« Rising interest rates, the need to protect vulnerable populations against high food and energy prices, or increased defense spending, make it more difficult to maintain fiscal sustainability. In turn, the erosion of fiscal space makes it harder to invest in the climate transition, while delays in dealing with the climate crisis make economies more vulnerable to commodity price shocks, which feeds into inflation and economic instability. Geopolitical fragmentation worsens all these trade-offs by increasing the risk of conflict and economic volatility and decreasing overall efficiency. »
Pierre-Olivier Gourinchas (2022).
Dès les années 1990, la croissance de la dette a fait l'objet de rapports d'experts inquiets quant à la soutenabilité d'une telle trajectoire des finances publiques (Champsaur et Cotis, 2010). Le mouvement s'est accéléré à la suite des politiques publiques visant à surmonter la crise financière de 2008, puis le « quoi qu'il en coûte » a suscité un aggiornamento de la Banque centrale européenne (BCE). La compensation des mesures de confinement liées à la Covid-19 suscite une nouvelle flambée de la dette de l'État, ce qu'approfondissent encore la guerre en Ukraine et l'incertitude sur les perspectives de croissance. L'inquiétude des économistes tranche avec la faible présence de la question de la dette lors de l'élection présidentielle d'avril 2022. Quel diagnostic livre une mise en perspective historique ?
Trop souvent, l'endettement public est conçu comme un écart, dû à quelques irrationalités des acteurs, entre une politique optimale et celle effectivement menée par des gouvernements qui cherchent à séduire les électeurs. En fait, il est une tout autre lecture : les phases d'augmentation de la dette publique correspondent à la mise en tension du système fiscal par rapport à de nouvelles préoccupations et fonctions que le développement endogène du capitalisme conduit l'État à assurer. N'est-il pas trop souvent négligé que la succession des guerres et des crises soient les épisodes au cours desquels sont suspendues les règles de bonne gestion des finances publiques (Bignon et Sicsic, 2020) ? Les deux dernières décennies ont été riches en événements réputés inattendus : crise de la nouvelle économie en 2000, de la titrisation en 2008, crise de l'euro, crise sanitaire en 2020 ou encore les craintes d'une économie de guerre réintroduisant une régulation par la pénurie. Analyser à travers ce prisme l'histoire économique française depuis 1945 livre une intelligibilité renouvelée. C'est une alternative à l'hypothèse de chocs réputés exogènes affectant une trajectoire équilibrée de long terme, par construction structurellement stable. En effet, différents modes de croissance se sont ainsi succédé et la flambée des dettes publiques correspond aux coûts associés à ces transitions difficiles, encore inachevées.
La dynamique du capitalisme implique
une extension des fonctions de l'État
C'est celui qui fait du régime socioéconomique du capitalisme le lieu de transformation et d'innovation selon des processus hors équilibre. En déplaçant le centre des conflits et des déséquilibres, il fait apparaître la nécessité de mécanismes correcteurs qui font appel à une logique différente de celle de la concurrence. Ainsi l'État qui n'était que le garant des droits de propriété et l'expression des pouvoirs régaliens en matière de défense et de diplomatie doit s'intéresser à la généralisation de l'éducation, à la couverture des risques sociaux, à la santé et à la recherche fondamentale comme support des innovations privées (Delorme et André, 1983 ; André et Delorme, 1991). Cette tendance a été détectée de façon précoce dès l'émergence du capitalisme industriel comme en témoigne la citation suivante de Wagner (1863) : « L'étendue des activités de l'État a augmenté [...] tandis que les populations bénéficiaient de niveaux de civilisation de plus en plus élevés, et qu'elles en demandaient toujours plus à l'État [...]. Ce phénomène a le caractère et l'importance d'une « loi » de l'économie politique : ce que l'on demande à l'État croît parallèlement au progrès de la population. » En conséquence, loin de connaître une croissance homothétique, les économies modernes sont caractérisées par une croissance plus rapide du secteur public que celui du privé. Se greffe, en outre, l'impact qu'ont les activités de l'État qui traditionnellement se concentrent sur des services dont les prix relatifs croissent par rapport aux biens manufacturés (Semedo, 2007). Ainsi s'introduit un effet Baumol en vertu duquel le secteur étatique évalué aux prix courants occupe une part croissante du PIB. La conjugaison de la loi de Wagner et de l'effet Baumol introduit donc une tendance aux déséquilibres des finances publiques à régime fiscal invariant. Cependant, face à ce déséquilibre potentiel, les gouvernements ont mené des politiques de freinage des rémunérations des agents du secteur public (Boyer, 2022), ce qui réduit l'importance de l'effet Baumol. Par contre, la tendance mise en évidence par Adolph Wagner joue à plein : ce sont moins les dépenses d'administration qui croissent, mais plutôt celles correspondant aux divers transferts sociaux qui entérinent le rôle central de l'État dans la redistribution (cf. graphique 1). Ce qui crée une tendance au déficit des finances publiques, donc l'appel à des ressources supplémentaires.
