Au cours des quinze dernières années, les taux d'endettement public dans les économies avancées prises globalement se sont accrus en moyenne de 50 % environ, passant de 72 % du PIB en 2007 à 125 % aujourd'hui, mais avec des différences importantes entre les zones et les pays qui les composent. On sait qu'il s'agit là de la conséquence de deux crises de grande ampleur (celle des subprimes, puis celle de la Covid) qui ont touché plus ou moins tous ces pays.
Ces chiffres sont généralement jugés inquiétants sans que l'on explicite la signification qu'on leur donne, à quelle norme il faut les rapporter et ce qu'ils sont censés prédire. En fait, l'appréciation que l'on porte sur l'endettement public se mélange souvent avec les débats sur la « saine gestion » des finances publiques, donc sur l'opportunité des déficits, les contraintes qu'ils font peser sur l'avenir... Tandis que l'endettement du secteur privé (ménages et entreprises) retient moins l'attention, alors même qu'il s'est fortement accru durant les dernières années dans certains pays : il est passé en France de 120 % à 150 % du PIB entre 2011 et 2021.
Cette suspicion à l'égard des dettes publiques résulte sans doute, en partie, de cette idée aussi contestable que rebattue selon laquelle l'endettement d'aujourd'hui est une ponction exercée sur les revenus des générations futures. Or quelques instants de réflexion suffisent pour comprendre que son remboursement se traduira en réalité par des transferts au sein des générations à venir sans que leur richesse agrégée en soit affectée ; du moins si l'on exclut les dettes contractées auprès de (ou détenues par) l'étranger. Il faut ajouter que les déficits et les dettes qui en résultent sont fréquemment interprétés comme la marque de l'incapacité de l'État à équilibrer ses comptes. Sans doute ne peut-on nier l'existence de mauvaises gestions, ou la tentation des pouvoirs en place de repousser des augmentations nécessaires de la fiscalité. Mais on ne peut nier non plus que les déficits sont tolérables (voire souhaitables) lorsqu'il s'agit d'investir dans des projets dont la rentabilité, incluant les externalités positives qu'ils génèrent, est attestée, ou encore lorsqu'il s'agit de soutenir la demande globale en période de basse conjoncture. À l'évidence, les niveaux ou les évolutions des taux d'endettement ne témoignent pas du caractère contestable ou justifié des déficits qui en ont été à l'origine.
Qui plus est, même si les deux questions sont en partie liées, celle relative à l'efficience des déficits (ou plus généralement à la politique budgétaire optimale) ne se confond pas avec celle concernant la soutenabilité des dettes que ces déficits ont générées. En conséquence, l'inquiétude à propos de l'accroissement des dettes publiques dont il était fait état doit se garder de mélanger deux types de problématiques qui n'ont pas le même objet et ne peuvent être abordées de la même façon.
Apprécier la soutenabilité des dettes se « limite » donc au point de savoir dans quelle mesure l'État qui les a contractées est capable d'en supporter les charges sans être amené, de façon délibérée ou non, à faire défaut ou à les renégocier. L'analyse du problème, associée aux observations sur les crises passées, montre que les variables à prendre en compte pour y apporter une réponse sont nombreuses et de diverses natures. Elles doivent intégrer naturellement des caractéristiques de l'économie (croissance potentielle, niveau des taux d'intérêt, développement financier, etc.), le niveau et la structure des dettes (leur maturité, leur détention), mais aussi l'organisation politique et institutionnelle (le régime et la stabilité politiques), tout cela en tentant d'appréhender les aléas auxquels tous ces éléments pourraient être soumis. Dès lors, l'analyse la plus courante de la soutenabilité consiste à formaliser l'incidence de ces variables et de leurs interactions sur la trajectoire de l'endettement, à un horizon donné, afin de s'assurer que la dette publique rapportée au PIB se stabilise. On peut aussi en déduire les solutions envisageables pour corriger une trajectoire dont la soutenabilité apparaîtrait trop peu probable, ou encore en inférer des règles susceptibles d'éviter des dérives difficilement rectifiables. La non-soutenabilité des dettes publiques conduit au non-respect des engagements financiers des États, ce que l'on appelle le défaut souverain. Ces événements rares et très coûteux pour les États dépendent de la solidité économique, mais aussi de la politique des économies, c'est-à-dire de la volonté à payer l'impôt, qui peut difficilement être résumée en un montant maximal de dettes identique pour chaque pays.
