Nouvelles doctrines du central banking ?
Avant d'entamer cette discussion, il est utile, voire nécessaire, de se pencher sur l'expérience historique (Issing et Wieland, 2013).
Plus que la plupart des autres domaines de l'économie, le développement de la théorie et de la politique monétaires au fil du temps reflète l'influence et l'interaction entre le système politique et financier, le débat académique et les points de vue et les actions des banques centrales. Selon Wicksell (1906, pp. 3-4) : « [...] le choix d'une mesure de la valeur, d'un système monétaire, des lois concernant la monnaie et le crédit, tout cela est entre les mains de la société [...]. Les dirigeants de la société ont par conséquent l'occasion là de montrer leur sagesse ou leur folie économique. L'histoire monétaire révèle que la folie a fréquemment pris le dessus, car elle décrit de nombreuses erreurs fatidiques. »
Il est important de préciser dans quel environnement et dans quel contexte la discussion actuelle doit être menée. L'expérience du passé, les erreurs ou les succès, doit jouer un rôle majeur avant d'aborder la question de savoir s'il faut envisager de nouvelles doctrines ou des « lignes directrices » plus modestes.
La grande époque de la réputation
des banques centrales
Au tournant du siècle dernier, les banques centrales étaient au sommet de leur réputation (Issing, 2012). Il régnait une impression générale que l'inflation était à jamais sous contrôle. La situation de la croissance et de l'emploi au niveau mondial semblait meilleure que jamais. La « grande modération » indique qu'il s'agissait d'une période au cours de laquelle l'inflation avait baissé par rapport à des niveaux plutôt élevés et la volatilité de la production s'était considérablement réduite. La discussion pour savoir dans quelle mesure cette « économie Boucles d'or » (Goldilocks economy) était simplement le résultat de la chance – c'est-à-dire, du point de vue des responsables politiques, due à des facteurs exogènes – ou la conséquence de l'amélioration des politiques macroéconomiques, en particulier de la politique monétaire, se poursuit encore aujourd'hui.
Stock et Watson (2003), par exemple, présentent des preuves empiriques d'une diminution de l'ampleur des chocs exogènes après les années 1970, tandis que Romer et Romer (2002) considèrent que la tendance à une plus grande stabilité résulte principalement de meilleures orientations. Il n'est pas surprenant qu'en général, les banques centrales aient tendance à préférer cette dernière explication. Et bien que ce débat soit loin d'être résolu, il y a de bonnes raisons de souligner l'importance des changements de politique monétaire.
Après l'éclatement de la crise financière en 2007-2008, les banques centrales ont agi rapidement et, conjointement avec la politique budgétaire, ont empêché la grande récession de se transformer en dépression de l'ampleur de celle des années 1930. Elles ont été considérées comme les « sauveurs du monde » et leur réputation a atteint son apogée. Les attentes élevées implicites à l'égard des capacités des banques centrales ont été davantage renforcées quand on leur a délégué la fonction de surveillance micro et macroprudentielle. Pris dans leur ensemble, ces développements pourraient conduire à une surcharge de responsabilités pour les banques centrales et, en fin de compte, ébranler leur réputation et leur indépendance (Issing, 2017a). Lorsqu'on envisage de « nouvelles orientations » de la politique monétaire, il est nécessaire de prendre en compte ces développements.
Les stratégies revisitées
Les stratégies de politique monétaire doivent également être passées au crible.
Commencé en Nouvelle-Zélande à partir du milieu des années 1990, le ciblage d'inflation a été adopté par la plupart des banques centrales et cette stratégie est toujours considérée comme ce qui se fait de mieux. Alors qu'initialement les décisions concernant la politique monétaire se fondaient sur une simple prévision de l'inflation, le concept d'un ciblage d'inflation a connu une évolution substantielle et a abouti au « ciblage d'inflation flexible ». Après la crise financière de 2007-2008, le principal expert dans ce domaine a rendu une sorte de verdict final : « En fin de compte, jusqu'à présent, ma principale conclusion de la crise est que le ciblage d'inflation flexible, appliqué correctement et en utilisant toutes les informations concernant les facteurs financiers pertinents pour la prévision de l'inflation et l'utilisation des ressources à un horizon donné, reste la meilleure politique monétaire avant, pendant et après la crise financière. » (Svensson, 2009). Cette déclaration représente toujours la pensée dominante.
