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 Réactions face à la crise en Chine et aux États-Unis


Antonin AVIAT * Ministre-conseiller en charge des Affaires économiques, chef du Service économique régional des États-Unis, Washington. Contact : Antonin.AVIAT@dgtresor.gouv.fr.
Thomas CARRÉ *** Conseiller financier, Ambassade de France, Pékin. Contact : thomas.carre@dgtresor.gouv.fr.
Jean-Marc FENET ** Ministre conseiller pour les Affaires économiques, Ambassade de France en Chine. Contact : Jean-Marc.FENET@dgtresor.gouv.fr.

Ce double entretien a été enregistré le 17 juin 2022 par Sylvain de Forges et François-Xavier Albouy (respectivement directeur de la publication et directeur de la rédaction de la Revue d'économie financière). La transcription de ces échanges est fonction des caractéristiques de l'oralité de l'exercice.

 

Revue d'économie financière – Comment sont vues les sanctions financières à l'encontre de la Russie et quelles conséquences et stratégies en tirent les autorités financières de chacun de vos pays ?

 

Jean-Marc Fenet – La proximité sans cesse réaffirmée entre Xi Jinping et le régime russe fait que tout le monde est attentif au moindre signe qui montrerait une solidarité chinoise vis-à-vis de la Russie les aidant à échapper aux sanctions. Sur l'aspect financier, les Chinois, au-delà d'un discours et d'un récit très proches de celui des Russes, et reprenant d'ailleurs les mêmes outrances, font très attention en réalité et ne cherchent pas à contourner les sanctions. Certes ils développent depuis un certain temps un système alternatif au système Swift, qui s'appelle CIPS ; mais celui-ci est pour l'instant extrêmement rudimentaire et son fonctionnement a encore besoin de Swift. Il est donc assez limité. On voit que l'objectif à moyen terme est probablement de développer ce système, mais pour l'instant, il n'est pas d'une grande utilité.

En revanche, la leçon est prise très au sérieux ; évidemment ici en Chine, tout le monde a en tête une deuxième question qui est : et si cela nous arrivait, que ferions-nous ? Si cela nous arrivait, à propos d'une île « rebelle », un peu au large de la mer de Chine, que tout le monde a à l'esprit. Là, visiblement, il y a des préparatifs assez forts ; des exercices, des tests sont menés dans cette optique, en essayant en quelque sorte de se protéger un peu plus de potentielles sanctions.

Quelque chose a été trouvé dans un premier temps dans la presse occidentale, et notamment la presse britannique, mais que nous n'avons pas vraiment pu vérifier ; est mentionné dans le Guardian d'il y a quelques semaines le fait que les autorités, notamment les régulateurs chinois, avaient demandé aux grands établissements financiers chinois de faire des stress tests au cas où ils seraient soumis à de telles sanctions. On ne l'a pas véritablement constaté, mais la rumeur était suffisamment importante pour que probablement il y ait eu des velléités de faire ce genre de choses. Par ailleurs, on voit bien qu'un plan est en train de se mettre en place pour pousser ce qu'on pourrait appeler une espèce de découplage financier, afin de limiter l'exposition à d'éventuelles sanctions si elles devaient un jour toucher la Chine. Outre le fait de développer le système CIPS auquel je faisais allusion, il s'agira d'essayer de dédollariser un peu plus l'exposition du système financier chinois, de réduire la part du dollar dans les réserves, d'acquérir d'autres devises ou d'acquérir de l'or ; cela veut dire aussi développer l'usage du RNB (renminbi), la monnaie chinoise, dans les échanges commerciaux. Tout cela est quand même pour l'instant assez rudimentaire, mais est en train de se mettre en place et peut se développer assez rapidement ; visiblement, encore une fois, l'alerte est considérée comme suffisamment importante. À l'évidence, la réaction occidentale a surpris ; personne ne s'attendait à ce qu'il y ait des trains de sanctions aussi violents, qui soient aussi coordonnés entre les Européens et les Américains, et que tout cela soit finalement assez rapide.

Il y a une mise en préparation de l'économie chinoise au cas où elle serait elle-même soumise à des sanctions de ce type.

 

Revue d'économie financière – Aux États-Unis, comment sont vues les sanctions et quelles sont les stratégies des autorités financières ?

 

Antonin Aviat – La virulence des sanctions, la vitesse à laquelle elles ont été mises en place et leur degré de pression sur l'économie russe ont beaucoup surpris ; et, sur la scène politique intérieure américaine, c'est l'un des succès que Joe Biden compte à son bilan à l'approche des élections de mi-mandat.

