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 Une nouvelle vision des comportements des ménages


André BABEAU * Professeur des Universités. Contact : andre.babeau@free.fr.
Françoise CHARPIN Professeur émérite, université Paris II ; conseiller scientifique, Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Malgré le très large éventail de motivations d’épargne des ménages qui ont été tour à tour évoquées au cours d’une période de plus de deux siècles, l’une a été constamment oubliée : le remboursement des dettes. L’explication d’un tel oubli est simple : il n’existe pratiquement nulle part d’informations sur le montant de ces remboursements. Une lacune de nos connaissances particulièrement sérieuse à un moment où le passif des ménages a pris une telle ampleur dans un de nombreux pays avancés. Les statistiques financières disponibles permettent tout de même de calculer des estimations de ces remboursements pour la période 2004-2011, pour la zone euro et cinq pays membres. En France, ces remboursements pourraient constituer près des deux cinquièmes de l’épargne courante des ménages telle qu’elle apparaît dans les comptes nationaux. Cette part varie sans doute fortement d’un pays à l’autre et pourrait exercer une influence significative sur les niveaux mêmes des taux d’épargne, un facteur jamais pris en compte dans les comparaisons internationales.

Voilà maintenant plus d’un demi-siècle qu’a été érigée, dans les pays avancés, entre les comptes « réels » et les comptes financiers de la comptabilité nationale, une véritable « muraille de Chine » : leur élaboration en a été séparée (instituts de statistique pour les premiers, banques centrales pour les seconds) et les deux séries de comptes ne se rencontrent encore que par les soldes. Qu’il s’agisse des ménages ou des autres secteurs de la comptabilité nationale, le statut prééminent des variables « réelles » a abouti à confiner les variables financières dans des rôles subalternes1. Or la dernière crise née d’un endettement incontrôlé des ménages américains montre au contraire leur rôle central.

En ce qui a trait à la véritable affectation de l’épargne courante des ménages – l’excédent de leur revenu sur leur consommation au cours d’une période donnée –, elle est plus complexe que l’on ne le croit d’habitude. Nous essaierons de montrer les conséquences dans ce domaine de plusieurs simplifications abusives, dont la principale est d’occulter la place des remboursements d’emprunts dans cette épargne. Le rapprochement des variables du compte financier des ménages et des variables « réelles » de leur compte de capital conduit ainsi à une autre interprétation des affectations de cette épargne. Cette nouvelle présentation des comportements des ménages, pour laquelle nous avons reçu l’aide de l’équipe économie bancaire du Département de la recherche économique de BNP Paribas2, a d’importantes conséquences en macroéconomie comme en microéconomie, dans les recherches théoriques comme dans les observations empiriques.

La séparation des variables « réelles » et des variables financières est à l’origine d’erreurs dans l’interprétation des comportements financiers des ménages

Ces erreurs apparaissent dès l’étude de l’affectation du flux d’épargne courante des ménages à ses différents emplois. Elles ont laissé des traces dans les travaux empiriques et les constructions théoriques, même les plus récentes.

Une interprétation réductrice du rôle de l’épargne courante

En matière d’affectation du flux d’épargne des ménages, le mauvais exemple vient de haut. Dans sa Théorie générale de 1935, Keynes privilégie les emplois financiers (monnaie, dépôts, titres). Les investissements sont largement le fait des entreprises et les acquisitions de logements par les ménages ne sont que furtivement évoquées. Cette réduction de l’épargne des ménages à leur seule épargne financière est évidemment abusive à un moment où l’urbanisation en cours devait déjà entraîner de la part des particuliers des dépenses significatives d’investissement en logement3. Mais la comptabilité nationale n’existait pas.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les comptes nationaux apparaissent progressivement et les dépenses de reconstruction ne permettent plus d’ignorer l’importance des investissements résidentiels réalisés par les ménages. Mais la confrontation des seuls soldes du compte de capital et du compte financier du secteur va conduire à une interprétation très trompeuse du flux nouveau d’épargne.

Dans ce qui suit, on notera E l’épargne brute des ménages, I la formation brute de capital, PF le flux de placements financiers et VP la variation de passif. Le rapprochement du solde du compte de capital des ménages et du solde de leur compte financier conduit donc à écrire, en laissant de côté le poste d’ajustement :

E – I = PF – VP  (1)

Le membre de gauche de la relation – la « capacité de financement » – est, en France, appelé par l’Insee « épargne financière », une expression qui n’est pas toujours bien interprétée parce que l’on n’a pas présent à l’esprit sa signification plus précise, donnée par le membre de droite.

