La pandémie de Covid-19 remet la question de la soutenabilité des dettes publiques au premier plan. Le montant de la dette publique, déjà élevé dans de nombreux pays avant que la crise n'éclate, a été propulsé à des niveaux records, inconnus, y compris en période de guerre. L'avenir de nos sociétés dépendra de la capacité des gouvernements à supporter de tels niveaux d'endettement ou, le cas échéant, à penser les stratégies appropriées pour les réduire.
S'appuyant sur l'expérience acquise par Lazard en conseil souverain depuis un demi-siècle, cet article dresse plusieurs constats majeurs et les accompagne de recommandations spécifiques :
on observe une grande disparité des niveaux de dette publique selon les pays, témoignant de l'inégalité des pays face à la dette ;
les gouvernements en situation de difficultés financières font face à des arbitrages politiques complexes ;
la nature et l'identité des créanciers ont profondément évolué, ce qui modifie la dynamique de restructuration de la dette ;
les moyens de faciliter le processus de restructuration de la dette doivent s'adapter à ces nouvelles réalités.
Un territoire inexploré
La dette publique a atteint des niveaux sans précédent
et la tendance est à la hausse
La grande crise financière de 2008 avait conduit de nombreux gouvernements des économies avancées à éviter l'effondrement économique en augmentant la dette publique pour compenser la contraction des bilans du secteur privé. L'aide au secteur financier n'avait fait qu'alourdir la facture.
En conséquence, la dette publique a augmenté considérablement après 2008 et a atteint des niveaux historiquement élevés. Le ratio moyen « dette brute/PIB » dans les économies avancées avait atteint un sommet en 2012, atteignant 107 % selon les données du FMI (Fonds monétaire international), contre 72 % en 2007 (FMI, 2020a). À la sortie de la grande crise financière, les gouvernements ont tardé à réduire le niveau des dettes publiques, lassés par les ajustements budgétaires et certainement à cause de l'effet anesthésiant des politiques de taux d'intérêt proches de zéro1. Seule une poignée de gouvernements, comme celui de l'Allemagne, ont su réduire la dette de manière conséquente, mais le niveau moyen de l'endettement des pays avancés atteignait encore 105 % du PIB à la fin de 2019.
La crise de la Covid-19 a frappé les finances publiques des économies avancées encore meurtries de la crise précédente. Selon les prévisions du FMI, la dette publique totale des pays du G7 atteindra 141 % du PIB à la fin de 2020 (FMI, 2020b).
Parallèlement, la dette des économies émergentes, avec des niveaux initiaux plus faibles, a augmenté plus lentement, de 38 % à 53 % du PIB entre 2007 et 2019. Ces pays, soumis à des crises financières sporadiques, ont craint le surendettement, même s'ils avaient réussi à éviter de recourir exclusivement à l'emprunt en dollars (le « péché originel »)2 et avaient ainsi pu contracter des dettes dans leurs propres devises auprès d'investisseurs internationaux. Il n'est pas certain que ce changement de devise ait réduit les risques de contagion – un problème d'endettement se propageant d'un pays à l'autre –, mais le risque de change est au moins désormais supporté par les investisseurs.
Dans les économies en développement3, la dette publique avait également augmenté (de 32 % à 43 % du PIB sur la période en moyenne), parfois en partant de très bas, en raison des initiatives d'annulation de la dette de la décennie précédente (pays pauvres très endettés, PPTE). La faiblesse des taux d'intérêt mondiaux et l'émergence de la Chine comme superpuissance économique ont entraîné deux changements sur les quinze dernières années : le marché international des capitaux a commencé à s'ouvrir aux émetteurs dits « à la frontière » et aux économies notées « B » sur l'échelle des notations de crédit, et les prêts bilatéraux de la Chine, sous différentes formes, sont devenus une source majeure de financement, parfois de manière controversée comme en Afrique.