Les ingrédients de ce succès, tels que l'administration les met en avant, sont tout d'abord une action coordonnée. Nos amis américains insistent énormément sur le travail de coordination et ce front commun qu'ils ont réussi à mettre en place contre la Russie, pour arriver à affaiblir la Russie dans son effort de guerre. De même que la reprise par l'Administration Biden du rapport de force États-Unis-Chine avait changé de tonalité en ce qu'elle était beaucoup plus coordonnée en affichage avec les alliés, de même, sur les sanctions à l'égard de la Russie, l'idée d'un front commun est très fortement ancrée dans l'Administration américaine ; l'idée que ces sanctions sont coordonnées et que c'est grâce à cette coordination qu'elles sont efficaces. Ils ont très bien en tête, évidemment, l'exposition européenne à la Russie, qui n'a rien à voir avec l'exposition américaine. Et ils en sont d'autant plus reconnaissants. On a vu un certain nombre de trains de sanctions européens retardés par des discussions internes européennes, notamment sur les volets énergétiques, qui sont des volets sur lesquels, là encore, l'exposition européenne est infiniment plus forte que l'exposition américaine et sur laquelle nos partenaires américains ont tout à fait conscience qu'il s'agit d'un effort politique et d'un effort économique beaucoup plus important que ce qu'ils font de leur côté.

La question de l'extension à la Chine a été assez peu abordée directement par l'Administration. Peut-être dans un premier temps, nous avons eu des avertissements très clairs sur les conséquences qu'aurait à assumer la Chine d'une stratégie coordonnée avec les Russes pour éviter les sanctions.

Une autre remarque : le poids de la Chine dans l'économie mondiale n'a rien à voir avec le poids de la Russie, en particulier s'agissant des relations commerciales avec les États-Unis. L'expérience de la Covid et des problèmes de chaînes d'approvisionnement dans le cadre de la Covid montrent à quel point l'application d'une stratégie analogue et un conflit économique ouvert entre les deux économies auraient des conséquences lourdes sur l'économie américaine.

L'Administration américaine a une stratégie assez générale : nouer un certain nombre de partenariats stratégiques avec un grand nombre de pays selon des modalités assez différentes. Et je pense qu'à cet égard, il faut noter l'Indo Pacific Economic Framework qui, au moment de l'annonce, comptait une douzaine de pays, et qui est vu à Washington comme un instrument permettant d'avoir un dialogue constructif avec ces pays et de les intéresser à rester dans une zone d'influence américaine.

 

Revue d'économie financière – Merci beaucoup, c'est passionnant. Qu'en est-il de la zone LATAM ? Des mesures sont-elles prises pour prévenir des broncas qui viendraient d'Amérique latine sur le plan de la politique monétaire ?

 

Antonin Aviat – Une conférence des Amériques s'est déroulée à Los Angeles il y a quelques jours ; y a été évoquée la mise en place d'un partenariat pour l'economic prosperity. Là encore, c'est annoncé comme une plateforme dont le contenu n'est pas encore très clair ; les axes sont nettement orientés sur l'économie. On assiste à la mise en place par l'Administration Biden d'une plateforme qui lui permettra de maintenir des relations économiques et d'intéresser ses partenaires à la qualité de la relation avec les États-Unis.

 

Revue d'économie financière – Pour la deuxième partie, nous souhaitons vous interroger sur votre perception de la solvabilité des opérateurs financiers ; si vous en êtes d'accord, pouvez-vous nous brosser votre analyse à l'emporte-pièce de la solvabilité globale des différents secteurs ?

 

Jean-Marc Fenet – Je le ferai surtout pour le marché bancaire, parce que nous sommes un peu moins affûtés sur le marché des assurances. Le marché bancaire est gigantesque en Chine et il est assez varié. C'est le plus gros système bancaire de la planète : 47 000 Md$, 4 600 banques. À l'époque maoïste, il y avait une seule grande banque publique qui, à la fin de l'époque maoïste de Deng Xiao Ping, a été scindée en six établissements, des banques publiques qui sont des mastodontes. Il y a également des banques privées, ou semi-publiques ou semi-privées, qui sont souvent adossées à des grandes villes : la Banque de Pékin, la Banque de Nankin, la Banque de Shanghai, etc. Il y a des banques de développement assez classiques, et aussi toute une myriade de banques rurales, de banques coopératives et de banques villageoises ; 1 600 banques villageoises, 1 600 banques rurales. Globalement, le système est assez robuste, mais il est d'autant plus robuste que la banque est importante. Les grandes banques sont solides, elles sont bien capitalisées. En revanche, quand on est sur de tout petits établissements, par définition, on a des choses qui peuvent être un petit peu plus douteuses ; là aussi des stress tests sont faits de temps en temps. C'est ça notamment qui a conduit les autorités à avoir lancé un grand mouvement de fusion des tout petits établissements, de sorte de faire un peu de ménage dans cette myriade de très petits établissements.

