La volatilité macroéconomique est une constante dans l'histoire récente de l'Argentine. Un citoyen argentin de 70 ans a vécu plus d'un tiers de sa vie dans une économie en récession et a expérimenté neuf crises macroéconomiques, c'est-à-dire une crise tous les sept ans et demi. Au-delà des particularités de chaque épisode, les crises économiques ont toujours impliqué des éléments typiques des crises de balance des paiements : sorties massives de capitaux, perte de réserves internationales et dépréciations nominales conséquentes du taux de change. Au fil des années, la complexité des crises a augmenté, ayant notamment des implications pour le système bancaire. Leur impact sur l'activité a été aussi de plus en plus fort, affectant durablement le niveau de vie de ses habitants. Le pays, pourtant doté très généreusement en ressources naturelles et comptant une population largement scolarisée, ne réussit pas à sortir de ce cycle continu d'illusions et de déceptions, se distinguant ainsi de la sorte d'autres grands pays de la région.
La plupart des analystes s'accordent sur une raison simple pour expliquer l'occurrence des crises et des défauts de dette argentins : la tendance à vivre au-dessus de ses moyens pendant de longues périodes. Depuis 1950, le gouvernement a enregistré des excédents budgétaires pendant « seulement » cinq années, entre 2003 et 2008. Selon les différents moments de l'histoire ou orientations politiques, ces déficits ont été financés via l'émission monétaire – conduisant à l'inflation – ou via la dette externe, générant une exposition aux mouvements des marchés financiers internationaux. Chacun de ces chemins a conduit à des crises. Les déficits budgétaires ont été accompagnés de déficits de compte courant, témoignant de l'insuffisance d'épargne domestique, et ont été alimentés par la vitesse à laquelle le taux de change réel s'apprécie en raison de l'inflation domestique – souvent supérieure au taux de dévaluation nominal. Cette situation générait de l'atraso cambiario (retard de change), qui impliquait que les gains de compétitivité associés aux dévaluations se dissipaient rapidement, donnant lieu à une montée rapide de nouveaux déséquilibres.
Des questions structurelles, telles que le faible niveau de développement du marché financier ou encore le manque de confiance envers les institutions ont amené le pays à s'endetter en monnaie étrangère à plusieurs reprises1. Cette situation a suscité des problèmes de soutenabilité de la dette pendant des périodes de fragilité financière, exposant le pays à des risques de change importants. En effet, une décomposition de la dynamique de la dette présentée dans cet article montre que les mouvements de taux de change expliquent une partie conséquente de l'augmentation de la dette souveraine. Cette contribution augmente pendant les périodes de déficits en raison de la hausse de la volatilité du taux de change qui en découle et des politiques menées par le gouvernement pour y faire face, notamment la politique monétaire (en particulier à dominance fiscale).
En 2015, après une longue période d'isolement économique caractérisée par l'introduction de politiques hétérodoxes par les gouvernements Kirchner successifs, un gouvernement de coalition de centre-droit, avec à sa tête un ancien homme d'affaires, a pris le pouvoir avec l'intention d'entamer une série de réformes structurelles et de « normaliser » le pays. Cette démarche a suscité de fortes attentes dans la société argentine et dans la communauté internationale. Des déséquilibres ont pourtant commencé à se former dès 2017. D'une part, le déficit budgétaire a été corrigé à une vitesse insuffisante. D'autre part, le déficit courant s'est détérioré avec la hausse du service de la dette et l'augmentation des importations. En 2018, une première crise a frappé le pays avec le resserrement de la politique monétaire aux États-Unis qui a coïncidé avec des mauvaises récoltes provoquant la baisse des revenus d'exportation.
L'expérience de l'administration Macri s'est ainsi terminée par une profonde crise économique et sociale qui a provoqué une défaite électorale au profit de la coalition péroniste de centre-gauche. Le pays s'est retrouvé à nouveau dans une crise de confiance et dans l'incapacité de financer ses déficits, en étant contraint de négocier le plus grand programme de l'histoire du FMI (Fonds monétaire international) et de res tructurer sa dette privée auprès des créanciers internationaux. En août 2020, l'Argentine a trouvé un accord pour la renégociation de sa dette souveraine, dix-neuf ans seulement après le plus grand défaut de l'histoire du pays. À l'heure actuelle, le gouvernement est à nouveau en discussion avec les services du FMI pour renégocier les 44 Md$ prêtés par l'institution en 2018.