Les États sont inégaux devant la dette
Alors que le montant de la dette publique augmente
dans l'ensemble des pays, la capacité à vivre avec le poids de la dette
diffère considérablement d'un État à l'autre
Il est frappant de constater à quel point les pays et les gouvernements sont inégaux face à la dette. Certains, affichant pourtant des niveaux de dette élevés, peuvent se permettre des plans de relance, accumulant déficits et dettes ; d'autres souffrent d'une forme d'« intolérance » à l'égard de la dette et doivent se résoudre à faire appel à leurs créanciers pour obtenir des allégements, alors même que les ratios d'endettement restent modérés.
En effet, la mesure classique – le ratio « dette/PIB » – n'a qu'une valeur analytique limitée en soi. Certains pays éprouvent des difficultés avec une dette qui représente 40 % de leur PIB, tandis que d'autres semblent peu affectés par un ratio de 216 % (comme celui du Japon en 2019). En fait, les niveaux d'endettement par rapport au PIB ne sont pas corrélés au risque de défaut. Par exemple, de 1998 à 2020, les défauts souverains se sont produits avec un ratio « dette/PIB » atteignant 85 % en moyenne sur l'année précédant le défaut (pour un minimum de 28 % et un maximum de 178 %). Depuis 2010, les défauts de paiement se sont produits en moyenne à des niveaux de dette rapportée au PIB plus élevés qu'auparavant (98 %, contre 71 %), sans doute en raison de la baisse des taux d'intérêt qui rend la dette plus supportable. L'écart type sur cette période reste tout de même très élevé (44 %).
Les gouvernements peuvent se trouver confrontés à des problèmes de liquidité et/ou de solvabilité, deux concepts particulièrement difficiles à démêler. À quel moment devient-il impossible – ou indésirable – de rembourser sa dette conformément aux termes du contrat ? Il faut répondre ici à trois questions pratiques interdépendantes : la dette peut-elle être refinancée ? son coût est-il raisonnable ? est-elle viable ?
La dette peut-elle être refinancée à un coût non prohibitif ?
La première question porte sur le risque de liquidité. Il est fonction du besoin du financement brut (du côté de l'offre) et de la profondeur de la base d'investisseurs ainsi que de leur aversion au risque (du côté de la demande).
Le risque de liquidité est un concept flou et il est clair que les pays y sont vulnérables à des degrés divers. Cela concerne principalement les gouvernements de marchés émergents, qui ont un accès instable aux marchés de capitaux.
Au total, en termes de risques de liquidité, les pays les moins vulnérables sont ceux dont la banque centrale émet une monnaie de réserve4 ; puis ceux dont la banque centrale peut acheter sur le marché des quantités importantes de titres d'État sans perdre en crédibilité5 ; ensuite ceux qui ont une ligne de swap avec une banque centrale majeure6 ; enfin tous les autres, dont beaucoup se sont tournés vers Lazard pour obtenir des conseils financiers.
Le coût de la dette est-il raisonnable ?
La question suivante est de savoir jusqu'à quel point un gouvernement peut vivre endetté. Il existe une divergence entre les intérêts des créanciers (surtout s'ils sont étrangers) et ceux de la population. Les créanciers veulent naturellement être remboursés, conformément au contrat. Le public, lui, veut que les retraites publiques soient honorées, les routes et les ponts sécurisés, les enfants éduqués et les dépenses de santé remboursées (surtout pendant la pandémie actuelle).
Il n'y a pas de théorie sur la part maximale des recettes publiques qui peut être prélevée pour s'acquitter des intérêts dus aux créanciers, certains pays étant plus endurants que d'autres. Toutefois, selon une règle empirique simple, lorsque le paiement des intérêts dépasse un cinquième environ des recettes budgétaires, des tensions politiques, économiques et sociales ont tendance à émerger. Par exemple, à la fin de 2019, les paiements d'intérêts du Liban dépassaient les 50 % des recettes publiques totales, chiffre extrêmement élevé, même s'il faut noter que la facture des intérêts était majoritairement répartie localement, la dette étant détenue principalement par des créanciers nationaux. Le Sri Lanka, le Nigeria et l'Égypte ont également des factures d'intérêts très élevées. Pour les pays endettés en dollars et dans les cas où la monnaie locale se déprécie – souvent en même temps qu'une chute des recettes publiques –, cette facture peut exploser.