Si l'on prend les plus grands établissements, ils sont donc globalement solides. Le taux de PNL, de prêts non performants, est assez limité. Les capitalisations pour les grands établissements sont plutôt correctes, et pour essayer de sécuriser un petit peu tout cela, un mouvement de fusion est encouragé, ainsi que le développement de sociétés de gestion d'actifs qui ont pour but de ramasser, en quelque sorte, les créances un peu compliquées.

 

Thomas Carré – Ces sociétés de gestion d'actifs (asset management companies) sont chargées de reprendre l'ensemble des prêts non performants des banques ; ainsi en grande partie, leur présence explique que les banques aient un taux aussi faible d'actifs douteux. Et ensuite elles se refinancent selon des montages variés ; c'est honnêtement un point noir de la stabilité financière chinoise.

 

Jean-Marc Fenet – Ce sont des sociétés de défaisance qui balayent un peu tout ça. Elles reprennent un peu les créances douteuses, ce qui permet d'afficher un taux qui reste à 2 %. Les reproches qui sont faits au système bancaire chinois ne sont pas tellement de cet ordre. Ce n'est pas que les banques soient menacées ou sous-capitalisées, c'est plutôt que les plus gros établissements, qui sont des banques publiques, ont plutôt tendance, et de plus en plus au cours des dix dernières années, à prêter en priorité aux grandes entreprises d'État. La revendication de l'ouverture du marché, notamment de la part du secteur privé, est beaucoup moins en cour aujourd'hui qu'elle ne l'était à l'époque des prédécesseurs de Xi Jinping ; avoir un accès au crédit est quand même plus compliqué que quand on est une grosse SOI (state owned enterprises) ; les grandes entreprises d'État sont aujourd'hui remises sur le devant de la scène avec le durcissement du régime lancé par Xi Jinping depuis maintenant dix ans qu'il est au pouvoir, et surtout depuis cinq ans qu'il a repris en main et durci énormément les conditions.

Dernier élément : derrière le discours, a-t-on des banques un peu vertes ? A-t-on un verdissement des prêts qui serait un peu à l'image du discours un peu plus écologique qu'essaie de prendre la Chine depuis quelque temps ? Cela ne saute pas aux yeux. On a quand même un peu de green washing ; 8 % des prêts sont vaguement verdâtres. Tout cela est plutôt limité et n'est pas très transparent. Si l'on veut vraiment que la Chine se mette à niveau des objectifs ambitieux qu'elle s'est donnés par ailleurs, pic des émissions en 2030, neutralité carbone en 2060, le chemin à parcourir par la Chine est long.

 

Thomas Carré – Le shadow banking a été l'un des problèmes majeurs de l'économie chinoise, défini comme l'ensemble des sociétés qui ont effectivement une activité bancaire sans être régulées comme des banques. Cela a été l'un des problèmes majeurs de l'économie chinoise ; ils en sont largement revenus. Cela fait partie des thèmes depuis 2018. Il y a eu énormément de nouvelles régulations et ils ont assez bien réussi à gérer ce problème, qui n'est plus le premier problème de stabilité financière en Chine.

 

Antonin Aviat – De notre côté, aux États-Unis, je voudrais en préambule rappeler les turbulences des marchés actions qui subissent une forte baisse depuis le début de l'année. C'est une baisse qui affecte tous les secteurs, hors énergie, dans des proportions variables, et notamment avec une attention particulière sur les nouvelles technologies. C'est une correction qui tient à la fois au resserrement monétaire de la Fed (Federal Reserve), qui pèse sur la valorisation des actifs, mais aussi aux fortes incertitudes macro et géopolitiques qui pèsent sur les résultats des entreprises. Leurs marges sont comprimées par la hausse des coûts des intrants, avec les goulets d'étranglements des chaînes d'approvisionnement, avec le renchérissement de la main-d'œuvre, et des tensions qui restent très fortes sur le marché du travail américain ; et donc un marché actions très chahuté ces temps-ci. Par ailleurs, une petite musique commence à vraiment s'installer sur la capacité des entreprises à répercuter pleinement la hausse de leurs coûts sur leurs prix de vente et surtout sur l'infléchissement de la consommation des ménages, consommation qui continue à être dynamique, mais qui commence à s'essouffler face à cette pression inflationniste. Ce sont des sources de vulnérabilité spécifiques sur certains pans du marché. Je parlais tout à l'heure des nouvelles technologies ; tout le secteur de la distribution a également été très fortement frappé par les inquiétudes sur la capacité des ménages américains à continuer à consommer au rythme où ils l'ont fait sur la deuxième partie de 2021. Donc beaucoup de turbulences sur les marchés actions.