Dans tous les cas, on comprend bien que les résultats sont propres au pays considéré. Étant donné la façon dont l'exercice est formulé et les types de données utilisées, il ne peut exister d'indicateur universel de soutenabilité (pas de chiffre magique de seuil d'endettement à ne pas dépasser), ni de solutions ou de règles immuables et/ou indifférenciées selon les pays.
Cela dit, cette présentation schématique du concept de soutenabilité et des difficultés de sa quantification soulève naturellement un ensemble de questions qui méritent d'être développées. Ce sont ces questions que ce numéro de la Revue d'économie financière se propose d'aborder. On les retrouve pour l'essentiel dans l'entretien avec Olivier Blanchard qui précède les autres contributions. Celles-ci, classées en quatre parties, traitent successivement des enseignements d'expériences historiques singulières, de la définition du concept de soutenabilité, des solutions visant à corriger les trajectoires problématiques des taux d'endettement, et enfin de la reconstruction du cadre budgétaire européen.
Olivier Blanchard présente ses analyses sur la gestion de la dette publique sous la forme d'un entretien avec Jean-Paul Pollin et Xavier Ragot. Cet entretien lui permet de résumer ses travaux présentés dans son dernier ouvrage et ses nombreuses contributions qui ont une grande influence internationale. L'entretien s'articule en trois parties, sur les taux d'intérêt bas, sur la soutenabilité de la dette publique et sur les conséquences pour la définition de politiques optimales en Europe et en France. Si Olivier Blanchard note que la fonction de stabilisation des économies peut être assurée en général par les politiques monétaires, les taux d'intérêt réels faibles, malgré le retour de l'inflation, les contraintes sur la politique monétaire donnent un rôle à la politique budgétaire pour stabiliser les économies. Comment coordonner politique budgétaire et politique monétaire ? La politique budgétaire doit être telle qu'elle donne de l'espace à la politique monétaire. Il faut qu'elle soit suffisamment forte pour permettre un niveau de demande privée tel que le taux d'intérêt d'équilibre soit positif et qu'il rétablisse de la marge pour la politique monétaire. Olivier Blanchard développe ensuite des analyses sur les déterminants de la soutenabilité des dettes publiques. Il reconnaît ensuite les besoins d'investissement sur l'éducation, la santé et la transition énergétique. De manière pragmatique, il avance que le financement dépend en partie de l'aspect macroéconomique, et si l'on continue à avoir une demande privée très faible, il faut être prêt à continuer à avoir des déficits plus élevés. À l'inverse, dans les pays où la demande privée est très dynamique, comme aujourd'hui aux États-Unis, le financement par l'impôt est souhaitable.
Les enseignements
de quelques expériences historiques
L'étude des épisodes de fort endettement de certains États et de la façon dont ils ont été gérés permet de faire ressortir des constantes ou des analogies capables d'éclairer le problème posé. En relativisant les « anomalies » du présent, elle peut aussi servir à ébaucher des solutions pour y répondre. En ce sens, on cite souvent l'histoire de la dette anglaise au xviie siècle ou celle des dettes des pays occidentaux au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Vincent Bignon et Pierre Sicsic y consacrent leur contribution. Ils font observer que les guerres mais aussi les crises économiques ou sanitaires ont généralement provoqué de fortes et soudaines augmentations des dettes publiques, parce que c'était le moyen de concilier, pendant et au sortir de ces événements, les déficits qui en résultaient tout en assurant le maintien puis le rebond de l'économie. Il s'agit selon leur expression de « gagner du temps ». Pour l'État, cela revient à s'endetter à long terme et à des conditions acceptables sans que son crédit soit remis en cause. En résumant beaucoup leur propos, les auteurs montrent qu'au xixe siècle, le Royaume Uni et la France ont trouvé la solution à leur problème dans le cantonnement des dettes dans des institutions plus ou moins indépendantes du gouvernement et dotées d'un monopole public, mais dont l'existence a été mouvementée. Tandis qu'au xxe siècle, ce sont des moyens plus « classiques » qui ont été utilisés : à savoir l'inflation (surtout en France), le maintien de faibles taux d'intérêt (une répression financière) et aussi la croissance.
