Les crises bancaires et financières se sont multipliées au cours des trente dernières années avant de culminer dans la crise globale la plus grave depuis les années 1929. Cette crise, par sa nature, son ampleur et ses effets sur l'économie réelle, n'en finit pas de se faire sentir tous les jours, aux quatre coins de la planète et à différents niveaux. Ses conséquences sont si nombreuses qu'elles interpellent tant les autorités de régulation que les pouvoirs publics, les économistes et les citoyens. Son ampleur est-elle à la mesure des excès spéculatifs de la finance qui dégénèrent régulièrement en crise ? Cette finance, dans sa conception actuelle, est-elle inévitable ? Existe-t-il des alternatives ? Quelles seraient les conditions d'une finance durable ?
Traditionnellement, la notion de finance durable est souvent utilisée pour désigner l'investissement socialement responsable (ISR), la finance solidaire et le microcrédit. La conception utilisée ici recouvre une notion de la finance comme non prédatrice, soutenant l'économie réelle et les projets de long terme. Une finance qui se fixe des objectifs en matière d'emploi et de développement et qui tient compte du fait que les ressources de la planète ne sont pas illimitées. Une finance responsable comme une condition rendant possible un développement durable dans un contexte où le financement de la transition écologique est un enjeu majeur pour l'avenir de nos sociétés. Une transition à la fois écologique et sociale qui favorise des modes de développement compatibles avec les équilibres écologiques exige un financement des investissements nécessaires à la transformation écologique des processus productifs. Cette conception peut paraître ambitieuse en temps de crise or, au contraire, seule une relance de l'activité dans le sens d'une transition écologique répondant aux besoins sociaux peut permettre d'en sortir. Tels sont les enjeux d'une finance durable et soutenable.
Une crise est l'aboutissement d'un processus, d'une période que l'on peut qualifier de boom, d'euphorie, avant que le processus n'aboutisse, au terme d'un retournement de tendance, à un effondrement (Kindleberger, 1994 ; Bordo, 2007). Aussi est-il important, pour comprendre une crise, d'étudier ses racines et ses causes réelles et d'élaborer un cadre théorique qui permette d'en saisir les différentes dimensions. Vaste programme de recherche qui nécessite plus de recul que le temps de cet article. Aussi, nous nous limiterons ici à dresser un rapide état des lieux pour souligner la nécessité d'opérer des changements radicaux au fonctionnement de la finance actuelle, tant parce que les effets de la crise ont été et demeurent dévastateurs pour le plus grand nombre que parce que la stabilité financière doit être considérée comme un bien public mondial sous l'effet de la globalisation financière.
État des lieux : les coûts pour la société sont massifs
Afin d'appréhender la nécessité d'un changement et d'une autre finance, rappelons d'abord les causes de l'instabilité financière, génératrice de comportements cycliques, de prises de risque, aboutissant à une crise majeure dont les coûts s'avèrent massifs pour la société.
La période d'euphorie des marchés financiers qui a précédé l'éclatement de la crise se caractérise par des prises de risque excessives, notamment de la part des banques sur les marchés financiers. Elle est aussi celle d'une augmentation des niveaux d'endettement du secteur privé. Elle s'est accompagnée de l'explosion des marchés des produits dérivés, du développement massif de la titrisation, de l'expansion du shadow banking et de l'accroissement considérable des interconnexions entre les institutions financières. En s'éloignant de leur métier traditionnel, où elles accordent les crédits et les gardent dans leur bilan, les banques ont privilégié les opérations de marché et l'optimisation des rendements de leurs capitaux propres. Dans ce type de phase, la valeur des actifs financiers augmente et, avec elle, les crédits bancaires. Mais dès que la crise a révélé que les produits structurés ne valaient plus grand-chose, que les actifs ne trouvaient plus acheteurs, les marchés monétaires se sont taris, les banques ne se sont plus prêté et le crédit s'est très fortement contracté. Ainsi, la procyclicité dans la perception des risques n'affecte pas que le bilan des banques, elle ébranle la stabilité financière et impacte considérablement l'économie réelle et son financement, notamment à long terme.
Sans faire ici un inventaire exhaustif, il convient de prendre la mesure des effets économiques, sociaux et politiques de la crise pour mieux cerner le coût social. Instabilité financière et crise systémique, manque de confiance, non-financement de l'économie réelle, récession, chômage, augmentation des inégalités en sont les principales conséquences. Plus de la moitié des jeunes espagnols, portugais, italiens et grecs sont au chômage. Dans le domaine de la santé et de l'accès aux soins, des pays comme la Grèce ont connu des reculs très significatifs, la mortalité infantile y a augmenté de 43 % entre 2008 et 2010 (Kentikelenis et al., 2014). La récession fait aujourd'hui de l'Europe une zone sinistrée.