Comment l'Argentine s'est-elle retrouvée encore une fois dans une crise économique, sociale et de dette souveraine ? Cet article discute de l'expérience Macri en la mettant en perspective avec les décennies précédentes. L'échec du gouvernement a résulté, en grande partie, de problèmes structurels de longue date : l'entretien de déficits jumeaux avec l'incapacité de les réduire, la fragilité institutionnelle notamment en termes d'indépendance de la banque centrale, ou encore la fragilité externe, en particulier la dépendance aux exportations agricoles pour couvrir ses besoins récurrents de financement externe.
La suite de l'article est organisée de la façon suivante : la première partie présente les déterminants de la dynamique de la dette souveraine argentine pour la période 2000-2019. La deuxième partie développe une analyse de la crise de 2018 en se focalisant sur l'ouverture du compte financier effectuée dès la prise de pouvoir du gouvernement Macri. La troisième partie analyse la renégociation de la dette extérieure du pays en 2020 et le rôle des clauses d'action collective (CAC). La quatrième partie conclut.
La dynamique de la dette argentine
Un bref historique
L'Argentine a fait défaut sur sa dette souveraine neuf fois depuis son indépendance2, avec deux épisodes majeurs. Le premier, survenu en 1982, a été un phénomène largement latino-américain. En Argentine, cette crise a marqué le début d'une décennie de grande volatilité, qui s'est terminée par une crise d'hyperinflation en 1989 (le taux d'inflation en mars 1989 a atteint 20 000 %).
Un vaste plan de stabilisation a été mis en place au début des années 1990, marqué par l'imposition d'un currency board avec une parité fixe d'un-pour-un entre le péso et le dollar (Plan de Convertibilidad). Les réformes structurelles adoptées ont inclus l'ouverture de la balance commerciale et du compte financier, en ligne avec les idées du Consensus de Washington. Ce plan a initié le début d'une courte période de calme macroéconomique et des taux d'inflation bas, néanmoins marquée par une hausse importante de l'endettement en dollars, tant public que privé. Les déséquilibres externes sont devenus apparents vers la fin de cette décennie.
En 2002, un nouveau défaut de dette souveraine a été déclaré, au milieu d'une crise politique et institutionnelle qui a provoqué la démission du président Fernando de la Rua. Le pays a dû laisser flotter sa monnaie, qui s'est dépréciée de presque 300 % vis-à-vis du dollar en 2002. Les dépôts et les dettes libellés en dollars (prédominants à l'époque) ont été « pesifiés » (convertis en pesos) à des taux de change nominaux substantiellement inférieurs à ceux du marché, générant d'importants transferts de richesse entre les épargnants et les entreprises, qui ont vu la valeur de leur dette se réduire brusquement. Le rebond économique a été rapide, favorisé par la dévaluation et la hausse du prix des matières premières.
La crise de 2018
Depuis la crise de 2001 et le défaut de 2002, la dette argentine a connu une évolution en « U » (cf. graphique 1). Celle-ci a fortement baissé jusqu'en 2010, pour ensuite monter progressivement jusqu'à l'éclatement de la crise de 2018 et la renégociation de la dette qui a suivi. Ce changement coïncide avec le retour du déficit budgétaire à partir de 2009 et de déficits jumeaux à partir de 2010. En effet, si la crise de 2001 a eu pour effet de corriger la trajectoire des déficits, le reste de la période s'est caractérisé par une détérioration continue des résultats budgétaires et externes du pays jusqu'en 2016 lors de la mise en place du programme Macri.
Pour mieux comprendre la dynamique de la dette argentine (relativement au PIB), cette section propose de la décomposer entre quatre facteurs principaux : (1) le déficit primaire du gouvernement, (2) les taux d'intérêt réels payés pour le service de la dette (taux nominaux corrigés de l'inflation, (3) les mouvements du taux de change3, et (4) la croissance réelle du PIB (FMI, 2002).
Selon cette décomposition, la dynamique de la dette argentine a été fortement marquée par l'évolution du taux de change et du taux d'intérêt réel (cf. graphique 2). Ces deux facteurs sont directement liés à la hausse du besoin de financement du gouvernement dans les deux périodes d'avant-crise de 2001 et de 2018, et également à la politique monétaire mise en œuvre dans le pays.
