À partir des années 1980 et jusqu'au déclenchement de la crise financière de 2007, les politiques monétaires ont été considérées comme les instruments privilégiés de la régulation macroéconomique. Parce que l'utilisation des instruments budgétaires (mesures fiscales ou dépenses publiques) suppose des choix politiques qui interfèrent avec l'objectif de stabilisation. Alors que les politiques monétaires sont considérées comme plus faciles et rapides à mettre en place ; d'autant que l'indépendance dont disposent la plupart des banques centrales rend leurs processus de décision plus simple et moins contraint. Ce qui est censé leur permettre de réguler au mieux les fluctuations d'ampleur modérée, analysées comme des chocs stochastiques, se propageant de façon linéaire autour d'un équilibre de moyen/long terme. Or c'est bien le type de conjoncture qui a prévalu durant la période dite de « Grande Modération » des années 1980 et 1990.
Mais les chocs des années 2000, et en particulier ceux des crises successives des subprimes, puis de la pandémie, se sont révélés d'une tout autre nature par leur amplitude, leur diffusion et leur incidence persistante sur les équilibres des économies. À l'évidence, les politiques monétaires n'avaient pas la capacité de répondre à ce type de chocs ; notamment parce que leur marge de fixation des taux d'intérêt était trop restreinte. Lorsque la crise financière s'est brusquement aggravée à la fin de 2008, les principales banques centrales ont réduit leurs taux directeurs de 3 % à 5 % selon les cas. Ce qui n'était évidemment pas suffisant pour offrir le soutien nécessaire à la conjoncture, ni même au secteur financier. D'autant que l'inertie des taux longs s'est traduite par des variations plus faibles encore : en France, les taux nominaux à dix ans ont évolué dans une fourchette de 3,6 % à 2,8 % entre 2009 et 2012. Ce n'est qu'à partir du moment où les banques centrales ont engagé des politiques non conventionnelles, l'assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE) en particulier, qu'elles sont parvenues à obtenir des baisses significatives des taux longs : c'est-à-dire à partir de 2012 pour le Royaume-Uni et les États-Unis et de 2014 pour la BCE (Banque centrale européenne) à la suite de la crise européenne des dettes souveraines.
Au total, durant cette période, les banques centrales ont joué un rôle essentiel dans la préservation du bon fonctionnement du système financier. Mais s'agissant de la régulation macroéconomique, leurs résultats sont moins probants. Les politiques non conventionnelles sont parvenues à infléchir la prime de terme dans un sens favorable à l'investissement, mais en Europe elles sont surtout venues en soutien aux politiques budgétaires en limitant les très vives tensions qui se sont manifestées sur les risques souverains. Ainsi s'est amorcée une inversion de la répartition des tâches (le policy mix) telle qu'elle existait dans les années 1980, entre les deux composantes de la régulation macroéconomique. Et elle s'est naturellement prolongée en s'amplifiant lorsque la pandémie s'est déclarée. D'autant que depuis la sortie de la crise financière, les taux d'intérêt et d'inflation se sont révélés étrangement et durablement faibles, notamment dans la zone euro. Ce qui a réduit à presque rien l'utilisation par les banques centrales de ce qui était leur principal instrument. Sans compter que la quasi-disparition de l'inflation a réduit l'enjeu de la partie essentielle de leur mandat.
Il n'est pas facile d'expliquer comment on a pu en arriver à cette situation déconcertante. Il se peut que les politiques monétaires en portent une part de responsabilité. Parce que la cible d'inflation qu'elles se sont donnée a été fixée à un niveau trop faible et qu'elles l'ont gérée de façon trop rigide ; ce peut être aussi parce que la volonté des banques centrales d'ancrer les anticipations a induit une inertie aussi bien des taux que de l'inflation. Mais, au-delà de ces hypothèses, il apparaît que dans la plupart des pays avancés, les taux d'intérêt réels ont connu, sur le long terme, une baisse assez régulière : ils sont passés de 6 % environ dans les années 1980 à des valeurs négatives à partir de 2013. Une telle évolution relève d'explications d'une autre nature qui tiennent à des transformations structurelles dans le fonctionnement des économies. On a évoqué, en ce sens, la formation d'un excès d'épargne sur l'inves tissement au niveau mondial, sous l'influence de facteurs démographiques1. Mais on a aussi mis l'accent sur l'affaissement des gains de productivité, sur l'accroissement de l'aversion au risque ou encore sur la baisse de l'intensité capitalistique provenant d'un glissement de la production vers les services.
Il ne s'agit pas ici de trancher entre ces différentes thèses, ni même d'en détailler le contenu. On retiendra seulement qu'elles considèrent toutes qu'il y a derrière cette évolution des taux d'intérêt réels des déterminants de long terme (séculaires) qui devraient les maintenir durablement à de faibles niveaux. De sorte que le « nouveau policy mix » aurait lui-même vocation à perdurer.
Ainsi, après en avoir justifié l'origine ou le principe, nous nous proposons maintenant d'en décrire les principaux mécanismes et d'en évaluer les limites, avant de réfléchir à la façon dont il peut être dépassé.
