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 Entretien avec Olivier Blanchard


Olivier BLANCHARD * C. Fred Bergsten Senior Fellow, Peterson Institute for International Economics ; ancien chef économiste, FMI (Fonds monétaire international). Contact : ojblanchard@gmail.com.

Le dernier ouvrage d'Olivier Blanchard (Les grands défis économiques), ses publications récentes et ses nombreuses contributions au débat public permettent d'organiser la réflexion sur la politique optimale, qui est un mélange entre une vue traditionnelle de la politique monétaire et une vue qui pense à la politique budgétaire comme l'instrument principal de stabilisation ; la politique optimale est entre les deux, et est fonction entre autres du dynamisme de la demande privée. Dès lors, la discussion entre Olivier Blanchard, Jean-Paul Pollin et Xavier Ragot s'articule en trois parties, sur les taux d'intérêt bas, sur la soutenabilité de la dette publique et sur les conséquences pour la définition de politiques optimales en Europe et en France.

Le dernier ouvrage d'Olivier Blanchard (2022), ses publications récentes et ses nombreuses contributions au débat public permettent d'organiser la réflexion sur la politique optimale, qui est un mélange entre une vue traditionnelle de la politique monétaire et une vue qui pense à la politique budgétaire comme l'instrument principal de stabilisation ; la politique optimale est entre les deux et elle est fonction entre autres du dynamisme de la demande privée. Dès lors la discussion entre Olivier Blanchard, Jean-Paul Pollin et Xavier Ragot s'articule en trois parties, sur les taux d'intérêt bas, sur la soutenabilité de la dette publique et sur les conséquences pour la définition de politiques optimales en Europe et en France.

Politique budgétaire et taux d'intérêt bas

Xavier Ragot – Les taux d'intérêt sont bas depuis quarante ans, est-ce que c'est une tendance de long terme et quels sont les arguments qui permettent de défendre l'idée que cela va continuer en période de réchauffement climatique et de graves troubles géopolitiques ?

 

Olivier Blanchard – Il y a une diminution du taux d'intérêt réel, donc du taux ajusté pour l'inflation dans tous les pays avancés depuis le milieu des années 1980. La diminution initiale s'explique généralement par les politiques de désinflation de Volcker et de Thatcher, mais à partir de 1990, ces politiques n'avaient plus d'effet ; pour autant on a assisté à une diminution très régulière des taux d'intérêt dans l'ensemble des pays, d'abord au Japon, puis aux États-Unis et en Europe.

On est sur une tendance lourde qui est beaucoup plus longue et beaucoup plus générale que les effets de la crise financière de 2007 ou de la pandémie globale. Nous sommes vraiment face à une diminution du taux d'intérêt réel, régulière depuis quarante ans, qui est due à des facteurs fondamentaux, et pas juste aux événements qui se sont produits à un moment ou à un autre.

D'où cela vient-il ? Cela ne vient pas des banques centrales. Les banques centrales ne font que refléter la nécessité d'avoir des taux bas de manière à maintenir la demande, de manière à être aussi proche de l'équilibre de plein-emploi qu'on peut l'être. Elles ne font que refléter des tendances fondamentales. Quelles sont ces tendances fondamentales ? C'est, d'une part, l'équilibre entre épargne-investissement et un excès d'épargne par rapport à un investissement faible, ce qui amènerait à un taux d'intérêt d'équilibre plus bas, beaucoup d'offre et peu de demande. C'est, d'autre part, lié à une forte demande d'actifs sans risque, qui explique un taux d'intérêt réel sans risque très bas.

Il y a beaucoup d'études et beaucoup de travaux, mais personne ne sait quels sont les facteurs prédominants et il est donc difficile de prévoir l'avenir. Nous avons une liste de facteurs candidats, mais aucune certitude et il faut donc être assez prudent.

Nous sommes dans un régime de taux réels faibles pour très longtemps. On pourrait extrapoler la tendance, mais je pense que la stabilisation est l'hypothèse la plus probable.

Ce qu'il peut se passer, et ce qui ferait augmenter les taux d'intérêt, ce sont deux choses : la première, c'est l'investissement. L'investissement a été relativement faible par rapport à la quantité d'épargne disponible, cela peut changer. Le réchauffement climatique risque d'amener une augmentation de l'investissement public – ça, c'est certain –, mais peut être aussi des effets d'entraînement, des effets induits sur l'investissement privé ; et on peut penser à un boom d'investissement. S'il y a un boom d'investissement, cela veut dire un taux d'intérêt d'équilibre plus élevé. C'est la première chose, et il faut la prendre au sérieux.