De ce fait, la Fed se retrouve dans une situation très périlleuse, au sens où elle a à faire à une conjonction de chocs sur les prix de nature tout à fait nouvelle et d'ampleur relativement inédite, dans le cadre du modern central banking ; la conjonction de chocs que connaît la Fed actuellement est inédite. On a vu la vitesse à laquelle ils ont retourné leur lecture des dynamiques inflationnistes à la fin de 2021, avec, sur la première moitié de 2021, l'idée que le marché du travail allait se détendre avec la fin de la pandémie et à la fin de 2021, un diagnostic beaucoup plus alarmiste sur l'état du marché du travail : un état de fait sur les salaires et la capacité d'une boucle prix-salaires à ce niveau d'inflation, commençant à s'installer sur l'économie américaine. Ce retournement de la Fed a été assez brusque, en novembre ; il soulève des débats politiques très importants, parce qu'en toile de fond, c'est évidemment la responsabilité de l'Administration Biden dans les tensions inflationnistes qui est la question centrale des élections de midterm. C'est une question centrale d'un point de vue économique, centrale pour le pilotage de la politique monétaire, mais qui est également centrale pour l'Administration Biden, et plus largement tout le camp démocrate, avec encore une fois un certain nombre d'inconnues sur la pérennité des chocs, qui dépendent évidemment des tensions géopolitiques, en ce qui concerne l'énergie, qui dépendent de la capacité des chaînes d'approvisionnement à se reformer, se reconformer, et à améliorer leur résilience ; beaucoup de travail est fait par l'Administration américaine sur ces volets, mais de façon très concentrée sur des segments critiques, et tout le reste de l'économie pâtit de ces goulets d'étranglement, sur lesquels le travail est en cours dans les entreprises ; mais la reconfiguration des chaînes de valeur est un processus très complexe. Et puis il y a cette question de boucle prix-salaires : à quel point elle est ancrée, à quel point une banque centrale sait éteindre une boucle prix-salaires qui s'est mise en œuvre dans le marché du travail qu'on connaît, avec des niveaux d'inflation de l'ordre de 8,5 %. Ces inconnues majeures font peser d'énormes inquiétudes sur une possible récession que bon nombre d'observateurs voient pour 2023.

Voilà donc un peu le cadre à la fois « marché » et « politique monétaire », pour insister sur la volatilité, sur les incertitudes économiques. Exogènes, aussi ; il y a du géopolitique, il y a évidemment la pandémie, dont on espère que les vagues s'amortissent au fil du temps, mais rien n'est moins sûr, et une politique monétaire, qui est pleinement engagée dans son mandat de ramener l'inflation à un niveau soutenable, mais avec énormément de risques autour. Politiquement, l'Administration Biden répète toute la confiance qu'elle a dans la capacité de la Fed à juguler l'inflation. Elle est aussi, comme je le disais précédemment, très en défense sur les conséquences de son action sur l'inflation, elle est attaquée très régulièrement par le camp républicain et y compris au sein du camp démocrate, par les deux sénateurs désormais stars que sont Joe Manchin et Kyrsten Sinéma qui, dès la fin de l'été 2021, remettaient en cause le build back betters sur notamment des craintes de poussée inflationniste ; les développements ultérieurs leur ont donné un poids très fort dans les débats publics.

Sur les risques qui pèsent sur le système financier tels que vus par la Fed, on a évidemment la valorisation élevée des actifs, avec la hausse de la volatilité, la baisse de la liquidité des actifs, qui est régulièrement rappelée dans les derniers rapports de la Fed. La valorisation, en dépit des dernières corrections, reste relativement élevée, quand on la rapporte aux bénéfices. Il peut y avoir là-dedans une part de la montée en charge de tout le secteur de la Tech, dont les bénéfices sont beaucoup plus éloignés dans le temps et qui sont, du coup, beaucoup plus sensibles aux mouvements des taux à long terme. Et puis il y a l'immobilier, qui affiche des prix élevés par rapport aux loyers, mais dont la structure s'est considérablement assainie par rapport à la situation que l'on a connue avant la grande crise financière. Côté endettement des ménages et des entreprises, le diagnostic est qu'il reste soutenable, avec des dettes privées rapportées au PIB qui ont diminué et qui sont revenues à des niveaux prépandémie. Des leviers plus hétérogènes, avec notamment côté bancaire des niveaux de fonds propres qui sont jugés satisfaisants de manière générale, mais des leviers qui ont été accrus par les assurances vie, les hedge funds, dans un contexte évidemment de taux très bas sur la période récente, et donc une recherche de rendement. Et puis enfin, côté risques de liquidité, on a quelques signaux d'alerte, de prudence disons, sur les institutions financières non bancaires, en particulier les fonds monétaires et les assureurs vie. Et peut-être une dernière source de risque global typiquement financier à avoir en tête : ce sont les risques liés aux fluctuations du prix des matières premières, avec leur impact sur les chambres de compensation et la capacité des acteurs sur ces marchés à répondre aux appels de marges et à garantir une sécurité des transactions au sein de ces marchés. De nombreuses inquiétudes se sont exprimées en début d'année avec les très fortes hausses de prix, et du coup les appels de marges en conséquence, qui n'ont cependant pas donné lieu à des incidents majeurs ; cependant, la volatilité des prix de l'énergie et la durée encore inconnue pendant laquelle les prix vont demeurer très volatils nous invitent à garder un œil sur ce segment.