Les rouages du « nouveau policy mix »
La situation à laquelle sont confrontées les politiques de régulation macroéconomique depuis quelque temps présente des similitudes avec celle des années 1930 et 1940. Et c'est dans cette configuration que le keynésianisme a pris ses racines. Ce qui a conduit ses promoteurs, suivis ou précédés par de nombreux responsables économiques de l'époque, à préconiser un recours privilégié aux politiques budgétaires. La Théorie Générale évoquait assez peu cette question, si l'on excepte l'argument de la « trappe à liquidité » qui disqualifiait l'usage des politiques monétaires. Mais dans les interprétations et les vulgarisations de l'ouvrage, ainsi que dans les propositions que l'on en a tirées, il était clair que c'était bien l'emploi de l'« arme budgétaire » qui était suggéré2.
La symptomatique redécouverte de la « finance fonctionnelle »
C'est dans cet esprit que l'on redécouvre aujourd'hui la « théorie de la finance fonctionnelle » conçue par Abba P. Lerner qui se proposait de résumer la pratique que l'on pouvait tirer du message keynésien par l'énoncé de deux règles simples3 :
la première stipulait que le gouvernement devait gérer la dépense publique et la fiscalité de manière à assurer un niveau de la demande globale compatible avec l'équilibre de plein-emploi. Il devait donc accroître ses dépenses ou réduire les impôts en cas de sous-utilisation des capacités de production, donc de chômage. Il devait faire l'inverse en situation de suremploi, ce que Abba P. Lerner assimilait à une situation d'inflation ;
la seconde règle recommandait au gouvernement (qui avait implicitement la maîtrise conjointe de la politique monétaire et budgétaire), d'emprunter, d'émettre de la monnaie, d'accroître l'impôt ou de rem bourser ses dettes de façon à maintenir le taux d'intérêt au niveau assurant l'investissement optimal. C'est-à-dire le montant compatible avec le plein-emploi.
L'ambition de ce code de bonne conduite des politiques économiques était, comme il a été dit, de clarifier les implications pratiques de la théorie keynésienne4. Mais il visait aussi à s'affranchir des principes libéraux de « saine finance » qui prédominaient jusque-là et enseignaient qu'il fallait éviter les déficits budgétaires et limiter l'endettement public aussi bien que la croissance de la masse monétaire. Ainsi Abba P. Lerner expliquait, au contraire, que l'équilibre budgétaire n'avait aucune vertu particulière, ce qui importait étant de maintenir l'économie en plein-emploi. Le gouvernement pouvait toujours financer un déficit par emprunt ou émission de monnaie centrale (l'emprunt auprès des banques équivalent à une émission de monnaie). Cette émission n'entraînait pas d'inflation dès lors que le gouvernement régulait correctement la demande globale. Ou, encore, le niveau de la dette était sans importance puisqu'il était toujours possible d'augmenter la fiscalité pour en payer les intérêts. D'ailleurs l'accroissement de la dette constituait pour le secteur privé un supplément de richesse qui induisait des recettes fiscales et un soutien à la demande globale.
Or si les références à la finance fonctionnelle resurgissent aujourd'hui, au point qu'une certaine littérature s'en réclame explicitement, c'est sans doute parce qu'il y a des proximités entre la situation actuelle et celle de la « Grande Crise » et que les politiques monétaires ne peuvent aider directement à la relance5. Mais c'est également parce que la conjoncture actuelle suggère que les conceptions des politiques économiques issues de la contre-révolution néolibérale des années 1970 et 1980 (respectueuses des principes de « saine finance ») sont inopérantes. C'est-à-dire qu'il y a aussi dans les essais de réhabilitation de la finance fonctionnelle la volonté de contester la pensée néolibérale que les crises de ces dernières années ont discréditée.
Les formes de la dominance budgétaire
Cela dit, même s'il reste source d'inspiration, le « modèle » de Abba P. Lerner comporte diverses imperfections qui fragilisent plusieurs de ses propositions. Sa volonté de simplifier, associée à son choix de radicalité, a eu pour contrepartie certaines incohérences. Par exemple, les deux règles sont présentées comme indépendantes l'une de l'autre, alors qu'elles visent toutes les deux à satisfaire le plein-emploi. Ce qui revient à affecter deux instruments à un même objectif. À tout le moins, il aurait fallu discuter de la coordination entre les deux règles.
D'ailleurs le policy mix qui s'est imposé, sous l'incidence des deux crises et tout spécialement de la pandémie, ne respecte guère les règles de Lerner. Ce sont bien les politiques budgétaires qui ont été chargées de soutenir l'offre (le maintien des capacités de production) et la demande globale. Tandis que les politiques monétaires, dont les capacités de régulation étaient devenues inexistantes, ont hérité du rôle inattendu de faciliter ou d'accompagner les décisions budgétaires. Pour ce faire, il leur a fallu forger et utiliser, de façon répétée et durable, des pratiques dites non conventionnelles et notamment le QE. Ces achats d'actifs de long terme ont contribué à alléger la charge des dettes souveraines et donc d'en accroître la soutenabilité6. Accessoirement, cela a pu aussi soutenir l'investissement ou du moins empêcher qu'il ne soit victime d'un effet d'éviction par l'endettement public.