La deuxième chose, c'est la politique budgétaire elle-même. Une politique budgétaire beaucoup plus expansionniste au niveau mondial augmenterait l'épargne négative, donc cela diminuerait l'épargne totale, et cela amènerait une augmentation du taux d'intérêt. Si un certain nombre de gouvernements décodent de politiques budgétaires plus expansionnistes, cela pourrait amener une augmentation du taux d'intérêt réel. Mais ce serait en principe une augmentation contrôlée. Pour prendre un exemple, ce que Joe Biden a fait avec le plan de relance du début de 2020 va probablement amener à une augmentation temporaire des taux d'intérêt aux États-Unis, mais c'est plus comme une bosse dans l'évolution des taux qu'une nouvelle tendance. Les taux d'intérêt aux États-Unis risquent d'être plus élevés dans l'année qui vient ou dans les deux années qui viennent, mais en principe, on devrait retourner à des taux d'intérêt très bas après cette période.

 

Jean-Paul Pollin – Parmi les autres facteurs, ne peut-on pas imaginer l'idée d'une mauvaise allocation de départ ? Et pour aller du côté de Gordon dans le débat Blanchard, Summers et Gordon, n'y a-t-il pas aussi un épuisement du progrès technique, fondamental ou pas, qui expliquerait cet effondrement ou cette baisse forte des taux d'intérêt ? N'y a-t-il pas des effets micro ?

 

Olivier Blanchard – Il y a beaucoup de sous-questions dans cette question. La première réponse c'est qu'il n'y a pas de relation forte entre le taux de croissance et le taux d'intérêt réel. La diminution des taux d'intérêt réels ne reflète pas une croissance plus basse, la corrélation est très faible entre les deux. Je crois que ce sont deux histoires largement séparées. La deuxième : est-ce Robert J. Gordon ou est-ce Erik Brynjolfsson qui a raison ? Est-on dans le ralentissement du progrès technique ou dans l'accélération du progrès technique ? Personne ne le sait et de manière générale, on est totalement incapable de prédire l'évolution du progrès technique. Il faut réfléchir à ce que cela veut dire en pratique. Pour contrer cette difficulté, on peut penser à l'investissement public dans le combat contre le réchauffement climatique. Cela n'amènera pas nécessairement une augmentation de la croissance, mais cela amènera une meilleure croissance et une augmentation du taux d'intérêt d'équilibre.

Sur l'allocation de l'épargne, l'une des raisons pour laquelle les taux d'intérêt réels sans risque ont baissé est liée à ce phénomène de ce que la prime de rendement est beaucoup plus élevée pour les actions que pour les obligations, c'est le fameux equity premium puzzle. Et cette prime a augmenté, ce qui peut être dit d'une autre manière : les gens sont prêts à détenir des actifs sans risque à des taux très faibles. Et il y a une grosse demande pour des actifs sans risque. Est-ce le résultat de biais, de distorsions ? Est-ce que cela reflète une aversion pour le risque très forte ? On ne sait pas. On a des explications partielles, par exemple la contrainte pour un certain nombre d'institutions financières de détenir des actifs liquides, donc des ratios de liquidités qui sont imposés par la régulation, augmente cette demande. Est-ce qu'y a une mauvaise allocation de l'épargne vers l'investissement ? Non et ce n'est pas là qu'il faut chercher.

Jean-Paul Pollin – C'est vrai que cette mode, qui a pris naissance dans les années 1980, disant « il faut du 15 % sur l'equity  » a pu jouer, et cela a pu effectivement être un facteur restrictif de l'investissement. Bien sûr, cela ne concerne que certaines entreprises et peut-être certains pays. Comment articuler l'argument keynésien, l'excès d'épargne, avec l'idée, qui est quand même fondée, y compris par des travaux empiriques, d'une baisse du progrès technique ?

 

Olivier Blanchard – Mais là, c'est la thèse selon laquelle, les taux de rendement minimum exigés par les entreprises sont incroyablement élevés. Si c'était une distorsion, si c'était une erreur, cela amènerait en effet un investissement insuffisant et des taux d'intérêt très bas. C'est possible mais peu probable, parce que les taux de rendement du capital ne sont pas de l'ordre de 15 % ou de 20 %, ils sont plutôt de l'ordre de 8 % ou de 10 %, ce qui n'est pas très éloigné d'une juste compensation pour le risque.

 

Xavier Ragot –  Il est vrai que l'on voit la chute de l'investissement dans tellement de pays, avec des structures capitalistiques différentes : Suède, Allemagne, France, Italie, etc. Il doit y avoir quelque chose de plus général que la simple diffusion de normes de marché pour des taux de rendement élevés. Un exemple, c'est le capitalisme familial présent dans beaucoup de pays, même ces types d'entreprises ont des taux d'investissement qui décroissent. Mais la preuve empirique de quelque chose de plus général est toujours très délicate, donc c'est toujours ouvert au débat.