Pierre Dockès propose, quant à lui, une histoire détaillée de la révolution financière anglaise aux xviie siècles et xviiie siècle qui permit la constitution d'un endettement public qui grandit jusqu'à atteindre 250 % du PIB vers 1810 avant de décroître lentement jusqu'à 35 % au début du xxe siècle. L'auteur entend illustrer par cet exemple la façon dont peut se forger une capacité d'endettement pour faire face à des situations d'exception et résoudre une « tragédie des horizons » semblable à celles décrites par Vincent Bignon et Pierre Sicsic. Dans les temps en question, le cas anglais montre bien le rôle que peut jouer l'organisation politique et institutionnelle sur le recours possible à l'endettement public. Le pouvoir du Parlement par rapport à la Couronne et l'assurance des dettes qu'il exerçait étaient de nature à faciliter les emprunts. La création de la Banque d'Angleterre, prêteur en dernier ressort pour l'État, y contribua aussi, du moins après qu'elle eut assis sa réputation. Au début du xviiie siècle, diverses innovations financières permirent de cantonner une bonne partie de la dette, notamment par la fameuse South Sea Company. Ce qui permit de sortir les finances publiques d'une situation difficile, au prix d'une crise retentissante. Mais, en définitive, la forte réduction de l'endettement anglais à la fin du xixe siècle s'explique principalement, selon Pierre Dockès, par la croissance économique et démographique de la révolution industrielle.
François R. Velde passe en revue l'histoire de la dette publique française au cours du xixe siècle, du Consulat à la Grande Guerre. Il évalue l'importance de cette dette, décrit les grandes lignes de son évolution en la reliant aux surplus budgétaires, et présente enfin la panoplie d'instruments financiers employés par l'État français et les principales méthodes de gestion de la dette. L'intérêt de l'article est la construction de série historique sur la dette qui permet de voir sous un nouveau jour l'histoire financière de la France au xixe siècle. Quatre principaux enseignements s'en dégagent. Tout d'abord, en 1802, la dette publique est de 10 %, à la suite des événements de la Révolution. Au cours du xixe siècle, elle croît jusqu'à un maximum de 1 % du PIB après la défaite de Sedan, pour redescendre à 68 % du PIB en 1914. Deuxièmement, la rente perpétuelle reste l'instrument de financement presque exclusif jusqu'en 1870 et très majoritaire après. Les nouveaux instruments employés après 1870 sont des obligations à maturité définie entre 6 et 75 ans. Troisièmement, pour les financements de court terme, le rôle de banque de l'État est joué par la Caisse des Dépôts plutôt que par la Banque de France. Les bons du Trésor sont peu utilisés. Enfin, le seul défaut au sens moderne du terme, peu connu, eut lieu quand les bons du Trésor furent convertis de force en rentes perpétuelles en 1848. Cette chronique montre la nature récente des obligations publiques de différentes maturités et que l'État français a déjà réussi à faire baisser substantiellement sa dette de 1870 à 1914, dans une période de croissance faible.
Robert Boyer et Olivier Boylaud étudient les évolutions des dettes publiques en France depuis l'après-guerre et surtout la nature des déficits qui en ont été la contrepartie. Leur objectif est de montrer que cet endettement a eu des origines bien différentes selon les sous-périodes considérées, ce qui reflète le rôle évolutif de la politique budgétaire dans la formation de l'équilibre socioéconomique. Dans cette perspective, on ne peut se limiter à l'étude des seuls épisodes de fortes hausses des dettes, associées à des phénomènes exogènes ; des mouvements de faible ampleur contribuent aussi à caractériser des systèmes de régulation et le rôle que l'État y joue. Ainsi le régime de croissance qui s'est installé durant les Trente Glorieuses a permis un fort développement du secteur public en même temps qu'une stabilisation de l'endettement, les soldes budgétaires évoluant sans tendance de façon contracyclique. Par la suite, la France a commencé à accumuler les déficits structurels que ces deux auteurs interprètent comme la marque d'une incapacité à maintenir les performances de l'économie d'une manière socialement acceptable dans un monde bouleversé par la libéralisation des échanges et la financiarisation. L'analyse des dépenses publiques montre clairement que l'État s'est alors limité à gérer, par des transferts, les conflits sociaux plutôt que d'investir pour conduire l'économie vers un modèle économique et social en accord avec la nouvelle donne. Les déficits budgétaires se sont alors enchaînés pour compenser les insuffisances de compétitivité et de croissance. Ce qui pose implicitement le problème de la soutenabilité de l'endettement qui s'en est suivi.