D'une part, ce jugement ne donne aucune indication sur la manière dont toutes les informations doivent être organisées afin de prendre la bonne décision à un horizon non défini. Au final, il immunise le concept contre toute critique et devient une tautologie (Issing, 2012). D'autre part, il implique une critique (involontaire) de la politique des banques centrales qui ont adopté le ciblage d'inflation dans les années précédant la crise sans faire attention aux informations provenant de l'évolution de la monnaie et du crédit, manquement qui a été un facteur majeur dans la création des déséquilibres financiers et qui a fini par provoquer l'effondrement du système financier.
En bref, il n'existe à ce jour aucun modèle de ciblage d'inflation qui intègre les risques du système bancaire et des marchés financiers, avec toute leur dynamique, leurs non-linéarités et leur complexité globale. Les banques centrales devraient convenir que la recherche d'un régime de politique monétaire « optimal » n'a pas été conclusive et que le ciblage d'inflation peut comporter des risques et des limites.
Une stratégie de politique monétaire devrait inclure des aspects de stabilité financière. La crise financière a montré que « la stabilité des prix ne suffit pas ». Comme l'a expliqué Minsky, un environnement de stabilité des prix peut même encourager une prise de risque déstabilisante, ce qui, en dernière analyse, pourrait provoquer un effondrement des marchés financiers. Existe-t-il un compromis entre la stabilité des prix et la stabilité financière ? Il y aura des situations de conflit à court terme, mais à moyen et long terme, il n'y aura pas de stabilité financière sans stabilité des prix (Issing, 2003).
Rétrospectivement, il est étonnant de voir à quel point les défenseurs de la politique de ciblage d'inflation ont sous-estimé son risque implicite de négliger l'évolution des facteurs monétaires et financiers.
« La stratégie consistant à « nettoyer après coup » a subi un stress test sévère dans le monde réel en 2000-2002, lorsque la plus grosse bulle de l'histoire a éclaté, provoquant au passage l'évaporation de quelque 8 000 Md$ de richesse. Il est notable, mais pas suffisamment souligné, que la récession qui a suivi a été minime et que pas une seule banque importante n'a fait faillite. En fait, et c'est encore plus étonnant, aucune maison de courtage et aucune banque d'investissement importantes n'ont fait faillite non plus. Ainsi, les craintes que la vitesse et l'ampleur de l'éclatement d'une bulle géante puissent provoquer le naufrage de la stratégie du « nettoyage après coup » se sont avérées infondées. En ce qui concerne l'héritage de Greenspan, nous posons donc une simple question rhétorique. Si la stratégie du « nettoyage après coup » a fonctionné aussi bien après l'éclatement de la mégabulle en 2000, ne devrions-nous pas supposer qu'elle fonctionnera bien aussi après l'éclatement d'autres bulles, vraisemblablement plus petites, à l'avenir ? La réponse que nous proposons est évidente. » (Blinder et Reis, 2005, pp. 67-68).
Comme nous le savons aujourd'hui, ce qui a suivi a été une autre bulle et par la suite un effondrement à une échelle beaucoup plus grande. Tous les arguments de l'affirmation ci-dessus ne sont-ils pas discrédités par cette expérience ?
Pourtant, bien que l'effondrement des marchés financiers en 2007-2008 ait conduit le monde au bord de la catastrophe, de nombreux articles sont arrivés à la conclusion qu'une politique monétaire « à contre-courant » n'aurait pu empêcher cet événement ou seulement à un prix très élevé. Aurait-il été plus élevé que les coûts du désordre financier qui a non seulement conduit à la grande récession, mais aussi qui a eu des conséquences économiques négatives pendant une décennie ?
La plupart des banques centrales semblent suivre une stratégie consistant à réagir rapidement et de manière décisive en cas de ralentissement économique, mais seulement avec réticence et de manière très modérée lorsque la reprise prend de l'ampleur. Cette asymétrie qu'implique l'approche de la politique monétaire fondée sur la gestion du risque avait déjà été notée par Greenspan (2005) (pour une critique, voir Buiter, 2008). Au fil du temps, une telle approche pourrait non seulement être inflationniste, mais aussi favoriser l'émergence de déséquilibres financiers.
Qu'elles aient ou non un mandat explicite en matière de stabilité financière, les banques centrales risquent leur réputation si elles sont perçues comme ayant sous-estimé le risque d'instabilité financière. Comment devraient-elles répondre à ce défi ?
La politique monétaire peut-elle aider à préserver la stabilité financière ? Comme il a déjà été expliqué, le ciblage d'inflation n'est pas capable de relever ce défi.
