Nous nous intéressons à la valorisation des entreprises cotées sur les marchés financiers. Notre objectif n’est pas de mettre en cause l’hypothèse de l’efficience des marchés financiers. Nous partons du principe que les cours sur ces marchés incorporent effectivement toutes les informations qui sont disponibles sur une entreprise. En revanche, nous considérons que des informations essentielles pour la valorisation de la société ne sont pas connues du marché et que, par conséquent, la valeur du marché peut s’éloigner de la valeur intrinsèque de l’entreprise. Cette situation nuit à une allocation optimale des portefeuilles et des investissements.
L’information sur une société se divise en trois catégories
Ces catégories sont :
- l’information spécifique à l’entreprise dont la diffusion est protégée par des règles de confidentialité que seul le chef d’entreprise peut amodier. Elle est détenue par les dirigeants, les salariés, les fournisseurs, les banquiers… ;
- l’information spécifique à l’entreprise dont la publication est obligatoire. Lorsque la société est cotée, il s’agit des obligations légales de diffusion de l’information, essentiellement de nature comptable ;
- les données sectorielles ou macroéconomiques publiques qui sont pertinentes pour valoriser l’entreprise.
Notre hypothèse est qu’une valorisation correcte d’une entreprise nécessite l’accès à ces trois catégories d’informations. Les données comptables donnent une image de la performance passée et du patrimoine de l’entreprise. Les informations macroéconomiques et sectorielles apportent un éclairage sur les tendances de l’environnement. Les informations spécifiques discrétionnaires sont indispensables pour aboutir à une valorisation fondée sur une mesure des projections de cash flow. Seule cette méthode, qui repose sur une analyse du business plan et du positionnement stratégique, permet d’appréhender la valeur. C’est celle qui est utilisée par les praticiens, notamment dans les problématiques de fusions-acquisitions.
Les dirigeants d’une entreprise n’ont pas toujours le droit ou intérêt à diffuser toute information aux investisseurs
Cela s’explique par deux raisons :
- d’abord, l’information susceptible d’avoir une influence sur la valorisation et le cours doit être rendue publique afin de lutter contre le délit d’initiés. Les concurrents, les fournisseurs, les clients et les créanciers entre autres en prennent immédiatement connaissance. Dans un grand nombre de situations concurrentielles, notamment les oligopoles, diffuser une information stratégique (prix de revient, budget d’investissement, stratégie de prix…) revient à se placer dans une situation très défavorable vis-à-vis des concurrents et in fine à détruire de la valeur. Dans toute négociation commerciale, l’entreprise n’a aucun intérêt à dévoiler ses marges brutes à ses fournisseurs ou à ses clients. Or la marge brute par produit est certainement un élément de nature à influer sur la valeur et les cours en fonction des perspectives de croissance des différents produits. Le dirigeant peut se trouver face à un dilemme : maximiser la valeur de manière ponctuelle en diffusant une information complète, mais détruire de la valeur à moyen terme en donnant cette information à son environnement. Dans de nombreux cas, le dirigeant protégera les informations clés pour la société ;
- ensuite, tout est fait aujourd’hui pour limiter la diffusion au marché par les dirigeants d’information prospective, sauf lorsqu’elle est négative. Il y a une obligation d’avertissement sur une dégradation des perspectives, mais pas sur leur amélioration. Rien n’encourage le dirigeant à présenter un business plan à moyen terme de nature à éclairer les marchés financiers sur la valeur de la société. Au contraire, toute erreur de prévision, pourtant inhérente à l’exercice, peut exposer le management à des poursuites ou des sanctions.
Lorsque vous ajoutez à ces éléments le fait que, comme le montre la théorie de l’agence, le dirigeant n’a pas intérêt à diffuser trop d’information à ses actionnaires, afin de limiter leur capacité à effectivement contrôler son action, vous arrivez à une situation de pauvreté de l’information diffusée sur une société cotée. Toute l’information est peut-être dans les cours à un moment donné, comme le postule l’efficience des marchés, mais elle n’est pas suffisante pour permettre au marché de valoriser l’entreprise.
Quelles conséquences ?
Les bulles
La première conséquence est le fait que les valeurs boursières peuvent s’écarter significativement de la valeur réelle de l’entreprise entraînant l’apparition de bulles spéculatives. Celles-ci se développent d’autant plus facilement que les informations permettant de déterminer la valeur intrinsèque d’un actif sont limitées. Il y a peu de bulles sur les emprunts d’État dont les cash flow sont, sauf défaut de l’emprunteur, prévisibles. Il y en a davantage sur les sociétés technologiques pour lesquelles l’activité passée n’est d’aucune utilité pour modéliser l’avenir et dont les dirigeants sont soucieux, pour des raisons de concurrence, de ne pas diffuser d’information.