À ce stade, il nous paraît utile, pour éviter certaines confusions usuelles, de décrire la forme que prennent ces opérations et la façon dont elles affectent la situation (comptable notamment) des institutions qui en sont les parties prenantes. Si l'on prend, au moins dans un premier temps et à des fins de simplicité, l'exemple d'un achat de titres de dette publique par la banque centrale à des banques commerciales, cela se traduit :
par un transfert de monnaie centrale au profit des banques en question qui va rejoindre leurs réserves (ce que l'on nomme en zone euro les « facilités de dépôt ») en contrepartie des titres cédés. Pour les établissements concernés, cela revient à une substitution de réserves à des titres publics, sans modification de la taille de leur bilan ;
pour la banque centrale, au contraire, il y a bien un accroissement du bilan, l'acquisition des titres publics étant financée par un surcroît d'endettement (l'augmentation des réserves bancaires) et en l'occurrence de la base monétaire. Tandis que ses résultats se trouvent améliorés de la différence entre les intérêts perçus sur les titres et les intérêts versés sur les réserves ;
cette amélioration des résultats revient en principe au Trésor public dans la mesure où les banques centrales (même indépendantes) sont très généralement la propriété des États. De sorte que l'opération se traduit en définitive par un coût de financement de la dette monétisée égal au coût des réserves bancaires. Il y a donc là un gain pour le Trésor qui s'assimile à une sorte de seigneuriage. Notons au passage que cette porosité, entre les actifs et les dettes de l'État et ceux de la banque centrale, rend souhaitable de raisonner sur leurs montants agrégés.
Dès lors il importe de bien comprendre que le montant de l'endettement public n'est pas affecté lorsqu'une partie en est achetée par la banque centrale. Ce sont ses caractéristiques (de coût notamment) et ses détenteurs qui s'en trouvent modifiés, ce qui n'est évidemment pas neutre. En conséquence, l'affirmation selon laquelle il faudrait retrancher de la mesure du taux d'endettement la valeur des dettes détenues par la banque centrale est très contestable. On peut dire sans doute que cette partie de l'endettement est plus « soutenable » en ce sens qu'elle n'est pas soumise à d'éventuelles attaques spéculatives (des phénomènes d'anticipations autoréalisatrices, par exemple) susceptibles d'en déprécier la valeur et d'en accroître le risque de défaut. Mais le poids de cette dette est toujours bien présent et le fait qu'elle soit détenue sous forme de liquidité centrale est susceptible d'engendrer d'autres réactions qui peuvent être tout aussi dommageables. Cette liquidité constitue pour ses détenteurs une créance sur l'économie et la façon dont ils sont susceptibles d'en demander le règlement peut entraîner de sérieux déséquilibres.
Les dettes en question sont d'ailleurs bel et bien remboursées à leur échéance. Mais l'État a généralement la possibilité de se réendetter en même temps qu'il rembourse (« il fait rouler sa dette », selon l'expression consacrée). De même que les banques centrales peuvent racheter de nouvelles dettes pour remplacer celles qui leur ont été remboursées. Mais c'est en diminuant le montant de leurs rachats qu'elles en viendront à réduire la taille de leur bilan.
Récemment, l'idée a pourtant été émise de renoncer au remboursement des dettes détenues par la BCE, d'en supprimer l'existence, pour réduire le taux d'endettement hérité et redonner ainsi des marges de manœuvre à la politique budgétaire. Un peu de réflexion suffit pour se convaincre que cette proposition est, elle aussi, très contestable et qu'elle ne répond nullement à l'objectif recherché.
Au plan comptable, ce non-remboursement (cette forme de « défaut » sur la dette) correspondrait à une destruction d'actifs entraînant une diminution des fonds propres de la banque centrale qui pourrait s'en trouver fragilisée et contrainte dans son activité. Il faudrait alors que l'État envisage de la recapitaliser. Mais en supposant que cela n'affecte ni sa crédibilité ni sa capacité d'action, à quoi servirait cette annulation ? Car la dette émise en contrepartie des titres achetés n'en serait évidemment pas modifiée, comme on vient de l'expliquer ; la base monétaire créée au moment de l'achat des titres n'en serait pas affectée. Les éventuelles conséquences de la monétisation des titres (par exemple son possible effet inflationniste) ne s'en trouveraient donc pas résorbées. De même que l'altération des échanges entre le Trésor et la banque centrale ne changerait rien à leurs situations respectives : l'État ne verserait plus à la banque les intérêts sur la dette qu'elle détient et ces intérêts ne feraient plus l'objet de rétrocession.
En dehors d'une baisse purement artificielle du taux d'endettement public, on ne voit pas en quoi ce jeu d'écriture pourrait apporter quoi que ce soit à sa soutenabilité. On ne voit pas, non plus, en quoi cela pourrait accroître la capacité d'endettement de l'État à l'avenir et lui redonner des marges d'action budgétaires. Dans la mesure où, d'une part, la dette détenue par la banque centrale est « plus soutenable » (comme on l'a précédemment expliqué) et que, d'autre part, la dette émise en contrepartie de son acquisition (les réserves bancaires) ne serait pas détruite par la décision de non-remboursement, à quoi servirait une telle opération ? Il se peut au contraire que ce « défaut partiel » suscite des doutes sur la solvabilité de l'État concerné, entraîne des mouvements de défiance de la part des autres détenteurs de sa dette, et conduise à une hausse des taux. En définitive, cette proposition de non-remboursement partiel semble dépourvue de toute logique. Pour être respectable, le choix de l'hétérodoxie suppose que l'on s'astreigne à un minimum de rigueur.