La contribution du taux de change (à la hausse de la dette) s'est accrue graduellement dans la période récente, avec la détérioration des conditions macroéconomiques du pays. Les dépréciations ont été modestes entre 2008 et 2011 et se sont ensuite accélérées avec l'apparition de déficits jumeaux. Sur le plan externe, l'économie a souffert en même temps de la fin du boom des matières premières et du ralentissement dans ses principaux partenaires commerciaux (principalement au Brésil et, dans une moindre mesure, en Chine). Cet impact graduel des dépréciations sur la dette jusqu'à l'éclatement de la crise de 2018 diffère toutefois de la mécanique foudroyante de la crise de 2001. La fin du régime de parité nominale avec le dollar avait culminé avec une dépréciation brutale en 2002, provoquant une hausse massive de la dette.
Le taux d'intérêt réel à l'inverse a contribué à la baisse de la dette, puis à la modération de sa ré-augmentation. Cette contribution négative est devenue conséquente à partir de 2013. Ce phénomène est le résultat de la politique monétaire, avec un taux d'inflation supérieur au taux d'intérêt nominal depuis 2001. Cet écart s'est accru récemment, augmentant aussi la contribution (négative) du taux d'intérêt à la dynamique de la dette (Gianella et Puppetto, 2016). Malgré un changement de régime monétaire survenu avec le gouvernement Macri, qui prévoyait une réduction échelonnée de l'inflation pour arriver à un niveau de 5 % en cinq ans, l'inflation ne s'est pas réduite : la fin de certaines subventions (eau, gaz, électricité) et la dépréciation du change ont alimenté la croissance rapide des prix dans l'avant-crise.
En effet, pour financer les déficits publics dans un contexte de faible profondeur financière domestique (Cezar, 2012) et de resserrement de l'accès aux marchés internationaux de capitaux (MIC), le gouvernement a eu recours de manière croissante au financement monétaire (Carluccio et Ramos-Tallada, 2016). Cette pratique s'est intensifiée entre 2012 et 2015 avec la réforme de la BCRA. Ainsi, en 2014, près de 70 % du déficit public a été financé par des émissions monétisées. Au total, si la politique monétaire a provoqué l'accélération de l'inflation (estimée à cette époque à près de 25 %, contre 10 % annoncés officiellement), elle a également alimenté les dévaluations du taux de change qui ont suivi.
Dans ce contexte de dominance budgétaire s'ajoute la méfiance généralisée dans le pays à l'égard de la monnaie nationale (Baliño et al., 1998). Le taux de change vis-à-vis du dollar représente ainsi un indicateur clé de politique économique, aussi bien pour ancrer le taux d'inflation que pour évaluer la crédibilité de l'autorité monétaire et des politiques du gouvernement. Initialement, cette politique d'ancrage visait à stabiliser le taux de change nominal et a, par conséquent, entretenu un taux de change réel surévalué (cf. graphique 3 infra), ce qui conduisait à la dégradation du compte courant4. Avec le passage en 2010 à une situation de déficits courant, la BCRA a dû intensifier les dévaluations du taux de change. L'ampleur de ces dévaluations s'est accélérée brusquement en 2013, provoquant mécaniquement l'alourdissement de la dette. Ce canal est d'abord resté modéré en raison d'une faible proportion de dette externe à ce moment-là. Mais à partir de 2015, le canal du change a joué un rôle décisif dans la hausse de la dette et, par conséquent, dans l'éclatement de la crise de 20185.
De l'ouverture jusqu'à l'éclatement
de la crise de 2018
Au centre des dernières crises affrontées par le pays, la dépendance de l'Argentine aux MIC pour financer ses déficits s'est révélée être un facteur de vulnérabilité et d'instabilité. Cette dépendance est le résultat de marchés de capitaux et d'actions en monnaie locale sous-développés (OCDE, 2017), et explique en grande partie la sensibilité de la dette du pays vis-à-vis des évolutions du taux de change.
L'Argentine a connu en effet des revirements importants dans la gestion de son compte financier dans son histoire récente (cf. graphique 4 infra). Les années qui ont suivi la crise de 2001 et le défaut de 2002 ont été marquées par le retrait du pays des MIC (et donc du financement externe) et par des restrictions formelles et informelles aux mouvements de capitaux. Les contrôles sur le compte financier se sont multipliés et concernaient presque la totalité des opérations de change à la fin du gouvernement Kirchner en 2015, les entrées ou les sorties de capitaux étant fortement limitées.
