Il ne fait pas l’ombre d’un doute que le secteur des fonds de pension ne s’est pas couvert de gloire pendant la crise du crédit et le krach de 2007-2009. En tant que remparts de la rationalité, de la rectitude et de la stabilité, les fonds ont lamentablement échoué. À la suite de la bulle Internet et des scandales Enron et Worldcom, nombreux sont ceux qui s’attendaient à ce que les fonds aient retenu la leçon et non seulement qu’ils se montrent plus rationnels que les marchés, mais aussi qu’ils servent de mécanismes d’ajustement partiel et contrôlent les excès éhontés des sociétés de leurs portefeuilles. Or lorsque le marché s’est trouvé au creux de la vague en 2009, le fonds public médian avait perdu au moins 37 %1. Les fonds indiciels d’actions – tels que de nombreux plans 401(k) à cotisations définies – avaient perdu 52 % par rapport à leur niveau le plus haut. Certains fonds qui avaient largement investi dans les dérivés d’obligations hypothécaires ont été presque totalement anéantis ; heureusement, ils ne représentaient qu’une partie de l’épargne-retraite de la plupart des Américains.
Aggravant le désastre, les fonds qui ont par la suite collecté des liquidités et réduit leur exposition aux marchés à risque, ou dont les participants ont retiré ce qu’il restait de leur argent, n’ont pas complètement pris part au rebond ultérieur du marché2. Même pour ceux qui sont demeurés totalement investis, la valeur de deux années d’accumulation de gains a complètement été perdue, et trois ans après le krach, la plupart des comptes de pension sont encore 42 % plus bas qu’ils ne l’auraient été si les prévisions d’une croissance annuelle de 8 %, sur la base de laquelle ils géraient l’épargne, s’étaient confirmées sur la période3. Les Américains approchant de la retraite ont vu leurs économies considérablement réduites, avec peu de temps pour tenter de combler ce déficit. Les plans de retraite publics, souvent déficitaires dans les années ayant précédé le krach, font maintenant face à une déficience telle qu’elle menace certains des plus grands États et des plus grandes municipalités de faillite et d’une possible répudiation des engagements en matière de retraite pris des années auparavant envers les fonctionnaires. La question est de savoir si les fonds ont contribué au krach, ou s’ils ont simplement suivi la chute des marchés, tout comme ils avaient suivi leur ascension. Ce qui est évident, c’est que le secteur est examiné de très près pour sa gestion du risque et ses pratiques en termes de gouvernance d’entreprise, comme jamais auparavant.
Il est assez simple d’établir la liste des moteurs possibles du désastre, mais répartir les responsabilités respectives est plus difficile. Après des années d’expansion économique, l’euphorie s’était propagée à toute l’économie. Les taux d’intérêt étaient bas, ce qui non seulement a encouragé les emprunts spéculatifs et le recours excessif aux leviers, mais aussi a exigé des investisseurs comme des intermédiaires financiers qu’ils trouvent des moyens d’obtenir un meilleur rendement que celui obtenu par des prêts simples. Le gouvernement avait tellement encouragé les gens à devenir propriétaires de leurs propres maisons qu’il était devenu possible pour des emprunteurs sans aucun revenu courant de souscrire des prêts hypothécaires relativement énormes qu’ils n’avaient aucun espoir de pouvoir rembourser un jour. Un secteur du courtage hypothécaire avide, et pour l’essentiel non régulé, s’est développé pour tirer profit de cette situation. Les titres hypothécaires regroupés en résultant ont été découpés par des ingénieurs financiers astucieux, afin de créer des produits de dette qui devaient soi-disant diversifier le risque – mais qui étaient souvent entièrement constitués de prêts hypothécaires de mauvaise qualité, souscrits par des emprunteurs à haut risque, sur des propriétés dont le prix était largement excessif. Une dépendance croissante aux transactions hors marché en produits non cotés – ce que l’on a appelé les dark pools de liquidité – a fait que l’évaluation de nombreux portefeuilles, y compris les parties d’« investissement alternatif » des principaux fonds de pension, tout comme les positions tenues sur les tables de négociation par les principales banques d’investissement, était complètement impénétrable. En même temps, à cause d’un déséquilibre constant des échanges et d’une croissance économique extraordinaire sur les marchés émergents, notamment la Chine, d’énormes sommes d’argent ont été accumulées dans des pays ayant une balance des paiements excédentaire avec les États-Unis ; cet argent a été placé, dans le but d’obtenir des rendements supérieurs, sur les marchés américains de valeurs mobilières. L’ensemble de ces pressions ont encouragé une tarification trop basse du risque et une attitude désinvolte, même envers les risques qui ne sont accompagnés d’aucun rendement positif, à savoir les risques opérationnels associés à une gouvernance d’entreprise médiocre.
Wall Street elle-même s’est largement autorégulée pendant cette période. L’hypothèse formulée par les régulateurs était que les banques d’investissement, dont presque toutes étaient devenues des sociétés à responsabilité cotées en Bourse, contrôleraient leurs propres risques de façon à ne pas mettre en danger leur survie ; des marchés efficients s’assureraient que toutes celles qui s’éloigneraient d’un comportement prudent seraient pénalisées sur le cours de leurs actions4. Au même moment, la croissance d’une liquidité opaque ainsi que les pressions sur les marchés ont encouragé les banques à employer des niveaux de levier qui avaient jusque-là été considérés comme extrêmement imprudents – jusqu’à quarante fois la valeur des fonds propres dans le cas de Lehman Brothers. Compte tenu de la complexité extrême des produits financiers échangés et négociés, la plupart des conseils d’administration n’avaient aucune idée du genre de risques qu’ils encouraient ; les administrateurs étaient souvent embarrassés d’admettre qu’ils ne comprenaient pas les explications trop succinctes et mathématiquement sophistiquées des quants – ingénieurs financiers qui avaient eux-mêmes inventé ces produits et profitaient de leur prolifération. La plupart des modèles de gestion du risque employés étaient entièrement basés sur les rendements obtenus au cours des vingt dernières années de hausses régulières du marché et supposaient une distribution normale des rendements qui était injustifiée, même en théorie. De plus, les lignes directrices à l’égard du risque ont en pratique été fréquemment enfreintes.
Du côté des acheteurs, une présentation lacunaire par un broker doué en mathématiques suffisait généralement à inciter les clients d’un gestionnaire de portefeuilles (ainsi que leurs administrateurs) à injecter des millions de dollars dans des produits originaux, n’ayant pas encore fait leurs preuves et étant non cotés – très notoirement, des entités fermées non cotées, dont les seuls éléments d’actif consistaient en des assortiments de titres hypothécaires (les collateralized debt obligations – CDO –, obligations structurées adossées à des emprunts), et même des entités dont les seuls éléments d’actif étaient des instruments dérivés de CDO (« CDO au carré » – CDO2). Pour se protéger contre le risque de perte, certains émetteurs et investisseurs ont commencé à recourir à un nouveau genre de dérivés et même à l’utiliser comme un véhicule de spéculation directe : le credit default swap (CDS) qui est un contrat d’échange sur le risque de défaut. Tous ces instruments avaient un point commun : un énorme effet de levier. Cela a contribué à quelques rendements spectaculaires dans le domaine traditionnellement conservateur du placement à revenus fixes pour la période allant de 2002 à 2007, alors que les investisseurs réduisaient leur préférence historique pour les actions qui, après la bulle Internet, semblaient « trop risquées ». Mais, comme c’est toujours le cas avec l’effet de levier, les inconvénients sont tout aussi spectaculaires. À l’évidence, rien de tout cela n’était de l’« investissement » tel qu’il avait été compris par les gestionnaires traditionnels de fonds.