Qui plus est, envisagée au niveau de la zone euro cette idée ne peut être qu'une utopie provocatrice. Car on imagine bien qu'elle serait écartée sans discussion possible par une partie, non négligeable, des membres de l'Union monétaire au nom de divers principes (discipline budgétaire, indépendance de la BCE déjà mise à mal, etc.). Si discussion et compromis il peut y avoir, mieux vaut en consacrer l'objet à la révision des règles budgétaires ou à la mise en place de financements communs.
Retenons donc qu'il n'existe pas d'action ou de formule magique capable de faire disparaître, ne serait-ce qu'en partie, l'endettement public. L'intermédiation de la banque centrale peut en changer les caractéristiques, mais seuls les remboursements de l'État peuvent en diminuer le montant nominal. En revanche, il est vrai que la dette publique peut se trouver dévalorisée, en termes réels, par le fait de l'inflation. Dans bien des cas, c'est d'ailleurs ainsi que des excès d'endettement des États ont été corrigés. Cette question va nous servir de transition pour en évoquer les limites.
Les limites de la dominance budgétaire
Pour la théorie de la finance fonctionnelle, la bonne régulation de la demande globale devait permettre d'obtenir conjointement la stabilité des prix et le plein-emploi. Parce que l'une et l'autre étaient assurées au même niveau d'équilibre entre l'offre potentielle et la demande globale. Abba P. Lerner avait perçu cependant que cette hypothèse pouvait être discutable et il avait cherché à la nuancer en évoquant des niveaux ou des zones à partir desquels le plein-emploi devenait inflationniste7. Mais lorsqu'à la fin des années 1960 est apparue la « stagflation », il lui a fallu compléter son système explicatif et son analyse de l'inflation pour tenter de rendre compte de cette situation inédite. Il y a d'ailleurs consacré une grande partie de sa fin de carrière, considérant pour l'essentiel que l'inflation (associée à du sous-emploi) résultait de pou voirs de marchés excessifs (excess-claims inflation). Son traitement relevait en conséquence d'une politique des revenus et/ou de dispositifs sophistiqués de contrôle des prix. Il continuera ainsi à refuser de voir dans l'inflation un phénomène monétaire ou le produit d'une « finance malsaine », c'est-à-dire de déficits budgétaires et de l'endettement public8.
Ces idées méritent d'être réexaminées au vu de la situation économique plus de deux ans après le début de la pandémie. Car celle-ci se révèle décevante étant donné la vigueur et la rapidité avec laquelle les politiques macroéconomiques ont répondu à la crise. Des politiques qui étaient somme toute assez proches des préceptes de la finance fonctionnelle. Mais la stagflation a refait surface et des déséquilibres de divers ordres se sont manifestés, qui risquent de laisser des traces durables. Il importe de revenir sur l'enchaînement des événements et des décisions pour comprendre les erreurs d'analyse qui ont été commises, avant de s'interroger sur les solutions susceptibles d'en corriger les effets.
Le retour du risque d'inflation
Ainsi, dès le début de la pandémie, quand on a commencé à percevoir l'ampleur de ses conséquences, la plupart des décideurs et des observateurs (économistes compris) ont plaidé en faveur d'un vigoureux soutien à la demande globale. On craignait un effondrement de l'activité économique doublé d'une déflation ; d'autant que les taux d'inflation étaient déjà un peu partout à de faibles niveaux. Et puisque les politiques monétaires semblaient bien incapables d'éloigner le danger, on a logiquement privilégié une action budgétaire massive9. Rares étaient alors ceux qui faisaient valoir que la combinaison d'un choc d'offre négatif (induit par l'éventuelle désorganisation de la production et des filières d'approvisionnement, par le report des investissements, par des pertes de compétences, etc.) et d'un choc de demande positif (dû à la stimulation budgétaire, à la mobilisation de l'épargne constituée durant le confinement, etc.) pouvait déboucher sur une stagflation. Or c'est bien le scénario qui s'est concrétisé.
La crainte de la déflation relevait d'une mauvaise anticipation du déroulement de la crise. Et cette crainte a contribué à lever les éventuelles réticences des banques centrales à soutenir les politiques budgétaires, à oublier pour un temps leur indépendance et à réutiliser les instruments non conventionnels forgés lors de la crise financière. Pourquoi ne pas accompagner le laxisme budgétaire puisqu'il était convenu que la stabilité des prix ne devrait pas être menacée ? Cela justifiait un policy mix consensuel qui a certainement été utile au rebond des économies. De sorte que lorsque les premiers signes d'inflation se sont manifestés, les autorités monétaires ont été au premier rang pour déclarer qu'il s'agissait de mouvements transitoires qui n'avaient pas vocation à s'auto-alimenter. On a fait valoir que la hausse des prix observée se limitait à certains produits (les matières premières, les composants et autres produits semi-finis), que les anticipations d'inflation étaient stables et bien ancrées, ou encore qu'il n'y aurait pas « d'effet de second tour », car la relation inflation-chômage (la courbe de Phillips) s'était aplatie du fait des transformations du marché du travail.