Selon une certaine approche, la politique macroprudentielle devrait être le principal outil pour préserver la stabilité financière, et la stabilité financière devrait devenir un « objectif explicite de la politique monétaire, à utiliser lorsque les politiques macroprudentielles échouent comme instrument de dernier recours » (Smets, 2013, pp. 151-152).
Or cette approche pourrait brouiller la hiérarchie des objectifs de la banque centrale. Et s'appuyer sur la politique macroprudentielle en premier lieu, malgré tous les arguments importants contre les attentes excessives par rapport à cet instrument, pourrait mettre la politique monétaire dans une position intenable. Si la politique macroprudentielle échoue dans une phase d'expansion, il pourrait être trop tard pour une réponse appropriée de la politique monétaire. Faire éclater la bulle provoquerait des turbulences sur les marchés financiers, entraînerait des coûts économiques majeurs et aurait un impact négatif sur la réputation de la banque centrale (Issing, 2017b).
Le « pilier monétaire » de la stratégie de la BCE (Banque centrale européenne) était une approche visant à prendre implicitement en compte les aspects de stabilité financière lors de la prise de décisions de politique monétaire. La révision de la stratégie a prolongé cette approche. « L'analyse monétaire et financière se concentre sur les indicateurs monétaires et financiers, en s'intéressant plus particulièrement au fonctionnement du mécanisme de transmission monétaire et aux risques que les déséquilibres financiers et les facteurs monétaires pourraient faire peser sur la stabilité des prix à moyen terme. » (BCE, 2021). La prise en compte des déséquilibres financiers et des évolutions monétaires connexes permettra à la banque centrale de distinguer entre les phénomènes bénins et moins bénins sur les marchés financiers (Fahr et al., 2011). Il sera intéressant d'observer comment la BCE parviendra à intégrer cette évaluation dans un modèle global (Issing, 2021).
Il est frappant de constater que malgré les graves lacunes de la stratégie de ciblage d'inflation, aucune autre grande banque centrale n'envisage même de prendre en compte les évolutions monétaires et les questions de stabilité financière qui y sont liées.
Dans ce contexte, deux autres aspects doivent être mentionnés. Le premier est l'expansion de la boîte à outils de la politique monétaire. Après la crise financière, un certain nombre d'« instruments non orthodoxes » ont été mis en place. L'assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE) est devenu l'instrument clé. Il n'est pas facile de tracer une frontière entre la politique « orthodoxe » d'open market et l'assouplissement quantitatif « non orthodoxe ». La principale différence réside dans la très importante intervention de la banque centrale sur les marchés financiers et dans la situation de la dette publique et du déficit public, qui brouillent la distinction entre politique monétaire et poli tique budgétaire. La gestion de la sortie de crise qui a commencé avec la crise financière et s'est poursuivie avec la politique monétaire en réponse à la pandémie de Covid-19 est un immense défi.
Il est nécessaire pour la BCE de préciser que la responsabilité de la défense de la composition actuelle de la zone euro incombe aux gouvernements et que le « quoi qu'il en coûte » ne doit pas être perçu comme un engagement à renflouer ces derniers.
L'autre instrument à revoir est le forward guidance (guidage des anticipations). Dans leur communication, dans laquelle le forward guidance joue un rôle central, les banques centrales sont allées très loin en prenant des engagements, qui sont plus ou moins perçus par les marchés comme étant inconditionnels, pour une période assez longue. En période de forte incertitude, cela peut entraîner une contradiction dangereuse avec l'objectif de prendre des décisions de politique monétaire en temps opportun et de manière appropriée (Issing, 2019).
Un mandat pluridimensionnel ?
Le rôle central d'une banque centrale est de veiller à la stabilité de la monnaie. Par conséquent, toutes les banques centrales ont pour mandat de maintenir la stabilité des prix. (La Federal Reserve – Fed – a un double mandat qui comprend l'objectif d'un emploi maximum. L'engagement en faveur de faibles taux d'intérêt à long terme est rarement mentionné).
Un mandat clair et limité est la base pour garantir l'indépendance de la banque centrale. Le fait qu'une banque centrale indépendante transgresse son mandat ne peut être justifié démocratiquement.
