Rappelons que trois objectifs de long terme figurent dans l'Accord de Paris, entré en vigueur en novembre 2016 et ratifié par 183 pays aujourd'hui :
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atténuation : il s'agit de limiter à 2 oC (voire atteindre 1,5 oC) l'augmentation moyenne de la température à la surface du globe en 2100 par rapport à la température en 1850 (soit l'époque pré-industrielle) ;
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adaptation : les ressources alimentaires et la biodiversité doivent être protégées des aléas et des chocs issus de ces transformations ;
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la sphère financière doit se mettre au service de cette transformation en alignant ses flux financiers sur les objectifs de l'Accord.
En termes d'enjeux, notons que la gestion d'actifs par la taille de ses encours, qui avoisinent en France les 3 800 Md€, soit 1,5 fois le PIB en 2018, représente un secteur à fort potentiel de transformation dans l'industrie bancaire et financière, d'où le choix de traiter de son alignement.
Enfin, le but de cet exposé est de produire une analyse critique mais constructive des méthodes d'alignement existantes, d'en souligner les avantages, mais aussi les limites afin d'ouvrir la voie à des approfondissements qui rendront ces méthodes pleinement satisfaisantes pour l'objectif visé.
Commençons par définir ce qu'est ou plutôt ce que n'est pas une méthode d'alignement : il est aujourd'hui prématuré de mesurer la contribution d'une entreprise ou d'une institution financière aux objectifs de l'Accord de Paris. Cela impliquerait de mesurer l'impact dans l'économie réelle de ces dernières, en prenant en compte les thématiques de décarbonation, mais également d'adaptation et de développement au sens plus large. Néanmoins il est possible de mesurer la « compatibilité » ou la « cohérence » d'un portefeuille d'investissement ou d'un actif financier avec une trajectoire de température. Cette mesure offre plusieurs perspectives intéressantes dont le fait d'accroître la pédagogie et la transparence des instruments utilisés, de les rendre intelligibles aux décideurs publics et privés, de comparer ces mesures et d'en déduire des bonnes pratiques, enfin de réconcilier une action de court terme (alignement d'un portefeuille) avec un objectif de long terme (température en 2100).
Les mesures d'alignement sont des mesures mathématiques, souvent complexes, qui comparent la performance climatique d'un portefeuille d'actifs (par exemple, empreinte carbone) avec des scénarios de trajectoires de température. On peut obtenir de ces mesures une distance ou une compatibilité d'un portefeuille avec un benchmark de température (par exemple, 1,5 oC). On peut en tirer une stratégie de gestion dynamique de cette distance, en y ajoutant une bonne représentation du futur. Enfin, on peut en déduire diverses expressions des résultats dont une qui est un score de température.
Dès lors, une boucle vertueuse « diagnostic-action » peut s'enclencher à l'instar de ce que pratique le scientifique (chimiste, par exemple) dans son laboratoire : (1) un diagnostic ex ante qui indique la performance climatique de mon portefeuille, suivi (2) d'une action d'engagement, désengagement ou réallocation, pour aboutir à (3) un diagnostic ex post qui nous éclaire sur la question principale : « est-ce que mon portefeuille suit mieux ou moins bien la trajectoire de température que j'ai choisie ? ».
Ajoutons qu'il existe de nombreuses méthodes d'alignement, une douzaine environ. Il faut signaler que la majorité d'entre elles sont développées dans l'univers anglo-saxon, ce qui peut poser, parallèlement, un problème de « souveraineté » des données, voire des méthodes. Quoique non observées à ce stade, on pourrait imaginer à terme des divergences d'analyse provenant de biais culturels et géographiques. Nous nous souvenons tous de la difficulté qu'avait (qu'a toujours peut-être) une agence de rating anglo-saxonne pour apprécier finement le fonctionnement et les risques d'une entreprise para-étatique comme le RFF (Réseau ferré de France) ou bien ceux d'une entreprise locale aux confins de l'Asie.
Si toutes les méthodologies utilisent des données trajectoires du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) et de l'AIE (Agence internationale de l'énergie) en input des modèles, l'output lui peut prendre plusieurs formes. Une forme top-down consisterait à dire qu'un portefeuille est aligné si, quelles que soient les entreprises émettrices, le portefeuille réalise –X % d'émissions. Alternativement, on peut dire qu'un portefeuille contenant des entreprises d'un secteur particulier (utilities, par exemple) est aligné s'il réalise –Y % des émissions par rapport à son secteur. Dès lors, l'alignement global peut dépendre du degré de diversification du portefeuille, ce qui rend l'exercice encore plus difficile, y compris pour le régulateur. Notons que le critère benchmark de la CEE en la matière, dit Paris-Aligned, est calculé par rapport à l'indice et non par sous-secteurs.
À ce jour, il existe de nombreuses voies possibles pour atteindre l'objectif de limitation de l'augmentation de température de l'Accord de Paris et saluons l'envie de l'industrie financière et des agences d'explorer tous les chemins dans une version plus « figure libre » que « figure imposée ».