Ces arguments ont permis de temporiser, mais ils ont été clairement démentis par les faits : quelques trimestres plus tard, on a pu observer une transmission intersectorielle de l'inflation, les anticipations d'inflation à long terme ont augmenté, la répercussion des prix sur les salaires se redressait déjà depuis trois à quatre ans et la déglobalisation devrait permettre aux entreprises comme aux salariés de retrouver le pouvoir de marché que la libéralisation des échanges leur avait fait perdre10. Il faut ajouter qu'à l'avenir, les transformations des modes de production et de consommation, résultant des leçons tirées de la crise, pourraient se traduire par des augmentations des coûts de production. On pense en particulier aux relocalisations ou aux reconstructions des chaînes de valeur, mais aussi aux volontés de produire et de consommer autrement dans le contexte de la transition écologique.
Les autorités monétaires n'ont donc pas pu rester longtemps dans le déni. Après avoir cédé sur leur indépendance, il leur était difficile de sacrifier leur crédibilité en continuant à soutenir des arguments contre toute évidence. Les principales banques centrales, après avoir convenu que l'inflation n'était sans doute pas temporaire, ont alors adopté des attitudes bien moins conciliantes en réduisant leurs achats d'actifs pour réduire la taille de leur bilan et en remontant prudemment leurs taux directeurs. De ce point de vue, la BCE a semblé la plus hésitante. Après avoir fait état à la fin de 2021 de prévisions d'inflation, pour le moins fantaisistes, destinées à rassurer et justifier son attentisme, elle s'est reprise lentement en renvoyant à un peu plus tard le durcissement de sa politique. Cette procrastination s'expliquait par la forte hétérogénéité des conjonctures et de leurs gestions dans les pays composant l'Union monétaire ; le problème n'était pas nouveau, mais les circonstances l'avaient aggravé. S'ajoute à cela le fait que la BCE a aussi à faire face à des différences importantes entre les niveaux de dettes publiques et des taux qu'elle supporte11. Or les écarts de taux entre pays varient avec le niveau moyen des taux de la zone : les écarts en question s'accroissent quand les taux montent. De telle sorte qu'en devenant plus restrictive, la BCE creuse les inégalités entre les coûts de financement des pays membres, aggravant les disparités et mettant ainsi en danger la pérennité de l'Union.
En tout état de cause, pour les banques centrales, la sortie de leurs politiques accommodantes est et restera une affaire compliquée. Parce qu'il faut prendre en compte, la rationalité et l'horizon très limités des marchés financiers susceptibles de provoquer des mouvements déstabilisants sur les prix d'actifs. Mais aussi et surtout parce que le retrait, même progressif, du soutien aux finances publiques peut remettre en cause le rebond inachevé de certaines économies. Il n'empêche que le retour de l'inflation étant avéré, on sait que le phénomène s'enracine et s'aggrave avec le temps. On sait aussi qu'il peut être à l'origine de sérieux dysfonctionnements12. Dans ces conditions, les autorités monétaires pouvaient difficilement temporiser dans la poursuite de leur principal objectif.
Le retour aussi du risque d'instabilité financière
Mais le risque d'inflation n'était pas le seul motif susceptible d'inciter à une augmentation des taux d'intérêt. Car leur maintien à un niveau trop faible peut générer des distorsions qui deviennent vite dangereuses. La liste des déséquilibres ou des inefficiences auxquels cela donne lieu est longue et on se limitera ici à en décrire l'essentiel :
rappelons en premier lieu que le niveau des taux d'intérêt est théoriquement la variable clé dans l'allocation du capital, et donc dans le choix des investissements. Ce qui implique que des taux trop faibles conduisent à sélectionner des projets insuffisamment rentables, nuisant à la croissance de l'économie. Plus encore, cela peut amener à maintenir en survie des entreprises non viables (dites « zombies ») qui affaiblissent le tissu productif et accumulent des potentiels de pertes qui sont ensuite supportés par la collectivité ;
parallèlement, un niveau trop faible du coût du crédit incite les entreprises et les ménages à s'endetter. Ce qui fragilise leur situation financière et les expose à des risques de défaillances lorsque les politiques financières changeront d'orientation ;
dans le même ordre d'idées, la faiblesse des taux oriente l'épargne vers des placements, tels que l'immobilier ou autres valeurs refuge, par crainte de l'inflation ou de la volatilité des actifs financiers. Ce qui soustrait cette épargne au financement de l'investissement productif. Or les temps qui viennent risquent de nous faire passer dans une situation de rareté de l'épargne au regard des besoins d'investissement ;
d'autre part, le niveau et la gamme des taux peut remettre en question l'équilibre des intermédiaires financiers (banques et assurances). Le faible écart entre le rendement des actifs (crédits ou titres) et le coût des ressources bancaires comprime les marges des établissements. Ce qui fragilise le secteur, peut conduire à des phénomènes de rationnement ou au contraire à des prises de risque excessives pour compenser le déficit de rentabilité. Le secteur des assurances se trouve aussi affecté par la baisse de rendement de ses portefeuilles. En particulier les fonds d'assurance vie en euros ne peuvent servir des rémunérations positives (quoiqu'en réduction constante et pratiquement nulles en termes réels) que grâce aux titres acquis dans le passé et dont le montant s'amenuise ; de telles pratiques ne sont évidemment pas tenables au-delà de quelques années ;
enfin, en éloignant les taux de marchés de leurs niveaux d'équilibre, on favorise le développement de bulles sur les prix d'actifs qui ont vocation à éclater, entraînant un choc sur le système financier dont les conséquences sont potentiellement graves. Elles le seront d'ailleurs d'autant plus que l'on aura laissé la bulle se développer plus longtemps.