Un consentement à l'impôt
de plus en plus difficile
Les régimes fiscaux dérivent rarement des considérations d'économie pure concernant une fiscalité optimale préservant l'efficacité dans l'allocation des ressources. Les considérations concernant la redistribution occupent une place de plus en plus importante avec l'accès des salariés au vote, ce dont témoigne l'élaboration des programmes politiques des gouvernements. La lecture du code fiscal de chaque pays livre une radiographie des relations qu'entretient l'État avec les divers groupes socioéconomiques. Tous voudraient bénéficier des biens publics et des transferts en leur faveur sans pour autant être mis à contribution par des impôts. Si, durant la période des Trente Glorieuses, la rapidité et la régularité de la croissance permettaient de satisfaire la plupart des demandes sociales, ce n'est plus le cas avec le ralentissement tendanciel observé au fil des décennies. Le consentement à l'impôt se transforme en une myriade de stratégies afin de l'éviter.
Si ce phénomène est général, il aboutit à des configurations contrastées dans les divers pays de l'OCDE (Péligry et Ragot, 2021). Au début des années 2000, le groupe des pays européens se distinguait significativement des pays anglo-saxons et du reste du monde. Au fil du temps, la taxonomie se complexifie : à un extrême, la plupart des pays européens combinent de forts prélèvements obligatoires et une taxation importante du travail, à un autre extrême, les pays de langue anglaise sont parvenus à limiter ces deux sources de prélèvement. On retrouve en position intermédiaire tant le Japon que certains pays européens. Dès lors apparaissent des programmes politiques visant à baisser la fiscalité tant pour encourager l'investissement des entreprises que pour soutenir le pouvoir d'achat des salariés. La courbe de Laffer postulait que certaines baisses de la fiscalité entraînent une augmentation de l'activité au point de susciter des surplus budgétaires. L'expérience historique montre que ce n'est pas généralement le cas, de sorte que les politiques économiques expansives se traduisent par un déficit structurel, au sens où il persiste sur un cycle complet. La période contemporaine est exemplaire à ce titre.
Essor du capitalisme industriel, guerre et crise
à l'origine de l'explosion des dettes publiques.
Dans la première moitié du xixe siècle, la dette publique représente moins de 10 % du PIB et ne fluctue que modérément d'une année à l'autre (France-inflation.com, 2011). Un premier tournant intervient en 1870 sous l'effet semble-t-il du passage à une nouvelle forme de capitalisme qui fait appel à un développement des infrastructures publiques. Comme la fiscalité ne suit pas, ce nouveau cours est financé par des dettes publiques qui représentent jusqu'à 100 % du PIB. Mais cette proportion décroît jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale. C'est alors que l'encours de dette atteint jusqu'à 200 % du PIB afin de financer la Première Guerre mondiale, de répondre à la crise des années 1930, puis à l'entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, ces niveaux n'ont jamais été atteints, ne serait-ce que parce que dans le milieu des années 1970, la dette publique atteint son étiage. Depuis lors, la tendance longue est à la croissance de la dette publique qui atteint près de 100 % du PIB à l'aube de la décennie 2010.