De la relation (1), on passe très simplement à la suivante :

E = I + PF – VP (2)

Il ne reste plus qu’un pas à faire, en supposant que la variation de passif est nulle ou négligeable, pour écrire :

E = I + PF (3)

Sous cette forme, cette relation a été à l’origine de sérieux malentendus. C’est ainsi que, pendant des décennies, on a dit et écrit (et agi et réagi comme si c’était le cas) que le flux courant d’épargne des ménages se répartissait – souvent d’ailleurs à parts presque égales – entre leurs investissements et leurs nouveaux placements financiers, ce qui est en fait grossièrement faux. Pour s’en convaincre, il n’est que de remonter à la relation (2) en écrivant que la variation de passif est la différence entre les nouveaux crédits (notés NC et placés en (4) du côté des ressources) et les remboursements en capital effectués par les ménages au cours de la période considérée4 (notés RT) :

E + NC = RT + I + PF (4)

En présence de cette relation, l’hypothèse raisonnable à retenir est évidemment que chacune des deux ressources peut financer l’un des trois emplois, et voilà donc le flux nouveau d’épargne des ménages réparti non entre deux, mais entre trois emplois, dont le dernier introduit – les remboursements – n’est probablement pas le moins « consommateur » d’épargne courante.

On peut même vouloir élargir cette dernière relation en écrivant que l’épargne courante des ménages n’est évidemment dans les comptes nationaux que l’excédent de leur revenu R sur leur consommation C :

R + NC = C + RT + I + PF  (5)

Et, là encore, chacune des deux ressources peut financer l’un des quatre emplois distingués. Mais pour préciser la part respective de l’épargne et du crédit dans le financement de chacun de ces différents emplois des relations (4) ou (5), de nombreuses informations complémentaires sont, on le verra, indispensables.

Une sous-estimation du rôle du crédit

Les conséquences de la primauté données aux variables réelles en évacuant le rôle du crédit ont été dévastatrices. Pour ne mentionner qu’une erreur élémentaire : sans recours au crédit, il n’y a pas de taux d’épargne négatif. C’est ainsi que, dans les enquêtes auprès des ménages, il a fallu un certain temps pour reconnaître que le taux d’épargne des ménages jeunes était souvent négatif, le crédit à la consommation permettant, par exemple, l’achat de « deux roues » dont le prix dépasse le montant du revenu.

C’est cependant dans le domaine théorique que l’absence de compréhension du rôle du crédit a eu les conséquences les plus surprenantes. Sur une période de près de deux cents ans (disons de 1796 à 1990, d’Adam Smith à Robert Barro, de l’influence du taux d’intérêt à celle des attitudes religieuses), un nombre impressionnant de motivations des comportements d’épargne a été passé en revue, le cadre théorique le plus célèbre étant évidemment le cycle de vie de Franco Modigliani (1957). Aucune de ces centaines de publications ne fait référence à la nécessité pour les particuliers de rembourser leurs emprunts. Encore maintenant, l’adage « qui paye ses dettes s’enrichit » fait l’objet d’un commentaire dans Wikipédia selon lequel le remboursement du passif « provoque un soulagement psychologique », alors que cet adage ne fait évidemment que traduire un truisme comptable, l’augmentation du patrimoine net d’endettement.

Les années 1990 marquent tout de même une première étape. Les travaux de Marco Pagano et, pour la France, ceux de Paul Sicsic font ressortir l’influence du recours au crédit (Pagano et Japelli, 1994 ; Pecha et Sicsic, 1998) – et notamment du crédit à la consommation – sur le taux d’épargne : dans le court terme, le recours au crédit est associé à une baisse du taux d’épargne. Dans les comparaisons internationales, il était d’ailleurs devenu évident que les pays où les ménages étaient le plus endettés étaient aussi ceux où le taux d’épargne était le plus bas. Mais, s’agissant des affectations de l’épargne, personne au cours de cette période n’a encore suggéré que les remboursements d’emprunts pouvaient y occuper une place importante. C’est le fameux « syndrome du réverbère » : les remboursements ne faisant l’objet d’aucune publication, on ne s’en préoccupait pas, alors même que l’endettement des ménages devenait de plus en plus important.