La dette est-elle viable ?
La dernière question porte sur la dynamique de la dette : est-elle sous contrôle ? La trajectoire de la dette est fonction du taux d'intérêt, du taux de croissance et du solde budgétaire primaire (c'est-à-dire le solde budgétaire, hors paiements d'intérêts). La restructuration réussie de la dette de l'Argentine en 2020 s'était fixé pour objectif de retrouver une trajectoire viable dans un contexte de taux d'intérêt élevés et de perspectives de croissance modérées.
Selon les chiffres du FMI, le ratio d'endettement moyen des pays émergents augmentera de plus de 14 points en seulement deux ans (2020-2021), et huit pays atteindront des niveaux d'endettement supérieurs à 80 %, seuil critique sur lequel se fonde le FMI pour évaluer la viabilité de la dette. Avec une croissance du PIB plus faible et des primes de risque plus élevées, il est nécessaire de générer des excédents primaires plus importants pour stabiliser la dette. Cela engendre toutefois des tensions économiques et sociales.
La restructuration de la dette :
un choix difficile
L'augmentation du fardeau de la dette oblige les gouvernements à faire des choix douloureux, d'autant plus que les situations de détresse financière tendent à se produire, alors que les niveaux d'endettement sont plus élevés qu'auparavant.
On compte généralement cinq façons de faire face à une dette publique importante : la résorber par la croissance, la rembourser par un ajustement budgétaire, la monétiser, la contenir par la répression financière, ou la restructurer. Selon l'expérience de Lazard, « faire les choses dans l'ordre » consiste à classer méthodiquement les différents choix stratégiques possibles et veiller à leur bonne exécution.
En ce qui concerne la restructuration de dette, face à une situation de surendettement, un gouvernement doit trouver le bon équilibre entre un gain attendu à court terme – grâce à une forme ou une autre d'allégement de dette – et l'éventuel préjudice à long terme dû à la hausse des coûts de financement. Il faut en effet beaucoup plus de temps pour gravir l'échelle de notation de crédit que pour en chuter.
Des initiatives récentes en faveur des pays à faible revenu ont mis en lumière la complexité d'un tel arbitrage. Un bon nombre de pays parmi les plus pauvres (les pays éligibles aux financements de l'Agence internationale pour le développement) sont désireux d'obtenir un allégement de leur dette commerciale à court terme, en plus de ceux offerts par les créanciers bilatéraux dans le cadre de l'Initiative de suspension du service de la dette du G20 (ISSD).
Mais ils savent aussi que le non-remboursement de la dette de marché entraînerait un défaut de paiement, des dégradations précipitées par les agences de crédit, une éventuelle crise du secteur bancaire et potentiellement une longue période de coûts de financement élevés. Cela risque de ruiner une décennie, voire davantage, de patients efforts pour attirer des investisseurs. Pour les pays africains en particulier, il s'agit d'un tournant décisif : ils font face au refinancement de la dette obligataire accumulée au cours de leur premier cycle d'accès au marché, qui a débuté il y a dix ans.
Le nouveau paysage de la renégociation
des dettes publiques
Tandis que les montants de la dette ont augmenté, la typologie des créanciers s'est étendue, créant de nouveaux défis, parfois sans réponse évidente.
Il est important de comprendre la dynamique des négociations avec les différents créanciers – banques, gestionnaires de fonds, institutions multilatérales, gouvernements étrangers, banques centrales. Lazard, fort de sa longue expérience du terrain, a observé des changements manifestes au cours de la dernière décennie.
Institutions financières internationales : juges et parties ?
Les institutions financières internationales (IFI, telles que la Banque mondiale, le FMI et les banques régionales de développement) prêtent souvent en dernier ressort et bénéficient à ce titre d'un statut de créancier privilégié. La dette multilatérale, environ 400 Md$ pour la Banque mondiale et 138 Md$ pour le FMI, est donc « intouchable », même lorsque, comme en Argentine actuellement, le principal créancier est une IFI (le FMI). En pratique, les IFI jouent leur rôle dans la résolution de crise de liquidité/solvabilité en décaissant de nouveaux financements à un coût généralement faible.
