008 en a fourni une parfaite démonstration. Dominique Plihon rappelle que les failles du contrôle prudentiel ont joué en l'occurrence un rôle important dont on n'a peut-être pas tiré toutes les conséquences.
Bien sûr ces dangers d'une libéralisation financière débridée n'étaient pas ignorés des pouvoirs publics et notamment des banques centrales. Il se disait à l'époque que la déréglementation devait être remplacée ou compensée par une re-régulation, c'est-à-dire qu'il fallait substituer aux contraintes existantes des règles incitant les institutions financières à préserver par elles-mêmes leur stabilité. Cette démarche a d'ailleurs été celle empruntée par le Comité de Bâle, dont l'article de Adrian Pop et Oana Toader commence par dresser un bref historique. La définition du ratio Cooke en 1988 a constitué une illustration très intéressante de ce même principe : faire en sorte que les banques assument (sur leurs fonds propres) les risques qu'elles prenaient. Mais la méthode retenue pour l'évaluation des risques a rendu sa mise en pratique beaucoup moins satisfaisante. Car une mesure trop simple s'expose à l'inefficience (une mauvaise allocation des financements), alors qu'une mesure plus sophistiquée (et donc laissée en partie à l'initiative des régulés) est difficile à contrôler et soumise à des arbitrages réglementaires. Ainsi l'utilisation des modèles internes a conduit à une opacité des calculs effectués et des résultats affichés. Et ce fut là l'une des faiblesses de l'accord de Bâle II que la crise a révélée. L'article conclut en proposant d'encadrer les marges de manœuvre offertes par ces modèles par des standards (des niveaux planchers ou des ratios non pondérés). Tout en considérant qu'il est illusoire de penser que la dialectique entre régulateurs et régulés puisse finir par déboucher sur un équilibre stable.
À côté des politiques microprudentielles, les politiques monétaires sont un autre volet de la régulation. Non seulement parce qu'elles sont appelées à jouer un rôle de prêteur en dernier ressort en cas de crise grave pour en limiter les conséquences. Mais surtout parce que leur responsabilité dans la régulation macroéconomique, c'est-à-dire dans la prévention et le traitement des déséquilibres, s'étend naturellement au secteur financier. Ce point semble toutefois avoir été oublié entre la crise de 1929 et celle de 2007. On avait pu se permettre, dans l'après-guerre, de faire l'impasse sur les crises financières, du simple fait de leur inexistence. À partir des années 1990, on a considéré (comme le consensus de Jackson Hole l'a énoncé) que le maintien de la stabilité des prix suffisait à assurer la stabilité financière. Dans l'article qu'il consacre à l'effet de la libéralisation financière sur l'évolution des politiques monétaires, Jean-Paul Pollin cherche à montrer que cette erreur a ébranlé le consensus qui s'était formé durant les années de la « Grande Modération ». Alors que dans la période d'après-guerre, les politiques monétaires étaient bien différentes d'un pays à l'autre, elles ont progressivement convergé dans les années 1990, pour s'accorder sur un modèle commun : ciblage de l'inflation, limitation des instruments, neutralité de marché des opérations, indépendance des banques centrales, flexibilité des changes. Or l'« oubli » de l'objectif de stabilité financière a rendu plus ou moins caduques ces dispositions dérivées du principe même de libéralisation.
Quelles limites à la liberté des mouvements
de capitaux ?
La libéralisation des mouvements de capitaux semble avoir le plus souvent suivi la déréglementation des systèmes financiers nationaux. Mais à vrai dire, les deux mouvements se sont avérés interdépendants, car la sophistication de la finance a rendu plus difficile le contrôle des capitaux extérieurs. En retour, l'ouverture financière internationale a exercé une pression qui a obligé à donner aux institutions et aux marchés financiers une plus grande liberté de comportement. De même que l'adoption de la liberté des changes a permis en principe de libérer les mouvements de capitaux sans nuire à l'indépendance des politiques économiques nationales. L'article de Étienne Lepers reprend et détaille ces différents arguments du processus de levée des contrôles qui s'est déroulé par étapes dans le cadre d'Accords régionaux (notamment lors de la constitution de l'Union européenne) ou multilatéraux (par l'élaboration du Code de l'OCDE ou des cadres institutionnels du FMI). Au-delà de la complémentarité entre les libéralisations interne et externe, la levée progressive des contrôles avait de bonnes justifications. Pour s'en tenir aux principales, elle devait favoriser une meilleure allocation et diversification des capitaux, stimuler la compétitivité des secteurs financiers, assurer une régulation conjoncturelle moins contrainte, etc. Mais l'expérience n'a guère validé cette argumentation suscitant de sérieuses réserves sur les bienfaits de la globalisation financière. En particulier, les diverses crises de balance des paiements ont incité au retour, en ordre dispersé, à des restrictions sous des formes nouvelles et parfois mal fondées. Le problème est donc de se donner une meilleure maîtrise de ce qui peut être fait pour corriger les sources d'instabilité en préservant les gains de l'ouverture. Étienne Lepers résume en conclusion les tentatives (aussi bien analytiques que politiques) engagées pour y parvenir.