Les exercices de prévision portant sur l’évolution du taux d’épargne des ménages ont été naturellement les premières victimes de cet aveuglement. Les retournements importants de ce taux n’ont en général pas été anticipés. En France, ni la chute observée entre 1974 (23 % au quatrième trimestre) et 1987 (10,4 % au quatrième trimestre), ni la remontée à partir de 1988 et jusqu’en 1993 n’ont été prévues. Depuis cette date, le taux d’épargne ne connaît plus de trend et cette stabilité, à un haut niveau, est elle-même difficile à interpréter.

La prévision du taux d’épargne, on le sait, passe par la modélisation de la consommation. Dans ce domaine, les théories qui fondaient les comportements des ménages (revenu « permanent », effet de richesse, reconstitution des encaisses réelles, équivalence ricardienne…) ont toutes ignoré le recours au crédit.

Or le crédit à la consommation n’a cessé de se développer depuis le début des années 1970, connaissant une forte accélération au milieu des années 1980 avec l’abrogation de l’encadrement du crédit en janvier 1985 et de toute régulation quantitative en janvier 1987. Le développement des crédits à la consommation est ainsi à l’origine de la baisse régulière du taux d’épargne sur la période allant de 1974 à 1987. De même, le développement des crédits à l’habitat, en réduisant la nécessaire épargne préalable, a contribué à le tirer vers le bas.

Mais la conséquence du recours au crédit, à savoir les remboursements des crédits (trésorerie et habitat), doit aussi être prise en compte dans le comportement de consommation. En bref, ces remboursements limitent la consommation et soutiennent donc le taux d’épargne. Ils pourraient être à l’origine de la remontée du taux d’épargne entre 1988 et 1993 à la suite de l’explosion sans précédent du recours au crédit au cours des années antérieures.

Ainsi, pour appréhender correctement les comportements des particuliers, il faut disposer, sur une durée suffisamment longue, des séries de nouveaux crédits et de remboursements (trésorerie et habitat). Or, actuellement, en France, on ne connaît encore que les flux nets de crédits5 et, à la suite des divers changements de base comptable, ceux-ci ne sont disponibles que depuis 1996. La « rétropolation » avant 1996 des comptes financiers des ménages n’est programmée par la Banque de France qu’avec la publication des comptes financiers en base 2010, à une date encore indéterminée.

On conçoit que, depuis plusieurs lustres, aucun économètre ne se soit intéressé à la prévision de la consommation, donc à celle du taux d’épargne. En France, les derniers articles (Bonnet et Dubois, 1995 ; Cadiou, 1995 ; Sicsic et Villetelle, 1995 ; Charpin, 1998) publiés sur le sujet datent d’avant 2000 et s’interrogent tous sur l’échec prédictif des fonctions de consommation usuelles, échec lié à l’incapacité de rendre compte des trends de la propension à consommer. Il se pourrait que ceux-ci aient pour origine des modifications dans les comportements de recours au crédit.

De l’introduction des nouveaux crédits et des remboursements naît une autre vision des comportements des ménages

Le rapprochement, dans le compte des ménages, des variables « réelles » et des variables financières, en distinguant crédits versés et remboursements, fait apparaître un nouveau cadre d’analyse qui permet de préciser les affectations véritables du flux d’épargne courante des ménages.

Une nouvelle présentation comptable

Dans les tableaux 1 et 2 (infra), les données concernant les remboursements d’emprunts sont des estimations, tirées du rapprochement des crédits nouveaux et des variations de passif, obligeamment fournies par le Département de recherche économique de BNP Paribas6. Ces remboursements n’ont malheureusement pas pu être calculés pour les États-Unis et le Royaume-Uni, le montant des nouveaux crédits n’y étant, à notre connaissance, pas disponible.

Dans le tableau 1, c’est la relation (4) qui a été chiffrée pour cinq pays de la zone euro et la zone elle-même en 2007 et 2011 : l’année 2007, année d’ouverture de la « grande récession », met en évidence les situations très particulières, voire pathologiques, qui caractérisaient alors certains pays en matière de comportement des ménages ; quant à l’année 2011, elle est la plus récente pour laquelle les informations nécessaires étaient disponibles et fait apparaître pour ces pays le retour à des situations plus normales.

Globalement, dans la zone euro, les évolutions sont atténuées. La capacité de financement des ménages (excédent de l’épargne sur la formation brute de capital fixe – FBCF) s’y redresse en raison de la chute de l’investissement et malgré un certain tassement du taux d’épargne qui intervient après 2009. Le recul du recours aux deux types de crédits entre 2007 et 2011 y est néanmoins spectaculaire, alors que le poids des remboursements reflue lui aussi, mais, comme il se doit, avec un certain décalage compte tenu de la relative inertie du passif.