L'accumulation de ces différents effets pourrait être finalement une des meilleures explications de la « stagnation séculaire » retrouvée. La faiblesse des taux d'intérêt entretient une instabilité financière et une inefficience des investissements qui entraîne une faible croissance ; celle-ci oblige en retour à maintenir les taux à un faible niveau13. De sorte qu'avec le temps, la prévention de tous ces risques financiers est devenue, tout autant que celle du risque inflationniste, un motif essentiel de réorientation des politiques monétaires.
Un impératif de croissance
Concrètement, la maîtrise des risques d'inflation et d'instabilité financière devrait amener la BCE, libérée de la dominance budgétaire, à porter dans un futur proche les taux souverains de long terme au-dessus du taux d'équilibre (appelé aussi taux naturel ou taux neutre) que l'on peut situer aux alentours de 1 % en termes réels, donc très au-dessus des taux longs souverains qui prévalent trois ans après le début de la pandémie14. Or, à de telles conditions, la stabilisation du taux d'endettement nécessiterait que le budget primaire du pays dégage un modeste excédent de l'ordre de 1 %. La contrainte peut sembler légère, mais durant les quinze dernières années, les soldes budgétaires primaires de la France ont toujours été déficitaires et ont atteint en moyenne –2 % du PIB. Le redressement à effectuer est donc un exercice plus difficile qu'il n'y paraît. Dans ces mêmes conditions de taux, la charge d'intérêt de la dette rapportée au PIB se trouverait aussi sérieusement alourdie, réduisant ainsi la capacité d'endettement15.
Il faut cependant prendre en considération le fait que ce resserrement de la contrainte de financement pour l'État interviendra de façon progressive. D'abord parce que la BCE relèvera ses taux de façon progressive, mais aussi et surtout parce que la maturité moyenne des dettes est longue : elle est actuellement de 8,2 ans pour la France16. Ce qui lisse l'évolution des taux sur les paiements d'intérêt et retarde l'incidence de cette contrainte sur la politique budgétaire.
On doit, toutefois, convenir que cette réduction de l'« espace budgétaire » tombe bien mal à un moment où les conséquences des conflits et autres désordres géopolitiques risquent bien de prolonger le choc d'offre lié à la pandémie. Sans oublier que certaines des fragilités reflétées et aggravées par cette crise et qui sont du ressort de l'État (la dégradation des services publics notamment) n'ont toujours pas trouvé de réponses. De même que les nécessités de la transition écologique, qui se font plus pressantes, requièrent des investissements de grande ampleur dans lesquels l'État devra prendre sa part en contribuant à la rénovation du capital public et en incitant financièrement le secteur privé à opérer les transformations attendues.
Deux orientations qui s'opposent sans s'exclure
Dans ces conditions, après avoir écarté certaines propositions de peu d'intérêt, il nous semble qu'il existe deux types de solutions pour sortir de l'impasse, c'est-à-dire pour assurer la soutenabilité de nos dettes publiques. On peut certes imaginer, dans une certaine mesure, de les combiner, mais elles relèvent de leur principe d'orientations qui s'opposent.
La première consiste à tenter de rétablir l'équilibre budgétaire en augmentant la fiscalité et/ou en réduisant la dépense publique. Comme il vient d'être dit, l'effort nécessaire serait très significatif et il irait du reste à l'inverse de l'évolution observée dans le passé récent puisque entre 2017 et 2022, le déficit budgétaire structurel (c'est-à-dire hors mesures de soutien et de relance) est passé de 2,4 % à 4,7 % du PIB. Le risque est que ce retour vers la rigueur, même décalé et lissé dans le temps, n'aggrave les difficultés de l'économie en sortie de crise. Bien sûr le temps viendra de mettre fin aux déficits budgétaires qui ont permis d'éviter l'effondrement de l'activité. Mais à court/moyen terme, l'accroissement des prélèvements obligatoires aurait des effets désincitatifs sur l'offre et dépressifs sur la demande. Quant à la baisse de la dépense publique, elle pèserait aussi sur la demande et se traduirait par l'abandon ou le report d'investissements publics, conformément à ce qui a souvent été observé dans le passé, et à l'inverse des nécessités déjà évoquées.
