En réponse aux difficultés d'approvisionnement énergétique causées par la guerre en Ukraine, la Commission européenne a présenté le 18 mai 2022 son plan « RePowerEU », ayant pour objectifs de mettre fin à la dépendance aux combustibles fossiles d'origine russe et lutter contre le changement climatique en accélérant la transition énergétique. Pour les pays d'Europe centrale et orientale (PECO), cette transition est un défi et une étape relativement récente dans les bouleversements systémiques qu'ils connaissent depuis une trentaine d'années (Koleva et al., 2006 ; Mišík et Oravcová, 2021 ; Yoneva, 2021). Engagées au tournant des années 1990, les transformations économiques et institutionnelles profondes consistaient pour les PECO à rompre avec l'héritage socialiste en adaptant leur structure productive aux impératifs de l'économie de marché et de la globalisation, et s'émanciper de la tutelle de la Russie. Au gré des élargissements successifs en 2004, 2007 et 2013, onze de ces pays ont rejoint l'Union européenne (UE), devenue entre-temps leur principal partenaire commercial et financier, et adopté l'acquis communautaire. Depuis quelques années, l'UE presse ces nouveaux membres de mettre en place des stratégies bas-carbone et participer ainsi aux objectifs de développement soutenable que l'UE s'est fixés. Cet article démontre que la contribution du secteur de l'énergie à ces ambitions reste pour le moment modeste. En effet, on observe, dans les PECO, un important effet de sentier (path dependency) en termes de mix énergétique, d'infrastructures de transport de l'énergie et, selon les pays, de sources ou de routes d'approvisionnement en combustibles. L'ensemble de ces éléments atteste d'une dépendance significative de leurs systèmes énergétiques à l'égard de la Russie.
La littérature sur les systèmes sociotechniques explique les effets de sentier par la relative stabilité des liens entre technologies, infrastructure, normes et acteurs qui composent le système énergétique, rendant les changements matériels particulièrement lents et coûteux (Van der Vleuten, 2004). Les approches institutionnalistes, quant à elles, analysent la path dependency en lien avec les relations de pouvoir entre différents acteurs clés du secteur (décideurs politiques, organismes régulateurs, entreprises énergétiques, opérateurs de distribution de l'énergie) et leur influence sur l'élaboration et la mise en œuvre des politiques énergétiques (Lockwood et al., 2017). Par conséquent, tout en étant influencé par les arrangements existants, le changement n'en est pas totalement contraint, si bien que l'émergence de voies nouvelles (path creation) reste possible.
Pour comprendre les raisons de l'effet de sentier énergétique dans les PECO et le rôle joué par les financeurs dans la bifurcation vers une nouvelle trajectoire énergétique, la première partie de l'article revient sur la dépendance énergétique des PECO héritée de l'époque communiste et sur les expériences de « transition énergétique » au sein de ces pays. La principale caractéristique de ces expériences est la place importante des acteurs internationaux (URSS/Russie, puis UE) dans l'impulsion et les modalités de transformation du secteur. Les deuxième et troisième parties analysent plus en détail les trajectoires énergétiques respectives de la Pologne et de la Bulgarie. Le premier pays est souvent pointé du doigt comme le membre de l'UE « le moins ambitieux sur le plan climatique » (Climate Action Network Europe, 2018), en raison de son attachement au charbon, alors que le second apparaissait, au tournant des années 2010, comme le bon élève dans la réalisation des objectifs européens en matière d'énergies renouvelables. Ces pays ont été les premiers concernés par les tensions politiques et économiques entre la Russie et l'UE consécutives à la guerre en Ukraine. Critiquant ou refusant le paiement des livraisons de gaz russe en roubles, ils ont été confrontés, à la fin d'avril 2022, à l'interruption de ces livraisons. Étant donné la dépendance des deux pays au gaz russe (55 % des importations de gaz en Pologne et 95 % en Bulgarie), la question des alternatives à cette énergie se pose avec acuité.