Dans ce contexte, l'un des premiers chantiers menés par le gouvernement Macri dès sa prise de pouvoir à la fin de 2015 a été la réouverture de l'économie, dans le cadre d'un vaste programme de refonte économique. Cette réouverture s'est concrétisée par la levée des mesures de contrôle de capitaux et les restrictions sur l'acquisition d'actifs étrangers (FMI, 2016), résultant dans l'unification des taux de change officiel et parallèle, dont l'écart avoisinait 40 % avant les élections6. Un régime de change de flottement libre couplé avec une stratégie monétaire de cible d'inflation a été mis en place, en ligne avec le consensus international et en contraste avec la Convertibilidad des années 1990.
L'accès de l'Argentine aux MIC a été rétabli au début de 2016 avec l'accord obtenu avec les créanciers hold-out (qui n'avaient pas accepté la restructuration de la dette en défaut en 2002). Les entrées de capitaux étrangers ont repris fortement, les non-résidents souscrivant massivement aux émissions de dette du gouvernement, marquées à l'époque par l'émission la plus importante d'un pays émergent depuis 1999 (totalisant 19,3 Md$ au premier semestre 2016, avec des maturités comprises entre trois ans et trente ans). Les émissions en monnaie étrangère des provinces ont également été largement souscrites par la suite, notamment celle de Buenos Aires. En parallèle, les résidents argentins en ont profité pour effectuer des placements en devises étrangères – principalement sous la forme de dépôts et d'espèces – provoquant ainsi d'importantes sorties de capitaux, estimées à plus de 1 Md$ par mois en 2016 (enregistrées dans la ligne « Autres investissements » ; cf. graphique 4 supra). Ces mouvements ont eu lieu malgré l'optimisme quant aux perspectives économiques internes pour la même année (IEO, 2020).
Le FMI note que dès 2017, des déséquilibres externes commençaient pourtant à se former. En effet, les déficits budgétaires – corrigés à une vitesse lente selon la politique de « gradualisme » et alimentés par la hausse de la charge d'intérêts liée à la dette externe – entraînaient le déficit croissant du compte courant, les besoins de financement externe, l'augmentation des emprunts en monnaie étrangère, ainsi qu'une pression à la hausse sur le taux de change réel (FMI, 2017). En 2017, la dette extérieure avait ainsi augmenté de 10 points de PIB par rapport au niveau d'avant l'ouverture. Dans ce contexte de vulnérabilité croissante, l'Argentine a continué pourtant de lever les restrictions restantes aux flux de capitaux.
Au cours de l'année suivante, le pays a été frappé par deux chocs, l'un externe et l'autre interne. Au niveau externe, la Federal Reserve (Fed) a resserré sa politique monétaire, ce qui a réduit l'appétence des investisseurs pour les obligations émergentes, dont la dette argentine. Le coût des nouveaux financements a ainsi augmenté et le taux de change a été mis sous pression. Au niveau national, une grave sécheresse a affecté les récoltes dans le pays et a fait plonger les recettes des exportations agricoles. De plus, une crise de confiance politique s'est déclenchée lorsque la crédibilité de la BCRA a été mise en question après une décision d'assouplir les conditions monétaires en janvier 2018 (baisse des taux d'intérêt) en contradiction avec les objectifs d'inflation. Ces objectifs avaient d'ailleurs été révisés à la hausse par le gouvernement à la fin de 2017 de manière abrupte. Dans ce contexte, les entrées de capitaux se sont raréfiées en même temps que les sorties ont augmenté (principalement de la part des résidents dans un phénomène de fly to quality).
Avec pour objectif de restaurer la confiance, les autorités ont conclu avec le FMI, au milieu de 2018, un accord de confirmation (Stand-By Arrangement), dans lequel le Fonds fournit une assistance financière moyennant le respect de certaines conditions macrofinancières. Le montant initialement accordé s'élevait à environ 50 Md$ (35,4 milliards de DTS – droits de tirages spéciaux –, l'équivalent à 1 110 % de la quote-part du pays ; un niveau d'accès exceptionnel alors que l'accès normal est limité à 435 %), dont une tranche de 15 Md$ a été versée dès la signature. Face à la réévaluation de la hausse des besoins de financement externes du pays, ce montant a été augmenté à la fin de la même année à 57 Md$ (40,7 milliards de DTS ou 1 277 % de la quote-part). Le programme n'a pas marqué pour autant la fin de la crise : l'Argentine a continué de subir d'importantes pressions sur le taux de change et les conditions de financement externe, et l'activité s'est fortement contractée.