Définir et évaluer la soutenabilité
Au même titre que l'étude d'expériences historiques, les comparaisons internationales peuvent aider à cerner la notion de soutenabilité. Et, de ce point de vue, le cas du Japon est un objet d'analyse incontournable dans la mesure où le niveau de ses dettes publiques a atteint presque 250 % sans susciter l'inquiétude de ses détenteurs effectifs ou potentiels. Anton Brender et Florence Pisani consacrent leur contribution à cette « énigme » en expliquant pourquoi et comment on en est arrivé à cette situation qui discrédite le taux d'endettement comme indicateur de solvabilité, mais pose question sur sa pérennité. Les explications proposées et bien documentées sont simples. À partir des années 1990, l'augmentation de l'épargne financière des ménages par rapport au PIB, induite par la baisse des investissements privés (sur fond de baisse de la croissance), s'est faite sous forme de titres publics. Les déficits budgétaires qui en étaient la contrepartie, accompagnés par une politique monétaire accommodante, étaient nécessaires au maintien de l'activité économique. Le tout semble constituer un système stable, à ceci près qu'il n'est pas parvenu à retrouver la croissance qui constituait l'objectif des Abenomics. De plus, se pose la question de savoir comment pourrait s'opérer le retour à l'équilibre, ou plutôt à des excédents budgétaires, si l'évolution démographique ou un changement de comportement des ménages venaient à changer la cohérence du modèle.
Mais est-ce à dire que la soutenabilité est un concept sans intérêt parce qu'il ne peut faire l'objet d'une mesure pertinente. C'est un peu ce que suggèrent dans leur article Maxime Menuet et Patrick Villieu en s'attachant à montrer ses limites, voire ses incohérences. Théoriquement, si l'on se place sur un horizon infini, l'État est solvable si la valeur de sa dette est égale ou inférieure à la somme actualisée des excédents budgétaires primaires qu'il devra dégager à l'avenir. Mais un tel calcul est évidemment impraticable du fait de l'incapacité à connaître les situations futures des finances publiques. Dans ces conditions, on évalue généralement la soutenabilité en se fixant un horizon maîtrisable et en projetant l'évolution des dettes pour s'assurer qu'elles peuvent être stabilisées sous des hypothèses raisonnables. La méthode a sa part d'arbitraire, mais les auteurs lui reprochent surtout de ne pas prendre en compte la notion d'acceptabilité sociale, c'est-à-dire les incitations et la capacité à lever l'impôt ou à réduire les dépenses publiques, ce qui renvoie aux systèmes politiques en place et à l'état des rapports sociaux, ou finalement à une économie politique de la dette. On peut y ajouter que, selon une argumentation bien connue, la soutenabilité ou le défaut peuvent être le résultat d'anticipations autoréalisatrices. Ce qui relativise un peu plus l'intérêt des mesures trop usuelles du concept en question.
On retrouve cet argument en introduction de l'article de Xavier Timbeau. Mais il n'en récuse pas pour autant le concept de soutenabilité. Cela le conduit plutôt à tenter de l'apprécier par une modélisation de la trajectoire de la dette (française en l'occurrence) selon la démarche brièvement évoquée précédemment. Dès lors, il présente une définition de la soutenabilité de la dette publique qui permet d'insérer une modélisation macroéconomique dans le débat d'économie politique que Maxime Menuet et PatrickVillieu appellent de leurs vœux. Pour Xavier Timbeau, la soutenabilité de la dette publique est définie comme l'acceptabilité politique des efforts, qu'ils soient budgétaires ou en activité sacrifiée, qu'il faut engager pendant un certain temps pour atteindre une cible donnée de dette publique. Cette définition inverse l'analyse. Si la soutenabilité est souvent définie comme la non-divergence des dettes publiques. Elle est ici tout d'abord une propriété d'une cible de dette de long terme et des politiques pour l'atteindre. Ainsi, une cible de dette faible peut être insoutenable si le coût économique et social pour y parvenir n'est pas acceptable politiquement. Cette définition stimulante permet de déplacer le débat vers les politiques optimales pour atteindre un niveau de dettes, en tenant compte des mécanismes macroéconomiques maintenant consensuels, comme les multiplicateurs élevés, la réponse possible des taux d'intérêt, par exemple. Cette analyse conduit à affirmer que des cibles de dettes publiques faibles peuvent être insoutenables, alors que des cibles plus élevées peuvent ne pas l'être. Il développe ensuite les implications pour le cadre budgétaire européen, après une référence, bien entendue à la situation de la Grèce en 2012. On remarquera que dans le compte central des prévisions de l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) aussi bien que dans le contrefactuel, le taux d'intérêt réel est toujours inférieur au taux de croissance de l'économie, ce qui permet la stabilisation de la dette alors que le solde public primaire apparaît toujours négatif. Cela s'explique aisément en se rapportant à l'équation dynamique de la dette à laquelle plusieurs articles de ce numéro font référence. On peut même aller jusqu'à dire (comme le font Maxime Menuet et Patrick Villieu) qu'à long terme, le problème de la soutenabilité ne se pose pas lorsque cette condition (taux d'intérêt réel < taux de croissance) est respectée. Cela a fréquemment été le cas dans les dernières décennies. Mais on ne peut aujourd'hui écarter la question de savoir si cela peut durer et combien de temps.