Au cours des dernières années, les banques centrales ont été dotées de nouvelles compétences et se sont elles-mêmes engagées à influencer la répartition des revenus et des richesses et en plus, ou à la place, à contribuer à la lutte contre le changement climatique. Un certain nombre de questions découlent de cette extension auto-imposée de leurs responsabilités. La politique monétaire peut-elle atteindre ces objectifs supplémentaires ? Au regard de la règle de Tinbergen, quels en sont les instruments ? Qu'en est-il des contradictions avec le mandat de maintien de la stabilité des prix ?
La formation d'attentes et puis le non-respect des engagements nuiront à la réputation de la banque centrale et compromettront son statut indépendant (Issing, à paraître).
De nouvelles orientations ?
Contrôler ou, plus modestement, guider les anticipations d'inflation est devenu le principal objectif de la politique monétaire (Woodford, 2003). Pour relever ce défi, les anticipations d'inflation doivent être solidement ancrées sur l'objectif d'inflation de la banque centrale. Lorsqu'il existe un degré élevé d'incertitude quant à la future évolution économique et politique, un ancrage solide prend d'autant plus d'importance, mais en même temps il devient plus difficile à établir.
Comme indiqué au début, la théorie et la politique monétaires reflètent les évolutions de l'économie et de la société. Rappelons l'avertissement de Wicksell : éviter de répéter les anciennes erreurs et d'en commettre de nouvelles. À cette fin, un certain nombre d'orientations peuvent être esquissées.
Il reste à voir si le concept de la Fed de ciblage de l'inflation moyenne ou la nouvelle approche « symétrique » de la BCE parviendront à fournir un point d'ancrage stable.
Le forward guidance, qualifié autrefois de « révolution » (Yellen, 2012), est devenu la principale stratégie de communication pour ancrer les anticipations. Mais la théorie et la pratique ont mis en évidence de graves problèmes avec cette approche (Issing, 2019). Dans un environnement de forte incertitude – incertitude au sens de Frank Knight –, il est frappant que la Fed et la BCE aient annoncé qu'elles maintiendront les taux d'intérêt des banques centrales à leurs faibles niveaux actuels pendant une période assez longue. Les banques centrales, confrontées elles-mêmes à un niveau élevé d'incertitude, tentent de réduire, voire d'éradiquer, l'incertitude dans le domaine privé en se liant les mains. Pour leur politique monétaire, cela pourrait susciter de gros problèmes liés à l'incohérence temporelle. De nouvelles orientations devraient être consacrées à un bilan approfondi de la théorie et de la pratique du forward guidance. Cela est d'autant plus nécessaire que la multiplicité des objectifs fait de la prévision de la trajectoire des taux d'intérêt des banques centrales une tâche quasi impossible.
Les fondements théoriques de la politique monétaire ont également besoin d'être revus en profondeur. Les modèles sont devenus de plus en plus complexes et, dans le même temps, les doutes se sont accrus quant à leur capacité à faire face aux profondes mutations de la structure de l'économie et des marchés financiers. Les « vieux » concepts, comme les questions de crédibilité, l'incohérence temporelle, et même un aspect simple comme les décalages temporels longs et variables, ont plus ou moins disparu de l'agenda. Le ciblage d'inflation peut-il vraiment être considéré comme le régime optimal définitif de la politique monétaire ? Est-ce que le fait de négliger la monnaie et le crédit deviendra une orientation permanente ?
Nous sommes encore loin de comprendre pleinement la stabilité financière et le rôle des banques centrales. Il convient d'abord d'accor der la priorité à la poursuite de la recherche. Mais comment les banques centrales doivent-elles agir dans un environnement d'extrême incertitude ? Être trop ambitieux pourrait s'avérer dangereux, mais à quoi devrait ressembler une stratégie visant à éviter les erreurs les plus importantes ?
Les défis pour les banques centrales ont deux dimensions. Il y a le côté plus technique : comment mener une politique monétaire fondée sur la recherche et sur l'expérience pratique ? Et il y a le côté institutionnel : l'indépendance et un mandat clair sont les principaux piliers des dispositifs institutionnels existants. L'indépendance est considérée comme la condition préalable indispensable pour la stabilité durable des prix. Or, en attendant, les banques centrales ont été rendues responsables de la distribution des richesses et du changement climatique ou ont elles-mêmes pris des initiatives dans ce sens. L'indépendance des banques centrales peut-elle, voire doit-elle, survivre sous un nouveau régime de ce type ?
Le rôle des banques centrales dans la société doit être revu. Les banquiers centraux ne doivent pas ignorer le danger implicite pour leur indépendance en s'engageant sur des questions politiques.