La détérioration du sentiment vis-à-vis de la situation économique s'est poursuivie l'année suivante, notamment quand les résultats des élections primaires ont déclenché un mouvement de panique financière lorsque la probabilité de retour de Cristina Kirchner au pouvoir via une coalition péroniste avec Alberto Fernández est apparue élevée. La peur des investisseurs d'un nouveau défaut souverain a provoqué une montée fulgurante de la prime de risque et une crise de liquidité pour le refinancement de la dette publique, dont le taux de renouvellement (proportion des obligations arrivant à échéance réémises avec succès) tomba à 0 à la fin de ce même mois des élections, contre 88 % précédemment.
Le gouvernement s'est alors vu contraint d'annoncer à la fin d'août 2019, le dimanche soir même des élections, de fortes mesures de contrôle des capitaux, clôturant ainsi une parenthèse d'ouverture économique qui aura duré moins de quatre ans. Le rééchelonnement de sa dette a également été annoncé. Cette opération portait sur un total de 101 Md$, dont 7 Md$ d'obligations domestiques de court terme, 50 Md$ de dette à long terme détenue majoritairement par des investisseurs étrangers et 44 Md$ de financement du FMI. Ce rééchelonnement a été considéré comme un événement de défaut par certaines agences et a ainsi entraîné une nouvelle dégradation de la notation souveraine du pays.
La renégociation de la dette et le rôle des CAC
Le gouvernement d'Alberto Fernandez a pris ses fonctions à la fin de 2019 avec une coalition dite péroniste de centre-gauche, opposée au gouvernement précédent. Le nouveau ministre de l'Économie, Martín Guzmán, a annoncé d'emblée l'intention de renégocier la dette de l'Argentine, avec comme priorité le rétablissement de la soutenabilité, ce qui, selon lui, nécessitait une restructuration profonde de la dette externe.
À ce moment-là, la dette du gouvernement fédéral s'élevait à 324 Md$, soit 88 % du PIB. Le secteur public détenait 117 Md$ de ce total, comprenant la dette détenue par la BCRA et le fonds fiduciaire de la sécurité sociale (Fondo de Garantia de Sustentabilidad). Le restant (cf. graphique 5 infra) était détenu en partie par des organismes officiaux multilatéraux, dont 44,1 Md$ par le FMI et 23,9 Md$ par d'autres institutions, ainsi que 5,4 Md$ de dette bilatérale dont 2,1 Md$ au Club de Paris. Le secteur privé quant à lui détenait 133 Md$, dont 60 Md$ sous droit domestique (composée à 60 % de dette libellée en monnaie locale et le restant en monnaie étrangère) et 73 Md$ de dette étrangère sous droit étranger (FMI, 2020a).
La renégociation voulue par le gouvernement portait exclusivement sur 65 Md$ de dette étrangère sous droit étranger détenue par le secteur privé. La structure de la dette était hétérogène et complexe en termes de maturités et de CAC : 57 % du total (41,2 Md$) était composé d'obligations portant sur des nouvelles clauses contractuelles (émises pendant le gouvernement Macri) et 38 % (27,8 Md$) d'anciennes clauses, émises pendant le gouvernement Kirchner dans le cadre d'échange de dette en 2005 et 2010. Trois groupes de créanciers se sont ainsi formés, représentant un total d'environ 40 % à 45 % du montant éligible. Un grand créancier a en outre négocié directement avec le gouvernement, tandis que d'autres n'ont rejoint aucun groupe. Cette hétérogénéité, notamment liée aux CAC, a constitué une grande difficulté dans les négociations et a nécessité qu'elles se déploient sur plus de six mois.
Les CAC ont en effet évolué depuis leur apparition au début des années 2000 à la suite du défaut argentin de 2001. Parmi les investisseurs n'ayant pas accepté la restructuration avec l'Argentine, dits hold-outs, les « fonds vautours » ont eu gain de cause auprès d'un tribunal new-yorkais (juridiction d'émission d'une grande partie de la dette étrangère du pays), qui a ordonné le paiement intégral de la totalité du principal et des intérêts des obligations en défaut. Ce jugement concernait tous les hold-outs, même ceux n'ayant pas participé au procès. Le jugement stipulait également une interdiction de rembourser les obli gations restructurées (hold-in) tant que l'intégralité des sommes dues (aux hold-outs) n'était pas réglée. Cette situation a empêché l'accès de l'Argentine aux MIC jusqu'en 2016 (Guzman, 2020). Dans ce contexte, l'International Capital Market Association, avec le soutien du FMI, a proposé une nouvelle génération de contrats de dette souveraine, en incluant des clauses qui permettaient à une majorité de détenteurs d'obligations au sein d'une même série (c'est-à-dire d'une même émission) de lier la minorité aux conditions négociées lors d'une restructuration.