Par ailleurs, les trois grands sujets sur lesquels les réflexions sont nourries côté régulation américaine sont, en premier lieu, le risque cyber, un nouveau risque, sur lequel beaucoup de travaux ont été menés pour inciter les acteurs à réfléchir à leurs stratégies, adopter des standards, mais qui, pour l'instant, n'est pas du domaine couvert par la régulation. Il est très difficile d'avoir une caractérisation objective du risque encouru. Pour l'instant, les incidents rapportés montrent que c'est mesuré. Cela fait partie des risques montants sur lesquels l'Administration travaille. Il y a aussi l'émergence des crypto-actifs, qui ont pu être la source d'une promesse attirante à la fois pour des particuliers, mais aussi pour des institutions financières à travers les rendements qu'ils ont affichés jusque tard l'année dernière. Les derniers développements ont montré que l'appellation « stablecoin » n'était pas forcément juridiquement garantie. Il y a donc une forte remise en cause de ces marchés. Il y a quand même toute une réflexion autour de l'encadrement, du point de vue protection des investisseurs, mais aussi du point de vue régulation des grandes institutions financières. Le dernier sujet, c'est évidemment le sujet climatique sur lequel les réflexions des régulateurs continuent d'avancer, avec notamment des lignes directrices qui ont été récemment publiées sur la manière dont les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) des sociétés d'investissement devaient correspondre à une réalité ; et donc comment renforcer le caractère vérifiable du critère ESG de ces catégories d'investisseurs.

 

Revue d'économie financière – Merci beaucoup, c'est extrêmement complet. Vous avez largement anticipé sur la troisième partie de notre débat, qui porte sur la solidité des différents marchés. Nous avons une question pour Antonin Aviat. Les risques nouveaux donc vous avez parlé à la fin de votre présentation sont-ils considérés unanimement aux États-Unis comme une compétence au niveau fédéral ? N'y a-t-il pas de disputes sur le niveau de logique d'intérêt ou d'action, entre la Fédération et les États ? C'est l'impression que nous en avons. Est-ce que vous confirmez ?

 

Antonin Aviat – C'est une très bonne question. Dans l'environnement américain, c'est toujours très compliqué. Il y a plusieurs enjeux à cet égard ; il y a, dans un premier temps, la coordination inter-agences. Typiquement, pour les cryptos, plusieurs agences peuvent se saisir du sujet, et donc un gros travail de coordination inter-agences est impulsé par la Maison Blanche pour mettre toutes les énergies en œuvre et s'assurer qu'elles convergent et qu'elles remplissent bien les objectifs que la Maison Blanche s'est fixés. En ce qui concerne le climat, au-delà des régulations purement financières, il peut y avoir des initiatives au niveau des États.

 

Revue d'économie financière – Merci. Nous pouvons peut-être demander à nos deux amis de Pékin de réagir à ça, en particulier de donner le point de vue local sur les marchés des crypto-actifs, pour ensuite décliner les différents marchés de crédit, et les dangers potentiels qu'ils présentent.

 