En 2007, les situations sont très « normales » en Allemagne, en France et en Italie. La capacité de financement des ménages y est nettement positive. Elle est spécialement forte en Allemagne et en France, et le reste jusqu’en 2011. En Italie, elle est un peu moindre dès 2007 et reculera ensuite nettement en raison de la baisse du taux d’épargne. Entre les deux dates, le reflux du recours au crédit est net dans les trois pays, mais l’évolution du poids des remboursements est spécifique dans chacun des trois pays : fort tassement en Allemagne, reflux plus modeste en Italie, mais à partir d’un niveau de départ lui-même beaucoup plus faible, et augmentation en France.

La situation des deux autres pays est bien différente en 2007. L’Espagne, quant à elle, fait ressortir un besoin de financement des ménages (la FBCF y est supérieure à l’épargne), ce qui, on le sait, n’est guère orthodoxe. Mais le cas de l’Irlande est bien pire encore, avec un besoin de financement qui atteint des sommets vertigineux7. Au cours des années 2008-2011, la capacité de financement des ménages de ces deux pays se rétablit progressivement par une remontée de l’épargne et surtout une baisse de l’investissement8. S’agissant du recours au crédit, en valeur relative, il est pratiquement divisé par trois ou quatre entre 2007 et 2011, ce qui montre bien le caractère tout à fait déraisonnable des comportements en la matière dans ces deux pays au moment de l’entrée dans la crise.

 
Tableau 1 - Tableau de financement des ménages et organismes sans but lucratif en 2007 et 2011, pays de la zone euro et autres (en % du revenu disponible brut)
nd = non disponible ; ns = non significatif.
Remarques : ce tableau, comme le suivant, concerne les secteurs 14 et 15 des comptes nationaux, mais pour ne pas alourdir cette présentation, nous n’avons pas fait figurer les nouveaux crédits et les remboursements qui relèvent des entreprises individuelles et des organismes sans but lucratif. Le poste « ajustement » n’en est pas beaucoup modifié car la croissance du passif qui y correspond – très minoritaire dans l’ensemble du passif des deux secteurs – est partout lente.
Sources : comptes nationaux ; séries de nouveaux crédits et de remboursements obligeamment calculées par Laurent Nahmias, équipe d’économie bancaire, Département de recherche économique, BNP Paribas.

Il est évidemment très regrettable de ne pouvoir, faute d’accès aux nouveaux crédits souscrits, mener une analyse aussi détaillée des comportements des ménages au cours de cette période dans ces deux pays aussi importants en matière de recours au crédit que sont les États-Unis et le Royaume-Uni. On notera tout de même que tous deux, avec un besoin de financement important en 2007, reviennent à des capacités de financement – encore modestes il est vrai – en 2011.

Le tableau 2 permet de suivre dans le détail l’évolution de la situation en France entre 2004 et 2012, en décomposant nouveaux crédits et remboursements selon qu’ils concernent l’habitat ou la consommation (respectivement NCH et NCC, RTH et RTC). En partant de la relation (4), on obtient alors la relation suivante :

E + NCH + NCC = RTH + RTC + I + PF (6)

 
Tableau 2 - Tableau de financement des ménages et organismes sans but lucratif en France, 2004-2012 (en % du revenu disponible brut)
Voir les remarques du tableau 1 (supra).
Sources : comptes nationaux ; séries de nouveaux crédits et calcul des remboursements obligeamment réalisés à notre demande par Laurent Nahmias, équipe d’économie bancaire, Département de recherche économique, BNP Paribas.

Entre 2004 et 2012, les comportements financiers des ménages font bien apparaître, sous cet éclairage, un « double dip » marqué par la forte contraction des nouveaux crédits à l’habitat en 2008-2009 et 2012, alors que le taux d’épargne est stable et que les nouveaux crédits à la consommation font plutôt apparaître, depuis 2007, un lent reflux lié à la crise. Globalement, entre 2004 et 2012, le poids des remboursements de crédits oscille entre 8 % et 11 % du revenu disponible. Si la part des remboursements de crédits à la consommation est assez stable entre 3,5 % et 4 %, celle des remboursements de crédits habitat fait apparaître des tassements surprenants en 2008 et 2012, compte tenu de la poursuite de l’accroissement du passif. Ces évolutions devront donc être confirmées au moment de la publication des séries par la Banque de France. Il en est de même de certaines évolutions des placements financiers (par exemple, le fort tassement en 2011 et 2012 qui pourrait être dû à un net reflux – à vérifier – des crédits aux logements anciens).