La plupart des États européens ont vu leur situation financière se dégrader fortement à la suite des politiques de soutien bancaire décidées après 2008. Celles-ci ont été à l'origine d'un transfert de risque du secteur bancaire vers les États. Entre le 1er octobre 2008 et le 1er octobre 2012, des aides d'État au secteur financier ont été autorisées à hauteur d'environ 5 059 Md€, ce qui représente 40,3 % du PIB de l'Union européenne. Ces aides ont eu souvent la forme de garantie par les États1. Les finances publiques de la grande majorité d'entre eux ont été très durement déstabilisées.
La vulnérabilité de la zone euro a été d'autant plus prononcée que la Banque centrale européenne (BCE), à la différence des banques centrales des États-Unis, du Royaume-Uni et du Japon, se refuse à intervenir directement comme prêteur en dernier ressort sur le marché de la dette souveraine, ce qui en aurait fait baisser le coût. La gravité de la situation a décidé la BCE à conduire à la fin de décembre 2011 et au début de 2012 deux opérations de refinancement à long terme (LTRO – long term refinancing operations), d'une durée de trois ans chacune, pour un montant de 1 000 Md€. Les banques françaises seraient devenues les troisièmes plus importants bénéficiaires du soutien de la BCE, après les banques espagnoles et italiennes fragilisées par la crise, ce qui en dit long sur les difficultés des banques françaises2. Le 22 janvier 2015, la BCE a annoncé l'extension de ses programmes de rachats au titre de la dette publique, en plus des crédits titrisés (ABS – asset-backed securities) et des obligations sécurisées émis par les banques. Si le programme est très important par sa taille et par l'univers de titres concernés, il ne portera que sur le marché secondaire, donc les titres déjà émis et détenus par les banques et les investisseurs. Que feront ces derniers de ces liquidités ?
Lors des programmes précédents, ces facilités destinées à faire repartir l'économie et à soutenir les crédits aux ménages et aux entreprises n'ont atteint ni leurs objectifs, ni leur destination finale, l'économie réelle. En effet, une étude réalisée par l'agence de rating Fitch montre que, entre décembre 2010 et décembre 2012, les seize grandes banques européennes d'importance systémique ont réduit leur exposition aux entreprises de 440 Md€ (Fitch Ratings, 2013) alors que, dans le même temps, elles augmentaient leur exposition totale à la dette souveraine d'environ 550 Md€3. Puis, quand les titres de la dette souveraine sont devenus trop risqués, les banques s'en sont rapidement débarrassées, préférant augmenter leurs dépôts auprès de la BCE. Ces derniers ont précisément augmenté après les deux LTRO (décembre 2011 et février 2012). Au milieu de 2012, au plus fort de la crise de la zone euro, les dépôts à la BCE ont atteint jusqu'à 800 Md€, avant que les banques considèrent qu'il s'agissait là d'une assurance dont elles n'avaient plus besoin et qu'elles commencent à rembourser par anticipation les sommes empruntées dans le cadre des LTRO.
Le résultat est que la place du crédit bancaire dans le financement des sociétés non financières (SNF) au niveau de la zone euro a nettement reculé au profit du recours aux marchés financiers, qui sont loin d'être à la portée des PME. De janvier 2009 à février 2014, les crédits bancaires ont diminué de plus de 270 Md€, tandis que les émissions (nettes des remboursements) de titres de créances ont dépassé 430 Md€. En France, ce mouvement de désintermédiation est encore plus prononcé que dans le reste de la zone euro et les financements de marché représentent aujourd'hui 36 % de la dette des SNF françaises, contre 26 % au début de 2009 (Gallès et Vallas, 2014). Les banques justifient ce comportement en invoquant la faiblesse de la demande de crédit ou en mettant en avant la situation macroéconomique, le risque aggravé de défaillance des entreprises et surtout les conséquences de Bâle III et de la directive sur les exigences de fonds propres, CRD IV (Capital Requirements Directive). En effet, elles considèrent que les nouvelles exigences prudentielles les obligent à réduire leur exposition aux risques pondérés les plus élevés, et donc les plus consommateurs de fonds propres, au premier rang desquels se situent les crédits aux PME et aux ETI (entreprises de taille intermédiaire).
