Immédiatement après l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, les vingt-sept pays de l'Union européenne et les États-Unis se sont accordés sur la mise en place d'une batterie de sanctions contre la Russie. Ces mesures comprennent des sanctions individuelles, des sanctions économiques et des mesures diplomatiques. Face aux crises internationales, les États choisissent de plus en plus fréquemment d'avoir recours à l'adoption de sanctions internationales, comme une alternative à l'utilisation des forces armées. Comme le disait dès 1919, Thomas Woodrow Wilson, président des États-Unis d'Amérique : « En appliquant ce remède économique, pacifique, silencieux et meurtrier, nul besoin de recours à la force. » (Gomez, 2016). Tout en s'inscrivant dans la logique générale des sanctions internationales telles qu'elles sont traditionnellement pensées, les sanctions imposées à la Russie à la suite de l'invasion en Ukraine représentent un tournant que nous expliciterons ici.
Nous rappellerons dans un premier temps la doctrine traditionnelle de la notion de sanction internationale en distinguant ses différentes formes et modalités historiques. Puis nous détaillerons les différentes sanctions prises par l'Union européenne. Nous montrerons en quoi les sanctions contre la Russie prolongent mais aussi dérogent à cette doctrine générale. Les sanctions édictées par les pays occidentaux à la suite de l'invasion de l'Ukraine répondent à ces différentes logiques, mais représentent également un tournant dans la manière de percevoir et d'utiliser cet instrument de politique étrangère.
Qu'est-ce qu'une sanction ?
Le xxe siècle a vu un recours massif aux sanctions économiques internationales. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que les sanctions, ou mesures coercitives, ont été codifiées par le droit international public, dans le cadre de la Société des Nations (SDN). Les sanctions prononcées par le Conseil de sécurité de l'ONU (Organisation des Nations unies) relèvent du chapitre VII de sa Charte. Le recours aux sanctions est prévu par l'article 41 de ce chapitre, qui dispose que « le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les membres des Nations unies à appliquer ces mesures » (Nations unies, 1945).
Mais le concept de « sanctions » englobe des mesures de natures différentes : restrictions commerciales, sanctions financières (gel des avoirs d'entités ou de personnes physiques), remise en cause de l'aide publique au développement ou encore interdictions de voyager. Selon les cas, les « sanctions » sont prises à l'encontre de pays, d'entités infra-étatiques (groupes insurrectionnels ou terroristes), de personnes morales (entreprises, institutions financières, associations) ou d'individus. La « sanction » est perçue et présentée comme une mesure coercitive, visant à assurer le maintien de la paix et de la sécurité. On distingue les sanctions multilatérales, prises sont l'égide des Nations unies, et les sanctions unilatérales, édictées par un seul État ou groupe d'États. Mais malgré son usage courant, le terme de « sanctions » n'est mentionné nulle part dans la Charte de l'ONU. En effet, le chapitre VII qui réglemente les actions de l'ONU en cas d'atteinte à la paix et à la sécurité internationale ne mentionne que des « mesures » ou des « mesures préventives et coercitives ». Il n'existe donc pas de définition claire de la notion générale de « sanctions » en droit international, ce qui crée un débat sémantique sur l'utilisation des termes. En effet, les États ne présentent pas leurs mesures comme des mesures coercitives unilatérales, préférant employer des termes tels que « sanctions », comme les États-Unis, ou « mesures restrictives », comme l'Union européenne. Il n'y a donc pas de définition universellement reconnue des mesures coercitives unilatérales, et de leur rapport au droit international.
Les sanctions peuvent être imposées par l'ONU, mais aussi par des organisations internationales et régionales, un groupe d'État, des organisations individuelles ou des pays. Les États-Unis sont aujourd'hui le premier pays émetteur de sanctions internationales de manière unilatérale, et nous assistons à une explosion de l'utilisation de ces mesures ces dernières décennies. En effet, les désignations de sanctions de l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), organisme du Département du Trésor des États-Unis, sont passées de 912 en 2000 à 9 421 en 2021 (Department of the Treasury, 2021). Elles visent selon les cas, des pays, comme ce fut le cas pour Cuba ou l'Iran, des entités infra-étatiques (groupes insurrectionnels ou terroristes), des personnes morales (entreprises, institutions financières, associations) ou des individus (Nations unies, 1970). Les sanctions ont pour objectif d'obtenir la modification d'un comportement : mettre fin à l'agression d'un pays tiers, à un programme d'armement, à des activités terroristes, à des violations des humains ou de la démocratie. Dans ce sens, elles servent à envoyer un message politique à destination du pays visé (prouver sa détermination), à d'autres pays (mesure d'exemple) ainsi qu'à sa propre population (montrer que l'on réagit face à une situation inacceptable) (Lebrun-Damiens et Allard, 2012). Si elles ont dans un premier temps été majoritairement générales, le bilan humain catastrophique des sanctions imposées contre l'Irak dans les années 1990 a conduit les Nations unies à revoir leur système (Le Monde diplomatique, 2011). Le concept de « smart sanctions » a émergé en réaction de ce bilan. Dans cette acception, les sanctions sont majoritairement limitées à certains biens, ou ciblées sur des personnes et des entités. Les sanctions édictées par les pays occidentaux à la suite de l'invasion de l'Ukraine répondent à cette logique, mais représentent également un tournant dans la manière de percevoir et d'utiliser cet instrument de politique étrangère.