Une séquence bien particulière régit ces épisodes successifs. Dans un premier temps, face à des dépenses considérables et imprévues, les gouvernements recourent à la dette, mais son explosion ne peut être une solution durable puisqu'il importe de trouver des ressources fiscales afin d'assurer la crédibilité de la dette et soutenir le mode de croissance, une fois assurée la paix et la sortie de la crise des années 1930. C'est ainsi qu'est inventé l'impôt sur les revenus des personnes physiques, mais aussi la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) lors des Trente Glorieuses. En quelque sorte, les finances publiques se réordonnent après qu'ait été institué un régime fiscal apte à assurer une croissance des recettes publiques. Ces épisodes majeurs sont à l'origine d'innovations qui finissent par faire époque en matière de finances publiques. On se trouve donc aux antipodes du choix d'une fiscalité optimale le long d'un sentier de croissance régulière.
Ce trait n'est pas propre à la France (Piketty, 2013, graphique 10.9), une chronologie sensiblement équivalente s'observe pour nombre d'autres pays. Tant en Allemagne qu'aux États-Unis, l'endettement public ne se développe qu'à partir de la seconde moitié du xixe siècle et il augmente brutalement lors de la Première Guerre mondiale, considérablement pour les belligérants que sont le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France, de façon beaucoup plus modérée aux États-Unis. Par contre, l'envolée de l'endettement public est considérable et commune au titre de la Seconde Guerre mondiale. Par contre, les conditions de sortie de la Seconde Guerre mondiale apparaissent différentes : réduction extrêmement rapide en Allemagne et en France, mais beaucoup plus progressive aux États-Unis et plus encore au Royaume-Uni. Cette divergence des trajectoires nationales suggère que nul déterminisme ne prévaut pour sortir des situations de fort endettement public.
Pourtant, il est remarquable qu'à partir des années 2000, les quatre pays, quel que soit leur mode de croissance, enregistrent un essor de leur dette publique que seul l'Allemagne parvient à enrayer.
1945-2022 : le statut changeant de la dette
au gré des modes de développement
et des événements mondiaux
À la lumière des recherches inspirées par la théorie de la régulation, il est possible de dresser une chronologie originale en fonction des raisons du recours à l'endettement public et non pas simplement de son montant. À grands traits se succèdent quatre périodes qui débouchent sur les incertitudes de 2022 (cf. graphique 2) :
1949-1973 : lancement, puis maturation du régime de l'après-guerre ; déficits, puis équilibre ;
1974-1994 : désarticulation du régime de croissance ; la dette comme amortisseur ;
1995-2011 : croissance par la consommation au prix de la compétitivité ; la dette alternative à l'ajustement économique ;
2012-2022 : réponse à l'événement ; socialisation des coûts des crises financière, sociale, sanitaire.
1949-1973 – Les investissements publics financés par la dette lancent un régime de croissance sans précédent, qualifié de fordisme, au sens d'une remarquable synchronisation de la production et de la consommation de masse. Il atteint son rythme de croisière dans les années 1960, ce qui permet le rétablissement des finances publiques. Cet épisode est conforme aux enseignements des manuels d'économie de l'époque (Stoleru, 1968). Une croissance rapide est alimentée par la formation de capital et la modernisation productive. Un taux d'actualisation et un calcul économique public sont utilisés pour décider des investissements de l'État, en conformité avec le sentier de croissance. En réponse aux fluctuations du niveau d'activité, la théorie keynésienne fournit les outils pour stabiliser la conjoncture macroéconomique. En quelque sorte, l'investissement d'hier fait la valeur ajoutée d'aujourd'hui qui permet après-demain le remboursement de la dette.