Héritages et mutations des secteurs énergétiques en Europe centrale et orientale
Jusqu'à l'éclatement de l'URSS en 1991, les politiques énergétiques des PECO étaient déterminées par les décisions de ce principal fournisseur de ressources et de technologies ainsi que par les structures hiérarchiques de l'économie planifiée. À quelques variations près, les relations de dépendance se reflétaient bien dans les éléments de la sécurité énergétique (disponibilité, accessibilité, acceptabilité) de ces pays (Szabo et Deak, 2021). Ainsi, les marges de décision des gouvernements est-européens en matière de disponibilité se réduisaient au choix entre réserves domestiques et approvisionnements soviétiques. La Pologne et la Roumanie, par exemple, pouvaient compter sur leurs dotations en combustibles fossiles, alors que la Bulgarie et la Hongrie étaient fortement dépendantes des importations. Globalement, la dépendance des PECO à l'égard de l'URSS était particulièrement forte pour le pétrole, fourni à plus de 95 % par ce seul exportateur. L'« accessibilité » renvoyait à la possibilité d'obtenir les combustibles grâce au troc, sans avoir à les payer au prix du marché mondial, en conservant ainsi les devises convertibles particulièrement précieuses pour ces économies1. Enfin, les liens étroits tissés avec l'URSS en matière de sécurité énergétique répondaient aussi à des considérations d'« acceptabilité » : les gouvernements des PECO savaient qu'ils pouvaient compter sur le soutien soviétique à leur secteur énergétique, tant pour des raisons de développement économique que de stabilité sociale, indispensables au maintien des régimes politiques en place.
Une « transition énergétique » sous l'égide de l'URSS
Il est intéressant de noter que dans les années 1970 et 1980, les pays du bloc soviétique ont connu une forme de « transition énergétique » impulsée par l'URSS. Toutefois, à la différence de l'acception répandue de ce terme aujourd'hui (passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables), il ne s'agissait pas de prendre en considération les enjeux environnementaux et climatiques, mais de répondre à des préoccupations strictement économiques. Ces dernières reflétaient la volonté de l'URSS de libérer des volumes conséquents de l'« or noir » pour l'exportation vers les marchés occidentaux en échange de devises permettant de financer l'acquisition de technologies avancées pour différents secteurs de son économie. Les PECO ont été ainsi encouragés à utiliser le charbon, le gaz naturel et les combustibles nucléaires comme alternatives au « tout pétrole » (Gustafson, 2014). Pour accélérer la mutation du mix énergétique, Moscou a mobilisé différents leviers économiques : limitations quantitatives des exportations pétrolières vers les partenaires est-européens, hausses des prix, demande de cofinancement des projets gaziers, etc. Cette stratégie a connu un certain succès, comme en atteste, par exemple, la construction du gazoduc Brotherhood (Droujba). Long de 4 000 km et traversant notamment l'Ukraine et la Slovaquie, il est devenu depuis l'une des principales voies d'acheminement du gaz russe vers l'Europe (cf. figure infra). En revanche, l'adoption du nucléaire n'a pas suscité le même enthousiasme. La Bulgarie, par exemple, n'a pas hésité à se doter d'un premier réacteur nucléaire dès 1974, devenant ainsi l'un des vingt premiers pays au monde à produire de l'énergie d'origine nucléaire (AIEA, 1986). En Hongrie, où le débat sur les implications financières des investissements nucléaires a fortement divisé le pouvoir, il a fallu attendre 1982 pour que la centrale nucléaire de Paks voie le jour. La Pologne, quant à elle, n'a pas souhaité introduire cet élément dans son mix énergétique. Quelle que soit l'option retenue par les PECO en matière de diversification énergétique (remplacement partiel du pétrole par le gaz naturel, le nucléaire ou l'achat direct d'électricité), elle n'a pas changé leur dépendance à l'égard de l'URSS (puis de la Russie) en tant que fournisseur de sources primaires d'énergie.