L'actualité du débat macroéconomique aujourd'hui, c'est le retour de l'inflation. Dans quelle mesure le retour de l'inflation change-t-il des éléments de cette analyse ? Comment ces chocs influencent-ils la perspective d'évolution des taux d'intérêt réels, et comment, en général, l'inclusion de cette hausse persistante de l'inflation modifie-t-elle l'analyse de l'espace fiscal possible ?

 

Olivier Blanchard – Il y a une discussion à court terme et il y a une discussion à moyen terme. À court terme, il est clair que le fait que l'inflation soit plus élevée implique que les taux d'intérêt réels sont encore plus bas. Si les taux d'intérêt réels à court terme sont à peu près à zéro et que le taux d'inflation est d'environ de 5 %, alors le taux d'intérêt réel est négatif de –5 %. Si la croissance est substantielle, de 1 % ou 2 %, alors l'écart « r – g » est gigantesque. Cela veut dire qu'il est moins nécessaire d'avoir une politique budgétaire de soutien, mais c'est un effet de très court terme.

À moyen terme, ce qui compte, c'est la discussion : quel est le taux d'inflation, quel est l'objectif d'inflation à moyen terme ? Le résultat de la crise, ce sera de l'augmenter. Est-ce qu'on retournera à 2 % ou à 2,5 % ? L'un des problèmes idiots que l'on a en politique macroéconomique, c'est le taux plancher zéro (zero lower bound) ; en ce sens, un taux d'inflation un peu plus élevé serait utile. On peut aussi penser que ce serait pas mal d'avoir un taux d'inflation moyen un peu plus élevé, qui donnerait un peu plus de marge de manœuvre à la politique monétaire. Toutes choses égales par ailleurs, un objectif d'inflation un peu plus élevé, s'il amène à une inflation un peu plus élevée, permet d'avoir un peu plus de marge de manœuvre pour la politique monétaire, donc d'avoir un peu moins à utiliser la politique budgétaire et donc, par exemple, d'avoir des déficits un peu moins importants, parce que la politique, monétaire peut faire plus de boulot. On peut favoriser une augmentation de l'objectif du taux d'inflation, mais on ne peut pas fixer des objectifs de taux d'inflation très différents de celui que nous observons. La perception de l'inflation change terriblement selon que l'on est à 2 % ou que l'on est à 4 %. À 4 %, les gens commencent à réfléchir à l'inflation et le risque de boucle de prix-salaire devient plus probable, et complique assez considérablement la politique monétaire. Donc de ce point de vue, on peut se prononcer pour une augmentation d'un objectif d'inflation du côté de 3 % ; et il faut être réaliste, c'est 1 % de plus de marge de manœuvre, c'est mieux que rien, ce n'est pas la solution à tout.

 

Xavier Ragot – L'hypothèse que la banque centrale va moins augmenter les taux d'intérêt que l'inflation, l'hypothèse donc d'une banque centrale accommodante parce qu'elle réagit à un choc d'offre est-elle plus vraisemblable qu'une banque centrale à la Volcker ?

 

Olivier Blanchard – Il peut y avoir de nouveaux chocs sur l'offre, comme avec Omicron. Mais si on laisse cela de côté, la Federal Reserve (Fed) pense qu'elle va pouvoir ralentir l'inflation jusqu'à 2,5 % à la fin de 2023, sans avoir à augmenter considérablement les taux d'intérêt. Les marchés ont l'air de penser que c'est possible. On peut beaucoup en douter. Il n'est pas du tout certain que l'inflation puisse vraiment diminuer sans une augmentation des taux d'intérêt à court et moyen terme plus élevée que ce que pense la Fed. Où en seront les taux d'intérêt dans quatre ans ou cinq ans ? À ce moment-là, ce sera ce que l'on appelle la stagnation séculaire, où les taux d'intérêt sont très bas. Ce sera l'environnement dans lequel on évoluera... Mais entre main tenant et, disons, dans trois ans, quatre ans ou cinq ans, on risque d'avoir plus d'augmentation des taux d'intérêt, disons en 2022, que la Fed ne le croit.

 

Jean-Paul Pollin – On fait semblant de le croire. Powell croit-il vraiment ce qu'il dit ? Parce que le choc de demande du plan de Biden est important, et le choc d'offre en effet est encore un peu devant nous.

 

Olivier Blanchard – Quand le plan Biden de relance, celui de février 2022, a été mis en place, les experts de la Fed se sont convaincus qu'on pourrait y arriver sans avoir à augmenter considérablement les taux d'intérêt. Puis ils sont devenus plus inquiets et ils ont réalisé qu'ils avaient besoin d'envoyer un message un peu plus pessimiste ; et ils ont commencé à le faire. Mais ils restent assez convaincus qu'ils seront capables de le faire avec des taux d'intérêt réels négatifs. Il n'est pas certain que cela soit possible.