1974-1994 – Le modèle précédent entre en crise, ce qui apparaît manifeste avec la flambée du prix du pétrole. En effet l'inflation s'accélère et la production chute, soit une conjoncture atypique par rapport aux régularités des Trente Glorieuses. Experts et responsables politiques tardent à percevoir qu'un changement d'époque est sans doute à l'œuvre. En majorité, ils diagnostiquent une turbulence d'une économie prospère, alors que seule une minorité considère la possibilité d'une crise du régime de croissance de l'après Seconde Guerre mondiale. Le taux de croissance se réduit, alors que les dépenses publiques se maintiennent à un niveau élevé d'où il résulte un déficit public financé par la dette. Cette dernière apparaît comme un amortisseur face à une rupture qui ne semble pas encore définitive.
1995-2011 – La nécessité d'un changement de régime socioéconomique est reconnue et il est façonné par l'ouverture internationale à la concurrence puis la libéralisation financière, tant domestique qu'internationale. Pèse cependant l'inertie des compromis institutionnels passés car la croissance continue à être tirée par la résilience de la consommation, alors même que s'approfondit la désindustrialisation par manque de compétitivité. Ce déséquilibre se traduit par une détérioration du solde commercial et une persistance de déficits publics supposés stimuler la demande domestique. Dans ce contexte, la dette apparaît comme un substitut à l'établissement d'un nouveau régime de croissance qui serait fondé sur le dynamisme des exportations, elles-mêmes stimulées par un regain d'innovations. Ainsi, dans ce troisième épisode, la dette publique continue à acheter du temps (Streeck, 2014) et elle devient une composante structurelle du régime macroéconomique.
2012-2022 – L'économie française entre dans une période marquée par la difficulté de sortie d'une crise financière internationale majeure et par la réévaluation du concept de globalisation. En effet, se succèdent crise des pays de la zone euro, crise sociale dont témoigne l'irruption des gilets jaunes, crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, productive par la fragilisation des chaînes globales de valeur alors qu'une crise écologique doit finalement être prise en compte par les politiques économiques. Face à autant d'événements adverses, l'État retrouve son rôle, d'une part, d'assureur des risques systémiques et, d'autre part, de défenseur de la solidarité nationale. Il en résulte une explosion de la dette qui est permise car depuis la grande crise financière de 2008 et celle de la zone euro de 2010, le relâchement de la politique monétaire (le quantitative easing) permet aux ministres des Finances des interventions massives au nom du « quoi qu'il en coûte ». Autant de facteurs qui se cumulent et expliquent une forte croissance de la dette publique. En quelque sorte, la dette permet la socialisation des coûts qui affectent négativement le niveau de vie des citoyens. A priori, cette configuration est sans précédent historique, ce qui rend toute prévision problématique.
Préparer l'avenir ou acheter la paix sociale ?
Ainsi, tant la crise financière de 2008 que celle de l'euro et enfin celle liée à la lutte contre la Covid ont conduit à une distribution de revenus non gagée par une production équivalente. L'enjeu est dès lors d'examiner si le volume et la composition des dépenses publiques préparent ou non la récupération du dynamisme économique. Compte tenu de la multiplicité des interventions publiques, un tel diagnostic ne peut être que préliminaire.
On se souvient du rôle déterminant qu'avaient eu les dépenses publiques dans l'établissement du régime de croissance de l'après Seconde Guerre mondiale. Or, depuis les années 1970, la FBCF (formation brute de capital fixe) des administrations publiques en proportion du PIB a eu tendance à décliner légèrement (cf. graphique 3). Il est de plus préoccupant que les phases qui correspondent à une réduction du déficit public soient associées à une contraction de l'investissement public, sans doute parce que l'arbitrage se fait au profit des consommations courantes. C'est un premier facteur de perte de dynamisme.