Une intégration différenciée des défis
du développement durable
Le processus d'adhésion à l'UE a amené les gouvernements des PECO à intégrer de nouveaux objectifs en termes de transition énergétique. À la différence d'autres réformes (libéralisation des prix et du commerce extérieur, restructuration et privatisation rapide des entreprises publiques industrielles et financières), la transformation du système énergétique n'était pas au cœur de la conditionnalité liée à l'adhésion. Certes certains PECO ont été pressés de fermer des réacteurs pour des raisons de sûreté nucléaire, en échange d'une contribution financière de la communauté internationale2. Mais il a fallu attendre le paquet énergie-climat 2030, approuvé par le Conseil européen en 2014, pour que les objectifs chiffrés et contraignants en matière de réductions des émissions de gaz à effet de serre (GES), d'énergies renouvelables et d'efficacité énergétique, impulsés par les pays ouest-européens, s'étendent à l'identique à l'ensemble des membres de l'UE. Dans l'intervalle, notamment dans le cadre des objectifs énergie-climat de l'UE pour 2020, les PECO bénéficiaient d'un traitement différencié les autorisant, par exemple, à accroître leurs émissions de GES représentant environ un cinquième des émissions totales de l'UE. La forte réticence de certains PECO à opérer des changements profonds de leur secteur énergétique s'est manifestée lors du Sommet Action Climat, organisé par l'ONU en septembre 2019, en appui de la mise en œuvre de l'Accord de Paris sur le changement climatique. L'Estonie, la Hongrie, la Pologne et la République Tchèque ont usé de leur droit de véto contre la proposition de la Commission européenne d'une neutralité carbone de l'UE à l'horizon 2050. Si ces réticences ne concernent pas tous les PECO, plusieurs d'entre eux n'acceptent les engagements proposés qu'en échange de concessions significatives (par exemple, inclure le nucléaire parmi les sources d'énergie bas-carbone et s'assurer que leurs mutations énergétiques sont subventionnées par les quinze pays les plus développés de l'UE).
La transition énergétique polonaise
Le charbon : au cœur des mix énergétique et électrique
La Pologne est le premier producteur européen de charbon et de lignite. Le charbon est au cœur de ses mix énergétique et électrique. En 2019, les énergies fossiles ont compté pour 93 % de la consommation d'énergie primaire nationale (dont 44,6 % pour le seul charbon). Cette même année, ce pays de près de 38 millions d'habitants se classait onzième parmi les consommateurs mondiaux de charbon. Depuis, la production d'électricité à base de charbon a augmenté, comptant pour plus de 70 % du mix électrique en 2020 (cf. graphique 1 infra). Au premier semestre de 2020, le pays a pour la première fois produit plus d'électricité grâce au charbon que l'Allemagne et également davantage que les vingt-cinq autres États membres cumulés (EMBER, 2022). La Pologne est même devenue exportatrice nette d'électricité à partir d'août 2021, après plusieurs années d'importations (AIE, 2022). Conséquence directe de cette situation, le pays est parmi les rares de l'UE à n'avoir pas diminué de façon significative ses émissions de CO2 liées à la production d'électricité ces deux dernières années, et demeure le principal pollueur en la matière (cf. graphique 2 infra).
En 2019, la Pologne s'est également distinguée par son refus de s'engager sur l'objectif de neutralité carbone, pilier de la lutte européenne contre le changement climatique. Cette position n'est pas surprenante, au vu de la trajectoire du pays en termes de transition énergétique depuis son adhésion à l'UE. En guise d'illustration, la Directive 2009/28/CE fixant les objectifs à atteindre en 2020 par les États membres en termes d'énergie produite à partir de sources renouvelables prévoyait que la Pologne porte cette part à 15 %, soit le double du ratio correspondant en 2005. À la fin de 2020, cet objectif n'était pas atteint (cf. graphique 1). Le charbon est désormais présent au sein même des énergies renouvelables car il est utilisé dans la co-combustion de la biomasse (technologie approuvée par l'UE).
Blocages économiques, politiques et technologiques
Cette difficulté à abandonner le charbon s'explique par plusieurs raisons qui ne sont pas propres à la Pologne : préoccupations de sécurité et d'indépendance énergétique, craintes d'augmentation des prix de l'énergie, doutes sur la fiabilité des énergies renouvelables, perspective de chômage dans les régions qui dépendent principalement de l'industrie du charbon et, plus généralement, des questions quant à la distribution des gains et des pertes entre acteurs (Healy et Barry, 2017). Selon Zhao et Alexandroff (2019), sortir le charbon du mix énergétique d'un pays est rendu difficile par la forte industrie nationale dont des acteurs puissants sont opposés à cette évolution. Ces derniers comprennent notamment les producteurs miniers, leurs clients (les centrales électriques, parfois intégrées verticalement aux producteurs), les communautés et les autorités locales. Il existe néanmoins d'autres facteurs spécifiques à la Pologne : les expériences négatives passées en matière de restructuration, les inquiétudes quant à la dépendance aux ressources énergétiques de la Russie, le faible degré d'influence des ONG environnementales (Brauers et Oei, 2020). L'ensemble de ces éléments créent des barrières systématiques (lock-in) à la réorientation de trajectoire énergétique qui se reflètent dans le slogan historique « Polska węglem stoi » (« La Pologne se bat pour le charbon »).