C'est précisément pour cette raison (multiplicité des chemins) que l'Institut Louis Bachelier (ILB, sous la direction de Julie Raynaud et Stéphane Voisin), I4CE, WWF France et le ministère de l'Écologie ont entrepris d'analyser en détail les méthodes. Nous n'en sommes pas encore à publier la carte Michelin des chemins utilisés (certains restent légèrement boîtes noires), ni surtout le guide du routard des méthodes proposées, mais à tirer d'ores et déjà quelques enseignements.
Plusieurs choix méthodologiques sont possibles comme nous l'avons dit. Toutes ces méthodes se nomment alignement, mais reposent en pratique sur des hypothèses structurantes très différentes. Le choix de retenir jusqu'au scope 3 des émissions induites, soit pour un fabricant d'automobiles, par exemple, le calcul des émissions futures produites par les automobilistes, ainsi que des émissions évitées est particulièrement différenciant. De même, en l'absence d'une norme universelle, comment comparer des chiffres utilisant différentes unités pour la normalisation des émissions (unité physique de production, capitalisation boursière, revenus, résultat net, valeur de la firme) ?
En résumé, plusieurs méthodes souvent très différentes, la difficulté d'appréhender l'articulation macro-micro (est-ce qu'un portefeuille pétrolier aligné sur le secteur « oil & gas », par exemple, est aligné globalement ?) et un enchevêtrement de trop de paramètres aboutissent à des modélisations instables : l'alignement d'un portefeuille relève plus de l'art que de la science aujourd'hui ! C'est pour cette raison que l'ILB et ses partenaires ont emprunté à l'art culinaire pour titrer son étude « The Alignment Cookbook », et utilisé la métaphore des « lasagnes » par essence multicouches pour qualifier certaines méthodologies. La recette miracle n'existe pas et l'utilisateur doit faire l'effort de bien comprendre la recette du plat qu'il souhaite déguster.
Plus sérieusement, les trois tableaux infra nous montrent des résultats surprenants, intéressants, enthousiasmants même pour celui qui souhaite s'y consacrer dans le futur. Le tableau 1 compare les quinze méthodes entre elles appliquées à deux indices très populaires dans le marché français : LC 100 et SBF 120. On peut constater entre autres sur les tableaux 1 et 2 :
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que les deux indices (mais qu'en est-il du CAC 40 lui-même) ne sont pas sur la verticale 2 oC ou à gauche de celle-ci. Ils sont tous à droite, soit au-dessus de l'objectif 2 oC ;
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que le LC 100 pourtant construit sur une hypothèse « low carbon » ne bat pas tout le temps le SBF 120 ;
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que les conclusions sont très différentes d'une année à l'autre (2018 versus 2019). En général, l'année 2019 présente de meilleurs scores d'alignement que l'année 2018, ce qui peut paraître rassurant en théorie. En pratique, il semblerait que cela soit attribuable à une différence de composition et difficulté pour ces méthodes d'appréhender certains émetteurs « complexes » tels que Veolia.
Sur le graphique (infra), il est indiqué que les méthodes, quoique ayant pour seul objectif de mesurer la trajectoire long terme d'un portefeuille en termes de température, peuvent afficher des corrélations négatives au niveau des émetteurs.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer
de cette étude ?
La première conclusion serait de « renverser la table » en concluant hâtivement que tout cela n'est pas satisfaisant. Ce ne sera pas notre conclusion, car la mesure d'« alignement 2 oC » reste un magnifique défi, compréhensible par tous car simple à exposer et qui positionne le problème à la bonne altitude (on pourrait dire à la bonne température). En effet, qu'importe le chemin pourvu que l'objectif de 2 oC, si possible moins, de réchauffement soit atteint par l'industrie de la gestion d'actifs, sachant que cet objectif est compatible selon le GIEC avec un changement climatique supportable pour l'humanité.
La deuxième conclusion serait de se contenter des méthodes et des résultats obtenus. Là encore, ce ne sera pas notre approche car nous pensons que de nombreux problèmes sont à résoudre, convoquant le monde de la recherche au premier chef. Parmi eux, citons l'absence de métrique normative, la difficulté de gestion des données manquantes, mais aussi la quantification et la gestion des incertitudes. L'indicateur de température lui-même est insuffisant pour aligner les portefeuilles d'actifs financiers sur les objectifs de l'Accord de Paris (qu'en est-il des objectifs d'adaptation et du développement durable au sens plus larges ?).
C'est pour ces raisons, et bien d'autres encore, que nous vous suggérons en conclusion, et pour aller plus loin, de consulter le site de l'ILB qui contient l'étude que nous venons de résumer, ainsi que le webinaire qui la décrit, et un article de Peter Tankov (chercheur au GENES, fellow ILB et coresponsable du Grand Programme Green and Sustainable) qui décrit les sujets de recherche clés pour les années à venir.