Ces distorsions pèsent sur la capacité du marché à allouer les capitaux d’une manière économiquement optimale. À la fin des années 1990, trop de fonds ont financé les sociétés technologiques et pas assez les activités traditionnelles. Puis le mouvement s’est inversé sans doute de manière excessive.
L’insuffisance de l’information peut également contribuer à expliquer le phénomène du « retour à la moyenne » sur les marchés selon lequel sur une longue période, la valeur de marché et la valeur intrinsèque finissent par converger. À court terme, la pauvreté de l’information peut laisser les valorisations s’écarter fortement des valeurs fondamentales, mais à moyen ou long terme, les résultats comptables et les données macroéconomiques finissent par l’emporter sur l’information spécifique et discrétionnaire relative à l’entreprise. Les valeurs de marché convergent donc en tendance avec la valorisation correcte de l’entreprise.
Une allocation inefficace du capital entre les secteurs
Dans certaines activités, l’information spécifique et discrétionnaire joue un rôle très important dans la valorisation alors que dans d’autres, elle a un rôle beaucoup plus limité. Ces secteurs sont valorisés de manière approximative.
Dans ce contexte, des secteurs comme la distribution, l’immobilier ou les infrastructures se valorisent à partir de l’actif immobilisé qui est connu et de la conjoncture économique. Ils peuvent donc être valorisés de manière assez précise par le marché.
À l’inverse, dans des domaines où l’innovation est prédominante, comme l’industrie aéronautique ou la pharmacie, la valorisation par les marchés est plus approximative dans la mesure où les dirigeants sont naturellement réticents à informer le marché, donc leurs concurrents, sur l’avancement de leurs projets. Cela se traduit par une volatilité plus ou moins importante des cours de Bourse sur une longue période qui peut renchérir le coût du capital au-delà de ce qui est justifié par le niveau de risque réel associé à l’activité de l’entreprise.
Des coûts d’agence élevés
Le fait que les dirigeants aient une telle latitude dans la diffusion de l’information rend bien évidemment très difficile le suivi de leur activité. Cela est d’autant plus marquant qu’ils peuvent expliquer de manière crédible que le fait de ne pas diffuser l’information est in fine dans l’intérêt des actionnaires.
L’une des manières de contourner cette difficulté est de donner mandat à un groupe d’individus soumis à des accords de confidentialité, comme l’est un conseil d’administration, le soin de surveiller l’action des dirigeants. La difficulté est que les intérêts des membres du conseil ne sont pas toujours alignés avec ceux des actionnaires.
Un accès difficile au marché des capitaux pour certaines entreprises
Dès que la corrélation entre résultats d’une année sur l’autre est faible, l’entreprise peut se trouver dans l’impossibilité d’atteindre un niveau de valorisation suffisant pour lui permettre de poursuivre son activité.
Les sociétés jeunes et technologiques sont particulièrement touchées par ce phénomène, ce qui explique le recours à des fonds de capital-investissement qui peuvent avoir accès à toute l’information nécessaire pour établir une valorisation et qui sont tenus par des règles de confidentialité leur interdisant de la diffuser aux concurrents de l’entreprise. C’est l’une des explications du recours aux placements privés ou au capital-risque.
Le court-termisme des investisseurs
Les durées moyennes de détention des actions sont en diminution. L’information diffusée ne permet de se faire qu’une idée de très court terme sur la valeur de la société et incite donc à vendre ou à acheter pour des périodes courtes.
Les seuls investisseurs qui continuent à investir dans des sociétés cotées sur le long terme sont ceux qui appliquent une « stratégie Warren Buffet » : investir dans des secteurs « ternes », dans lesquels les résultats passés permettent de bien comprendre les perspectives futures, et dans des activités simples que l’investisseur peut comprendre et analyser à partir des données disponibles. Ainsi, ce dernier est presque toujours certain de pouvoir comparer de manière fiable son prix d’achat sur le marché à la valeur de l’entreprise.
Le cas particulier du secteur bancaire et des activités financières
Dans le secteur bancaire, l’incitation à ne pas diffuser d’informations précises est beaucoup plus forte que dans tous les autres secteurs car les informations négatives peuvent renchérir le coût de financement de la banque et donc à terme menacer sa pérennité.
C’est pourquoi le régulateur, qui a un accès à l’information non publique, joue un rôle essentiel dans l’appréciation de la solidité des établissements de crédit. C’est également pour cette raison que la thèse, soutenue par exemple par Alan Greenspan, selon laquelle les opérateurs de marché sont capables d’appréhender le risque de contrepartie sur la base des informations mises à leur disposition, s’est avérée fausse car les dirigeants de banques n’ont pas intérêt à être transparents.