Deux questions sont actuellement au cœur des débats. Premièrement, les IFI sont évidemment réticentes à financer de fait le remboursement des dettes extérieures privées. Pourtant, subordonner leur intervention à un moratoire sur la dette au secteur privé serait voué à l'échec : dans la mesure où ce moratoire déclencherait sans doute un défaut aux yeux des agences de notation, les IFI ne pourraient plus jouer leur rôle « catalytique ». Deuxièmement, dans certains cas, le coût élevé des facilités du FMI, en particulier le mécanisme élargi de crédit, semble en contradiction avec sa position de créancier privilégié, ce qui engendre des tensions avec les détenteurs d'obligations dans le cadre de restructuration.
Créanciers bilatéraux : un front uni ?
Depuis plus de soixante ans, le Club de Paris, qui regroupe de grandes nations créancières, a élaboré, en étroite coordination avec le FMI, un ensemble de règles visant à apporter des solutions coordonnées et adaptées aux besoins des nations surendettées. Le Club de Paris s'est révélé être un forum efficace pour mettre en œuvre des initiatives d'annulation de la dette en faveur des PPTE et faire face à des situations d'endettement complexes, y compris dans des cas comme celui de l'Irak (2004) à fort enjeu géopolitique.
Un constat majeur peut être fait aujourd'hui : les prêteurs actuels du Club de Paris ne sont plus les principaux acteurs. Le créancier bilatéral principal des pays en développement et des pays émergents, la Chine, n'est pas membre du Club de Paris, pas plus que l'Inde. La dette bilatérale avec la Chine était estimée à près de 350 Md$ en 2017, contre 317 Md$ pour le Club de Paris à la fin de 2019 (Horn et al., 2020). Le dialogue entre les prêteurs bilatéraux s'est certes amélioré au fil des années. Toutefois, lorsqu'un pays débiteur requiert l'aide du FMI et de ses grands créanciers émergents, ces derniers se montrent réticents à l'idée d'adhérer aux règles du club des « riches ». Des évolutions positives ont récemment eu lieu. Pour la première fois en 2019, la Chine a démontré sa capacité à se coordonner avec le FMI et d'autres prêteurs bilatéraux, dans le cadre d'un plan de renflouement dirigé par le FMI en faveur de la République du Congo, qui pourrait servir de modèle dans les situations semblables qui se multiplient, comme en Zambie, en Angola et au Sri Lanka. En novembre 2020, le G20 a adopté un « cadre commun pour le traitement de la dette » des pays éligibles à l'ISSD qui ouvre la voie à une meilleure coordination entre les créanciers bilatéraux membres et non membres du Club de Paris.
Il est à noter que les prêts chinois à l'étranger ne prennent pas uniquement la forme de prêts bilatéraux. Les financements liés à des projets, déboursés par de grandes entreprises chinoises opérant à l'étranger et garantis par des banques chinoises, représentent des montants conséquents, notamment en Afrique. Dans le cas du Congo, les autorités chinoises ont joué un rôle constructif, excluant ces prêts du traitement des dettes bilatérales, mais acceptant de leur appliquer les conditions convenues avec les créanciers commerciaux.
Prêts garantis ou prêts non garantis ?
Les prêts garantis des négociants en matières premières jouent également un rôle plus important. Cela soulève de nouvelles questions en termes de comparabilité de traitement avec les autres créanciers. Les prêts garantis offrent par définition de meilleures chances de remboursement. Il est alors plus difficile de convaincre ces créanciers de s'entendre sur une réduction significative de la dette, d'autant que cela risque de mettre à mal leur modèle d'affaire du fait de l'augmentation de leur coût de financement.
Le Tchad a réussi en 2017 à obtenir un allégement de sa dette de la part d'un grand négociant en pétrole, dans le cadre d'un plan de renflouement mené par le FMI, mais cet accord n'exigeait pas de décote notionnelle de la dette. La situation est différente en République du Congo, où des pourparlers sont toujours en cours pour trouver un arrangement compatible avec les engagements qu'a pris le pays en lien avec le FMI sur le traitement de la dette.