Xavier Ragot revient sur la notion de soutenabilité des dettes publiques afin de bien distinguer cette notion de celle de dettes publiques souhaitables, ou optimales dans le langage des économistes. Pour ce faire, il part des exemples de dettes publiques non soutenables, qui ont conduit à des défauts souverains, c'est-à-dire au non-respect des engagements contractuels des États. Le xxe siècle a connu entre 200 et 300 expériences de défaut souverain, suivant les méthodes d'identification. Le défaut le plus important connu est celui de la Grèce en 2012. Il montre ensuite qu'il n'y a pas de gain pour un pays développé, avec une large épargne nationale à considérer une expérience de défaut, faisant écho à la contribution de Anton Brender et Florence Pisani sur le Japon. Au contraire, il montre que le statut d'actifs sûrs au niveau international donne accès aux États à des conditions de financements très favorables. Cependant, il souligne une tension fondamentale dans la gestion des dettes publiques. Une première tendance est la hausse de la demande pour ces dernières, continue depuis quarante ans, qui conduit à des taux d'intérêt réels faibles, encore plus faibles du fait du retour de l'inflation. Cette demande pour les dettes publiques des pays développés donne un espace fiscal qui explique les hausses actuelles de l'offre de dettes publiques, car elles ne sont pas coûteuses. Cependant, le retour des chocs macroéconomiques peut faire perdre rapidement le statut d'actifs sûrs. Xavier Ragot forge le concept de « pseudo-paradoxe de Triffin » pour souligner la contradiction entre la hausse des dettes optimales à court terme et la baisse des dettes soutenables à long terme. Il en déduit des recommandations pour le cadre européen, qui est la réalisation de stress tests macroéconomiques, définissant des bornes maximales, différenciées suivant les pays, au sein desquelles les choix démocratiques nationaux seraient libres de choisir le montant de dettes publiques souhaitables.
Quelles solutions pour assurer
des trajectoires soutenables ?
Après avoir rappelé l'équation dynamique du taux d'endettement, Patrick Artus s'interroge dans sa contribution sur l'évolution à venir de l'écart entre taux d'intérêt réels et taux de croissance, dont on a vu qu'il conditionne crucialement la soutenabilité des dettes. Pour certains, le niveau très faible ou négatif des taux d'intérêt réels s'explique par l'action des banques centrales et en particulier par leurs politiques non conventionnelles, mais il semble aujourd'hui bien difficile qu'elles puissent prolonger longtemps ces pratiques. Pour d'autres, notamment les économistes du courant keynésien (cf. l'entretien avec Olivier Blanchard), la faiblesse des taux d'intérêt est un phénomène séculaire appelé à persister, mais il est permis de se demander si ce point de vue (l'excès d'épargne) peut être maintenu face aux besoins de financement liés à la transition écologique, aux relocalisations d'activités, à la rénovation des services publics, etc. Si ce n'était pas le cas, la meilleure réponse consisterait, selon l'auteur, à stimuler la croissance potentielle en utilisant le levier de dépenses et d'investissements publics approprié. Mais Patrick Artus reconnaît qu'il est bien difficile d'identifier les choix pertinents en ce domaine. De plus, il reste à voir s'il peut s'agir d'une solution de long terme : théoriquement, le taux d'intérêt neutre (le taux réel long et sans risque) doit être égal au taux de croissance à l'équilibre de long terme. Des questions qui incitent à explorer le champ des autres solutions envisageables.