On pourrait d’ailleurs compléter le tableau 2 en fournissant, pour la même période, la valeur des transactions sur les logements anciens dont l’ordre de grandeur peut ne pas être très inférieur au dixième du revenu disponible des ménages. En nombre, elles se contractent fortement en 2008-2009, puis à nouveau en 2011-2012, conformément au schéma du « double dip » qui a été évoqué ci-dessus.

La véritable affectation de l’épargne courante des ménages

Pour préciser les diverses affectations de l’épargne courante des Français, il semble, selon la relation (6), qu’il suffit de connaître la place qu’occupent respectivement l’épargne et le crédit dans chacun des quatre emplois du tableau 2. En réalité, à ce niveau, les choses sont beaucoup plus compliquées qu’il n’y paraît : en effet, ces deux ressources ne sont plus les seules à pouvoir rendre compte de l’importance des flux annuels de remboursements, d’investissements et de placements financiers des ménages. Des opérations faisant intervenir les actifs patrimoniaux sont susceptibles de jouer un rôle important. On en mentionnera trois :

 

  • une épargne préalablement constituée, par exemple sous forme financière, peut évidemment être utilisée pour contribuer au remboursement de crédits ou comme apport personnel lors de l’achat de logements neufs ou anciens ;
  • une donation ou un héritage peuvent être utilisés de la même manière ;
  • il en est enfin de même de la vente d’un logement ancien qui sert à financer, au moins en partie, l’acquisition d’un nouveau logement.

 

À ce triple égard, l’âge est souvent une variable assez discriminante. L’épargne préalable est croissante au moins jusqu’à un âge avancé. Les ménages de moins de quarante ans sont, en moyenne, assez fortement endettés en raison de l’acquisition de logements qui doivent suivre la taille de la famille (upsizing, disent les Anglais). Mais ils sont aussi assez fréquemment destinataires de donations qui leur permettent de faire face aux obligations de remboursement et même souvent de raccourcir leur durée d’endettement9. Les plus de soixante ans sont au contraire dans une phase de downsizing : leurs placements financiers sont abondés par la vente de logements devenus trop grands et souvent financés par des crédits souscrits par des acquéreurs plus jeunes. La résultante de toutes ces opérations, du point de vue de l’utilisation par les particuliers de leur épargne courante, est évidemment complexe.

Si l’on considère les trois emplois auxquels on s’est référé dans la relation (4) – remboursements, investissements, placements financiers –, à quoi est réellement affectée cette épargne courante ? Pour répondre à une telle question, il faudrait disposer d’enquêtes régulières et très détaillées sur les divers modes de financement des remboursements, des acquisitions de logements neufs ou anciens et même des travaux réalisés dans les logements qui constituent une partie des investissements des ménages. Ou bien de telles enquêtes n’existent pas encore, ou bien elles sont d’un accès difficile.

Avec beaucoup d’audace, on peut cependant proposer une très grossière estimation. Dans les relations (5) ou (6), c’est le flux d’investissements qui est à coup sûr le plus modeste « consommateur » d’épargne courante10. Les transactions concernant les logements anciens n’apparaissent pas dans ces relations parce qu’elles ont lieu, pour l’essentiel, entre ménages, mais elles aussi font un large appel à l’épargne préalable et au crédit. Tout compris (logements neufs, logements anciens et travaux), ce flux d’investissements au sens large pourrait ne pas utiliser, pour une année comme 2010, plus de 15 % de l’épargne courante des Français.

Les remboursements de crédits (RT) apparaissent, quant à eux, comme l’épargne courante « primordiale » puisqu’ils sont souvent directement prélevés sur les comptes chèques. Le rôle du crédit dans leur financement devrait donc, en France, être modeste11. Mais ces remboursements, notamment ceux qui sont réalisés de façon anticipée, sont, pour une part, sans doute non négligeables, financés, on l’a vu, par d’autres ressources (épargne préalable, donations reçues). Toutefois, compte tenu de la place occupée par les remboursements dans les relations données ci-dessus (ils s’élevaient pour la France en 2010 à plus de 11 % du revenu), il est probable que ceux-ci devraient se voir affecter une part de l’épargne courante guère inférieure à 40 %.