L'autre solution, qui nous semble devoir être privilégiée, consiste à se donner les moyens d'une croissance plus forte et plus durable. Nous pensons que c'est par ce moyen, en soustrayant nos économies à la « malédiction de la stagnation séculaire », que l'on réduira le poids relatif des dettes publiques et que l'on rééquilibrera plus facilement les finances publiques. Parce que cela permettra d'augmenter les recettes publiques et de réduire les transferts que la faible progression des revenus, associée à la montée des inégalités, rend inévitables.
On ne peut se résoudre à prendre comme une fatalité la surprenante faiblesse de la croissance des économies développées qui prévaut depuis quinze à vingt ans et qui est pour nous la cause principale de l'impasse dans laquelle on se trouve. D'autant que les explications que l'on avance pour rendre compte de cette stagnation ne sont guère convaincantes. L'idée d'un excès d'épargne est aujourd'hui peu crédible, alors qu'existent de colossales opportunités d'investissements. On ne voit pas non plus comment concilier la baisse des gains de productivité observée depuis près de trois décennies (à l'exception de la période entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 aux États-Unis) avec les discours sur la nouvelle révolution industrielle et ses innovations de rupture17. N'est-ce pas la preuve que les capitaux investis dans les nouvelles technologies ont eu une faible productivité et qu'ils auraient été mieux employés dans une résistance à la désindustrialisation et dans la consolidation de filières de production cohérentes ?
En d'autres termes, le choix de la croissance repose sur l'idée selon laquelle le problème à résoudre est de nature structurelle ; ce n'est pas une question de réglage conjoncturel et de recherche d'un policy mix optimal. Vue sous cet angle, la politique budgétaire ne doit plus être considérée comme l'outil de régulation de la demande globale. Il faut au contraire qu'elle soit avant tout l'un des instruments d'une politique structurelle visant à redresser et à réorienter la croissance de l'économie dans une perspective de long terme18.
Quelques aspects d'une politique de croissance durable
Sans entrer dans la description d'une telle politique, deux ou trois de ses composantes nous semblent mériter quelques remarques. D'abord il faut souligner à nouveau le rôle essentiel que jouent les investissements publics dans la croissance, comme l'ont montré de nombreux travaux empiriques. Mais il importe d'en avoir une définition assez large pour y inclure, au-delà des investissements physiques, les dépenses d'éducation, de recherche et développement ou de santé. Redresser la croissance suppose en effet de mieux mobiliser la population potentiellement active, mais aussi d'en améliorer les compétences. Il est heureux que l'on en soit enfin venu à reconnaître que cela impliquait un effort particulier en faveur des divers types et niveaux de formation.
Quelles qu'en soient les formes, le développement de ces investissements suppose des financements qui risquent bien de s'ajouter aux déficits et à l'endettement publics existants. Pourtant deux arguments justifient qu'ils soient mis en œuvre sans retard. D'une part, ils n'ont théoriquement aucune raison d'être repoussés dès lors que l'on s'est assuré de leur rentabilité ; d'autant que ce type d'investissement est généralement porteur d'externalités positives qui assurent une rentabilité sociale au-dessus de celle qui reviendra directement à l'État. D'autre part, il faut profiter du temps durant lequel les charges d'intérêts seront encore faibles pour se projeter dans un avenir dont les contraintes budgétaires auront été allégées par une plus forte croissance.
La seconde composante qui requiert une attention particulière concerne la répartition de l'épargne entre ses emplois potentiels. Car il nous semble que c'est l'inefficience de son allocation plutôt que son abondance qui explique la faiblesse de la croissance. Ce qui conduit à s'interroger sur la façon dont le secteur financier devrait mieux agir en ce domaine. Plus précisément, on peut, en se référant à la situation française, formuler les questions suivantes :
une partie importante de l'épargne des ménages s'investit dans l'immobilier, ce qui a pour principale conséquence d'en faire monter les prix et de renchérir le coût du logement. On sait que le marché des prêts à l'habitat est très concurrentiel (avec des marges souvent négatives) parce que les banques y trouvent le moyen de fidéliser leur clientèle. Cette affectation ne doit-elle pas être reconsidérée et régulée ? L'utilisation des nouveaux outils de politique macroprudentielle pourrait y contribuer ;
les primes de risque requises sur les placements en fonds propres ont régulièrement augmenté durant les dix à quinze dernières années. De sorte qu'elles ont compensé la baisse des taux sans risque, laissant ainsi inchangé le coût du capital-actions. L'aversion au risque que cela dénote, et qui aboutit à rejeter certains types d'investissements, ne peut-elle pas être neutralisée par des dispositions fiscales et par la conception de produits de placements (avec garantie en capital) ? Ne peut-on mieux faire pour mettre en cohérence la structure des placements avec les intérêts bien compris des investisseurs ?
dans le même esprit, le court-termisme souvent critiqué de la finance peut conduire à écarter des investissements à maturité longue, ce qui est en particulier le cas des projets « verts et durables ». Peut-on imaginer et mettre en place des produits de financement permettant (voire incitant à) leur réalisation ? Peut-on espérer allonger l'horizon des fonds d'investissement et de retraite souvent plus court que celui de leur clientèle ?
de façon plus ambitieuse et plus interventionniste, dans un contexte de restructuration des systèmes productifs, ne devrait-on pas envisager la réhabilitation de circuits de canaux de financements privilégiés orientant une partie de l'épargne vers des emplois ciblés ? En se gardant toutefois du réflexe actuel qui consiste à arroser, de façon peu ou pas discriminante, les « start-up » de la douteuse « nouvelle révolution industrielle ».