Système bancaire local et cercles vicieux
Dans les années 1980, les acteurs majeurs de la restructuration de la dette en l'Amérique latine ont été les grandes banques américaines (Citicorp, Chase Manhattan, JP Morgan, Bank of America et Bankers Trust), les gouvernements débiteurs, ainsi que le FMI tenant le rôle d'arbitre influent. Il a été difficile d'obtenir des concessions significatives dans la mesure où l'exposition des neuf plus grandes banques américaines à la dette souveraine d'Amérique latine représentait à l'époque (1982) 175 % de leurs fonds propres. Finalement, les négociations avaient débouché sur une très nette amélioration du bilan du gouvernement. Pour ce pays, la matérialisation des pertes au niveau des banques (étrangères) n'a pas eu d'incidence macroéconomique.
Cela contraste largement avec les situations où les banques créancières sont des banques locales. Les titres d'État, à tort ou à raison, sont presque toujours considérés comme des actifs sans risque, sans exigence de fonds propres réglementaires. Cela amplifie la propagation des risques entre le secteur bancaire et la dette publique. Au début des années 2010, en Grèce, la forte détention d'obligations d'État par les banques locales a engendré un cercle vicieux entre la santé financière des banques et celle du gouvernement, ce qui a considérablement complexifié la résolution de la crise. Cela explique en grande partie pourquoi l'État est resté très endetté envers ses partenaires européens : après la restructuration de sa propre dette, il a dû emprunter d'importantes sommes d'argent pour recapitaliser le secteur bancaire local. Cela explique aussi pourquoi Chypre, un an plus tard, en 2013, a décidé d'imposer des pertes aux créanciers (y compris les déposants) de ses banques. Le Liban est actuellement confronté à ce défi majeur.
Les créanciers obligataires : entre responsabilité fiduciaire
et responsabilité sociale
Les créanciers obligataires, à travers des fonds d'investissement, dominent l'univers des créanciers, tant pour les pays avancés qu'émergents. La taille du marché des obligations souveraines des économies émergentes avoisinait les 12 000 Md$ à la fin de 2018, dont environ 10 % en devises et 90 % en monnaie locale. Leur rôle et leur influence sont soumis à des évolutions majeures.
Les détenteurs d'obligations sont majoritairement des gestionnaires de fonds qui investissent l'épargne de tiers sans recourir à l'effet de levier : fonds de pension, compagnies d'assurance, banques centrales et fonds souverains. Contrairement aux banques, ces fonds négocient au nom de leurs propres clients qui finalement assumeront les conséquences des efforts concédés.
En outre, l'argent des gestionnaires de fonds peut être investi soit de façon active, soit, de plus en plus fréquemment, passivement (suivi d'un indice). La hausse combinée des investissements sur les marchés émergents et de la gestion dite « passive » a modifié la base des investisseurs dans de nombreux pays. Aux fonds experts traditionnels des marchés émergents se sont ajoutés les grands fonds universels souvent passifs, tels que BlackRock, Fidelity, State Street, ou Vanguard. Il est trop tôt pour savoir, entre argent passif et argent actif, lequel est le plus propice à un accord consensuel avec les emprunteurs en cas de détresse financière.
Les restructurations de la dette latino-américaine, dans les années 1980, étaient en principe plus simples, au vu du nombre limité d'acteurs – les grandes banques américaines, notamment – et du rôle joué par le Trésor américain. Par la suite, il y a dix ans, on a estimé que le remplacement de la dette bancaire par la dette obligataire complexifierait les négociations en raison de l'atomisation des créanciers. À cet égard, le cas de l'Ukraine en 2015, où un seul investisseur institutionnel pouvait détenir une part majeure de la dette totale et jouer un rôle systémique dans la résolution de la crise, faisait figure d'exception. En fait, le secteur de la gestion de fonds a également eu tendance à se concentrer. À cela s'ajoute la popularité croissante des investissements sur les marchés émergents. Ainsi, les très grands gestionnaires de fonds dominent désormais le secteur et se retrouvent impliqués dans chaque négociation souveraine. Par conséquent, un regroupement davantage institutionalisé leur permettrait de devenir des acteurs incontournables.