Depuis le milieu des années 1990, les gouvernements successifs n'ont cessé de prôner une augmentation des dépenses de recherche et développement pour faire face au basculement du paradigme productif porté en particulier par les techniques de l'information et de la communication. Hélas, les réalisations ne sont pas à la hauteur des promesses puisqu'on observe plutôt une légère régression de la part des dépenses de R&D (recherche et développement) des administrations publiques (cf. graphique 4). On note la réduction de la recherche fondamentale, alors que c'est un facteur décisif dans les périodes d'intense innovation. Pour sa part, l'enseignement supérieur gère une fraction quasiment constante de ces dépenses, contrairement à ce que l'on observe dans nombre d'autres pays. Un temps la réduction de la R&D liée à la défense a permis l'essor des activités civiles mais le retour de la guerre aux portes de l'Europe laisse augurer un redressement de cette part, sachant que innovations civiles et militaires tendent à être plus complémentaires que concurrentes. Ces divers indicateurs pointent une politique relativement conservatrice alors même que le redéploiement des systèmes productifs est devenu un enjeu majeur, non seulement pour l'emploi mais encore comme possibilité de taxation en vue de réduire les déficits publics structurels de la France.
Dans l'arbitrage entre achat de la paix sociale et préparation de l'avenir, la dernière décennie a clairement privilégié la première au détriment de la seconde (cf. graphique 5). En effet, la fraction du budget public consacrée à la protection sociale et à la santé apparaît contracyclique et tendanciellement en croissance. C'est tout particulièrement le cas en 2020 du fait des mesures destinées à compenser les pertes de production associées au confinement. Or dans une économie dominée par les activités de services, il n'est pas évident que les pertes puissent être compensées, d'autant plus qu'avec la reprise, l'économie bute sur la pénurie de produits intermédiaires et de composants produits à l'échelle internationale. Cette préférence pour le court-termisme pénalise les perspectives de croissance à moyen terme. Paradoxalement, la France n'est plus le pays de la planification et de la programmation des politiques publiques. De sorte qu'est limitée la perspective d'un redressement des capacités de production sur le territoire national, soit l'une des conditions de réduction de l'encours des dettes publiques.
Le dynamisme de l'investissement privé a-t-il compensé cette faiblesse du secteur public (cf. graphique 6) ? Le bilan est mitigé car si les années récentes marquent une légère progression de la FBCF privée, sa composition n'est que faiblement orientée vers les nouvelles techniques. La fabrication de produits informatiques stagne, certes les activités informatiques et les services d'information sont en expansion, mais demeure l'une des faiblesses majeures de l'industrie française, à savoir celle de la fabrication de biens d'équipement et de machines. Ainsi, le secteur privé semble s'être mieux adapté que le public, mais de façon limitée par rapport à ce qu'exigerait un complet basculement du paradigme productif. Il est donc difficile d'anticiper un redressement notable de la productivité et de la croissance.
Depuis les années 1990 est apparue une taxonomie originale concernant les politiques d'emploi. D'un côté, la dépense publique vise à indemniser les chômeurs et à maintenir leur niveau de vie, sans autre action. D'un autre côté, à ces politiques de soutien du revenu s'ajoute une aide publique à la requalification des salariés qui ont perdu leur emploi sous l'effet de la concurrence internationale et du changement technique. En dépit de mentions fréquentes du modèle de la flexsécurité danoise, c'est loin d'être la pratique effective poursuivie en France. Certes le CICE et les primes à l'embauche vont dans ce sens, mais les volumes impliqués demeurent modestes (cf. graphique 7). En effet, l'essentiel de l'action publique se concentre sur des allégements généraux sur les bas salaires et des mesures d'urgence, du type de celle mobilisée pour lutter contre le chômage lors de la crise de la Covid-19. Ainsi, l'aide au maintien de l'emploi à temps partiel a évité la chute des capacités de production, ce qui a facilité la reprise observée en 2021. Pourtant, la réduction des cotisations sociales pour les bas salaires a finalement généré l'équivalent d'une trappe d'emplois à basse qualification, à l'opposé de ce que met en place la flex-sécurité en interdisant un ajustement par la réduction du salaire. Par la formation professionnelle et la requalification, le propos est de préparer à des emplois à haute valeur ajoutée, concurrentiels à l'échelle internationale (Boyer, 2006b). Le mécanisme à l'œuvre en France n'est pas sans contribuer à la modération des gains de productivité car l'emploi est privilégié par rapport à la modernisation productive. Cela laisse augurer de notables difficultés pour rembourser la dette publique par un regain de croissance.