Face à cette situation, les autorités européennes et françaises cherchent à encourager la titrisation comme une alternative au financement bancaire, notamment pour les PME. En mars 2014, Michel Barnier, alors commissaire européen chargé des services financiers, a décidé de soutenir activement le retour des techniques de titrisation. La Commission européenne, elle aussi, a recommandé de relancer la titrisation dans sa feuille de route sur les investissements de long terme. Enfin, ce fut le tour de la BCE de se prononcer en faveur du développement d'un tel marché. Au milieu d'avril 2014, en France, cinq banques (BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole, HSBC France et Société générale) ont émis pour 2,65 Md€ de titres adossés à leurs crédits aux entreprises. Plusieurs sociétés d'assurances (Axa, CNP Assurances, etc.) se sont associées avec des banques (Société générale, Natixis, Crédit agricole, etc.) ou des hedge funds pour créer des fonds spécialisés dans le financement des PME. BNP Paribas réfléchit à élargir la titrisation à ses financements de matières premières qui comprennent les lignes de crédit accordées aux gros courtiers comme Glencore ou Trafigura, installés en Suisse. Les projets de titrisation ne se limitent pas au financement du secteur productif, mais repartent autour d'opérations de nature spéculative. Ces techniques de titrisation contribuent à un changement radical du business model de l'intermédiation bancaire4 et jouent un rôle déresponsabilisant puisque, dans ce modèle, la banque cherche à faire supporter à d'autres les risques et le financement de ces crédits. Le risque est d'autant plus grand pour la stabilité financière que l'on manque d'informations sur les interconnexions multiples des institutions financières impliquées et que l'on ignore le degré d'exposition réelle des banques.
Enfin, pour encourager l'activité de prêts bancaires au secteur privé non financier de la zone euro, la BCE a annoncé en juin 2014 une nouvelle génération d'opérations ciblées de refinancement de long terme (TLTRO – targeted longer term refinancing operations). À l'issue d'une période de vingt-quatre mois après chaque opération de refinancement, les banques auront la possibilité de rembourser, tous les six mois, tout ou partie des montants qui leur ont été alloués. Les montants empruntés pourraient se monter à 1 000 Md€. Aucun contrôle de l'utilisation de ces fonds ne sera imposé ex post, aucune pénalité ne sera non plus appliquée aux banques par la BCE si elles ont prêté moins que ce qui leur a été demandé.
Les masses de liquidités injectées dans le système financier par les banques centrales, notamment la BCE, n'ont pas servi à relancer l'activité économique. Au contraire, elles ont été investies sur les marchés financiers, les marchés des actions, les marchés des produits dérivés, vers les pays émergents offrant de meilleurs rendements et enfin sur les marchés des matières premières. La crise et les mesures prises pour en sortir, loin d'augmenter l'aversion pour le risque, ont au contraire favorisé les activités spéculatives.
C'est ainsi que les indices sur les marchés des actions ont connu, depuis le début de la crise, des évolutions loin de refléter l'état des entreprises les composant. Le Dow Jones qui avait atteint un niveau de 14 198 points le 11 octobre 2007 tombe le 27 octobre 2008 à 8 175, avant de remonter le lendemain même de près de 11 %. Le 6 mars 2009, il descend à 6 443 points. Il termine la séance à plus de 18 000 points le 23 décembre 2014 pour la première fois de son histoire. Mais il n'y a pas que le Dow Jones pour observer ces mouvements. Alors que la zone euro connaît pendant la crise les pires difficultés de son histoire, l'évolution du CAC 40, plus près de nous, est tout aussi édifiante. Après un pic le 1er juin 2007 à 6 168 points, l'indice de la place de Paris connaît lui aussi une forte baisse tombant le 9 mars 2009 à 2 519 points, il repasse les 4 000 points en mars 2010, replonge à 2 810 points au milieu de septembre 2011, atteint à nouveau 4 640 points le 23 janvier 2015. L'état de l'économie mondiale peut-il justifier cette euphorie des marchés en ce début de 2015 ?
Les produits dérivés sont un très bon indicateur du niveau de spéculation sur les marchés financiers. 691 000 Md$ à la fin de juin 20145, telle est bien la valeur globale des contrats des produits dérivés, ces instruments financiers de plus en plus sophistiqués qui ont permis aux banques d'investissement anglo-saxonnes, mais aussi à BNP Paribas et à la Société générale, de réaliser des bénéfices importants sur les dettes publiques, les devises, l'alimentation, l'énergie, l'immobilier, les quotas d'émission de carbone et même les catastrophes naturelles. La Banque des règlements internationaux (BRI) constate aussi que, depuis le début de la crise, la taille des positions à terme sur les devises a augmenté. Le montant notionnel des contrats sur devises en cours a atteint 75 000 Md$ à la fin de 2014. Un nombre limité de banques contrôlent le marché mondial des devises, prenant une part active à la spéculation sur les monnaies et contribuant à l'instabilité des taux de change, préjudiciable aux entreprises. Rime et Schrimpf (2013) décrivent l'évolution de la structure du marché des dérivés de gré à gré sur devises qui, depuis quelques années, est moins centrée sur les courtiers et fait plus intervenir les autres établissements financiers (comme les banques de second rang, les gestionnaires d'actifs, les fonds spéculatifs et les sociétés de négoce pour compte propre).