Reste le flux de produits financiers (PF). Il n’est pas indépendant du recours au crédit, comme on l’a vu précédemment, puisque la vente de logements anciens donne lieu, chez les acquéreurs, à la souscription de crédits qui se retrouvent in fine dans les actifs financiers des vendeurs. Cependant, qu’il s’agisse d’épargne liquide, d’achats de titres ou de cotisations périodiques d’assurance, le flux nouveau est tout de même largement financé par de l’épargne courante. Il ne serait pas étonnant que la part de celle-ci qui y est consacrée soit alors de l’ordre de 45 %.

S’agissant des affectations de l’épargne courante des ménages (au total donc 15 % dans les investissements au sens large, 40 % dans les remboursements et 45 % dans les flux financiers), on est donc loin de Keynes qui ne mentionnait que l’épargne financière, mais loin aussi des économistes contemporains qui la voient se partager entre investissements et placements financiers en oubliant les remboursements d’emprunts. Certes, la place de ceux-ci n’a certainement crû, dans un grand nombre de pays, qu’au cours du dernier quart de siècle – et elle décroît dans la zone euro depuis 2007 –, mais le fait de ne pas avoir vu, ou au moins pressenti, l’importance de cet emploi de l’épargne courante révèle tout de même une fâcheuse cécité de la part des économistes. Pour approximatifs que soient les chiffres qui viennent d'être proposés, cette nouvelle vision de l’affectation de l’épargne des ménages n’en a pas moins de profondes répercussions à tous les niveaux de l’analyse économique.

Une meilleure description des comportements financiers des ménages

La publication par les banques centrales de séries de nouveaux crédits et de remboursements concernant les ménages et la réalisation de nouvelles enquêtes auprès de ceux-ci permettront une description plus réaliste de leurs comportements en macroéconomie comme en microéconomie.

Une nouvelle microéconomie de l’épargne et du crédit

La référence théorique pourrait être ici un modèle de cycle de vie qui, à la différence de celui de Franco Modigliani, ferait explicitement apparaître l’évolution de l’endettement, comme cela a été fait par Charpin (1988). Ce modèle pourrait distinguer les ménages locataires à vie – minoritaires dans un pays comme la France – et les ménages – largement majoritaires – qui, à un moment ou à un autre, deviennent propriétaires de leur logement12. Chez les moins de vingt-cinq ans, par exemple, les deux cycles d’accumulation seraient identiques : leur patrimoine net serait négatif en raison d’un patrimoine brut inexistant (les véhicules acquis sont considérés comme des biens de consommation) et d’un passif non négligeable correspondant au crédit déjà contracté (pour l’acquisition de véhicules dans l’exemple donné). Dans les deux cycles, l’épargne deviendrait ensuite positive, d’abord pour rembourser le passif, ensuite avec un début d’accumulation du patrimoine financier. Au-delà de trente ans, les deux cycles divergeraient fortement : le passage à l’acquisition du logement chez le second type de ménages provoque une augmentation brutale du patrimoine brut, mais guère de changement dans le patrimoine net, l’apport personnel accumulé sous forme financière étant simplement investi dans le logement acquis. Les années suivantes ouvrent une période assez longue (dix ans ? quinze ans ?) au cours de laquelle l’épargne est pour beaucoup consacrée aux remboursements d’emprunts : à la fin de cette période, grâce à la disparition du passif, le patrimoine net aura rejoint le brut. Au-delà (après quarante-cinq ou cinquante ans, par exemple), les deux patrimoines croissent en même temps, ne se distinguant plus guère que par la présence éventuelle d’emprunts à la consommation. Au-delà de soixante ou soixante-cinq ans, la croissance du patrimoine ralentit (le patrimoine peut même baisser, mais beaucoup moins que ne le disait Modigliani) principalement en raison de deux facteurs : d’un côté, le passage à la retraite et la baisse de revenus qui y est liée et, de l’autre côté, l’établissement des enfants et les transmissions patrimoniales qui peuvent l’accompagner.

Le profil d’accumulation des locataires sera évidemment beaucoup plus simple avec moins de recours au crédit et un patrimoine exclusivement financier assez modeste dans la majorité des cas.

Pour retracer de façon précise ces deux profils d’accumulation, les recherches passeront par la réalisation d’enquêtes (ponctuelles ou par cohortes) sur les comportements des ménages. Ces enquêtes accorderont une place particulière aux ménages en cours de remboursement d’emprunts. Elles devraient permettre de repérer en particulier les ménages dont la seule épargne est constituée par ces remboursements, ce qui, à notre connaissance, n’a encore jamais été fait.