La négociation d'un compromis fondateur
peut réconcilier paix sociale
et dynamisme économique
Cette analyse de la trajectoire française montre l'existence d'un arbitrage entre ces deux objectifs des politiques économiques. En fait, ce n'est pas une nécessité logique dès lors qu'une politique économique repose sur la reconnaissance d'un compromis mutuellement avantageux entre entreprises et salariés. On pourrait ainsi opposer les configurations des pays sociodémocrates et celle de la France.
Tout au long de l'histoire économique française, les avancées sociales ont été le résultat des luttes politiques, le plus souvent en réaction à des mesures qui ne prenaient pas en compte les intérêts des salariés et plus généralement des citoyens au titre de la couverture sociale. Les exemples s'échelonnent des accords de Grenelle postérieurs à mai 1968 jusqu'à la réponse aux revendications des gilets jaunes en 2018. Les gouvernements avaient privilégié l'impératif économique, sans intégrer son acceptabilité sociale. Face à la protestation populaire, les gouvernements ont été contraints de partager une partie des bénéfices économiques pour restaurer la paix sociale. Dans cette première configuration, l'arbitrage entre paix sociale et préparation de l'avenir intervient ex post à travers un réajustement de la politique initiale. De fait, le chaos ainsi engendré n'est guère favorable à la stabilisation des vues sur l'avenir qui permet le plein déploiement d'une stratégie de long terme.
La trajectoire danoise est bien différente. Après un conflit majeur et long entre entreprises et salariés à la fin du xixe siècle s'établit un compromis en vertu duquel les entreprises acceptent les revendications des salariés défendant la progression de leur niveau de vie et de leur côté, ces derniers confirment la légitimité du profit des entreprises. L'État se fait alors le médiateur qui, lorsque se renouvellent des conflits, à la suite, par exemple, d'une détérioration de la compétitivité de l'économie nationale, propose sa médiation et innove en matière de politique économique. Il rend alors compatibles les objectifs respectifs des deux partenaires sociaux moyennant une innovation en termes de politique d'emploi. Telle est l'origine du modèle de la flex-sécurité (Boyer, 2015). Le fait que la restauration de la compétitivité ne tient pas à une réduction des salaires ou à la création de statut d'emplois dégradés est une incitation puissante à des innovations améliorant la performance des firmes et par extension la prospérité nationale. En quelque sorte, l'intégration à titre permanent de deux impératifs, ailleurs réputés contradictoires, est une source de dynamisme renouvelé tant du secteur privé que public, en réponse aux évolutions parfois erratiques de l'économie mondiale (Borras et Seebrooke, 2015). Tel est le trait distinctif des économies sociales démocrates qui sont significativement différentes des économies du Sud de l'Europe, dans lesquelles les partenaires sociaux ne sont pas de facto intégrés aux délibérations conduisant aux mesures de politiques économiques. Une conséquence, indirecte mais importante, est que les gouvernements n'ont pas à recourir à un endettement massif pour répondre aux aléas de la conjoncture.
Il semblerait hélas que le débat social et politique français ne permette pas l'émergence d'un tel modèle. En conséquence, l'État achète du temps en s'endettant.
Un faisceau de déterminants au cœur
des finances publiques françaises
En rassemblant les différents facteurs déjà mentionnés, il est possible de cartographier quelques-unes des raisons qui expliquent la dérive de moyen/long termes des déficits publics. Contrairement à la crainte d'un effet boule de neige qui dériverait de taux d'intérêt réels plus élevés que le taux de croissance, tel n'est pas le danger le plus immédiat pour les finances publiques françaises. Les taux d'intérêt réels demeurent négatifs en réponse à l'accélération de l'inflation, sans que, pour l'instant, la BCE ait dramatiquement révisé sa politique (cf. schéma).