Soutenabilité de la dette publique

Xavier Ragot – L'efficience dynamique, c'est l'idée que la dette publique peut augmenter le bien-être dans un environnement rg. Il y a donc une grande utilité de la macroéconomie pour penser la dette publique, qui est le pur objet d'équilibre général par excellence. Mais une fois que l'on a dit cela et que l'on essaie de penser de manière un peu plus précise un critère un peu opérationnel d'espace fiscal, en lien avec la soutenabilité de la dette publique, quel cadre général fournir aux décideurs publics, français, italiens, allemands ? Ont-ils un espace fiscal ou pas en fonction des contraintes des différents pays ?

 

Olivier Blanchard – Il faut séparer la partie soutenabilité de la dette et la partie politique budgétaire optimale, qui sont des questions séparées. Bien sûr si la dette n'est pas soutenable, la deuxième question ne se pose pas. La dette peut être soutenable, mais on peut décider de ne pas utiliser l'espace budgétaire fiscal comme, par exemple, en Allemagne. L'Allemagne a beaucoup d'espace fiscal, mais personne ne lui demande de l'utiliser.

Sur la soutenabilité de la dette, quelque chose d'absolument trivial et important, c'est que les taux d'intérêt réels très bas donnent beaucoup plus d'espace budgétaire. C'est une question d'arithmétique ; si l'on a un taux d'intérêt réel négatif sur la dette, ou inférieur au taux de croissance, on peut certainement avoir des déficits publics plus importants sans risquer d'avoir une explosion de la dette. Le grand changement par rapport à Maastricht, c'est que les taux d'intérêt réels ont considérablement diminué, et ils jouent un rôle absolument central dans la dynamique de la dette. Et donc les objectifs de Maastricht, même s'ils étaient corrects ou compréhensibles à l'époque, ont peu de chance d'être les bons objectifs maintenant. La question est : comment réfléchit-on à la soutenabilité de la dette ? Selon les politiques que le gouvernement a annoncées, les politiques en place, les politiques qu'il a annoncées pour le futur, quelle est la probabilité que la dette explose ? Et on doit se poser la question non seulement sur la base des anticipations, des prévisions, mais aussi de l'incertitude qu'il y a. Il peut n'y avoir aucun problème d'après les prévisions, mais en cas de variation des taux, de chocs sur l'économie, la situation serait différente. Apprécier si la dette est soutenable ou pas est donc quelque chose de très compliqué.

Il faut réfléchir à l'évolution de la balance primaire, le taux de croissance, le taux d'intérêt ; non seulement les prévisions sur ces variables, mais aussi l'incertitude associée à ces prévisions. Et cela amène des réponses qui ne sont pas binaires, mais en termes de probabilité. Sur la base de ce que nous savons, la probabilité que la dette soit soutenable est très élevée, et donc il n'y a pas de raison de s'inquiéter.

Il est toutefois possible que si la dette n'explose pas, elle augmente en fait assez rapidement. Le gouvernement va faire des changements de politique, augmenter le taux de TVA, augmenter le contrôle de certaines dépenses et chercher à rétablir la soutenabilité de la dette. L'investisseur, qui est très important puisque c'est lui qui va décider du prix des obligations sur le marché des obligations, et les agences de notation vont écouter ce que le gouvernement annonce et vont se demander si cela est crédible. Est-ce que le gouvernement peut vraiment faire passer une augmentation des impôts, ou est-ce qu'en pratique il ne le fera pas ? Peut-il vraiment contrôler certaines dépenses ? Toute une série de questions sur la réponse du gouvernement et, pour une même situation, un gouvernement peut être crédible et donc la dette est soutenable. Si le gouvernement n'est pas crédible, il y a vraiment un problème. C'est ce que les agences de notation et les investisseurs font.

C'est une question très compliquée, et il est illusoire de la résoudre en deux chiffres comme le 60 %-3 %, ce n'est pas possible. On peut penser qu'il n'y aura pas d'explosion de la dette, parce que la règle 60 %-3 % va être appliquée ou comme le « schwarze Null » en Allemagne, cette règle du « zéro noir » qui impose des budgets à l'équilibre ou avec un excédent positif. Le problème est alors qu'il n'y a plus de politique budgétaire possible, ce qui est d'autant plus grave que la politique monétaire ne peut pas être utilisée... Il est possible de se doter de règles qui permettent la soutenabilité, mais elles empêchent les politiques de stabilisation.