Ces clauses ont par la suite inclus, dans une deuxième génération, des procédures de vote série-par-série avec un mécanisme « à deux branches », en exigeant un seuil minimum à la fois pour chaque série d'obligations ainsi que pour l'ensemble de séries sous restructuration. Les CAC de troisième génération (enhanced CAC) ajoutent aux procédures déjà existantes une clause de vote agrégé « à une seule branche », qui permet aux créanciers majoritaires de toutes séries de contraindre la minorité aux termes négociés7 (FMI, 2020b).
Les négociations entre l'Argentine et ses créanciers ont employé pour la première fois la nouvelle génération des CAC. La procédure la plus récente « à une seule branche » n'a cependant pas été employée. En effet, une partie des obligations sous restructuration ne comprenait pas cette nouvelle clause (Setser, 2020). Toutes les séries d'obligations ont atteint les seuils permettant un accord, sauf deux. Pour réussir la restructuration, le gouvernement a alors effectué des modifications de pools d'obligations pour changer les règles de vote (stratégie dite de redesignation8). Et pour les détenteurs d'obligations Macri (émises après 2015), un second tour de vote a été organisé en regroupant dans les mêmes pools des détracteurs et des créanciers ayant accepté la première offre afin d'obtenir un accord en gardant les caractéristiques de l'offre initiale (stratégie du Pacman9). Lorsque utilisées ensemble, ces deux stratégies permettent une restructuration avec le soutien d'une majorité simple (Gelpern, 2020).
Ces pratiques ont suscité l'inquiétude chez les créanciers et ont été au centre des négociations avec le gouvernement. Le processus ne s'est débloqué que lorsque les deux parties ont accepté d'inclure dans les nouvelles obligations échangées des clauses limitant l'utilisation de ces stratégies dans de possibles restructurations futures, renforçant ainsi la position des créanciers10. Concernant le blocage sur la valeur de recouvrement, les deux parties ont accepté un compromis de 55 cents par dollar, inférieur à la demande initiale des créanciers (plus de 60 cents), mais supérieur à la première offre du gouvernement (d'environ 40 cents par dollar). Enfin, un troisième point de blocage concernait le calendrier de remboursement qui a été modifié, mais sans changement ni du principal ni des intérêts : l'accord prévoit que les versements s'effectueront en janvier et en juillet (contre mars et septembre auparavant), avec une première échéance en 2021 (contre 2023 proposé dans la première offre).
L'Argentine a ainsi pu annoncer le 31 août 2020 l'accord de restructuration de sa dette, presque un an jour pour jour après avoir annoncé son rééchelonnement et avoir été déclarée en défaut de paiement par les agences de notation. Dans l'ensemble, il est estimé que cet accord représente une économie de plus de 30 Md$ pour le pays.
Conclusion
Si l'accord avec les créanciers pour la restructuration de la dette est un préalable fondamental au redressement économique de l'Argentine, la situation demeure incertaine. La pandémie de Covid-19 frappe fortement une économie déjà fragilisée par trois ans de récession. La situation conjoncturelle du pays s'est aggravée à la fin de 2020 à cause des mesures sanitaires strictes adoptées par le gouvernement (principalement à Buenos Aires), dont le confinement a été l'un des plus longs du monde. Ces mesures n'ont pourtant pas été efficaces pour endiguer l'évolution du virus. La pauvreté a atteint plus de 40 % de la population, générant une situation d'urgence sociale. Les perspectives économiques sont extrêmement faibles : les prévisions font état d'une baisse du PIB de 11,6 % en 2020 (la plus forte parmi les membres du G20) et d'une reprise autour de 5 % en 2021. Le défi pour les autorités, et pour la société en général, est de traverser la crise actuelle tout en établissant les bases d'un nouveau pacte économique et social qui permettra au pays de bâtir les bases d'un sentier de croissance durable, en évitant de reproduire les déséquilibres qui ont été la caractéristique de l'histoire récente du pays.