Il est, par contre, plus préoccupant que les élites politiques et administratives aient abandonné le projet d'une planification indicative dont l'ambition était de détecter ex ante de possibles dérapages tant économiques que sociaux par la confrontation du dialogue social et d'une expertise économique au service de l'État. Il est un troisième facteur qui pénalise la soutenabilité des finances publiques, à savoir la notable inertie des compromis fondateurs qui régissent le volume et la nature des dépenses publiques et le retard des réformes fiscales par rapport aux nécessités du temps présent. De fait, le taux de l'impôt et des cotisations sociales atteint un niveau élevé au point de susciter certaines révoltes lorsque des citoyens constatent l'écart entre la modestie des services publics auxquels ils ont accès et la lourdeur de la fiscalité sur leurs consommations les plus essentielles.
Force est de reconnaître que les années récentes ont été marquées par l'accumulation d'événements défavorables, certains largement inattendus, qui ont contraint les gouvernements à innover en concevant de nouveaux moyens – telle la subvention du temps partiel – afin de soutenir le niveau de vie compromis par une chute de la production. Le problème est que tant les crises financières que les pandémies affectent durablement et négativement la croissance économique, de sorte qu'aucune automaticité ne prévaut concernant un retour à l'équilibre des budgets publics. Il est cependant un facteur beaucoup plus préoccupant : le régime de croissance fordiste de l'après-guerre, en dépit de successifs essais et erreurs, n'a pas trouvé de successeur. La permanence de déficits structurels témoigne de la décomposition d'un régime socioéconomique qui ne trouve pas de contrepartie dans l'émergence d'une nouvelle configuration des ressorts de croissance. C'est sans doute un trait que partage la France avec d'autres pays tels que l'Italie.
Conclusion
Il semblerait que jamais les choix de politique économique aient été aussi difficiles. En effet, l'abondance des liquidités créées par le nouveau cours des politiques monétaires a non seulement distordu le système des prix, mais encore soutenu l'illusion que l'on pouvait dépenser sans limite puisque les taux d'intérêt étaient nuls et parfois négatifs. Ce trait est entré en résonance avec l'inertie des relations entre État et économie : pourquoi braver l'impopularité d'une augmentation de la fiscalité alors qu'il est possible de financer les déficits, même courants, par un surcroît d'endettement de l'État ? En quelque sorte, les pays ont évolué d'un régime à contrainte stricte vers un autre fondamentalement laxiste. Le contexte mondial d'une chute des taux d'intérêt réels a renforcé ce sentiment, à savoir l'entrée dans une période où le « quoi qu'il en coûte » était devenu la norme de la bonne gestion.
La difficulté apparaît aujourd'hui : dans la plupart des pays – mais il est des exceptions –, les mesures destinées à acheter la paix sociale l'ont emporté sur celle préparant l'avenir. Dans le cas de la France, l'éducation n'est pas à la hauteur de l'exigence de formation aux nouveaux paradigmes productifs, le système de santé s'avère incapable de réagir aux nouvelles demandes liées aux maladies chroniques et aux pandémies, les investissements d'infrastructures publiques ont servi de variables d'ajustement, le système de recherche s'est paupérisé. De leur côté, la prégnance d'une économie de la valeur actionnariale a favorisé l'investissement de portefeuille au détriment de l'investissement productif. Enfin, nombre de spécialistes des sciences dures se sont mis à travailler pour la finance et non pas pour l'innovation industrielle en réponse aux changements climatiques.
Bref, la situation française n'est pas dramatique, mais elle n'augure pas pour l'instant un redressement qui ferait des déficits publics un épisode conjoncturel et non plus structurel.