Pourquoi les fonds de pension ont-ils été disposés à participer à cette course aux rendements plus élevés, renonçant à leur traditionnelle aversion au risque et à leurs conceptions habituelles du devoir fiduciaire envers leurs bénéficiaires, nées dans les années ayant suivi la débâcle de 1929-1933 ? Les raisons se trouvent à la fois dans leur nature, tels qu’ils ont évolué au cours des soixante-sept années depuis le passage de l’Investment Company Act de 1940, et dans les fonctionnements internes du secteur de leur gestion. Les pressions en matière de revenus pour la retraite ont généré des motivations qui ont conduit le secteur à chercher le « mieux » aux dépens du « bien » ; en même temps, les fonds de pension eux-mêmes sont devenus les complices volontaires de cette attitude extrêmement désinvolte par rapport au risque. Une analyse de la façon dont le secteur considère le risque au travers du prisme de deux de ses principaux composants – la gouvernance de ses investissements de portefeuille, ainsi que sa propre gouvernance interne – révélera certaines des contradictions intrinsèques qui ont aidé à créer le désastre de 2007-2009.
Structure du secteur de la gestion des fonds de pension
En tant qu’actionnaires majoritaires des entreprises cotées américaines – dont la plupart ont un actionnariat largement dispersé –, les fonds de pension ont de plus en plus été chargés de la responsabilité première du contrôle des conseils d’administration et du comportement d’entreprise. Selon une estimation récente, les investisseurs institutionnels possédaient 70 % des 1 000 plus grandes sociétés des États-Unis (Rabimov et Tonello, 2010). De ces institutions – fonds spéculatifs, compagnies d’assurances, fonds de pension, associations caritatives –, les fonds de pension ne représentent pas seulement l’une des deux plus grandes parties5, mais aussi celle dont l’horizon de placement coïncide le plus étroitement avec celui de la société émettrice elle-même6 et celle qui devrait être la plus préoccupée par la viabilité à long terme de cette société, autrement dit par la durabilité7 de son modèle d’entreprise.
Pourtant, non seulement les fonds de pension ne sont en aucun cas homogènes, mais aussi ils diffèrent largement selon qu’ils sont plus ou moins disposés à fonctionner comme contrôleurs et intendants des sociétés dans lesquelles ils investissent. Une partie de ces différences s’explique par des divergences de convictions sur la sagesse et l’efficacité d’avoir des investisseurs de portefeuille jouant ce genre de rôle. Une autre partie de ces différences est un sous-produit des principales divergences idéologiques entre les différents groupes et même les différents échelons au sein du secteur de la gestion des fonds de pension8. Mais la plus grande partie de ces différences est due à des contradictions internes fondamentales au sein du secteur lui-même. En effet, il est paradoxal que le secteur le plus chargé de contrôler et d’éviter les abus de la relation agent/principal soit lui-même assailli par des problèmes d’agence. C’est cette coupure entre ce que les fonds disent faire et ce qu’ils font réellement qui a beaucoup aggravé les problèmes, impliquant la mauvaise affectation des fonds, le court-termisme et les échecs dans le contrôle de la gouvernance d’entreprise.
Les mutual funds et les fonds de pension sont de deux types différents. Les mutual funds investissent l’épargne après impôts de leurs clients et sont librement choisis par le client-investisseur individuel. Les fonds de pension investissent l’épargne qui a été exonérée d’impôts. Les mutual funds ont tendance à faire partie des « familles de mutual funds », avec des objectifs, des méthodologies et des univers d’investissement variables, ainsi que des gestionnaires différents pour chaque fonds. Ces fonds qui ont un bon rendement sont commercialisés de manière agressive par la société de gestion et leurs gestionnaires ont tendance à attirer l’attention du public. Certains de ces fonds sont commercialisés comme étant agressifs, axés sur la croissance et opportunistes, tandis que d’autres sont commercialisés comme étant conservateurs, ou axés sur le revenu, même si, en fait, les limites sont floues et qu’au sein de chaque famille de fonds, il est possible de trouver des caractéristiques et des politiques communes. Certains sont des fonds indiciels qui reproduisent un indice de référence du marché plutôt que d’essayer de le surpasser. Néanmoins, parmi les fonds équilibrés, qui tentent un compromis, et même parmi un nombre important de fonds plus grands axés sur la croissance, une « indexation non professée » n’est pas rare. Les mutual funds ne sont presque jamais des actionnaires engagés, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à ne pas initier directement la communication avec les dirigeants des sociétés de portefeuilles, n’acquièrent pas d’intérêts stratégiques (même si l’exposition totale des divers fonds d’une société de gestion en particulier peut être très significative), ont une préférence encore plus grande pour la liquidité que la plupart des investisseurs9, ont des taux de rotation élevés, expriment un profond désintérêt pour les questions de gouvernance d’entreprise et de durabilité, ont traditionnellement refusé de voter ou ont voté entièrement en accord avec les recommandations de la direction, et encore à l’heure actuelle, ils votent généralement en accord avec celle-ci. Dans le cas d’une OPA hostile, ils sont prompts à vendre leurs parts à des arbitragistes plutôt que d’attendre le résultat ou d’essayer d’influencer le cours de la transaction. Il y a quelques exceptions significatives à ce schéma – les fonds spécialisés, les fonds éthiques… –, mais cette description est typique de la grande majorité d’entre eux.