À cet égard, la variable âge, comme il a été dit plus haut, occupera évidemment une place centrale. Une simulation du BIPE utilisant diverses enquêtes montre ainsi qu’en France, en 2006, les ménages de 25-44 ans ne représentaient que 35 % de la population, mais souscrivaient 64 % des nouveaux crédits de l’année et effectuaient 55 % des remboursements observés (Babeau, 2007). Les 45-54 ans souscrivaient moins de crédits, mais continuaient de réaliser des remboursements non négligeables. Cependant, chez les 35-54 ans, l’épargne sous forme de placements financiers devenait parallèlement de plus en plus importante.

À côté de la variable « âge », des variables telles que le niveau du pouvoir d’achat par unité de consommation, la catégorie socioprofessionnelle et la localisation du ménage sont évidemment susceptibles d'être très discriminantes, tant du point de vue du recours au crédit que de celui, plus général, des profils d’accumulation.

Une autre étude devrait porter sur les seuls ménages endettés et avoir pour but de décrire les comportements de remboursements d’emprunts et, tout spécialement, des remboursements d’emprunts longs. On attachera une importance particulière aux modifications d’échéances, en partant des durées d’emprunts prévues à la souscription des crédits et en observant dans un grand détail les modalités et les raisons des remboursements anticipés (déménagements, donations et héritages reçus, promotions entraînant une hausse significative de revenus, vente d’actifs…).

Une macroéconomie intégrant le recours au crédit

Une nouvelle modélisation des comportements de consommation et d’investissement dans le logement devrait voir le jour. Dans ce qui suit, nous supposerons disponibles, sur une longue période, les nouveaux crédits et les remboursements (trésorerie et habitat). On pourrait espérer également pouvoir distinguer dans les nouveaux crédits à l’habitat ceux qui sont associés à l’achat de logements neufs, ceux qui concernent l’acquisition de logements anciens et même ceux qui servent à l’amélioration/entretien des logements existants13.

Selon nous, cinq « blocs » de relations devront être formalisés, dont quatre sont des doublets qui regroupent des variables étroitement liées :

 

  • la consommation et les crédits susceptibles de l’influencer ;
  • les acquisitions de logements neufs et les crédits qui y sont associés ;
  • les travaux d’entretien et d’améliorations et leurs crédits spécifiques ;
  • les transactions sur les logements anciens – majoritaires dans le cas de la France – qui ont lieu quasi exclusivement entre ménages et font largement appel au crédit ;
  • enfin, le montant des remboursements d’emprunts lié à l’ensemble du passif des ménages.

 

Les quatre premiers blocs contiennent chacun deux variables endogènes qui devront être conjointement modélisées par un système d’équations. Les variables supposées connues (variables exogènes) seront :

 

  • le revenu hors remboursements (R − RT) ;
  • l’épargne préalable représentée par les encours d’actifs financiers disponibles à la fin de la période précédente ;
  • pour les blocs 2 à 4 impliquant le logement, le patrimoine résidentiel en début de période et – pour les seuls logements neufs – l’accroissement de la population ou du nombre de ménages ;
  • l’inflation en distinguant son effet bien différent avant et après 1985 ;
  • le taux de chômage ;
  • les taux d’intérêt impliqués dans tous les blocs de relations où figurent les crédits.

 

Dans le cinquième et dernier bloc, les remboursements d’emprunts dépendent de l’encours de crédits de la fin de la période précédente, des taux d’intérêt des emprunts passés et des durées moyennes effectives des prêts. On ne connaît généralement que les durées des prêts à la souscription et non leurs durées effectives qui, en matière de crédits habitat comme de crédits à la consommation, dépendent, on l’a vu, des comportements de remboursements anticipés. Il faudra donc obtenir des professionnels des informations les concernant.

Cette modélisation d’une dizaine d’équations – en fort contraste avec les deux seules fonctions de consommation et d’investissement qui prévalent encore généralement aujourd’hui – s’appuie sur une relation comptable, l’équation (5), qui sera utilisée pour déterminer les placements financiers. Ces derniers apparaissent en effet largement comme la résultante de tous les comportements précédemment décrits.

S’agissant du secteur des ménages de la comptabilité nationale, même s’il faudra du temps pour mettre en place un système réellement performant de prévision des comportements de consommation, d’investissement et de recours au crédit, les choses pourraient aller assez vite à partir de la publication par les banques centrales de séries longues concernant les nouveaux crédits souscrits et les remboursements effectués. En quelques semaines, les équipes d’économètres travaillant dans ce domaine sont capables de fournir les premières estimations des relations qui viennent d'être esquissées.