Jean-Marc Fenet – Sur les cryptos, cela va être vite fait, parce qu'il y a eu une mesure extrêmement brutale, l'année dernière, d'interdiction complète des crypto-actifs. Cela a été parfaitement brutal, cela s'est fait à la chinoise, de la même façon que l'été dernier ont été interdits d'un seul coup les jeux vidéo, les cours en ligne, etc. Cela tombe le vendredi, et le lundi, il n'y a plus rien. Donc fini les cryptos, et non seulement fini les cryptos, mais finie aussi la grosse activité de minage. Elle consommait des volumes d'électricité absolument faramineux, et donc tout cela a été fermé quasiment du jour au lendemain. On nous dit qu'une grande partie de l'activité est partie au Kazakhstan, mais en tout cas, c'est fini en Chine, donc plus de cryptos, plus de minage. Ce n'est pas simplement pour faire des économies d'électricité, bien évidemment, c'est aussi avec l'idée de reprendre la main sur quelque chose qui échappait un peu aux autorités. Dans le même état d'esprit, on a une situation particulière en Chine, qui est celle de la monnaie électronique. Aujourd'hui, la monnaie électronique y est extrêmement développée. Tout se paye par téléphone, à partir de deux applications, l'une de Tencent qui s'appelle WeChat, et l'autre d'Alibaba qui s'appelle AliPay. Ce sont à peu près 90 % des paiements, c'est absolument gigantesque, et évidemment ce sont deux sociétés privées, qui accumulent des sommes de données financières sur les particuliers. Il faut y voir d'ailleurs la source des malheurs d'Alibaba qui remontent maintenant à un an, un an et demi, quand ils se sont fait casser les pattes juste après ou plutôt juste avant l'IPO (initial public offering) qu'ils devaient faire sur les marchés de Shanghai et de Hong Kong. Parce qu'effectivement, on a considéré que ces deux sociétés privées commençaient à avoir davantage de données personnelles sur les individus que l'État central lui-même, ce qui, dans un pays comme la Chine, est complètement inconcevable. Résultat : les pouvoirs publics sont en train de développer une monnaie digitale, mais une monnaie digitale « banque centrale » qui va à son rythme, tout doucement, mais assez sûrement. Pour l'instant, c'est infime en termes de volume de transactions, on est à moins de 0,1 %. C'était la seule possibilité de monnaie digitale qui a été mise dans la bulle des Jeux olympiques au printemps dernier. Tout cela est extrêmement limité, mais cela va partir, et on s'attend à un moment ou un autre à ce que tous les fonctionnaires d'État voient leurs salaires virés en monnaie digitale. Cela montera probablement assez vite. Pour les pouvoirs publics, c'est à l'évidence une façon de reprendre la main sur une évolution qu'ils estiment complètement inéluctable, mais qui pour l'instant est prise en charge par deux sociétés privées.

En ce qui concerne les différents marchés et d'abord d'une façon générale sur les situations d'endettement, car il y a ici un sujet d'endettement qui est évidemment pris très au sérieux, on n'a pas tout à fait la même définition que chez nous, où nous nous intéressons beaucoup à la dette publique. En Chine, on fait masse de la dette publique, de la dette des ménages et de la dette des entreprises. On a quand même atteint le chiffre assez faramineux de 320 % du PIB. Cet endettement a explosé, notamment depuis 2008, surtout d'ailleurs la dette des entreprises. C'est un vrai sujet d'inquiétude, parce que cela a beaucoup augmenté ; c'était en fait la façon de sortir de la crise financière de 2008 qui avait également touché la Chine, et dont elle est sortie en injectant quasiment 13 points de PIB d'argent public, d'endettement, et en couvrant le pays d'infrastructures. C'est alors qu'ont été décidés, par exemple, les 33 000 km de lignes de TGV, avec le premier réseau mondial aujourd'hui de lignes à grande vitesse.

La tendance un peu moderniste – les économistes du Parti, le Premier ministre, le Vice-Premier ministre – s'est faite fort de ne plus céder à cette tentation. Et de fait, en 2020, quand pour la première fois depuis quarante ans, la Chine a connu une baisse du PIB, les autorités sont restées très modérées et n'ont réinjecté que 3 ou 4 points de PIB, quand en Europe, nous étions quasiment à 10 points. Mais ces bonnes résolutions sont en train de fondre comme neige au soleil, parce que le problème de la Chine en ce moment est qu'avec la politique zéro Covid dans laquelle ils se sont complètement embourbés, le pays est en permanence en stop and go. Pour 200 cas, 300 cas, 500 cas sur un territoire de 1,4 milliard d'habitants, l'économie chinoise a été mise en pause, pendant deux mois et demi. Shanghai, Pékin, toutes les régions les plus riches, qui pèsent pour 40 % du PIB chinois, ont été mises en pause depuis le milieu de mars, du fait des confinements. C'est en train de repartir un peu, tout doucement. L'objectif de croissance à 5,5 % reste donc ambitieux, même si à l'échelle et dans l'histoire de la Chine contemporaine, ce n'est pas beaucoup. Il y a vingt ans, on était plutôt à deux chiffres, on était encore à 6,8 % avant 2008. Le taux de 5,5 % reste l'objectif, mais il est ambitieux, pour ne pas dire volontariste. Reste que s'il y a bien une année où il faut être au rendez-vous des objectifs, c'est l'année du Congrès du Parti, qui aura lieu cet automne.