Les sanctions imposées à la Russie s'inscrivent dans une tradition des politiques de sanctions
Le tableau infra présente une synthèse des sanctions imposées par l'Union européenne à la Russie (Conseil de l'Union européenne, 2022a).
Une multitude de sanctions ont donc été imposées contre la Russie. En comptant les sanctions individuelles imposées à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, l'Union européenne a sanctionné 108 entités russes et 1 206 personnes dont Vladimir Poutine, le président russe, et Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères (Conseil de l'Union européenne, 2022b). Ces sanctions ont deux objectifs : d'une part, affaiblir la capacité russe à financer la guerre et, d'autre part, imposer des coûts économiques et politiques à l'élite politique de la Russie, responsable de l'invasion (Conseil de l'Union européenne, 2022b). Des sanctions commerciales ont également été adoptées pour faire plier l'économie russe, en particulier des restrictions d'importations et d'exportations. L'interdiction des transactions avec la banque centrale russe et le blocage des avoirs en devises étrangères placés dans des entreprises occidentales représentent un type de sanction normalement peu utilisé et constituant une atteinte directe au droit souverain d'un État de jouir de ses ressources financières. En effet, des banques russes, exclues du service de messagerie bancaire SWIFT, ne peuvent ni obtenir des devises étrangères, ni transférer des avoirs à l'étranger. Ces types de sanctions accentuent le risque de dévaluation du rouble et potentiellement celui de défaut d'entreprises, voire de défaut de l'État russe. Ce type de sanction est donc assez nouveau et original dans la pratique, revisitant l'économie des sanctions.
Si toutes les sanctions individuelles, économiques et financières ciblées ont été adoptées rapidement et unanimement par l'ensemble des pays de l'Union européenne, la question des sanctions sur le gaz et le pétrole russe a suscité de vives négociations. En 2021, environ 40 % des importations de gaz naturel de l'Union européenne et 20 % des importations de pétrole provenaient de Russie (Sénat, 2022). À l'inverse, les importations de pétrole russe en Europe représentent l'équivalent de 40 % des exportations pétrolières de la Russie. Les Vingt-Sept ont mis plusieurs semaines pour se mettre d'accord sur les sanctions à imposer sur les importations de pétrole et de gaz russes, en raison des disparités importantes au sein même de l'UE : l'Allemagne importe 55 % de son gaz, 42 % de son pétrole et 50 % de son charbon de Russie, tandis que la France importe 17 % de son gaz, 9 % de son pétrole et 30 % de son charbon. Finalement, le sixième train de sanctions décidé le 30 mai 2022 par l'Union européenne interdit l'achat, l'importation ou le transfert de pétrole brut et de certains produits pétroliers de Russie vers l'Union européenne, soit 92 % des importations de pétrole russe, d'ici à la fin de l'année. Une exception temporaire est prévue pour les importations de pétrole brut par oléoduc.
Les sanctions imposées à la Russie renouvellent l'approche des sanctions
La rapidité et la détermination des pays européens et plus largement occidentaux à s'aligner pour imposer des sanctions à l'encontre de la Russie ont été surprenantes. La guerre en Ukraine a fait émerger un nouveau type de rapport aux sanctions économiques et a accentué la coordination entre les pays occidentaux. Les sanctions envers certains oligarques russes, prononcées en 2014, ont été prolongées et le régime de sanctions a également été accentué.