Quant au cadre général d’analyse que nous proposons, nous pensons qu’il s’imposera tout naturellement : il met en effet clairement en évidence l’imbrication profonde des comportements « réels » des ménages et de leurs comportements financiers, imbrication dont l’importance a été jusqu’ici presque partout méconnue. En particulier, si le crédit est, dans un premier temps, de façon générale, un substitut de l’épargne courante, dans les pays où les ménages y ont largement recours, les remboursements subséquents absorbent, dans la durée, une proportion importante de cette épargne, observation qui, à notre connaissance, n’avait encore jamais été faite.


Notes

1 Sur la limitation des prévisions aux seules variables réelles, par exemple, on pourra se référer à Babeau (2010).
2 Nous tenons à remercier ici tout particulièrement Laurent Nahmias pour l’ensemble des calculs effectués sur cinq pays de la zone euro et sur la zone elle-même de 2004 à 2011.
3 Elle marque d’ailleurs une régression par rapport aux analyses des économistes du xixe siècle. Voir, par exemple, sur ce point un texte de Bastiat (1854) qui explique que l’épargne des ménages sert à acheter « des terres, une maison, des rentes sur l’État, des actions industrielles… ».
4 Seul est considéré ici le montant en capital de ces remboursements, puisque les intérêts entrent dans la consommation comme une rémunération de services.
5 Le compte satellite du logement pour 2011 mentionne cependant en annexe pour 2011 (p. 208) une évaluation des remboursements des ménages correspondant à leur passif habitat ; par rapport à l’estimation que nous utilisons ici, l’écart n’est pas supérieur à 5 % (100 Md€ en 2011 pour le Compte du logement, contre 95 Md€ dans notre série de remboursements). Pour les années antérieures, les deux séries sont en cours de rapprochement.
6 En l’absence d’informations publiées par la Banque de France, nous sommes conscients des difficultés que rencontrent ces estimations obtenues par rapprochement des nouveaux crédits et des évolutions de passif. Il est, en particulier, très difficile de tenir compte des crédits ayant fait l’objet d’un défaut ou des renégociations d’emprunts habitat en période de baisse des taux et des rachats de crédits à la consommation qui peuvent se traduire par un gonflement des prêts personnels.
7 On notera tout de même que l’importance tout à fait insolite de l’ajustement en Irlande pour 2007 donne à penser qu’il y a eu en fait, pour la période allant de 2005 à 2008, certaines difficultés de rapprochement des comptes « réels » et financiers dans ce pays.
8 Pour des raisons de place, les tableaux 2004-2011 des différents pays figurant au tableau 1 n’ont pas pu être retenus dans le texte. Ils peuvent néanmoins être obtenus en s’adressant à la rédaction de la Revue.
9 Les déménagements constituent tout de même l’un des facteurs principaux expliquant l’écart considérable qui existe en France entre la durée des prêts habitat au moment de la souscription et leur durée réelle.
10 Même si l’on y adjoint la valeur des terrains sur lesquels sont construits les logements neufs et que ne prend pas en compte la FBCF. Dans ce qui suit, on s’est inspiré des modalités de fonctionnement des opérations fournies au tableau 24 du Compte du logement 2011.
11 Surtout si l’on s’adressait – ce qui est de beaucoup préférable – aux remboursements hors renégociations (crédits habitat) ou aux rachats (crédits à la consommation), comme cela doit d’ailleurs être aussi le cas pour la prise en compte des nouveaux crédits.
12 La théorie du cycle de vie permet de modéliser l’achat d’un logement comme le montre l’expérience réalisée par Babeau et Charpin (1993).
13 Cette triple distinction existe en effet dans le Bulletin mensuel de la Banque de France.

Bibliographies

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Babeau A. (2010), « L’absence de prévisions macrofinancières : une situation calamiteuse heureusement en cours d’évolution », Revue d’économie financière, n° 98-99, août 2010, pp. 39-54.
Babeau A. et Charpin F. (1993), « Détermination du financement optimal d’un logement par la théorie du cycle de vie », Revue de l’OFCE, n° 47, octobre, pp. 67-90.
Bastiat F. (1854), Pamphlets, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, œuvres complètes, tome V, Paris, Guillaumin, p. 388.
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