Les fonds de pension, en revanche, essaient d’avoir des politiques uniformes, même si la plupart d’entre eux ne gèrent pas eux-mêmes la majeure partie de leur argent et s’ils emploient de nombreux gestionnaires externes. Ils ont leurs propres porte-parole et leurs gestionnaires restent généralement anonymes, même si l’argent est géré de façon interne. Ils ont tous des responsabilités fiduciaires envers leurs bénéficiaires, c’est-à-dire envers les particuliers qui utiliseront finalement cette épargne pendant leur retraite. La plupart sont régulés par l’US Department of Labor, au travers de l’Employee Retirement Income Security Act (ERISA) de 1974, même si certains sont bien plus anciens10. Ils sont généralement répartis en trois grandes catégories : les fonds de pension d’entreprise, les fonds de pension publics et les fonds de pension des syndicats (aussi connus sous le nom de fonds Taft-Hartley d’après la loi qui les a mis en place en 1947). Même si la plupart des gestionnaires gèrent de l’argent de ces trois catégories, il faut considérer séparément les gestionnaires indépendants qui s’occupent de l’argent des fonds de pension (y compris les gestionnaires des plus grands mutual funds tels que Fidelity et BlackRock) et les services de gestion de portefeuilles des grandes banques. Ces fonds, qui s’occupent généralement de l’argent destiné à la retraite des organisations à but non lucratif, comme les organisations caritatives et religieuses, sont en général plus judicieusement classés dans la catégorie des fonds de pension publics, même s’il y a d’importantes différences. Le plus connu de ces indépendants est sans doute le fonds privé géant axé sur l’université, TIAA-CREF. Les fonds d’entreprise sont, comme leur nom l’indique, les caisses de retraite des sociétés individuelles. Les fonds des syndicats ont tendance à être un peu plus petits, mais ont une forte visibilité politique due à la nature des syndicats. Les fonds publics sont ceux des divers États et entités locales ; parmi les plus connus et les plus visibles figurent la caisse de retraite des fonctionnaires de l’État de Californie (CalPERS), son fonds jumeau pour les enseignants (CalSTRS), la caisse de retraite pour les employés de l’État de New York (Common Fund) et le State Board of Administration de Floride (SBAFla), mais chaque État et de nombreuses municipalités possèdent leur propre fonds, certains sont très grands, d’autres de taille plus modeste.
Il existe deux sortes de fonds de pension : ceux à prestations définies et ceux à cotisations définies. Les régimes à prestations définies, la forme la plus traditionnelle des pensions, promettent un certain montant fixe à la retraite, généralement un pourcentage des revenus du retraité pendant sa période d’activité, avec ou sans clauses de révision pour l’inflation. Les régimes privés sont garantis par la Pension Benefit Guaranty Corporation (PBGC), une agence indépendante appartenant au gouvernement fédéral, qui assurera la continuité des paiements jusqu’à une certaine limite (54 000 dollars par an en 2011) en cas de liquidation du régime et de faillite de la société11. La PBGC est financée par les primes d’assurance payées par les régimes eux-mêmes et par des éléments d’actif qui ont été saisis lors de faillites. Néanmoins, la faillite d’une très grosse société peut considérablement grever le système, tout comme un fort déclin du marché dans la valeur de ses éléments d’actif, comme ce fut le cas en 2008. Les fonds de pension publics sont soutenus par l’argent des contribuables et ne font pas partie de la PBGC.
Pendant les années 1990, les fonds de pension ont pris l’habitude d’avoir des résultats annuels moyens excédentaires de 10 % et pendant les années 2000, ils ont commencé à insérer ces chiffres dans leurs prévisions de rendement en faisant fi de la tendance, établie depuis longtemps, selon laquelle le rendement des actions a été en moyenne de 7 % au cours du siècle précédent, avec beaucoup de périodes de cinq années affichant de bien moins bons résultats. Pour le retraité futur avec un régime à cotisations définies, une prévision aussi agressive était risquée, mais pour un régime à prestations définies dans son ensemble, cela a été potentiellement désastreux. Alors que les pressions économiques se renforçaient sur les États et les municipalités en situation financière difficile, la tentation de sous-capitaliser le régime et de compter sur de meilleurs résultats pour compenser tout déséquilibre est devenue de plus en plus courante. Ainsi, les meilleurs rendements promis par des stratégies basées sur des dérivés sont devenus une nécessité. Au final, bien sûr, elles n’ont pas été à la hauteur, d’énormes pertes ont commencé à s’accumuler et de nombreux fonds ont été contraints de liquider leurs éléments d’actif, au moment même du cycle où il ne faut pas être contraint de vendre car les prix avaient déjà commencé à chuter.
Certains fonds de pension ont également commencé à imiter les fondations privées très fructueuses, qui s’en étaient très bien sorties dans les années 1980 et 1990 en plaçant une part conséquente de leur trésorerie dans des fonds de private equity et de venture capital. La fondation de l’université de Yale, qui s’est redressée de façon spectaculaire après des années de résultats médiocres en investissant dans des placements à risques non cotés, est aussi devenue un modèle pour certains fonds de pension. Là encore, il y a eu énormément de banquiers agressifs pour promouvoir ces investissements, particulièrement lorsque leurs affaires étaient en difficulté ou qu’ils avaient besoin de transférer certains actifs de leurs propres bilans. Lorsque les marchés du crédit se sont effondrés en 2007-2008, ces éléments d’actif sont soudainement devenus presque invendables. Paradoxalement, ces formes plus directes d’investissement, généralement caractérisées par une surveillance et une gouvernance des portefeuilles illiquides et hors marchés (bien plus importants en comparaison) plus étroites, ont été plutôt traitées comme faisant partie d’un portefeuille de marché, comme si les risques potentiels n’étaient pas plus importants que ceux inhérents à un panier de titres liquides cotés en Bourse. Ceux-là ont lourdement pesé dans la performance des fonds post-krach, puisque leurs valorisations ont dû fortement être revues à la baisse, exacerbant un peu plus les problèmes de provisionnement des régimes à prestations définies.
La plupart des fonds de pension de fonctionnaires et de syndicats sont de type « à prestations définies » ; néanmoins, le pourcentage de fonds d’entreprise dotés d’un ensemble défini de prestations a diminué au profit des régimes à cotisations définies. Ceux-ci sont généralement attribués à des particuliers qui les détiennent et impliquent que l’employeur fasse régulièrement des dépôts sur le compte de l’employé, dépôts généralement complétés par ce dernier. L’argent ainsi investi est exclu du revenu soumis à l’impôt jusqu’à ce qu’il soit retiré (vraisemblablement à la retraite). Les épargnants peuvent compléter ces arrangements financiers par des régimes intégralement composés de leurs propres économies – tels que les célèbres plans 401(k). Le montant de la pension est la valeur du compte de chaque employé au moment de la retraite. En fonction des conditions du plan, le retraité peut réviser la pension en annuités, la toucher en une série de versements séparés et imposables, et/ou la transmettre à ses héritiers. Aujourd’hui, ces plans à cotisations définies représentent près de 80 % de l’ensemble des plans de pension des employeurs privés. Dans le secteur public, la situation est presque l’exact opposé, puisque plus de 80 % des employés fédéraux, locaux et d’État bénéficient d’un régime à prestations définies (US Department of Labor, 2010).
Évidemment, les régimes à cotisations définies ne souffriront jamais de sous-provisionnement, puisque c’est le particulier qui supporte l’intégralité du risque d’investissement. Si ses placements se sont bien comportés, le retraité pourra profiter d’une retraite très confortable. Si les rendements des placements ont été médiocres, les bénéficiaires seront peut-être déçus par la taille de leur pécule. (Plus le régime leur offre d’options d’investissement, plus ils auront d’opportunités soit d’augmenter leur rendement, soit de faire des erreurs.) Les régimes à prestations définies connaissent des problèmes de ressources, particulièrement lorsque de généreuses conventions salariales accordent des avantages abondants aux employés – avantages qui ne seront peut-être pas prélevés ultérieurement sur le fonds, si la performance de l’investissement a été inférieure aux attentes ou si l’employeur n’a pas été en mesure d’investir suffisamment d’argent en période de crise financière afin de pouvoir verser les avantages convenus. Dans le cadre d’un régime à prestations définies, le bénéficiaire n’a pas son mot à dire sur les investissements : seuls les administrateurs du régime décident de la stratégie mise en œuvre pour obtenir un rendement. Dans le cas d’un plan Taft-Hartley, les administrateurs doivent être représentés de façon égale par la direction et les employés ; la représentation des employés est rare dans le cas des plans d’entreprise.