Pour autant, il est difficile de mesurer l'efficacité de ces sanctions, en raison d'un problème d'accès aux données. Dans son dernier ouvrage, Les puissances mondialisées, repenser la sécurité internationale, Bertrand Badie, professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris, met en avant des statistiques qui montrent qu'entre 10 % et 20 % des sanctions prises aboutissent à des résultats (Badie, 2021). Mais ces statistiques sont discutables car elles supposent une définition claire des objectifs et des résultats des sanctions. Or il existe un problème de méthode pour la mesure : quels sont les objectifs et pour qui les résultats sont-ils mesurés ? En effet, les objectifs des sanctions sont rarement clairs et changent souvent avec le temps. De plus, l'atteinte d'un objectif intermédiaire (réussite d'un embargo, par exemple) n'entraîne pas nécessairement l'atteinte de l'objectif politique final. Si les sanctions sont idéologiquement conçues selon une obligation de moyens, l'obligation de résultat est, pour sa part, bien plus difficile à atteindre. Aujourd'hui, sur les 40 régimes de sanctions internationales dans le monde, seuls 22 % ont infléchi leur politique pour éviter des conséquences plus lourdes, selon les données de l'institut Targeted Sanctions Consortium (Biersteker et al., 2018). Les sanctions seraient, comme l'explique Bertrand Badie, politiste français spécialiste des relations internationales, un instrument de propagande et non un instrument d'efficacité. Elles seraient ainsi utilisées pour stigmatiser un régime, et non dans le but d'obtenir un résultat. En 1967, dans son étude On the Effects of International Economic Sanctions, with Examples from the Case of Rhodesia, Johan Galtung, politologue norvégien, explique même que le résultat des sanctions peut être inverse à celui recherché, si l'économie du pays cible s'adapte (Galtung, 1967). La détérioration de l'économie peut même renforcer le pouvoir en place, ce qu'il nomme le syndrome de ralliement national (rally around the flag effect).
Bien que le bilan de ces sanctions soit difficile à établir, le régime russe ne semble pas affaibli par ces sanctions et la guerre se poursuit. L'inflation russe a augmenté rapidement : 16,7 % en mars sur un an, puis 17,8 % en avril, selon le Fonds monétaire international (FMI, 2022). Pour soutenir sa monnaie, la banque centrale de Russie avait alors relevé les taux d'intérêt à 20 %, avant de les baisser par la suite. De nombreuses pénuries d'approvisionnements dans certains secteurs industriels ont été observées en raison de l'effondrement des importations et des investissements privés, couplé à l'exode de multiples entreprises étrangères. En réalité, l'économie russe s'est montrée plutôt résiliente aux sanctions jusqu'à ce jour. Cela s'explique aussi par les sanctions imposées en 2014, qui avaient renforcé l'autonomie russe dans certains secteurs et conduit au développement des partenariats commerciaux hors des sphères européennes et américaines. En témoigne le développement du système de communication interbancaire SPFS en 20151, pour concurrencer le système Swift. Alors que le FMI prévoyait une baisse de –8,5 % du PIB russe en avril, ce dernier a fait en juillet une mise à jour moins pessimiste avec une prévision de –6 %.
Pendant longtemps, les sanctions économiques ont été imposées par les pays occidentaux à l'encontre de petits pays, ou à des économies de taille moyenne, limitant ainsi les conséquences de ces sanctions sur l'économie mondiale. Avec le cas de la Russie, la situation est différente en raison de l'importance du PIB russe dans l'économie mondiale et de l'interconnexion des économies du fait de la mondialisation. Selon les données de la Banque mondiale, la Russie se hissait à la onzième place des plus importantes économies mondiales en 2021, avec un PIB estimé à 1,7 Md$ (Banque mondiale, 2022). Par conséquent, les sanctions imposées à l'encontre de la Russie peuvent avoir des conséquences indirectes sur les économies qui lui sont liées. Par exemple, les transferts de fonds des Kazakhs, Tadjiks et Ouzbeks travaillant en Russie soutiennent une grande partie de leur balance de paiement. Ainsi, la chute initiale de près de 30 % du rouble (DG Trésor, 2022) en février s'est-elle traduite par des tensions sur les taux de change des monnaies de ces pays.
Conclusion
À la suite de l'invasion en Ukraine par la Russie, les puissances occidentales ont fait face à un choix : l'entrée en guerre contre la Russie, l'application de sanctions ou l'attentisme. C'est la deuxième option qui a été choisie. L'outil de sanctions semble donc retrouver son objectif initial : répondre à des atteintes à la paix et à des agressions. Même si ces sanctions peuvent être performantes sur la durée car elles ne sont pas strictement économiques, l'exclusion de la Russie de l'ordre mondial n'a pour l'instant pas permis le retrait des troupes russes d'Ukraine.
(18 octobre 2022)