Bien qu'il s'agisse d'une position délicate compte tenu de leurs responsabilités fiduciaires, nombre de ces grands gestionnaires de fonds sont conscients de leur rôle en termes d'investissement responsable et viable. La façon dont ils arbitreront entre responsabilité fiduciaire et investissement viable aura une influence sur l'issue des futures restructurations de dette publique.
Les banques centrales et la frontière floue entre dette et monnaie
L'achat d'obligations par les banques centrales, dans le cadre des opérations d'assouplissement quantitatif (QE, quantitative easing), offre aux gouvernements un bouclier efficace contre la volatilité du marché de la dette souveraine. Cela dit, la part importante et croissante des actifs des banques centrales en dette souveraine pose de nouveaux défis.
Ce qu'il adviendra de l'accumulation sans précédent de la dette publique par les économies avancées dépend de la durée pendant laquelle les banques centrales pourront, de manière crédible, justifier la poursuite de ces achats de la dette publique par l'existence d'une menace déflationniste. Une hausse brutale de l'inflation, aussi improbable soit-elle, serait pour ces économies un défi financier inédit, mettant potentiellement à l'épreuve l'architecture monétaire mondiale de la seconde moitié du xxe siècle.
Si la dette publique devenait non viable, qu'arriverait-il à la banque centrale, détentrice majeure de la dette publique ? En Grèce, en 2012, l'Eurosystème a obtenu un statut de créancier privilégié lors de la restructuration de la dette de marché. Conformément aux traités européens, les dispositions relatives à l'interdiction du financement monétaire excluaient toute participation de la banque centrale à une restructuration de la dette. Cependant, compte tenu de l'importante exposition souveraine des banques centrales, une sanctuarisation de facto des dettes publiques à l'actif de la banque centrale ferait obstacle à l'allégement de la dette publique en cas de restructuration.
Au-delà du cas inhabituel du Liban dont la banque centrale est considérablement exposée à des titres publics dépréciés, les achats significatifs d'obligations d'État par les banques centrales des marchés émergents récemment pourraient devenir une source de vulnérabilité s'ils venaient à être perçus comme les signes d'une plus grande tendance à monétiser la dette publique.
Dans l'ensemble, même si les banques centrales peuvent survivre avec des fonds propres négatifs pendant un certain temps, conserver un « trou » significatif dans le bilan d'une banque centrale risque de détériorer la confiance dans la monnaie. En fin de compte, la « magie » opérée par les banques centrales tient au fait que la population d'un pays accepte leur passif comme de la monnaie. Lorsque cette confiance est atteinte, le risque de démonétisation s'accroît. L'expérience, souvent dévastatrice, montre que la démonétisation est plus coûteuse encore que la restructuration de la dette.
Que peut-on faire ?
Des améliorations en termes de prévention et de gestion des crises liées à la dette sont possibles, mais des changements radicaux sont peu probables. Les opérations de restructuration de la dette restent du sur-mesure, relevant davantage de l'art que de la science.
Notre expérience en matière de conseil aux gouvernements nous permet de tirer quelques enseignements. Nous explorons aussi des idées novatrices relatives aux négociations à conduire dans le cadre de la restructuration de la dette.
Chaque situation est particulière et, sauf rares exceptions, les pays endettés ont généralement intérêt à ne pas rejoindre des initiatives téméraires ou des groupes de gouvernements cherchant à négocier conjointement. Quoique généralement bien intentionnées, ces initiatives visant à une remise de dette systématique comportent en général un risque élevé de stigmatisation et une faible probabilité que la solution corresponde aux besoins du pays.
Ce n'est que lorsque le service de la dette est vraiment inabordable, entraînant des coûts socialement inacceptables et, en fin de compte, des choix politiques délétères, que les gouvernements doivent recourir sans délai à une restructuration globale de la dette. Autrement, il est sans doute dans l'intérêt à long terme du pays de redoubler d'efforts pour redresser la barre, stabiliser la dette et éventuellement obtenir un reprofilage sans incidence significative sur les créanciers.