On retrouve dans l'article de Bruno Cabrillac, Clément Marsilli et Sophie Rivaud des observations et des analyses semblables, mais appréhendées du point de vue des pays émergents. Ce qui tend à rajouter quelques difficultés supplémentaires au problème posé, notamment : la moindre élasticité des échanges aux variations de parités dans les pays concernés, l'étroitesse de leurs marchés de change, le niveau élevé de leur endettement en devises étrangères, la forte volatilité des mouvements de capitaux qui les affecte, etc. Ces différents éléments de fragilité ont été à l'origine ou ont contribué à l'amplification de crises de balance des paiements à partir des années des années 1990. Ce qui explique la « peur du flottement » dans ces pays, associée à des réticences à l'égard de l'ouverture financière. Cela éclaire aussi les débats et les revirements de positions au sein même des institutions internationales (principalement au FMI) sur ces questions. Ces auteurs considèrent que l'ouverture des comptes financiers ainsi que la flexibilité des changes resteront tout de même pour les émergents l'objectif de long terme. Mais il faut bien convenir, comme le fait désormais le FMI, que la transition vers cette situation doit être accompagnée de dispositions dérogeant à une orthodoxie contreproductive. C'est-à-dire qu'il faut admettre et expliquer pourquoi des interventions sur les changes, l'utilisation de mesures macroprudentielles ou de certaines formes de contrôle des mouvements de capitaux sont, sous certaines conditions, de bonnes solutions.
En ce sens l'article de André Cartapanis analyse les rapports entre les déséquilibres des paiements courants (appelés déséquilibres globaux) et les mouvements de capitaux ou plutôt les positions nettes des économies vis-à-vis du reste du monde (NIIP). La thèse généralement admise jusqu'ici consistait à dire que les NIIP étaient le reflet (la contrepartie comptable) des déséquilibres globaux cumulés. Ce qui impliquait que la stabilité extérieure d'une économie dépendait de la bonne gestion de ses soldes de paiements courants. Or le développement international des flux et surtout des stocks d'actifs et d'engagements a sensiblement modifié les termes du problème du fait d'effets de valorisation provenant des variations de taux d'intérêt et de change. De sorte que, dans certains cas, l'instabilité de la position financière nette (disons la fragilité externe) est plus directement fonction de facteurs exogènes à l'économie considérée (mouvements de capitaux, variation de taux ou de parité) que de la maîtrise de ses soldes courants. En d'autres termes, c'est au niveau de ces facteurs exogènes que se situe l'origine de certaines crises plutôt que dans l'existence de déficits courants. Cela rejoint la littérature récente sur l'existence d'un cycle financier global qui remet en cause l'indépendance des politiques monétaires nationales et donc la justification de la flexibilité des changes. André Cartapanis en vient, en conclusion, à suggérer l'utilisation d'instruments macroprudentiels pour neutraliser ces effets déséquilibrants des mouvements de capitaux.
Conclusion
La diversité des thèmes traités et des points de vue développés dans les articles de ce numéro ne permet pas d’en tirer des conclusions à la fois suffisamment succinctes et précises. Toutefois, en évitant de solliciter à l’excès ces contributions, il nous semble que l’on peut s’accorder sur deux constats qui ressortent de ces quarante années de libéralisation financière. Tout d’abord, il est clair qu’il n’était pas possible de laisser survivre les systèmes financiers des pays avancés sous les formes imposées par les contraintes de l’après-guerre : il était nécessaire de réintégrer une logique de marché dans les conditions de leur fonctionnement. Certaines études montrent d’ailleurs que l’évolution du secteur financier qui en est résultée aurait réduit ses coûts de production (plus précisément le coût unitaire d’intermédiation). Les calculs sont discutables, mais on peut y voir la preuve d’un gain d’efficience pour l’économie ; à condition cependant d’y ajouter les coûts associés aux crises financières qui ont suivi la libéralisation et dont on sait qu’ils ont atteint dans certains cas des niveaux très élevés.
C’est là du reste l’objet de notre second constat. Car, à l’évidence, cette expérience de libéralisation financière a été menée de façon imprudente, voire désinvolte, au regard des risques qu’elle comportait et que l’on aurait dû prévenir. Or ils ont été ignorés peut-être par méconnaissance des leçons de l’histoire financière, peut-être aussi par un phénomène de « capture des régulateurs ». Il est vrai que la conception de règles encadrant les opérations et les comportements financiers est un exercice complexe et jamais vraiment terminé. Mais en l’occurrence, une trop grande foi en l’autorégulation s’est révélée coupable.