Ici, et par rapport aux États-Unis, nous sommes un peu dans des mondes parallèles. L'actualité, en Chine, c'est de relancer la machine, et donc de baisser les taux plutôt que les monter. Parce que l'avion vole sur un moteur, celui des exportations, qui se portent très bien grâce notamment à la bonne santé américaine et ce qui était encore la bonne santé européenne jusqu'à la fin de l'année dernière, mais que la consommation intérieure est complètement atone. Et concernant l'investissement, notamment l'investissement public, celui-ci est reparti à la hausse, notamment sur des grands projets. Cet endettement touche cependant plusieurs secteurs :

  • les ménages, qui s'endettent pour se loger ;

  • le secteur de l'immobilier, qui a défrayé la chronique depuis six mois ; ce secteur pèse un poids démesuré, près de 15 % du PIB, et si l'on y ajoute le secteur de la construction, on frise les 30 %. C'est gigantesque. C'était une espèce de pyramide qui a fini par s'écrouler et que les pouvoirs publics ont soutenue sans néanmoins vouloir trop s'engager. Tout cela prend le contrecoup et pèse beaucoup dans le ralentissement économique chinois. C'est un secteur assez sinistré aujourd'hui ;

  • le secteur des collectivités locales ; les collectivités locales en Chine, ce sont les provinces, pour l'essentiel, et elles se sont beaucoup endettées. Cela fait partie de l'endettement public avec l'État. Sur le papier, c'est 40 % du PIB, on est loin de nos chiffres. Le FMI (Fonds monétaire international) dit qu'il faut ajouter 50 % ; on est donc plutôt proche de 95 % que de 45 % pour tenir compte de la dette des collectivités locales. Le problème des collectivités locales, c'est que pour presque la moitié de leurs ressources, c'est justement de vendre des terrains ; il y a très peu de fiscalité locale. Cela fait dix ans qu'ils se posent la question de créer ou non un impôt foncier ; ils n'osent pas. Ils ont encore reculé. Ainsi la moitié des ressources des collectivités locales, ce sont des ventes de terrains ; et compte tenu des problèmes du secteur immobilier, le secteur des collectivités locales prend le choc de manière frontale. S'ajoute à cela le fait que le coût des tests PCR, quotidiens pour plus d'un milliard d'habitants, est colossal. Les estimations vont de 1,5 % à 1,8 % du PIB, uniquement pour le coût des tests. C'est quasiment l'équivalent d'un budget militaire. C'est gigantesque et le gouvernement est en train de dire tout doucement que ce sont les provinces qui doivent prendre ça en charge. Il y a donc de vraies inquiétudes.

 

Revue d'économie financière – Si je peux poser une question : c'est la situation, aujourd'hui ; l'était-ce depuis l'origine ? pris en charge par les collectivités locales ?

 

Jean-Marc Fenet – Non, c'était pris de façon centrale. La Covid a été en Chine extrêmement violente ; dans la province du Hubei qui compte à elle seule 60 millions d'habitants, dans la ville de Wuhan pendant trois à quatre mois en 2020. Ensuite, la Chine s'est fermée sur elle-même, s'est bouclée, a supprimé tous les vols, a empêché les Chinois de sortir. Le problème plus récent est que la Chine n'avait pas anticipé Omicron qui depuis le début de l'année l'a touchée massivement ; cela suppose des millions, des centaines de millions de tests quotidiens, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent ; avec une vaccination qui reste insuffisante, et des vaccins pas toujours efficaces, puisque les vaccins ARN ne sont pas autorisés et que la Chine n'arrive pas à fabriquer de vaccin ARN. Tout cela a des répercussions sur les différents marchés et jusqu'à présent, cela bridait un peu le développement, parce que le niveau de l'endettement commence à devenir un vrai sujet. En ce moment, la croissance est en panne et il faut vraiment la faire repartir. La banque centrale a failli baisser ses taux la semaine dernière ; finalement, elle ne l'a pas fait, probablement pour éviter un trop grand écart avec le reste du monde, où la tendance est plutôt haussière. Même si les capitaux ne peuvent pas sortir de Chine, même si les marchés sont administrés, s'il y a un écart trop important entre des taux qui baissent en Chine et des taux qui montent partout dans le reste du monde, ce sera tout de même un vrai problème. Comme l'arme monétaire ne peut pas jouer, c'est l'arme budgétaire qui est à nouveau utilisée. Et on assiste de fait à un financement par de la dette d'infrastructures : non plus des lignes TGV, mais des antennes 5G et des data centers.

 