Éviter la restructuration
Des innovations utiles peuvent permettre d'éviter les restructurations, à condition d'être mises en place par un large spectre de débiteurs. Ainsi, le fait de disposer d'instruments de dette extensibles permettrait de résoudre les problèmes de liquidité de manière simple. Les obligations contiendraient une clause selon laquelle le remboursement annuel (capital et intérêts) pourrait être reporté d'un an si, par exemple, les taux d'intérêt du marché dépassaient la croissance nominale d'un pourcentage donné. À noter que cela permettrait de contenir les risques de perturbation financière à court terme, en cas de hausse brutale et temporaire des taux d'intérêt.
Gérer les problèmes de liquidité
Même si la distinction entre liquidité et solvabilité n'est pas simple à opérer, il arrive que certains pays n'aient à faire face qu'à des difficultés de financement à court terme. Le FMI est alors l'acteur central.
Cependant, comme cela a été dit précédemment, le FMI peut craindre que ses propres prêts n'alimentent les sorties de capitaux privés. Pour cette raison, il a envisagé, après la crise grecque, une approche par étapes de la restructuration de la dette : il pourrait rechercher, dans un premier temps, une reconduction obligatoire de l'exposition du secteur privé à l'État souverain sur une période donnée, jusqu'à ce qu'il puisse mieux s'assurer de la viabilité de la dette.
En pratique, il est extrêmement difficile de rassembler une coalition de gestionnaires de fonds, qui seraient prêts à soutenir les efforts du FMI. Les tentatives visant à maintenir l'exposition des banques à la Grèce, lors du premier programme de renflouement en 2010, ont eu des résultats très mitigés.
Dans ce contexte, on pourrait envisager de faire en sorte qu'une coalition de fonds souverains, déjà exposés aux obligations publiques, s'abstienne de vendre ou mieux renforce ses positions. Ce serait une façon pour les fonds souverains de jouer un rôle de politique publique à la mesure de leur poids de plusieurs centaines de milliards de dollars.
Faciliter la restructuration de la dette
La restructuration de la dette obligataire a quelque peu bénéficié de récentes innovations juridiques. L'introduction de clauses d'actions collectives (CAC) dans les contrats de dette et le principe de la majorité qualifiée visaient à créer un environnement juridique plus favorable à des restructurations ordonnées, après l'échec de la tentative pour mettre en œuvre un mécanisme juridique de restructuration de la dette souveraine qui soit véritablement mondial (sovereign debt restructuring mechanism, SDRM). Pourtant, les plafonds de majorité requis pour activer les CAC reflètent bien un monde où l'inviolabilité des contrats importe plus que la facilité à gérer des situations de détresse financière occasionnelle. Dans le contexte actuel où les niveaux de la dette publique ont atteint des records, les cas de restructuration de dette seront probablement plus fréquents et il importera davantage d'être en mesure de les traiter de manière ordonnée. Il est possible néanmoins que si les seuils majoritaires pour les CAC étaient sensiblement abaissés – dans le cadre d'une initiative mondiale, réunissant des émetteurs sur toute l'échelle de notation –, le coût du capital augmenterait pour les pays les plus vulnérables financièrement.
Parmi les instruments utiles pour aligner les intérêts d'un pays débiteur et de ses créanciers, l'association des créanciers à un éventuel retour à bonne fortune après restructuration peut être judicieuse (value recovery instruments). Ce type d'instruments crée un lien entre les paiements futurs, promis aux détenteurs d'obligations dans le cadre d'une restructuration, et la capacité de paiement réelle du pays (liée à la croissance du PIB, au commerce ou aux prix des matières premières, par exemple). Ils se sont avérés utiles – bien que souvent controversés – lors de restructurations antérieures (Argentine en 2005, Grèce en 2012, Ukraine en 2015). Ils peuvent aider dans les dernières étapes d'une négociation de restructuration. En effet, une fois que tous les négociateurs ont affirmé avoir atteint l'extrême limite de ce qu'ils pouvaient concéder en termes de valeur certaine, de tels instruments à valeur conditionnelle peuvent contribuer à combler l'écart. Cependant, cette valeur est souvent dépréciée par les créanciers en raison de leur faible liquidité. Par conséquent, il semble qu'une certaine forme de standardisation pour les plus conventionnels de ces instruments (basée sur le PIB, les échanges commerciaux ou l'accès au marché) pourrait aug menter leur liquidité, et donc accroître leur valeur sans coût supplémentaire pour l'émetteur. Naturellement, il s'agit de trouver un compromis entre standardisation, nécessaire pour améliorer la liquidité, et « personnalisation ».