L'industrie polonaise du charbon a connu des bouleversements importants depuis le début des années 1990. En une quinzaine d'années, la moitié des mines de charbon ont fermé et le nombre d'emplois a été divisé par quatre. Les tensions sociales dans le secteur sont importantes et toute réforme supplémentaire rencontre la résistance des syndicats d'employeurs et de travailleurs. Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le parti national conservateur climato-sceptique Droit et Justice (PiS) réaffirme régulièrement son soutien à l'industrie du charbon. Sa ligne mobilise notamment des arguments technologiques et politiques. Les technologies du « charbon propre » (permettant de réduire les émissions de polluants et de produire plus d'énergie avec moins de charbon) et le principe de neutralité technologique inscrit dans le Traité de Lisbonne (qui laisse à chaque pays le droit d'opter pour les technologies énergétiques de son choix) sont ainsi mis en avant pour justifier la réticence du gouvernement à soutenir le développement des énergies renouvelables. L'importance stratégique de cette ressource pour garantir la sécurité énergétique du pays est également soulignée ; depuis 1997, elle est inscrite dans la loi comme premier objectif de la politique énergétique polonaise. Depuis quelques années, des modifications du mix énergétique sont évoquées en direction du nucléaire, dont le pays ne dispose pas. Toutefois, cette inflexion n'a pour le moment pas dépassé le stade de projet, avec pour horizon de mise en place 2033, car outre le problème du financement des installations (notamment des réacteurs EPR proposés par la France), elle comporte un risque de dépendance étrangère, à l'image de celle observée pour le gaz russe.
Financer la sortie des lock-in
Pourtant, des facteurs endogènes et exogènes pourraient à terme conduire les autorités à modifier leur défense inconditionnelle du charbon, déverrouillant ainsi le principal lock-in dans le secteur. En effet, le coût pour maintenir un niveau de production élevé de charbon tend à s'accroître à mesure que s'épuisent les gisements les plus accessibles alors que la mise en exploitation de nouveaux gisements se heurte au véto de l'UE. En 2015, 80 % des mines polonaises n'étaient pas rentables et le secteur enregistrait une perte de plus de 1 Md€, malgré les subventions gouvernementales. Ces subventions n'ont cessé de croître, passant pour l'ensemble des énergies fossiles de 0,5 Md€ en 2008 à 1,8 Md€ en 2018 (AIE, 2022). Compte tenu du pouvoir des syndicats dans le secteur, sa transformation n'est possible qu'à travers un consensus impliquant tous les acteurs concernés. Un premier pas dans cette direction a été fait en 2021 à travers la signature d'un « contrat social » entre le gouvernement polonais et les représentants des syndicats miniers pour réduire substantiellement l'extraction de houille, avec des compensations financières pour les régions et les travailleurs impactés. Étant donné l'horizon lointain de sa mise en place complète (2049) et le fait qu'il ne couvre pas le lignite (autre type de charbon, plus émetteur de CO2 par unité d'énergie que la houille), cet accord est jugé par les instances internationales incompatible avec les objectifs de transition écologique du pays. Par ailleurs, les problèmes de pollution liée à la production de charbon se posent avec une acuité accrue en Pologne qui concentre, selon une étude de l'Agence européenne pour l'environnement (AEE, 2021), vingt des cinquante villes les plus polluées de l'UE. En 2018, le pays a fait l'objet de condamnations par la Cour de justice de l'UE pour le non-respect de la directive européenne sur la qualité de l'air. Si un programme d'assainissement de l'air a été adopté cette même année, il est peu probable que ses effets soient visibles dans un avenir proche en l'absence d'un soutien clair aux énergies renouvelables.
La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont renforcé le besoin de cohésion au sein de l'UE. En août 2020, conscient de l'isolement de son pays au sein de l'UE, le ministre polonais des actifs de l'État a admis qu'il convenait de « réviser les affirmations » liées au charbon. Le pays apparaît d'ailleurs comme le principal bénéficiaire du Fonds pour une transition juste, élément de la nouvelle politique de cohésion de l'UE sur la période 2021-2027. Sur le total de 17,5 Md€ dont est doté le Fonds, 3,5 Md€ devraient bénéficier à la Pologne. L'approche de l'exécutif européen se veut locale et adaptée au contexte économique des régions. Au-delà de son rôle contraignant, dans les années qui viennent, l'UE sera sans doute amenée à jouer un rôle plus incitatif dans les orientations de la transition énergétique.