Traditionnellement, ce sont les régimes à but non lucratif – particulièrement ceux destinés aux employés des églises – et les fonds de pension publics qui ont été à la pointe des efforts faits pour améliorer la gouvernance d’entreprise. Avec l’appui de certains alliés parmi les indépendants – TIAA-CREF, en particulier –, ces fonds ont été particulièrement préoccupés par les problèmes d’agence : abus de pouvoir des dirigeants, conseils d’administration faibles ou négligents, transactions entre parties liées parmi les administrateurs et/ou les cadres supérieurs, mécanismes d’enracinement comme les pilules empoisonnées, conseils d’administration à renouvellement échelonné avec de longs mandats et, d’une manière générale, mesures pouvant être considérées comme une appropriation de la rente par les gestionnaires et un transfert de valeur des actionnaires aux initiés. Cette attention à la gouvernance d’entreprise a été facilitée par plusieurs facteurs : (1) l’horizon à long terme des fonds de pension, qui les a encouragés à se voir eux-mêmes comme des actionnaires à long terme ; (2) la croissance de l’indexation ou de l’indexation partielle comme stratégie, qui fait des fonds de pension des actionnaires « perpétuels » de facto, au moins en partie ; (3) l’indépendance de tous liens avec la direction, que ce soit à travers une association commerciale ou une relation employé/employeur ; (4) la participation relativement importante des bénéficiaires dans les affaires de leurs propres fonds ; (5) l’indignation des clients face à un comportement contraire à l’éthique, ainsi que les abus et les fraudes qui, de temps en temps, ont privé les actionnaires d’une grande partie de leur épargne, plus particulièrement dans les cas d’Enron et Worldcom en 2001-2002.
Bien sûr, la plupart de ces facteurs sont également présents dans d’autres types de fonds de pension, mais ceux-ci ont des conflits d’intérêts particuliers, qui bien souvent font qu’ils sont beaucoup moins intéressés par la mise en place d’un programme de gouvernance d’entreprise axé sur les actionnaires. Ce sont les fonds d’entreprise qui ressentent le plus fortement ces conflits. Non seulement ils essaient d’éviter de se mettre à dos leur propre direction, mais aussi ils sont très préoccupés par le maintien de relations cordiales avec les autres directions et s’efforcent d’éviter les représailles s’ils s’opposent aux pratiques de gouvernance d’une société de portefeuilles, alors que leurs propres pratiques peuvent être discutables. Leurs administrateurs sont également ceux qui ont le moins de chances d'être indépendants, même si tous se voient encore imposer des obligations fiduciaires. Alors que les fonds de syndicats ont été au cœur de bien des batailles pour une meilleure gouvernance et une plus grande transparence, ils rencontrent certains problèmes spécifiques qui leur sont propres : en particulier, la préoccupation qu’une priorité trop importante accordée aux actionnaires puisse sacrifier les intérêts des autres parties prenantes, et notamment des employés. En effet, les autres actionnaires institutionnels sont bien plus susceptibles de favoriser l’endiguement des coûts, la pression sur les salaires, les bénéfices des employés et la réceptivité de la direction à des stratégies qui pourraient provoquer des pertes d’emplois majeures, comme les rationalisations, les restructurations, les fusions et la vente de la société. La politisation concernant les questions autres que l’investissement joue également un rôle dans les principaux fonds de syndicats même si, dans l’ensemble, cela est moins courant aux États-Unis qu’en Europe.
La gouvernance d’entreprise : le statu quo avant la fraude d’Enron
Dans les années 1990, caractérisées par une forte conjoncture, la plupart des conseillers en placements partageaient deux opinions négatives en matière de gouvernance d’entreprise. Premièrement, ils pensaient que celle-ci s’ingérait dans des domaines qui relevaient des conseils d’administration et des directions et non des investisseurs minoritaires. Deuxièmement, ils pensaient que si des bénéfices pouvaient être tirés d’un activisme en matière de gouvernance, ceux-ci seraient équitablement partagés entre tous les investisseurs et que, par conséquent, l’implication dans la gouvernance ne leur donnait aucun avantage relatif. L’idéologie mise à part (même si l’on ne peut l’ignorer complètement ici), le premier argument suppose une asymétrie extrême de l’information et le second reflète le célèbre problème de « passager clandestin ». Mais l’argument de l’asymétrie d’information suppose qu’il n’y a rien que l’investisseur puisse savoir que le conseil d’administration n’aurait pas déjà correctement pris en compte dans ses décisions : en d’autres termes, que la main invisible des marchés libres ne se contenterait pas de répartir efficacement les éléments d’actif sur les marchés, mais qu’elle guiderait aussi convenablement tout groupe unique de gestionnaires le long du chemin qui aura la plus grande probabilité de succès12. Même en tenant compte du marché actif pour le contrôle des sociétés aux États-Unis, cet argument est manifestement irréaliste. Quant à l’argument du passager clandestin, il nécessite que quelqu’un d’autre fasse le plus gros du travail : si personne ne s’en charge (ou trop peu de gens pour que ce soit efficace), alors les inefficacités peuvent demeurer et peser sur la performance du prix de l’action.
Il y a un troisième argument selon lequel les gestionnaires de fonds peuvent pratiquer la Wall Street Walk, c’est-à-dire voter avec leurs pieds, ce qui élude carrément les questions impliquant la gouvernance. Les conseillers en placements soutiendront que s’ils n’apprécient pas la gouvernance d’une société de leurs portefeuilles, ils pourront tout simplement vendre leurs parts. Ensuite, cela ne sera plus leur problème. De plus, la théorie veut que si suffisamment d’investisseurs reconnaissent les problèmes et vendent, le prix de l’action de la société se retrouvera sous pression et le conseil d’administration devra soit résoudre le problème, soit affronter la discipline du marché du contrôle des entreprises. Pour que cet argument fonctionne, plusieurs conditions doivent être réunies :
- le portefeuille de l’investisseur doit être relativement petit par rapport aux actions en circulation de la société ;
- le marché d’actions (ou d’autres titres) doit être assez liquide ;
- il est préférable que l’investisseur n’ait pas comme indice de référence un indice dans lequel la société de portefeuilles en question est largement représentée ;
- la société ne doit pas être contrôlée par un seul actionnaire ou dominée par quelques actionnaires dominants ;
- le marché du contrôle des entreprises doit être actif.