Enfin, dans le prolongement de ce dernier point, il n'est pas inutile de rappeler que le développement économique suppose l'existence d'une cohérence d'ensemble. La crise a bien illustré les dangers que représente la dispersion des processus de production, sans autre logique que celle d'une rentabilité de court terme. Qu'on la nomme planification ou politique industrielle, la recherche de cohérence doit viser à organiser et exploiter des complémentarités au sein des filières de production et entre les activités. L'oubli de ce principe de base n'est pas seulement un facteur de risque, c'est aussi une source d'inefficience.
En s'en tenant à ces quelques remarques, disons qu'une politique structurelle pourrait et devrait prendre le relais de politiques conjoncturelles très accommodantes et parvenues au bout de leurs possibilités, afin de prolonger et amplifier le rebond des économies.
Conclusion
Les politiques conjoncturelles menées depuis près de trois ans ont sans aucun doute contribué à réduire les coûts économiques et sociaux de la crise sanitaire, mais elles ont atteint et même dépassé leurs limites. En partie parce qu'elles ont été mal calibrées : le soutien à la demande globale s'est révélé excessif au vu de l'affaissement et de l'engorgement inattendus des capacités de production. Mais aussi parce que l'horizon et les modalités de ces politiques ne sont plus en mesure de répondre aux déséquilibres présents et encore moins aux défis qui s'annoncent.
À court terme, le retour de l'inflation conduit les politiques monétaires à se soustraire à la dominance budgétaire pour prendre une orientation plus rigoureuse qui sera coûteuse en termes d'activité et d'emploi. Quant aux politiques budgétaires, elles ont le choix entre un retour à l'équilibre qui pèsera sur la conjoncture ou la prise en charge d'une partie de l'inflation (en réduisant les taxes ou en opérant des transferts plus ou moins ciblés) pour éviter le développement d'une spirale prix-salaires ; ce qui alourdira un peu plus la dette et réduira l'« espace budgétaire ». Le policy mix de ces dernières années est désormais rompu : ses composantes s'opposent au lieu de se compléter. Seule l'obtention d'une croissance plus soutenue pourrait rendre compatibles, au moins quelque temps, un relèvement des taux et une marge de manœuvre budgétaire suffisante.
C'est également cette solution qui devrait permettre sur le moyen/long terme de satisfaire aux besoins de divers ordres que la crise a révélés et qui engagent pour une part les dépenses publiques. On ne voit pas comment il serait possible que l'État investisse dans cette multitude de domaines allant de l'éducation à la transition écologique, en passant par la recherche, la santé, la réindustrialisation, etc., alors que la croissance potentielle de l'Europe est estimée aux alentours de 1 %. Comment d'ailleurs ne pas voir dans un chiffre aussi faible l'échec de politiques publiques focalisées sur un horizon de trop court terme ?
Il apparaît donc urgent de concevoir et mettre en œuvre une stratégie de croissance durable avant que l'accumulation des dettes et la montée des taux d'intérêt réduisent à peu de chose, si rien n'est fait, la capacité d'action des politiques publiques. Les taux d'intérêt réels sont toujours très bas et la charge de la dette restera supportable pendant quelques années encore, du fait de la durée des dettes et de la montée progressive des taux. Il faut en quelque sorte s'empresser de profiter des anomalies du présent pour assurer un avenir moins contraint.
L'orientation à suivre nous semble claire, mais le plus difficile est de la mettre en forme et avant cela de la faire comprendre et partager. En particulier, il faudra convaincre nos partenaires de l'Union monétaire de la pertinence de cette stratégie et de ce qu'elle implique. Car la suspension des règles trop rigides du cadre budgétaire européen n'aura qu'un temps. Dans la mesure où les pays membres de cette Union gardent la souveraineté d'une grande partie de leurs politiques économiques et sociales, il est nécessaire que ce cadre existe. Mais la façon dont les États envisagent sa reconstruction est l'objet de profondes divergences de vues et la stratégie de croissance que l'on imagine peut s'avérer incompatible avec la conception que certains se font de cette reconstruction. Par exemple, la stratégie en question suppose que l'on évite de contraindre l'endettement public lié aux efforts d'investissement nécessaires. Elle suppose aussi que l'on analyse la trajectoire des dettes publiques pour évaluer leur soutenabilité plutôt que de s'en tenir à l'observation de ratios sans grande signification. Cela conduit à utiliser des critères plus complexes et plus qualitatifs, et à fixer des normes de conduite plutôt que des règles strictes et statiques. Or ce type de propositions est susceptible de heurter les convictions des membres les plus rigoureux de l'Union qui y percevront un risque de laxisme. Alors qu'il faut aller vite, parvenir à un compromis sur ce point exigera sans doute pas mal d'effort et de temps.