 

Xavier Ragot – Mettre en avant une gestion dynamique de la politique fiscale pour stabiliser l'économie amène trois façons de penser la politique fiscale : (1) la finance publique, donc la gestion des distorsions, le lissage des taxes ; (2) le stock optimal, la dette publique optimale ; (3) le déficit optimal, avec des éléments plus connus de la macroéconomie, comme le multiplicateur keynésien, la macroéconomie du flux. Dès lors, le raisonnement est de constater qu'il y a de l'espace sur les stocks et que par ailleurs des arguments économiques forts disent que pour la gestion du flux, les multiplicateurs sont plus élevés que prévus, au moins avant la crise. Est-ce que cette vision fait partie d'une évolution de la pensée macroéconomique et du retour de la politique fiscale pour stabiliser l'économie – et donc on retrouve un peu une forme de keynésianisme traditionnel – ou est-ce que l'environnement de taux bas change plus profondément la réflexion en faveur d'une utilisation proactive de la politique fiscale ?

 

Olivier Blanchard – La réponse est oui, sur la politique optimale, il y a deux façons antagonistes d'y réfléchir.

La première façon est celle de la pure finance publique qui fait l'hypothèse que la politique monétaire peut maintenir l'activité de manière à atteindre le plein-emploi en permanence. À partir de là, la politique économique se concentre sur les principes fondamentaux de finance publique : est-ce que l'endettement est acceptable et à quel niveau ? Si, par exemple, il faut financer un programme très lourd, il n'est pas nécessaire d'augmenter immédiatement les impôts en proportion, et il est peut-être préférable de le financer au fil du temps. Il y aura donc un peu de dette de manière à pouvoir payer plus tard. Ou alors, du point de vue intergénérationnel, on peut décider que dans la mesure où de gros efforts sont faits pour les générations futures, on peut peut-être leur laisser un peu plus de dette à financer dans l'avenir, et des impôts un peu plus élevés, et une production un peu plus limitée, parce que l'accumulation de capital a diminué. Accumuler trop de dette est irresponsable, et donc la priorité du point de vue de la finance publique pure sera de la diminuer. Dans un environnement où la politique monétaire est efficace, c'est comme ça qu'il faut réfléchir à la politique budgétaire. Cela ne jouera pas un rôle macroéconomique au sens cyclique, cela jouera un rôle en termes de diminution des distorsions d'impôt et d'aspects intergénérationnels.

La seconde façon, c'est de supposer que la politique monétaire ne puisse absolument pas être utilisée ; à ce moment-là, la seule manière de maintenir le plein-emploi, c'est le déficit public. Dans cet environnement, c'est la politique budgétaire qui devient l'instrument essentiel ; il faut s'en servir, il faut être prêt à faire des déficits.

Pourquoi ces deux extrêmes sont-ils importants ? Parce que la bonne combinaison des deux dépend du taux d'intérêt et de la possibilité pour la politique monétaire d'être efficace. Si le taux d'intérêt d'équilibre est très élevé, le taux d'intérêt nominal correspondant est élevé, et la politique monétaire est efficace, auquel cas on doit penser de manière relativement traditionnelle, de manière allemande. Si au contraire, on est dans le régime dans lequel on est aujourd'hui, où la politique monétaire n'est pas suffisante, à ce moment-là il faut donner beaucoup plus de poids au rôle de la stabilisation macroéconomique.

Ce sont les deux extrêmes, et la politique optimale est un mélange des deux en fonction du taux d'intérêt réel d'équilibre.

Là où le problème se pose, c'est dans le cas où la demande privée est très faible avec des déficits très importants et, malgré le fait que « r – g » soit négatif, la dette continue à filer. Et là, la question de la soutenabilité peut se poser. Au Japon, par exemple, la dette brute est à 250 % et la question ne se pose pas encore, mais il est probable que si le Japon continue encore dix ans, elle se posera. Existe-il d'autres moyens d'augmenter la demande privée, sans faire de déficit aussi important ? C'est une question qui peut se poser dans l'avenir. Elle ne se pose pas pour le moment en dehors du Japon. L'Europe et les États-Unis peuvent financer leur déficit, maintenir des déficits importants si nécessaire, sans avoir de problème de soutenabilité, mais à terme, il pourrait y avoir un problème. Et donc, il faut réfléchir à des leviers pour augmenter la demande sans déficit et donc sans problème de soutenabilité de la dette.

 

Jean-Paul Pollin – Dans ce cadre, comment fonctionne la politique monétaire, et quelle est son utilité, dès lors que l'on n'est pas dans la situation optimale où la politique budgétaire a une certaine marge ? Quel serait, dans ce cadre, le mandat de la politique monétaire ?

 

Olivier Blanchard – Il faut toujours utiliser la politique monétaire, il faut une utilisation maximum de la politique monétaire. Simplement, quand le taux d'intérêt d'équilibre est très bas, ainsi que l'inflation anticipée, la politique monétaire n'a plus de marge de manœuvre. C'est un monde où la politique monétaire ne peut pas être utilisée. Dans un monde normal, la politique monétaire a principalement la charge de la stabilisation, parce qu'elle est beaucoup plus à même de réagir vite et bien.