De telles conditions avaient plus de chances d'être obtenues sur le marché américain avant la fin des années 1980 et avant l’augmentation des instruments anti-OPA qu’à n’importe quel moment par la suite, sans parler de n’importe où ailleurs. Quand le gestionnaire avait un mandat spécifique (ce qui est de plus en plus courant) et était évalué par rapport à un indice plus étroit (tels les mandats pour investir dans des sociétés à plus petite capitalisation qui sont à la fois plus fréquemment contrôlées et moins liquides), les affirmations selon lesquelles il était possible d’entreprendre la Wall Street Walk n’étaient souvent que de pures bravades : on était piégé dans de nombreuses sociétés (ou, pour être plus précis, les coûts frictionnels de sortie étaient très élevés), et ce, en particulier pour les plus grands fonds publics dans le portefeuille desquels beaucoup de sociétés devaient simplement se trouver, même simplement en tant qu’éléments constitutifs d’un large indice. De nombreux gestionnaires se sont largement engagés dans une « indexation non professée », détenant des positions plus ou moins pondérées par rapport à l’indice pratiquement en toutes circonstances, particulièrement sur les marchés volatils, même lorsque l’indexation ne faisait pas partie de leur mandat. Tandis que l’indexation devenait une stratégie de plus en plus populaire pour d’importantes parties des portefeuilles de fonds de pension, il devenait de moins en moins probable que les plus grands fonds (et beaucoup parmi les plus petits) acceptent de sortir des sociétés ou soient en mesure de le faire, et peu importe les doutes qu’ils pouvaient avoir concernant la gouvernance de la société13.
Bien sûr, cela suppose que l’investisseur s’intéressait aux questions de gouvernance. Ce n’était pas le cas de la plupart d’entre eux. Les gestionnaires de portefeuilles et leurs analystes n’étaient pas préoccupés par des questions telles que : qui est au conseil d’administration ? comment celui-ci est choisi ? est-ce que les actionnaires ont le droit de voter pour les fusions ou les reprises majeures ? est-ce que la société a des pilules empoisonnées ou d’autres défenses qui la rendent imperméable à toute reprise ? En général, ils découvraient que ces facteurs pouvaient avoir une importance sur leurs rendements seulement une fois après avoir perdu beaucoup d’argent sur un investissement, ou après avoir été déçus que leur stratégie d’OPA ne se soit pas déroulée comme prévu. Ils s’en prenaient à leurs avocats, se plaignaient à la presse, puis recommençaient à ignorer ces facteurs non quantitatifs.
Puisque tant d’investisseurs avaient choisi de l’ignorer, en dépit du fait qu’il s’agissait de l’un des principaux facteurs dans l’évolution des prix, une stratégie mise en place aux États-Unis consistant à prendre en compte les facteurs de gouvernance et à investir en conséquence a fini par payer généreusement au cours de la période allant grosso modo de 1985 (lorsque la Cour suprême du Delaware a approuvé la première pilule empoisonnée)14 à 2002 (lorsque à la suite des scandales Enron et Worldcom et en réaction au marché baissier qui a suivi la bulle Internet, une certaine régulation de la gouvernance a commencé à être imposée par le Congrès et les principaux marchés de titres)15. Des résultats similaires ont été démontrés en Europe et sur les marchés émergents en Asie16. Pourquoi alors les fonds de pension n’ont-ils pas consacré plus de ressources pour prendre part à la gouvernance des sociétés de leurs portefeuilles et tenter de l’améliorer ?
Une réponse possible est que dans une certaine mesure, les gestionnaires l’ont probablement fait, qu’ils le reconnaissent ou non. Aux États-Unis et au Royaume-Uni (même si ce n’est pas le cas sur la plupart des autres marchés), le rendement excédentaire à gagner avec une stratégie simplette axée sur la gouvernance a chuté à zéro dans les années qui ont suivi Enron (Bebchuk, Cohen et Wang, 2011). Soit les conditions sous-jacentes qui avaient fait que la stratégie fonctionne ont soudainement été éliminées, ce qui semble quelque peu improbable17, soit les investisseurs ont été persuadés (ou contraints) à la suite de ces scandales très médiatisés survenant au milieu d’un ralentissement majeur du marché – l’effondrement de la bulle Internet – de considérer certains de ces facteurs de gouvernance en prenant leurs décisions d’investissement.
Néanmoins, la plupart des rendements d’investissement sur la période allant de 2002 à 2007, particulièrement aux États-Unis, ont été dominés par un appétit croissant pour le risque financier, ce qui peut également submerger tout effet bénéfique du contrôle du risque à travers l’attention portée à la gouvernance des sociétés de portefeuilles pendant ces années-là. (Il est à noter qu’une gouvernance d’entreprise médiocre est un facteur de risque, alors qu’une bonne gouvernance n’est pas nécessairement un facteur de croissance. L’attention que porte un investisseur à la gouvernance devrait réduire le risque du portefeuille et non créer de nouvelles opportunités d’investissement, du moins pas sur le long terme.) Les rendements d’investissement depuis le début de la crise du crédit en 2007, en particulier dans le secteur des services financiers (qui a acquis un poids énorme dans les portefeuilles en raison de sa relative meilleure performance), ont été dominés par la performance négative de ces entreprises qui étaient très disposées à prendre plus de risques pendant la bulle de l’immobilier de 2002-2007 et qui ont obtenu les meilleurs résultats sur cette période.
Paradoxalement, l’un des outils utilisés pour augmenter le risque a justement été les attitudes favorables aux actionnaires que les activistes de la gouvernance d’entreprise ont encouragées pendant la décennie précédente. Les investisseurs ont commencé à pousser les sociétés de leurs portefeuilles à produire des résultats invariablement haussiers et tandis que les marchés devenaient de plus en plus avides, il a souvent été nécessaire de produire de bonnes surprises en matière de bénéfices afin de maintenir le prix des actions. Avec des cadres supérieurs fortement motivés par des options, la pression a été de plus en plus forte de mettre en avant les éléments positifs et de reporter les décisions qui auraient un impact négatif même sur un simple trimestre de résultats. Les analystes se sont vantés d'être capables « de connaître le chiffre », c’est-à-dire de s’approcher dans leurs prédictions du résultat effectivement communiqué. Du côté des vendeurs, cela est devenu un outil de communication et le fait d’avoir un analyste qui bat invariablement le marché avec ses prédictions (parfois en enfreignant les règles de divulgation) était profitable à son employeur qui avait alors toutes les chances de voir une augmentation du flux des commandes. Bien sûr, tout cela a à la fois encouragé le court-termisme et découragé quiconque de prêter attention aux risques sous-jacents.
Cela pourrait expliquer l’étonnante découverte de Erkens, Hung et Matos (2009), selon laquelle meilleure aura été la note de la gouvernance, pire aura sans doute été le résultat d’une institution financière pendant la crise de la dette. Sous l’impulsion des marchés financiers – c’est-à-dire ceux de leurs propres actionnaires, eux-mêmes pris dans l’euphorie de la bulle –, les institutions les mieux notées semblent avoir pris encore plus de risques qu’elles n’auraient eu tendance à prendre autrement. La question est de savoir dans quelle mesure la corrélation avec les classements de gouvernance d’entreprise est un résultat direct de n’importe quel régime de gouvernance favorable aux actionnaires, ou dans quelle mesure elle pourrait être due à une autre cause commune, comme une attention exagérée portée aux seuls facteurs susceptibles de promouvoir une évaluation du prix des parts à court terme18.