La transition énergétique bulgare
Une économie énergivore et dépendante
Au sein de l'UE, la Bulgarie est le pays ayant sans doute le profil démographique, économique et énergétique le plus contrasté. Sur le plan démographique, on note que le rythme de diminution de sa population (6,9 millions d'habitants en 2020, contre 8,7 millions en 1990) est le plus fort dans l'UE : la natalité est dans la moyenne européenne, mais le taux de mortalité est le plus élevé et l'émigration est très importante. Sur le plan économique, depuis son adhésion à l'UE en 2007, le pays a enregistré une croissance économique régulière et supérieure à la moyenne de l'UE, et il est devenu plus attractif pour les investissements étrangers. Toutefois, l'économie bulgare reste la plus gourmande de l'UE en ressources, consommant 6,5 fois plus de matières premières par unité de PIB que la moyenne européenne en 2020. Elle est également l'économie la plus énergivore, utilisant 3,6 fois plus d'énergie pour produire son PIB que la moyenne de l'UE. Enfin, le pays enregistre l'intensité carbone la plus élevée, avec 4,3 fois la moyenne européenne. À l'instar de la Pologne, la Bulgarie est l'un des pays de l'UE les plus dépendants du charbon, qui fournit 34,5 % de l'électricité nationale en 2020 et emploie 30 000 salariés (Ministère de l'Énergie, 2022). Cependant, la Bulgarie compte davantage que son homologue polonaise sur l'énergie nucléaire (40 % du mix électrique en 2020).
La dépendance énergétique de la Bulgarie vis-à-vis des importations d'énergie et de ressources est inférieure à la moyenne de l'UE (cf. tableau infra). Cependant, au cours de la dernière décennie, elle est restée relativement stable à environ 37 %, la politique énergétique du pays n'ayant pas changé au cours de la période, malgré les intentions affichées de progresser vers une plus grande indépendance énergétique. En outre, les chiffres officiels comportent un biais non négligeable puisqu'ils intègrent l'énergie nucléaire dans la catégorie des ressources nationales, or les réacteurs dont dispose le pays sont russes et fonctionnent grâce au combustible fourni par la société russe TVEL3.
D'autres indicateurs attestent de cette dépendance commerciale et énergétique à l'égard de la Russie. En 2021, la Russie était le quatrième plus important partenaire de la Bulgarie en termes d'importations de marchandises ; 81 % de ces importations étaient des produits minéraux et des combustibles dont 45,5 % de pétrole brut. En dépit de la diversification progressive de ses sources d'approvisionnement grâce à des contrats avec le Moyen-Orient, en 2020 la principale raffinerie du pays (Lukoil Neftohim Burgas AD) importait encore 60 % de sa matière première de la Russie (BNB, 2022).
En 2010, la Russie était le seul fournisseur de gaz naturel de la Bulgarie. Le pays ne couvre qu'environ 1 % de ses besoins par de la production locale. En 2021, les importations de gaz naturel russe représentaient 76 % du total de cette catégorie d'importations. La guerre en Ukraine et la suspension des approvisionnements de la Bulgarie en gaz par la Russie le 27 avril 2022 augmentent considérablement l'incertitude qui pèse sur l'activité économique et l'inflation dans le pays. D'après la Banque nationale de Bulgarie, si les approvisionnements ne sont pas efficacement remplacés par des importations de gaz naturel d'autres pays ou par des sources d'énergie alternatives, on peut s'attendre à des effets négatifs importants sur l'économie bulgare, les secteurs les plus touchés étant ceux liés à la production de chaleur et d'électricité, ainsi que l'industrie manufacturière (BNB, 2022). Selon les estimations du FMI, l'arrêt de l'approvisionnement en gaz de la Bulgarie entraînerait des pertes de 1,5 % à 2,5 % du PIB (Flanagan et al., 2022).
Une transition énergétique financée par des acteurs extérieurs...