Comment coordonner politique budgétaire et politique monétaire ? La politique budgétaire doit être telle qu'elle donne de l'espace à la politique monétaire. Il faut qu'elle soit suffisamment forte pour permettre un niveau de demande privée tel que le taux d'intérêt d'équilibre soit positif, et qu'il rétablisse de la marge pour la politique monétaire. Des déficits plus importants ont pour effet d'augmenter le taux d'intérêt d'équilibre et de redonner de la marge à la politique monétaire. La coordination des deux politiques, où la politique budgétaire, si la demande privée est insuffisante, pousse la demande, amène des taux d'intérêt positifs et la politique monétaire, à ce moment-là, peut aider l'économie à atteindre le plein-emploi. Quand les taux d'intérêt sont positifs, la politique monétaire peut les diminuer.

 

Jean-Paul Pollin – Que devient l'indépendance de la politique monétaire dans ces conditions ?

 

Olivier Blanchard – La politique monétaire fait ce qu'elle peut et il n'y a pas de problème d'indépendance. Si l'on demandait une politique monétaire à même de créer une hyperinflation, à ce moment-là, il y aurait des problèmes d'indépendance. Pour le moment, la politique monétaire n'est pas dominée par la politique budgétaire. Cela se produirait dans le cas suivant : si, par exemple, la demande privée devenait naturellement plus forte, les consommateurs seraient plus optimistes, l'investissement privé en matière d'énergie exploserait ; à ce moment-là, la banque centrale devrait augmenter les taux d'intérêt, pour éviter une surchauffe. Mais alors le coût de la dette augmenterait, ce qui pourrait amener les gouvernements à intervenir, c'est la dominance fiscale, la dominance budgétaire. Est-ce que cela risque de se produire ? En Europe, sûrement pas, parce qu'il y aurait dix-neuf arbitrages en même temps, il n'y a pas de danger. Aux États-Unis, on peut imaginer un scénario où cela peut se produire ; si, par exemple, Trump est réélu et qu'il mette à la tête de la Fed quelqu'un qui obéit à ses ordres, on peut penser que cela puisse arriver, mais ce sont des scénarios qui sont peu probables.

 

Xavier Ragot – On peut penser que l'arbitrage comportera deux volets : limiter, d'une part, l'augmentation des taux d'intérêt et, d'autre part, une promesse d'augmenter la TVA pour réduire la dette, pour calmer l'économie. Le surcroît d'épargne avec la Covid, qui est de 10 % du revenu disponible des ménages, personne ne sait où va aller la propension à consommer. On ne peut exclure un choc de demande positif et dans ce cas-là il y aura de l'inflation, et ce sera le bon moment pour augmenter certains impôts.

 

Olivier Blanchard – Il y a là deux scénarios : soit la demande privée augmente ; soit c'est le scénario catastrophe où la Fed dit qu'il faut qu'elle augmente les taux d'intérêt, et si on l'en empêche, il en résulte une surchauffe de l'inflation, etc.

Il y a un autre scénario où la demande privée augmente, et il n'y a plus besoin de faire des déficits aussi forts pour maintenir la demande, et donc cela permet de diminuer les déficits et d'avoir moins de problèmes de soutenabilité de la dette. Mais diminuer les déficits, c'est facile à dire et un peu abstrait, en pratique c'est difficile parce que cela veut dire augmenter les impôts, ou diminuer une dépense, ce qui va affecter un certain nombre de gens. À cette réserve près, c'est manifestement le scénario optimal. Si, par exemple, au Japon la demande privée devient plus forte, c'est l'occasion de réduire les déficits et donc d'avoir des dynamiques de dette qui soient meilleures. Est-ce que cela se produira ? Comme on le sait, c'est un peu difficile d'augmenter les impôts, mais c'est une question que l'on doit se poser. Il est très important d'avoir un instrument qui permette de ralentir la demande et donc de diminuer les déficits de manière plus ou moins mécanique, donc des stabilisateurs automatiques plus efficaces C'est le scénario idéal, la demande privée devient plus forte, les déficits diminuent, et tout va bien.

 

Xavier Ragot – C'est un peu utiliser à revers la finance fonctionnelle, en disant que si la politique budgétaire doit stabiliser le cycle, c'est aussi vrai en cas de surchauffe. La politique budgétaire peut diminuer la surchauffe, et en même temps diminuer la dette publique qui est élevée.

 

Olivier Blanchard – On utilise la politique budgétaire pour maintenir l'économie au plein-emploi. Cela veut donc dire quelquefois en faire plus et quelquefois en faire moins.