Problèmes inhérents à la politique actuelle en matière de placement : le court-termisme
La raison pour laquelle cet aparté quelque peu technique est ici pertinent est qu’il existe un facteur qui pèse lourdement sur les choix de la plupart des gestionnaires de fonds de pension, indépendamment du type de fonds et de celui de gestion, interne ou externe : la valeur temps de l’argent. En raison de l’intangibilité des perspectives à plus long terme et de la nécessité d’actualiser les flux financiers futurs, toute tentative de quantification et d’évaluation de la performance va introduire un biais en faveur du court terme. Les pressions concurrentielles entre fonds et gestionnaires ainsi que les exigences des bénéficiaires augmentent le besoin d’obtenir des résultats sur une base de court terme relatif (trimestriel ou annuel) et de réduire les préoccupations à plus long terme (plus de trois ans)19. Cela crée une pression permanente pour trouver des placements générant des profits qui augmentent régulièrement et encourager les émetteurs à s’efforcer de produire une telle hausse régulière des profits. Cette pression sur la performance à court terme émane de plusieurs facteurs dont certains sont intrinsèques aux placements d’épargne-retraite et d’autres dépendent de la nature humaine en général. Tous sont insidieux.
Premièrement, toutes les métriques impliquées dans l’évaluation de la performance sont en fin de compte ancrées dans une appréciation brute des prix du portefeuille. Sauf dans le cas des fonds spéculatifs20, l’objectif affiché est souvent une performance relative et celle-ci peut être ou non corrigée du risque, comme cela a été dit. Néanmoins, les corrections en fonction du risque sont sujettes à controverses, difficiles à comprendre et rarement suivies de près par les gestionnaires de fonds, les bénéficiaires, ou même les sponsors de plans eux-mêmes. Une performance relative simple est plus facilement comprise et acceptée. Cependant, la tolérance qu’on lui accorde est également asymétrique sur les marchés très porteurs ou peu favorables. Les clients, tout comme les sponsors de fonds, sont souvent mécontents lorsqu’une forte performance relative sur un marché baissier les laisse malgré tout moins riches qu’ils ne l’étaient auparavant. Par ailleurs, une faible performance relative sur un marché très porteur, même si elle est favorable une fois corrigée du risque, mènera tout de même à une avalanche de transferts d’éléments d’actif et à des pertes. Cela a été au cœur du comportement imprudent des fonds pendant l’essor de la bulle Internet et dans la récente bulle de l’immobilier.
Deuxièmement, les sociétés professionnelles de gestion de fonds sont en concurrence les unes avec les autres. Un gestionnaire de fonds qui n’obtient pas de bonnes performances a de grandes chances de perdre des clients, et vite. Tout un secteur du classement et de la sélection des gestionnaires externes des éléments d’actif de fonds de pension a vu le jour. Les classements sont calculés par trimestre et les réévaluations et les recompositions de portefeuille ont généralement lieu tous les ans. Afin de maintenir un bon classement, il faut obtenir de très bons résultats, ce qui encourage les gestionnaires à mettre la pression sur les sociétés de leurs portefeuilles afin de faire valoir les résultats à court terme.
Troisièmement, la nature de la gestion de fonds encourage les économies d’échelle. Pourtant, paradoxalement, plus un fonds devient grand, plus il lui est difficile d’obtenir de bons résultats pour ses clients. En définitive, les fonds les plus grands « sont » les marchés financiers et ne peuvent pas obtenir de meilleurs résultats que ceux-ci, ce qui aide à expliquer la prédominance croissante de l’indexation non professée. En même temps, les véritables fonds indiciels doivent facturer des frais bien plus bas que les gestionnaires d’actifs ; ainsi, il est dans l’intérêt des gestionnaires de faire semblant d'être des gestionnaires d’actifs.
Quatrièmement, des pressions sont exercées sur les administrateurs des fonds de pension pour qu’ils réduisent le coût de leurs plans pour l’entreprise, l’État, la municipalité ou le syndicat qui les a initiés. Même les régimes à cotisations définies, qui n’ont pas de coûts spécifiques de collecte de ressources, cherchent à obtenir de bonnes performances, de crainte que leurs comptes, qui sont normalement contrôlés par les particuliers, soient transférés à un autre gestionnaire.
Cinquièmement, les fonds à revenus fixes, qui ont été conçus pour effectuer des placements à moindre risque, ont été encouragés à améliorer leurs rendements à travers des leviers et des dérivés. Ainsi, la portion prétendument moins risquée du portefeuille d’un fonds de pension pourrait finalement, dans des conditions de marché difficiles, fournir le résultat le plus variable. Ayant été échaudés par l’éclatement de la bulle Internet, beaucoup de sponsors de fonds ont choisi d’augmenter les placements à revenus fixes. Mais la pression pour que soient obtenus de meilleurs rendements avec ces portions du portefeuille les a souvent conduits à encourager des stratégies qui se sont finalement avérées plus risquées que leurs allocations d’actions.
Sixièmement, les gestionnaires individuels de fonds au sein d’une société sont en concurrence les uns avec les autres. À certains moments, cette concurrence est une motivation à fournir davantage d’efforts et obtenir une meilleure performance. À d’autres moments, elle peut conduire à des luttes politiques, à vouloir trop entreprendre et à une réallocation de toutes les ressources internes vers ceux qui ont récemment obtenu les meilleurs résultats. Ainsi, les stratégies à plus long terme sont toujours désavantagées, à moins que les plus hauts responsables de la direction insistent pour que l’on accorde à ces stratégies une considération plus juste. Cet aspect malheureux de la nature humaine est particulièrement évident dans un commerce où les évaluations quantitatives ne sont pas seulement naturelles et faciles à réaliser, mais où elles sont inévitables. Le problème est que, comme Pascal l’a dit, « le mieux est l’ennemi du bien ».
Septièmement, les gestionnaires de fonds individuels et les décisionnaires à tous les niveaux sont largement ou entièrement rémunérés sur la base de leur performance quantitative. La rémunération est généralement calculée sur la base d’une évaluation annuelle de la valeur des portefeuilles gérés soit de façon absolue, soit de façon relative par rapport à un indice de référence. (Évidemment, la manière dont la performance est présentée aux clients est sujette à beaucoup d’artifices.) Parfois, une partie de la prime incitative est également basée sur la performance à plus long terme (jusqu’à trois ans), mais la part annuelle ne peut pas être trop petite. En tant qu’individu, le gestionnaire a des factures à payer et des obligations familiales qui lui sont propres, il souhaite à juste titre profiter du fruit de son travail et si une trop grande partie de la rémunération est à trop long terme, il risque de rejoindre un autre employeur. Naturellement, les gestionnaires qui obtiennent les meilleurs résultats sont généralement ceux qui peuvent se permettre d'être les plus mobiles.