Dans ce contexte, la diversification énergétique et la réduction de la dépendance à l'égard des importations russes constituent des défis majeurs. Grâce à l'interconnexion de 182 km avec Komotini (Grèce), la Bulgarie sera en mesure de recevoir, d'ici à la fin de 2022, des livraisons de gaz azéri via le gazoduc transadriatique (TAP) nouvellement construit (cf. figure infra). En outre, à la fin de 2023, l'interconnexion devrait être reliée à l'installation de gaz naturel liquéfié (GNL) près du port grec d'Alexandroupolis, que la Bulgarie cofinance à hauteur de 20 %. Cela lui permettrait de s'approvisionner auprès des États-Unis, du Qatar, de l'Algérie, de l'Égypte, etc.
Depuis l'adhésion à l'UE en 2007, les fonds européens sont devenus une source majeure de financement de l'économie verte et de la croissance durable en Bulgarie, alors que les possibilités de financement par des sources publiques locales sont limitées par les contraintes du currency board introduit en 19974. Au cours de la période 2014-2020, la Bulgarie a reçu des fonds européens pour un montant de 9,8 Md€, dont plus de 1,6 Md€ pour financer des projets d'économie verte et de croissance durable. Par exemple, le programme de développement rural 2014-2020, financé par le Fonds européen agricole pour le développement rural, a mis en œuvre des projets d'agriculteurs pour la production de bioénergie et de biocarburants. La Chine tend aussi à jouer un rôle croissant dans le secteur de l'énergie dans l'ensemble des Balkans (Bulgarie, Roumanie, Serbie, Macédoine, Croatie, Bosnie-Herzégovine) (Habova, 2019). Bien que le volume des IDE (investissements directs étrangers) chinois en Bulgarie (1 % du total de la région en 2020) soit considérablement plus faible que dans les pays des Balkans occidentaux tels que la Serbie (27 % du total de la région en 2020) et la Bosnie-et-Herzégovine (26 % du total de la région en 2020), la Chine met déjà en œuvre d'importants projets énergétiques dans le pays, principalement dans des projets de production d'électricité photovoltaïque. La capacité installée représente environ 15 % de la capacité photovoltaïque totale en Bulgarie.
...sans bifurcation effective de trajectoire
À la différence de la Pologne, la Bulgarie n'a eu aucune difficulté à atteindre, dès 2012, ses objectifs pour 2020 en matière d'énergies renouvelables. Grâce aux subventions pour la mise en place de nouvelles installations et le prix très avantageux de rachat de l'électricité, de nombreux parcs photovoltaïques et éoliens ont vu le jour au lendemain de l'adhésion du pays à l'UE. Mais cette success story cache en fait plusieurs problèmes. Si le financement extérieur (notamment européen) agit comme un déclencheur de la transition énergétique en Bulgarie, l'analyse de ces restructurations met en évidence une superposition de normes et de capacités de production au lieu d'une politique cohérente et globale de transformation du secteur (Davidescu et al., 2018). Les besoins et les coûts liés à la modernisation des infrastructures et des réseaux de distribution afin de garantir la compatibilité technique entre les anciennes (à base de fossiles) et les nouvelles capacités (par exemple, solaires, éoliennes) de production sont en général sous-estimés. Une fois ces coûts correctement évalués, les financements par la collectivité à travers, par exemple, une hausse des prix de l'électricité, font surgir des problèmes sociaux dans un pays en proie à la précarité énergétique. C'est ainsi qu'en 2013, la hausse des tarifs d'électricité et de chauffage a provoqué de fortes protestations au sein de la population, poussant le gouvernement à la démission. Or renoncer à cette hausse conduit à creuser le déficit de la Société nationale d'électricité (NEK), chargée de racheter l'électricité des nouveaux producteurs à des prix élevés. Une autre difficulté est relative à la faible coordination des projets nombreux mais dispersés dans le domaine des énergies renouvelables, faute de compétences administratives suffisantes. À cela s'ajoutent des conflits d'intérêts, résultant de la circulation d'une « élite énergétique » entre l'instance de régulation du secteur (KEVR – Commission de régulation de l'énergie et de l'eau), le ministère de l'Énergie, les sociétés de production et de distribution de l'énergie (Maltby, 2015). Tous ces éléments créent finalement des coalitions opposées au changement, verrouillant la trajectoire d'évolution du secteur, décrédibilisant les énergies renouvelables, voire créant dès 2013 les conditions pour leur démantèlement partiel (Davidescu et al., 2018). Une fois les objectifs fixés par l'UE atteints (en 2012), les conséquences techniques et financières non anticipées du développement des énergies vertes et le jeu d'acteurs favorisent les stratégies défensives orientées vers le soutien du producteur historique (NEK) plutôt que la bifurcation effective de la trajectoire énergétique.