Quelques suggestions pour améliorer la valorisation par le marché
Autoriser une activité d’initiés
L’une des solutions les plus simples est d’abolir le délit d’initiés et de donner aux investisseurs qui acceptent un accord de confidentialité toute l’information possible, en les autorisant à l’utiliser pour être actifs sur le marché. Ainsi, les dirigeants peuvent diffuser de l’information qui se reflète dans les cours, sans pour autant informer leurs concurrents. Cela soulève des problèmes d’équité évidents et cette voie a peu de chances d’aboutir.
Cela étant, il est essentiel que tout durcissement des règles relatives au délit d’initiés s’accompagne d’une réflexion coût/avantage. Promouvoir un fonctionnement équitable du marché est indispensable à long terme, mais pénaliser l’utilisation d’informations accroît les risques de bulle et de mauvaise allocation du capital.
Limiter l’accès à la Bourse à des gestionnaires initiés strictement contrôlés
On pourrait créer une catégorie de gérants professionnels qui auraient un accès libre au management et seraient tenus par des règles de confidentialité strictes. Le public souscrirait à des véhicules aux mains de ces gérants.
Ces derniers seraient très strictement encadrés afin qu’ils ne tirent aucun profit personnel des informations qu’ils détiennent. C’est un peu de cette manière que fonctionne le capital-investissement qui intervient dans les sociétés non cotées avec un accès très large à l’information pour l’investisseur et un contrôle renforcé des dirigeants.
La difficulté de cette solution est de sélectionner les gérants, de ne pas créer un cartel et d’éviter les positions d’abus et les conflits d’intérêts sur le marché.
Noter les actions des entreprises
Le marché obligataire ressemble très largement à celui des actions. Il est impossible pour l’investisseur dans des obligations émises par une société de se faire la moindre idée sur la solvabilité de l’entreprise car il n’a pas accès à suffisamment d’information, notamment prospective.
C’est le rôle que jouent les agences de notation. Elles ont un accès illimité au management, sont tenues par la confidentialité et ne peuvent intervenir sur le marché. Elles rendent compte de leurs travaux sous forme d’une note synthétique qui permet d’éviter la diffusion d’informations sensibles aux concurrents de l’entreprise.
Il n’y a pas de raison pour que cette pratique ne soit pas encouragée pour les actions. Il pourrait être demandé à des équipes d’analystes indépendants et soumis à la plus stricte confidentialité d’évaluer en profondeur la valeur des sociétés de manière au moins annuelle, après une analyse approfondie de leurs prévisions financières, de leur stratégie… Leur valorisation serait restituée sous la forme synthétique d’une recommandation.
La question est celle de la rémunération de ces analyses indépendantes. Si elle dépend d’une activité de courtage, la porte est ouverte aux abus. Les investisseurs n’ont pas les moyens de financer de tels travaux. Enfin, si elle est à la charge de l’entreprise, un risque de conflit d’intérêts apparaît. C’est la raison pour laquelle on pourrait imaginer de faire financer ces travaux par une taxe collectée auprès des émetteurs.
Demander aux Pouvoirs publics de se prononcer sur la valeur des actions
Cette forme extrême a récemment été utilisée dans le secteur bancaire. La seule solution pour que les marchés soient capables de valoriser les banques a consisté à demander aux autorités publiques de conduire, puis de diffuser les résultats de leurs études sur les stress tests. Ils ont pu mener ce travail à bien grâce à l’accès à de l’information privilégiée à une méthode d’analyse homogène. La controverse récente sur ces stress tests conduit sans doute à ne pas poursuivre dans cette voie.
Pour conclure, il nous semble que l’une des clés pour améliorer le fonctionnement du marché serait d’encourager le développement d’analyses financières indépendantes sur le modèle des agences de notation. Concernant les actions, ces analyses existent lors des moments clés de la vie d’une société, par exemple dans le cadre d’une opération d’introduction en Bourse, sous la forme d’attestations d’experts sur les données présentées par la société. Ces attestations se fondent sur des contacts privilégiés et confidentiels avec les dirigeants. Ces pratiques devraient être étendues et pérennisées tant que la société est cotée de manière régulière. Le coût de ces analyses indépendantes pourrait être supporté par les émetteurs car ce sont les actionnaires qui ont intérêt à ce que les cours ne s’écartent pas des valeurs fondamentales. Cette démarche permettrait par ailleurs de faciliter l’accès des PME et des entreprises technologiques à la Bourse qui se heurte au manque d’intérêt des analystes.