Problèmes structurels : conflits d’objectifs et d’intérêts
Si le court-termisme est intrinsèque aux placements des fonds de pension eux-mêmes, il ne peut être amélioré que par des forces externes quelconques. Dans une certaine mesure, elles peuvent être tellement intrinsèques à tout investissement de portefeuille et tellement fondamentales à toute économie qu’il pourrait être impossible de les changer de façon significative. Moins pardonnables sont les conflits d’intérêts et les conflits d’objectifs dus à la structure courante du secteur. Cette situation peut et devrait être améliorée par une réforme, si possible de l’intérieur. Ces conflits sont tous plus ou moins extrinsèques à la nature de l’investissement per se et sont plutôt le résultat des structures organisationnelles et des liens commerciaux particuliers au secteur de la gestion des fonds de pension tel qu’il existe aujourd’hui :
- les dirigeants des plans de retraite et les administrateurs de fonds sont fréquemment des cadres supérieurs d’entreprise, possédant une implication commerciale et intellectuelle importante dans certaines pratiques et stratégies d’entreprise qui peuvent être en conflit avec les meilleurs intérêts des bénéficiaires de fonds de pension. D’autres fiduciaires – spécialement parmi les administrateurs de fonds de pension publics et des régimes de syndicats – peuvent avoir des ambitions politiques qui peuvent interférer avec leur jugement ou les conduire à rejeter les décisions des gestionnaires de fonds ;
- la gouvernance des fonds est encore largement « sous le radar » et encore assez primitive en ce qui concerne la plupart des dispositifs de gouvernance des sociétés émettrices de nos jours. En particulier, la composition des conseils d’administration de nombreuses filiales de gestionnaire de fonds n’a pas été examinée de près et le potentiel pour les conflits d’intérêts impliquant la société mère est souvent présent. Aussi, en dépit du fait que les administrateurs de fonds sont investis d’une responsabilité fiduciaire, il y a eu quelques problèmes impliquant des transactions entre sociétés apparentées. Néanmoins, de nombreux particuliers ont exercé une pression pour que la gouvernance des fonds soit améliorée et beaucoup de progrès ont été faits21 ;
- la gestion de portefeuilles est un secteur qui, par nature, génère de faibles marges. Il est dans l’intérêt des sponsors de plans de chercher à réduire les frais de gestion et en raison de la structure à faible coût (en particulier les faibles exigences en matière de capital d’exploitation), la concurrence encourage cette tendance. Cela encourage alors les gestionnaires de fonds à trouver d’autres sources de revenus, comme le prêt ;
- les gestionnaires de portefeuilles sont souvent impliqués dans des tentatives d’attirer des mandats de retraite de sociétés, dont les actions constituent une part importante de leurs portefeuilles. Pour des raisons évidentes, ils ne souhaitent généralement pas se mettre à dos leurs directions, par exemple en votant contre un plan de rémunération considérable, lorsqu’ils essaient de gagner un mandat pour gérer le compte de pension de cette même société ;
- un grand nombre de gestionnaires de portefeuilles professionnels sont des branches de banques d’investissement ou « universelles ». Comme cela a été dit, la gestion de portefeuilles est un commerce générant des marges relativement faibles (très faibles dans le cas de la gestion indicielle de fonds) dans des entreprises qui peuvent également opérer dans des domaines générant des marges plus importantes comme la prise ferme de titres, le prêt de titres et le prime brokerage22, la négociation pour compte propre, les fusions et acquisitions et la gestion de la fortune des particuliers à « haute valeur nette ». La gestion de portefeuilles est un « client » attirant pour toutes ces autres opérations. Ces entreprises communiquent toutes sur leurs « murailles de Chine », mais de telles murailles ne sont jamais parfaites, particulièrement compte tenu de l’avantage assez important conféré à tout gestionnaire qui réussit à se glisser de l’autre côté de la muraille, compte tenu du fait que l’origine de l’information n’est généralement pas facile à établir de façon précise et compte tenu des puissantes motivations d’entreprise pour décider de la cohérence d’une stratégie donnée, indépendamment du fait qu’il y ait ou non un conflit. De plus, le plan de carrière optimal pour les gestionnaires dans ces entreprises est souvent de grimper les échelons dans les différentes divisions de la banque, plutôt que de rester uniquement dans le domaine de la gestion de placements. Cela pourrait les encourager à être trop attentifs aux pressions appliquées par les autres divisions de la banque ;
- les fonds de pension et les sociétés de gestion de fonds sont hétérogènes et nombre de décisionnaires impliqués ont des objectifs divergents. Les conflits internes et l’existence de centres de profit en concurrence, comme le prêt de titres, compliquent le processus de prise de décisions. Normalement, lorsqu’il y a un conflit entre des rendements à court terme et des objectifs à plus long terme, ce sont les rendements, plus immédiats, qui l’emportent. De plus, lorsque les sociétés émettrices rencontrent un analyste ou un gestionnaire de portefeuilles, on leur fait part d’un point de vue et d’une opinion sur la meilleure conduite à adopter ; ceux-ci pourraient être radicalement différents s’ils venaient du département de gouvernance d’entreprise du gestionnaire ou de l’un de ses cadres supérieurs ;
- la gouvernance d’entreprise et les questions de durabilité qui lui sont liées sont fréquemment confiées à une bureaucratie complètement séparée du processus de gestion d’investissements et gérées sur la base de normes techniques de conformité, plutôt que comme un moyen de réduire les risques futurs du portefeuille et d’améliorer le rendement de celui-ci. Cela pourrait rendre leurs conseils rigides là où ils devraient être flexibles et les conduire à ignorer toute pratique qui est techniquement conforme, peu importe les risques à plus long terme pour les actionnaires. Les principaux conseillers de nombreux fonds et les gestionnaires professionnels de fonds sur ces mêmes questions sensibles de gouvernance, y compris, par exemple, les problèmes concernant la gestion des conflits d’intérêts potentiels, sont de gros cabinets de droit des affaires qui ont grandement intérêt à protéger leurs clients émetteurs et le droit des affaires qu’ils pratiquent, tel qu’il existe ;
- il n’y a pas de consensus en ce qui concerne les obligations des actionnaires institutionnels en matière de bonne gestion. Comme cela a précédemment été dit, les gestionnaires d’investissements et leurs clients sont extrêmement divisés sur l’utilité et le bien-fondé de prendre position dans le domaine de la gouvernance et même en ce qui concerne le droit de vote des actions. À la différence de presque tous les autres pays du monde, il n’y a pas de code unique des pratiques exemplaires dans la gouvernance d’entreprise pour les États-Unis, pas plus qu’il n’y a eu pour l’instant de tendance vers la mise en place de codes de bonne gestion, comme cela a récemment été le cas au Royaume-Uni. Même si cela était le cas, les conflits énumérés ci-dessus compliqueraient et affecteraient souvent l’application de tels codes et principes.