La contribution de François Ecalle s'attache précisément à recenser et apprécier les principales solutions susceptibles d'assurer la soutenabilité des dettes publiques françaises. Il utilise lui aussi l'équation dynamique du taux d'endettement, et prend pour point de départ de ses estimations la programmation pluriannuelle des finances publiques présentée à la fin de 2021. Pour parvenir à une stabilisation « virtuelle » du taux d'endettement à l'horizon 2027, le document adopte des hypothèses, qui semblent optimistes, sur les taux d'intérêt et la croissance de l'économie et surtout sur la capacité du gouvernement à limiter l'augmentation des dépenses publiques. L'auteur se demande par quels moyens les projections peuvent être rendues plus crédibles. Pour lui, comme pour bien d'autres, le renforcement de la croissance potentielle serait naturellement la voie optimale, mais celle-ci ne vaut que par la qualité des choix des investissements publics à réaliser, ce qui lui paraît difficile dans un pays qui s'est trop peu soucié jusqu'ici de l'évaluation des bénéfices socioéconomiques à en attendre. L'inflation réduit la valeur réelle des dettes, mais elle provoque des hausses de taux et peut avoir des effets nocifs sur l'activité économique. L'augmentation des prélèvements obligatoires a un effet dépressif sur l'économie ainsi que sur sa compétitivité à l'international. En définitive, les solutions qui lui semblent les plus réalistes seraient de mieux maîtriser l'évolution des dépenses publiques et d'accroître la mutualisation au plan européen des investissements publics ainsi que leurs financements.
Même si, comme on l'a vu, le cantonnement des dettes a souvent été utilisé dans le passé, cette solution est généralement jugée de faible intérêt par les économistes. Pourtant, peu de temps après le début de la crise sanitaire, le ministre français de l'Économie a considéré qu'il était souhaitable de gérer et d'amortir la « dette covid » séparément des autres dettes. La décision pouvait surprendre, d'autant que les conditions financières du moment n'étaient pas alarmantes. Mais, dans leur article, Anne-Laure Delatte et Benjamin Lemoine s'attachent à montrer que l'objet de cette décision était principalement d'ordre politique : il fallait alors redonner une cohérence au discours du pouvoir en place. En effet, nombreux étaient ceux qui s'interrogeaient sur la capacité d'un État, prêchant la rigueur, à financer des mesures qui semblaient n'avoir pas de limites. Il fallait donc faire apparaître les mesures en question comme le résultat d'un choc exogène dont le traitement ne remettait pas en cause la ligne politique définie par ailleurs. Il fallait aussi mieux formaliser les conditions de remboursement de cette dette pour en assurer la crédibilité. Il fallait enfin protéger la frontière entre politiques monétaire et budgétaire en affichant que les charges induites seraient assumées sans le concours de la banque centrale. À vrai dire, tous ces arguments sont contestables, mais on admettra que le cantonnement peut être un moyen de présenter cet endettement sous un jour plus rassurant : une opération de window dressing en quelque sorte. D'ailleurs les auteurs remarquent que la formule retenue n'est finalement pas un vrai cantonnement.
Pour Jean-Paul Pollin, même si les capacités d'action, face aux crises récentes, des politiques monétaires étaient limitées, elles se sont exagérément soumises, en dépit de leurs dénégations et surtout en Europe, au jeu des politiques budgétaires. Elles ont tardé à en percevoir et à en prévenir le risque d'inflation, mais aussi d'instabilité financière. De sorte qu'elles ont été amenées à réviser leurs positions au moment où s'est développée la crise ukrainienne et où se présentent d'importantes nécessités d'investissements privés et publics. Jean-Paul Pollin considère lui aussi que c'est par l'obtention d'une croissance plus soutenue et durable que l'espace budgétaire pourra être élargi. Mais pour être crédible, l'objectif suppose que l'on en dise un peu plus sur les moyens de l'atteindre. En ce sens, l'auteur insiste surtout sur la nécessité d'une meilleure allocation de l'épargne. Selon lui la « stagnation séculaire » n'est pas un problème d'excès d'épargne mais d'insuffisance de l'investissement bridé par une inadéquation de ses financements. Il faudrait donc rediriger les flux d'épargne de l'immobilier et des valeurs refuge vers le capital productif, corriger leur court-termisme, chercher à réduire les primes requises sur les placements risqués qui se sont accrus au gré des baisses de taux.