 

Xavier Ragot – Dans quelle mesure la politique fiscale (et la gestion du cycle) est-elle neutre du point de vue des groupes sociaux ? Il y a les travailleurs pour lesquels le revenu provient principalement du travail (donc cela dépend du salaire réel) et ceux pour lesquels le revenu vient principalement du capital (taux d'intérêt réel). Est-ce que ce conflit de répartition ne modifie-t-il pas l'analyse, qui devrait être conditionnelle au bien-être de certains groupes sociaux ?

 

Olivier Blanchard – Bien sûr ; l'objectif essentiel, c'est de maintenir l'économie au plein-emploi, mais l'objectif second, peut-être même l'objectif dual, c'est de diminuer – ou du moins de ne pas augmenter – l'inégalité. Et de ce point de vue, il y a un débat intéressant qui interagit avec ce que l'on dit, mais qui amène à des conclusions un peu différentes. La politique monétaire est l'instrument essentiel de stabilisation, mais elle a des implications défavorables en termes d'inégalités. L'argument standard des banquiers centraux dans ce cas-là est : on retourne à l'économie de plein-emploi et tout le monde en profite. Et la manière de faire cela, comme la crise de la Covid l'a montré, c'est en augmentant le prix des actifs et les gens qui détiennent des actifs, ce sont les gens riches, pas les gens pauvres. Donc la politique monétaire a des effets d'inégalité qui sont très forts. Il est possible d'obtenir le même niveau d'activité en utilisant la politique budgétaire, et donc en redistribuant. Auquel cas, on obtient les deux objectifs : à la fois une augmentation de la demande, donc un retour au plein-emploi, et moins d'inégalité. La discussion porte alors sur la coordination des deux. C'est essentiel et on a vu les effets massifs d'inégalités de la politique monétaire dans un contexte de taux réel très bas.

 

Xavier Ragot – D'un autre côté, ne faut-il pas se concentrer sur les inégalités de revenus, sur les flux et pas sur les stocks ? Parce que ce qui compte, c'est ce que les gens consomment ; les inégalités de patrimoine sont-elles aussi importantes que cela ?

 

Olivier Blanchard – Du point de vue de la théorie microéconomique avec des consommateurs rationnels, ce qui compte, c'est la richesse, pas le revenu nécessairement. Il est clair que l'augmentation de la richesse, le fait que les bourses aient considérablement augmenté, entraîne une perception de l'augmentation des inégalités, bien que le salaire réel en bas de l'échelle ait augmenté plus vite que le salaire réel médian ou moyen. Du point de vue des perceptions, il est tout de même très coûteux d'avoir un environnement où les riches deviennent beaucoup plus riches même si les salaires réels augmentent. C'est peut-être plus une question d'économie politique, mais on ne peut pas l'ignorer.

L'Europe et la France

Xavier Ragot – Qu'est-ce que cela veut dire pour l'Europe en termes de règles, d'architecture fiscale ? Faut-il aller vers plus d'institutions et moins de règles ? Et si c'est vers plus d'institutions, lesquelles ? Et dans la foulée, comment raccorder cela au débat en France entre les tenants d'une politique fiscale ambitieuse et les partisans d'une réduction de la dette ?

 

Olivier Blanchard – Dans un article avec Jéromin Zettlemeyer et Alvaro Leandro (2021), nous proposons d'analyser la soutenabilité stochastique de la dette. Et c'est un processus que nous avons déjà évoqué, une analyse des prévisions, puis le niveau d'incertitude, et enfin les annonces du gouvernement et comment concilier ces différents éléments. C'est un travail d'analyse budgétaire qui peut être fait dans chaque pays ou par la Commission, ou par les deux, ensemble : une recommandation de la Commission disant : sur la base de ce que nous avons fait, il nous paraît y avoir un problème ou pas de problème. Un processus de réconciliation au niveau de Bruxelles, et puis une décision soit par la Cour de justice, en développant la partie économique, ou par le Conseil de l'Europe, qui a des positions plus politiques. Est-ce que cela se passera ? Non, mais c'est la réponse d'un économiste, qui en tenant compte d'ailleurs un peu des institutions, pense qu'il faut faire quelque chose de très différent. Est-ce que cela arrivera ? Probablement pas.

Peut-on imaginer des règles qui soient meilleures que les règles actuelles ? C'est une illusion totale de penser que l'on va trouver une règle très simple, au vu de la complexité des problèmes. Là encore, on peut trouver une règle très simple, sauf que très souvent elle empêchera de faire ce qu'il faut faire en matière de politique budgétaire, donc ce n'est pas une bonne règle. Le point essentiel, dans la dynamique de la dette, c'est la relation entre la balance primaire, en excluant les taux d'intérêt, et la charge de la dette, étant définie comme « r –  » multiplié par la dette. C'est ce qu'il faut payer de manière à ce que le rapport de la dette au PIB reste constant. Cela suggère des règles où le gouvernement doit atteindre des balances primaires qui soient suffisantes pour couvrir « r –  » multiplié par la dette. Le point important, sans entrer dans les détails techniques, c'est que ce qui devient fondamental n'est pas la dette mais le service de la dette. Le danger en termes de soutenabilité, c'est le service de la dette. Certes il est très bas, mais il faut tenir compte du fait qu'il pourrait être plus élevé. Il peut y avoir de l'incertitude et donc il faut avoir une règle qui fixe ce qui se passerait si, par exemple, les taux d'intérêt augmentaient. J'ai fait des propositions en ce sens et Lawrence Summers et Jason Furman (2019) ont proposé quelque chose aux États-Unis.