Un problème supplémentaire : l’incohérence de la régulation
Il faut s’attendre à ce que les gestionnaires et les administrateurs de fonds agissent selon ce qu’ils perçoivent comme leurs propres intérêts, si on leur en laisse l’opportunité. Cette tendance est renforcée par le fait que les conseils de l’US Department of Labor sur cette question ont été déroutants, parfois contradictoires. La plupart des fonds votent, si tant est qu’ils le fassent, parce qu’il a été déclaré en 1988 que voter en conformité avec les intérêts des bénéficiaires du fonds faisait partie des responsabilités fiduciaires d’un fonds de pension. Auparavant, soit la plupart votaient systématiquement comme la direction, soit ne votaient pas du tout. Cette responsabilité a été étendue aux titres des sociétés étrangères, lorsque c’était réalisable, en 199423. Depuis les années 1990, les fonctionnaires de l’US Department of Labor n’ont cessé d’insister sur l’engagement du département vers une meilleure gouvernance d’entreprise et un comportement responsable des actionnaires – en particulier en ce qui concerne le vote. Néanmoins, en 2008, une note d’orientation du département a prévenu les administrateurs que toute dépense d’argent consacrée au vote ou toute action entreprise dans une société dont on ne pouvait démontrer le caractère manifestement bénéfique pour les participants du fonds pourrait être considérée comme une violation des responsabilités fiduciaires ; l’activisme actionnarial sans bénéfices financiers spécifiques en perspective a spécifiquement été condamné24. À l’évidence, une certaine incohérence idéologique au sein du département était à l'œuvre. Une nouvelle publication d’orientation en 2011 n’a pas fait grand-chose pour clarifier la situation, malgré une nouvelle administration, un nouveau ministre du travail et différentes politiques menées par d’autres organismes de contrôle, par exemple la Securities and Exchange Commission (SEC). Ainsi, les conflits d’objectifs dans ce domaine peuvent être considérés comme s’étendant également au gouvernement fédéral.
Comment ces conflits se manifestent-ils en pratique ? Plusieurs cas concrets sont présentés ci-dessous. Il s’agit de cas réels ; cependant, les noms ont été supprimés et certains faits ont été modifiés par souci d’anonymat.
- Conflits d’intérêts entre activités de banque d’investissement et gestion de fondsUne importante fusion contestée a été très près d’échouer. La filiale de gestion du fonds d’un grand underwriter a voté contre l’opération, mais, peut-être sous la pression de son service financier, elle a décidé au dernier moment de changer son vote. Le soumissionnaire de l’offre était un important client de la banque.
- Conflits entre le prêt de titres et la décision d’investissement d’un gestionnaireDes gestionnaires de placements ont décidé de rapatrier des actions prêtées, afin de les voter en faveur d’une résolution d’actionnaires dissidents. La direction responsable des prêts des titres s’est opposée à ce rappel en arguant qu’une petite partie du revenu (relative à la taille du fonds) serait perdue et que la relation avec la banque d’investissement emprunteuse pourrait en pâtir. Le conflit a dû être résolu par le responsable en chef des investissements qui a tranché en faveur du prêt de titres.
- Conflits entre le prêt de titres et les politiques prudentielles d’un gestionnaireUn problème auxiliaire impliquant le prêt de titres a causé des difficultés financières à de nombreux fonds de pension, qu’ils soient importants ou non. Le prêt a été présenté aux conseils d’administration comme étant un moyen absolument exempt de risque d’améliorer les revenus. À l’évidence, il n’existe pas d’investissement sans risque, mais la bureaucratie mise en place pour gérer cette activité a toujours maintenu que celle-ci ne coûtait rien au client. Un problème avec le modèle américain de prêts est que le rendement dépend entièrement de la façon dont le prêteur gère la garantie en espèces reçue en échange d’un prêt de titres ; traditionnellement, elle est investie en fonds à un jour ou en prêts à très court terme et peu risqués. Aussi incroyable que cela puisse paraître (étant donné que la plupart des prêts de titres peuvent être annulés à tout moment), certains prêteurs ont placé une partie de leur garantie dans des CDO illiquides et dans d’autres dérivés non cotés. Lorsque les emprunteurs ont brusquement rendu les parts à la suite du krach, les prêteurs n’ont pas pu restituer la garantie et ont dû vendre d’autres éléments d’actif ou emprunter eux-mêmes de l’argent pour honorer leurs emprunts25.
- Conflits entre un analyste et une politique de gouvernement d’entrepriseUne société particulière a été pointée du doigt pour son engagement en matière de gouvernance, car ses politiques en termes de rémunération et ses dispositions anti-OPA enfreignaient les lignes directrices du fonds en ce qui concerne la gouvernance d’entreprise. La société a répliqué en menaçant de rompre sa relation amicale avec un analyste financier vedette. Ce dernier s’est plaint aux instances dirigeantes et la décision a été prise d’annuler l’initiative de gouvernance.
- Les ambitions politiques influencent l’implication d’un fonds dans des poursuites judiciairesUn grand fonds public a souhaité devenir codemandeur dans une action en justice contre une grande société de son portefeuille qui avait enfreint des règles importantes de sa politique de gouvernance, règles qu’elle avait auparavant acceptées. La société défenderesse a été perçue comme étant extrêmement influente et le conseil d’administration du fonds a refusé d’autoriser que la société de gestion s’implique dans le procès. Au moins l’un des membres du conseil avait de sérieuses aspirations dans une campagne électorale imminente.
- Les responsabilités fiduciaires deviennent subordonnées à l’activité politiqueLes gestionnaires d’un autre fonds public ont reçu l’ordre d’exercer le droit de vote de leurs portefeuilles ostensiblement en conformité avec une politique de gouvernance d’entreprise établie, mais qui s’est révélée avoir une motivation politique et être principalement bénéfique à d’autres intérêts sociaux que ceux des bénéficiaires du fonds (le responsable de cette implication a par la suite été remplacé).
- Conflits entre politiques environnementales, sociales et de gouvernance, et actions effectivement entreprisesUn grand fonds de pension public a accru énormément son programme de prêt de titres. Cela a créé un vif conflit entre son engagement publiquement déclaré en matière de gouvernance d’entreprise et de vote des actionnaires et le fait qu’il ne pouvait pas exercer son droit de vote sur un nombre croissant de ses actions, parce qu’elles étaient prêtées. Ce changement de politique n’était pas mauvais en lui-même (se diriger vers plus de revenus au lieu de mener un programme de durabilité à long terme), mais les bénéficiaires du fonds n’ont jamais été informés de ce changement de politique, ni de ses implications.
Ces exemples sont entièrement distincts des abus évidents et normalement illégaux qui sont possibles en raison de conflits d’intérêts internes et qui impliquent fréquemment la rupture des « murailles de Chine » : les banquiers d’investissement qui bourrent leur service de gestion d’actifs avec des titres surévalués ou invendables, les tables de négociation qui favorisent leurs services de gestion d’actifs à chaque fois qu’un changement majeur de portefeuille est décidé, les dirigeants qui encouragent une stratégie propriétaire dans laquelle ils ont un intérêt économique… Les exemples ci-dessus impliquent tous des conflits internes de jugement et relèvent généralement de l’appréciation du fonds lui-même. On pourrai