La soutenabilité
dans le cadre budgétaire européen
À ce stade, il semble qu'il existe un consensus pour reconnaître que la soutenabilité ne peut s'exprimer par référence à un chiffre uniforme de taux d'endettement ou de tout autre indicateur ; elle ne peut pas non plus être assurée par l'application de règles indifférenciées et immuables. Son appréciation tout comme sa gestion doivent prendre en compte des aspects spécifiques à l'économie considérée. Dans une union monétaire, ce principe a cependant des limites, comme l'expliquent Pierre Jaillet et Christian Pfister. Cela tient à l'existence possible d'externalités négatives des décisions budgétaires des pays membres : par exemple, le laxisme budgétaire ou l'endettement élevé de certains d'entre eux peut affecter la situation des autres ou conduire la banque centrale à prendre des mesures contraires à l'intérêt de ceux-ci. Dans un système, comme celui de l'UEM (Union économique et monétaire), où les différents pays gardent pour l'essentiel la responsabilité de leurs politiques économiques, il faut donc trouver le cadre faisant en sorte que le respect des choix nationaux ne s'opère pas au détriment des partenaires de l'union. Il n'existe sans doute pas de solution pleinement satisfaisante à ce problème. On sait, du reste, que les règles adoptées lors de la mise en place de la zone euro ont été plusieurs fois réformées puis suspendues sans avoir été sérieusement respectées. Pour leur reconstruction, de nombreuses propositions ont été faites qui s'opposent selon que l'on souhaite leur conférer plus de flexibilité (des normes plutôt que des règles) ou que l'on privilégie la transparence au nom de la crédibilité (des objectifs quantifiés). Après avoir rendu compte de ces débats, Pierre Jaillet et Chritian Pfister avancent leur propre solution axée sur le respect d'un objectif de solde budgétaire structurel modulé par le niveau d'endettement existant. Ils concluent toutefois en suggérant que cette reformulation du cadre actuel ne dispense pas d'une réflexion plus vaste et ambitieuse sur la réforme de l'UEM, concernant tout particulièrement la convergence des économies membres.
Jérôme Creel revient tout d'abord sur les risques induits par les divergences des niveaux de dettes publiques au sein de la zone euro. Des pays avec des montants de dettes publiques différents souhaiteront des politiques monétaires et budgétaires européennes différentes. L'auteur décrit ensuite les différentes propositions de modifications du cadre budgétaire européen, pour en tirer des leçons, avant de présenter sa propre proposition d'évolution. Comme d'autres contributions à ce numéro, il insiste sur la tension entre les analyses et les recommandations économiques de la bonne gestion des politiques budgétaires, qui revêtent souvent une forme technocratique, et le légitime débat démocratique pour identifier les alternatives, les enjeux d'économie politique, c'est-à-dire les effets distributifs entre différents ménages ou groupes sociaux. La proposition de Jérôme Creel est de placer le Parlement européen plus au centre des dispositifs actuels en instituant un dialogue budgétaire entre les ministres de l'Économie et des Finances des États membres. Ces derniers présenteraient leur loi de finances, l'intégration des effets de débordement européen ainsi que la contribution de leur budget aux biens publics européens. Le but de ce dialogue budgétaire serait d'opérer un rééquilibrage entre les contributions d'experts, les expressions politiques nationales, mais aussi l'intégration d'effets européens des choix domestiques, comme les effets sur la conduite de la politique monétaire. Un intérêt de la proposition, par rapport à d'autres changements institutionnels en débat, est son réalisme politique : il s'agit d'une extension simple des débats du Parlement européen, qui pourrait avoir des effets transformatifs importants.