Le troisième point, c'est qu'en Europe, on est en train de s'acheminer vers un compromis qui est politiquement compréhensible, mais douteux du point de vue économique : une espèce de compromis entre ceux qui veulent retourner aux règles traditionnelles 60 %-3 %, et ceux qui veulent pouvoir financer l'investissement public et qui veulent donc éventuellement faire plus de dette. Il me semble donc que l'on est en train de s'acheminer vers un compromis où, d'une part, on garde à peu près les règles, en éliminant toute une partie de l'échafaudage, mais en gardant l'idée de 60 %-3 %, et en échange on permet à Bruxelles de faire des plans du genre Next Gen, c'est-à-dire un financement de l'investissement public par la dette. Ce sera beaucoup mieux que le système actuel, mais conceptuellement du point de vue économique, ce n'est pas une très bonne idée, parce que si on fait de l'investissement public, qui est en soi très utile du point de vue social, du point de vue du climat, etc., cela ne rapporte rien au gouvernement. Donc du point de vue de la soutenabilité de la dette, faire de l'investissement public, c'est exactement la même chose que de payer plus les fonctionnaires. Certes l'investissement public a des effets très utiles sur la qualité de la croissance, mais du point de vue de la dynamique de la dette publique, les deux types de dépenses sont absolument équivalentes. Il y a un danger à décider, parce que c'est de l'investissement public, que l'on peut tout financer par la dette. Si, par exemple, on adoptait cette règle aux États-Unis, ce serait très dangereux parce qu'à ce moment-là, on y mettrait n'importe quoi ; on définirait comme investissement des choses qui ne sont pas vraiment de l'investissement. En Europe, je suis moins inquiet ; je pense que dans ce cas-là, Bruxelles limitera la liste de choses qui peuvent être financées par de la dette. Là encore, cela me paraît être peut-être une bonne solution politique, parce que je crois que la plupart des gens sont en faveur de l'investissement public, de l'investissement vert, du financement par la dette, mais du point de vue économique, c'est un peu douteux.

 

Xavier Ragot – Pour concilier l'application stricte des règles avec la Green Golden Rule, n'est-il pas possible de pérenniser des structures d'endettement européennes ?

 

Olivier Blanchard – Ce n'est probablement pas possible du point de vue constitutionnel, mais on peut avancer par projets et par programmes. Next Gen est un très beau programme, puis un deuxième Next Gen plus orienté vers l'investissement vert, peut-être un troisième. C'est la proposition de Jean Pisani-Ferry. Il ne faut pas que ce soit présenté comme un schéma permanent, il faut que ce soit une série de programmes.

Xavier Ragot – Que conseiller au gouvernement comme trajectoire de dette et d'investissement ?

 

Olivier Blanchard – Il y a toute une série de choses à faire en termes d'investissements, financés ou pas par de la dette. Il faut un effort plus important sur l'éducation nationale et sur le système de santé où manifestement un certain nombre de gens sont sous-payés. Faut-il le financer par de la dette ou faut-il le financer partiellement par l'impôt ? Cela va dépendre de la situation macroéconomique. Si l'on ne veut pas de déficit pour des raisons de stabilisation macroéconomique, il faut un financement par l'impôt. Il faut séparer ce qui est désirable du point de vue de l'économie – il est désirable d'améliorer l'éducation –, du point de vue du financement. Et de manière générale, ce sont deux questions séparées. Mais le financement dépend en partie de l'aspect macro, et si l'on continue à avoir une demande privée très faible, il faut être prêt à continuer à avoir des déficits plus élevés.

 

Entretien réalisé en mars 2022


Bibliographies

Blanchard O. (2022), Fiscal Policy under Low Interest Rates, MIT Press, décembre, à paraître.

Blanchard O., Leandro A. et Zettelmeyer J. (2021), « Redesigning EU Fiscal Rules: from Rules to Standards », Economic Policy, vol. 36, no 106, avril, pp. 195-236.

Blanchard O. et Tirole J. (2022), Les grands défis économiques, PUF, septembre.

Furman J. et Summers L. H. (2019), « Who's Afraid of Budget Deficits: How Washington Should End Its Debt Obsession », Foreign Affairs, no 98, p. 82.