Pour faciliter une restructuration ordonnée, il est parfois utile de s'en remettre à un arbitre. Celui-ci se prononcerait sur la capacité d'endettement du pays et sur le degré des concessions à faire par les détenteurs d'obligations pour rétablir la situation économique du pays. À ce titre, le FMI peut jouer un rôle décisif. Toutefois, puisqu'il bénéficie d'un statut de créancier privilégié, sa position peut parfois s'avérer délicate lorsqu'il est lui-même grand créancier : plus la décote infligée aux détenteurs d'obligations est élevée, plus il renforce sa position. Dans de telles circonstances, il pourrait s'agir de limiter la fonction du FMI à la détermination de la capacité d'endettement d'un gouvernement, compte tenu des perspectives les plus probables en matière de croissance et de compte courant : à savoir, d'une part, le solde primaire maximal socialement/économiquement tolérable et, d'autre part, le niveau maximal de refinancement, au-delà duquel il existe un risque de saturation du marché et d'augmentation excessive du coût de l'endettement. Une fois les paramètres économiques définis par une institution respectée et « indépendante », une grande marge de désaccord possible subsiste entre des négociateurs de bonne foi. Cependant, s'il faut accorder suffisamment de temps à des délibérations approfondies et loyales, il est dans l'intérêt de tous de ne pas prolonger les discussions – souvent intenses et contraignantes – au-delà de plusieurs mois. Par conséquent, on pourrait envisager, au début de telles négociations, de sélectionner des experts impartiaux à partir d'un panel constitué par le FMI, la Banque mondiale et un groupe représentatif de gestionnaires de fonds mondiaux, par exemple. Sous certaines conditions à convenir au cas par cas, si la négociation venait à s'enliser, les protagonistes se tourneraient vers ces experts pour arbitrer sur un accord a priori juste et raisonnable. Toutes les parties s'engageraient à respecter la décision des arbitres.
L'Histoire nous a également appris que la coordination entre les groupes de créanciers et l'adhésion à un ensemble de règles communes participent au bien public et, en fin de compte, bénéficient à tous. La coordination entre tous les créanciers bilatéraux, dans le contexte d'un Club de Paris élargi, refléterait simplement les nouvelles réalités mondiales. Du côté des créanciers privés, une meilleure coordination entre les grands gestionnaires de fonds, avec la participation des nouvelles catégories de créanciers commerciaux (y compris les négociants en matières premières), sous les auspices d'une institution représentative des différentes catégories de créanciers (par exemple, l'IIF), permettrait de créer un cadre de discussion plus stable et plus efficace.
Enfin, alors que l'investissement durable a récemment fait d'énormes progrès – déplaçant des centaines de milliards investis dans des fonds conventionnels vers des fonds « verts » –, il n'a joué jusqu'à présent qu'un rôle limité dans les restructurations de dette. Pourtant, pour un nombre croissant d'épargnants, particuliers ou institutionnels sensibles aux enjeux environnementaux, on pourrait atténuer et compenser la perte issue d'une restructuration de dette en conditionnant les efforts des créanciers à la poursuite par le gouvernement d'objectifs « verts », quantifiables et vérifiables. Un tel cadre existe déjà pour les obligations vertes.
Dans l'ensemble, plusieurs de ces options visant à améliorer la manière dont les gouvernements et les parties prenantes gèrent les restructurations de la dette souveraine sont au cœur du débat public. La combinaison entre une augmentation des cas de détresse financière et leur complexité accrue appelle à une intensification de ces discussions, tout en gardant à l'esprit que la restructuration de dette souveraine est, et sera toujours, spécifique à chaque pays.