Lars P. Feld met en perspectives les évolutions européennes récentes, comme le programme NextGenerationEU, en partant des réactions des politiques européennes après la crise des dettes européennes de 2012. Il revient sur une proposition du Conseil allemand des experts économiques appelé Pacte européen de rédemption, qui n'a pas été adopté au niveau européen. Ce pacte prônait une mutualisation des dettes des pays européens supérieurs à 60 %, contre la mise en place effective de réformes structurelles. Si ce pacte n'a pas été adopté, l'auteur affirme qu'il n'est pas évident que les mesures de redressement fiscales étaient trop rapides dans les pays européens, tant la situation budgétaire était alors difficile. La crise de la Covid change cependant la nature du débat européen. L'auteur note que le programme d'émission de dettes européennes NextGenerationEU a permis une nouvelle crise de la dette européenne. Cependant, selon l'auteur, les pays européens doivent rester responsables de la soutenabilité de leur dette et faire les réformes nécessaires. Un fédéralisme économique permettrait certes une émission de dettes européennes plus importante, mais la contrepartie devrait alors être un contrôle fédéral des budgets des États membres, ce qui ne semble pas actuellement leur souhait. Lars Feld se montre très nuancé sur les appels actuels à plus d'investissements publics. L'intérêt économique et social doit être clairement étudié, car l'investissement public n'est pas un objectif en soi. Enfin, il avance que le plan NextGenerationEU crée des transferts importants vers certains pays. La démonstration de la bonne utilisation de ces fonds sera une condition nécessaire pour des avancées budgétaires européennes. Pour finir, s'il faut faire évoluer les dettes européennes, notamment le critère d'endet tement de 60 % du PIB, il insiste sur le fait qu'il faut conserver une fonction d'ancrage de la dette et des déficits afin d'assurer une saine gestion des budgets publics.
L'endettement des États va rester pendant longtemps une préoccupation et peut être une contrainte forte pour les politiques macroéconomiques à venir dans la plupart des pays avancés. Dans le meilleur des cas, c'est-à-dire si les taux d'intérêt restent faibles ou inférieurs aux taux de croissance, le problème sera plus facilement maîtrisable, puisque les trajectoires des dettes doivent, en principe, se stabiliser à terme. Notons cependant que, dans cette hypothèse, les politiques monétaires perdent en partie leur efficacité, ce qui fait reposer sur les politiques budgétaires la charge de la régulation conjoncturelle. Or il n'est pas du tout certain qu'elles en aient la capacité comme l'illustrent les difficultés auxquelles cette régulation se trouve aujourd'hui confrontée.
Le problème se complique si les taux d'intérêt réels reviennent à des niveaux égaux ou supérieurs aux taux de croissance car, dans cette configuration, le désendettement devient fatalement un objectif des politiques économiques ; du moins lorsque l'« espace budgétaire » s'avère insuffisant. Ce qui réduit les marges d'actions et de réactions de ces politiques. De plus, cela nuit à leur coordination au niveau international dans la mesure où les pays concernés se trouvent dans des situations dissemblables. Cela concerne particulièrement la zone euro.
Le débat va donc se poursuivre sur l'opportunité d'un maintien du recours à l'endettement ou sur ses limites, selon les anticipations que l'on fait de l'évolution des taux. Mais, posé en ces termes, le débat nous semble incomplet, parce qu'il laisse de côté les utilisations qui sont faites de la dette et surtout parce qu'il fait l'impasse sur le caractère singulier du régime de croissance qui prévaut depuis la fin des années 1990 : une croissance qui s'est révélée faible, instable, mais aussi porteuse d'inégalités et gaspilleuse de ressources naturelles. Or ces caractéristiques sont manifestement à l'origine de la dérive des dettes publiques. Dès lors, faut-il y voir la conséquence de dysfonctionnements dans les systèmes socioéconomiques qui se sont constitués vers la fin du siècle précédent ? Ou, au contraire, doit-on admettre que l'étonnante succession des crises financières, sanitaires, géopolitiques, etc. durant les deux dernières décennies est le produit de chocs exogènes, tandis que la stagnation séculaire annoncée ne serait que le résultat d'un épuisement du progrès technique (en contradiction avec la révolution industrielle promise) ?
Il est sans doute bien tard pour soulever à ce stade ce type de questions, et plus encore pour tenter d'y apporter des réponses. On se bornera donc à suggérer que la question de l'endettement public (de son opportunité, de sa soutenabilité) repose au final sur un contrat social, conduisant à l'acceptation de l'impôt, qui dépend elle-même de l'accord sur le modèle de croissance proposé. À n'en pas douter, la question environnementale conduira à une nouvelle formulation de ce contrat social.