Dans ce contexte actuel, marqué par une forte instabilité politique (quatre scrutins législatifs en deux ans) que la guerre en Ukraine n'a fait que renforcer, le chantier de la transition énergétique passe en premier lieu par le dépassement des conflits et des dépendances politiques dans le pays. Alors que certains groupements politiques tels que le parti socialiste bulgare et le parti nationaliste Renaissance prônent la reprise des négociations énergétiques avec la Russie, d'autres, situés plutôt à droite ou au centre-droit de l'échiquier politique, y sont opposés et défendent la nécessité de nouvelles voies d'approvisionnement. Le lancement d'un débat public plus large sur la place des énergies renouvelables et leur acceptabilité sociale semble également nécessaire. Ce sont les conditions pour que les financements extérieurs futurs parviennent à créer un effet de transformation systémique dans le secteur. Au cours de la période 2021-2027, la Bulgarie recevra plus de 10 Md€ de subventions de la politique de cohésion de l'UE, dont 2,94 Md€ pour des projets d'économie verte et environ 1,3 Md€ fournis par le Fonds pour la transition juste de l'UE. En avril 2022, la Commission européenne a approuvé le Plan bulgare de relance et de durabilité dans lequel 59 % environ des fonds totaux sont prévus pour des investissements de transition verte. Le gouvernement s'est engagé à atteindre plusieurs objectifs : (1) 26 % d'énergie provenant de sources renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie en 2024 ; (2) une réduction de 10% de l'intensité énergétique de l'économie sur la période 2021-2024 ; (3) une réduction globale de 10 % de l'intensité carbone de l'économie au cours de la même période.
Conclusion
Au terme de ce qui précède, il apparaît que les financements externes (européens principalement) jouent un rôle certain dans la transition énergétique en Europe centrale et orientale. Toutefois, l'analyse des trajectoires polonaise et bulgare montre que la portée structurelle et temporelle de ces financements peut être limitée par des obstacles techniques, technologiques et politiques témoignant d'un effet de sentier important, y compris en termes de dépendance à l'égard de la Russie. L'objectif fixé en mai 2022 par le plan RePower EU de la Commission européenne de réduire la dépendance de l'Europe au gaz russe et d'atteindre une part d'énergies renouvelables de 45 % d'ici à 2030 semble bien ambitieux, pour différentes raisons. À « court terme et long terme », la crise actuelle favorise le recours prioritaire à des ressources énergétiques nationales (par exemple, le charbon en Pologne) ainsi que l'engouement pour les alternatives fossiles (par exemple, le GNL en Bulgarie) dont l'impact négatif sur l'environnement est avéré. En outre, l'intérêt pour le développement de l'énergie nucléaire (Pologne) ou son maintien (Bulgarie) confronte ces pays à des choix stratégiques difficiles et coûteux quant aux technologies et aux partenaires internationaux à privilégier. À « moyen terme », la transition bas-carbone pose la question des coûts sociaux des transformations, notamment pour des pays comme la Bulgarie, où le revenu de la population est le plus faible de l'UE, les inégalités de revenu les plus fortes (Eurostat, 2022), la précarité énergétique croissante et où les marges de manœuvre de l'État sont limitées par des contraintes institutionnelles pesant sur la politique budgétaire. Dans ces conditions, le financement privé (par exemple, les crédits bancaires en faveur de l'efficacité énergétique) jouera probablement un rôle plus actif à l'avenir. En effet, les banques commerciales opérant dans les PECO ont accès à différents instruments financiers soutenus par la Banque européenne d'investissement (BEI), le Fonds européen d'investissement et la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement). Toutefois, l'inscription de la bifurcation de trajectoire énergétique dans le long terme nécessite, outre des financements internationaux, une certaine stabilité institutionnelle et un consensus public plus large sur la place des énergies renouvelables dans l'économie, éléments qui ne sont pas nécessairement réunis dans tous les PECO.
(2 septembre 2022)