Antonin Aviat – Aux États-Unis, il faut souligner le fort intérêt des particuliers américains pour les crypto-actifs : selon les enquêtes, on est entre 12 % et 18 % d'adoptions chez les adultes américains. Tout le monde a sur son téléphone, de manière native par les banques, un portefeuille susceptible d'accueillir des crypto-actifs. Donc les plateformes sont là et fonctionnent grâce à des acteurs très institutionnels et très insérés dans la place. L'intérêt est là et l'industrie financière converge pour le satisfaire. Côté institution financière américaine, il y a aussi la crainte d'avoir raté une innovation financière, et donc une incitation à ne pas se laisser dépasser par une innovation qui visiblement a rencontré un engouement très fort. Toutefois, côté entreprises non financières, on a très peu d'utilisation de ces crypto-actifs en tant que moyens de paiement. On reste sur un gros engouement des particuliers, avec pas mal de pédagogie qui est faite par les régulateurs. Pour l'instant, il n'y a pas d'encadrement fort de l'utilisation et de l'investissement dans les crypto- actifs, mais il y a quand même un message du président de la SEC (Securities and Exchange Commission) qui insiste sur le fait qu'il s'agit notamment d'actifs et non d'une monnaie, et que les promesses de rendement sont assorties de risques élevés. Risques dont les investisseurs de Celsius, qui promettaient des rendements à 18 %, ont fait les frais par la suspension de la convertibilité de leur monnaie. Donc un intérêt fort des particuliers, une industrie financière qui veut prendre ce virage technologique, qui converge vers la satisfaction de ses besoins, et tout un écosystème d'entreprises innovantes sur le secteur. Les avantages qui sont mis en avant pour ces crypto-actifs sont :

  • une meilleure inclusion financière avec la possibilité de régler des transactions avec un téléphone portable ;

  • la décentralisation, dans un environnement qui répond à des inquiétudes sur la mainmise des institutions sur les données ;

  • un moindre coût des transactions, notamment transfrontalières.

Les problèmes soulevés par différentes études portent notamment sur les frais des transactions domestiques, les fraudes, la forte concentration du marché, la saturation des réseaux et la capacité à assurer une demande, etc. Le monde dans lequel le bitcoin supplante les systèmes de paiement traditionnels n'est pas encore advenu, vu le coût en énergie et le coût de règlement des transactions dans des plateformes décentralisées qui ne sont absolument pas optimales par rapport à des registres centralisés.

La forte baisse des prix, la corrélation croissante avec les cours d'actions qui montre de plus en plus qu'il s'agit d'un support d'investissement et non d'une monnaie. Les conséquences structurelles nous paraissent pour l'instant assez difficiles à anticiper ; ce qui est clair, c'est que la pérennité du modèle n'est pas assurée, un équilibre est à trouver parmi les acteurs, entre des compensations centralisées et des compensations décentralisées. Il y a eu un effet de mode sur un certain nombre d'acteurs qui mettaient complètement le curseur sur le volet décentralisé, mais une réflexion doit se faire sur les circonstances dans lesquelles ce caractère décentralisé a réellement un intérêt. Tout l'écosystème des crypto-actifs réfléchit à la manière de mieux régler ce curseur, parce que c'est un frein à l'extension. Des études très intéressantes de la BRI (Banque des réglements internationaux) montrent à quel point l'émergence d'un nouveau crypto-actif peut être mise en relation avec la saturation d'un crypto-actif précédent, ce qui remet fondamentalement en cause l'intérêt d'un crypto-actif comme technologie skylevel, à l'image de tous les business lancés dans la Tech.

Pour la blockchain, signalons qu'il y a tout un pan d'utilisation et de mobilisation de ces technologies en dehors des crypto-actifs, ce qui est intéressant pour les institutions financières qui continuent à travailler sur le sujet : pour voir quelle partie de ces technologies, elles peuvent mettre en œuvre, notamment pour rester à la pointe dans leur gestion d'opérations de marché traditionnelles.

Sur la monnaie banque centrale, des réflexions sont en cours à la Fed qui a mis en place un groupe de travail avec le MIT sur les choix technologiques à mettre en œuvre pour s'assurer que le cahier des charges était correctement rempli. C'est la Fed de Boston et le MIT qui font cela. Par ailleurs, un groupe de travail est animé et coordonné par le Trésor, et mis sous l'égide de la Fed, sur les attentes et les inquiétudes à avoir sur le sujet. Le gros chantier pour la Fed en ce moment est l'amélioration de son système de paiement interbancaire en temps réel, le chantier « FedNow », qui est censé être mis en œuvre dans une version initiale pour l'année prochaine. L'idée est d'avoir un système de paiement en temps réel qui ait des performances comparables à celles que l'on a dans la zone euro, avec les systèmes maintenus par la BCE (Banque centrale européenne).

 

Revue d'économie financière – On avait aussi en Chine un vif intérêt pour les crypto-actifs dans une partie de la population chinoise à l'automne dernier. De nombreux Chinois possédaient des bitcoins la veille du jour où ils sont devenus interdits. Qu'est-il arrivé à ces particuliers chinois ? Ils ont séché leurs larmes et se sont tournés vers autre chose ?

 

Jean-Marc Fenet – Je pense qu'ils ont séché leurs larmes. Cela fait partie des mesures extrêmement brutales qui ont été prises l'année dernière et qui ont concerné beaucoup d'autres secteurs ; en l'espace d'une semaine, le secteur des cours en ligne a été complètement tué, par exemple ; il pesait des centaines de millions de dollars. En une semaine, il était mort.