Dès 2008, le G20 avait diagnostiqué les positions excessives et opaques des acteurs financiers en matière de dérivés : les produits financiers sont devenus de plus en plus complexes, les effets de levier excessifs, créant ainsi des vulnérabilités dans le système. Près de 90 % des opérations sur produits dérivés sont de nature spéculative et n'ont rien à voir avec la couverture des risques. Or ces mêmes opérations sur produits dérivés qui ont causé la faillite de Lehman Brothers et de l'assureur AIG se sont à nouveau développées à un rythme rapide. Selon une étude du cabinet Alphavalue (Nijdam, 2013), les dérivés de taux, CDS (credit default swaps) et autres swaps, etc. ont retrouvé en 2013 le niveau d'avant-crise et représentent dix fois le PIB mondial. En France, BNP Paribas détient dans son hors-bilan 48 000 Md€ de dérivés en montant notionnel, soit 24 fois le PIB de la France. Après une contraction en 2008, à la suite des frayeurs causées par la crise, les activités de la finance toxique ont redémarré de plus belle.
La crise n'a pas réduit les activités spéculatives, au contraire. La taille des flux de capitaux vers les pays émergents, ceux qui offrent de meilleurs rendements que les pays d'origine, a beaucoup augmenté. Ces flux vont notamment vers la Chine, le Brésil et l'Inde. La taille des encours des actifs détenus par les non-résidents peut s'avérer très dangereuse pour la stabilité de ces économies dès lors qu'un retrait massif se produit, la spéculation amplifiant les mouvements de retrait ou d'apport de capitaux.
C'est aussi ce qui s'est passé dans la zone euro entre juillet et novembre 2011 : quand les money market mutual funds (MMMF) ont retiré l'équivalent de 140 Md$ des banques françaises et européennes, celles-ci ont alors vu leurs cours chuter de façon spectaculaire en quelques mois. Ce fut le cas de la Société générale (–52,9 %), du Crédit agricole (–51,6 %), d'Unicredit (–47,8 %), de BNP Paribas (–44,9 %), de RBS (–40,8 %), etc.
Finalement, les marchés des matières premières illustrent aussi la profonde instabilité qui s'est instaurée et ses conséquences. Au cours des cinquante-cinq premiers jours de 2008, près de 55 Md$ ont été investis et, en juillet, ce sont 318 Md$ qui ont ébranlé ces marchés, donnant lieu à une bulle alimentaire. Les banques d'investissement, en spéculant, ont entraîné la hausse des prix de tout ce qui est nécessaire pour cultiver les céréales. Pour près de 2 milliards de personnes dans le monde, les effets furent dévastateurs, le nombre de personnes affamées augmenta de 250 millions en 2008. Une enquête du Sénat américain, publiée en juin 2009, souligne la spéculation excessive : « Accordingly, the Report finds that the activities of commodity index traders, in the aggregate, constituted “excessive speculation” in the wheat market under the Commodity Exchange Act. » (United States Senate, 2009).
Ces activités spéculatives ont nourri l'instabilité financière. Comprendre les causes et les correctifs de cette instabilité, génératrice de comportements cycliques, dont les coûts cumulés pour la société s'avèrent massifs, est une condition pour concevoir un autre modèle de la finance. Aujourd'hui, force est de constater que le modèle de la finance à l'œuvre est non seulement dans une impasse pour les projets d'avenir de la société, mais aussi qu'il représente un coût social. Il doit céder la place à une finance durable et responsable, c'est-à-dire utile sur le plan économique, social et environnemental.
Nécessité de promouvoir une finance durable qui privilégie le moyen et le long terme
Le droit de regard de la société sur le fonctionnement et les orientations stratégiques des acteurs financiers est-il légitime ? La réponse est oui, dès lors que l'on considère le financement de l'économie comme un bien public et la protection des établissements dont la taille induit un risque systémique comme un impératif pour les pouvoirs publics.
Il s'agirait alors de définir les caractères d'une finance soutenant l'économie réelle, en particulier les projets de long terme. Promouvoir une finance durable et responsable implique avant tout la compréhension des risques induits par la macrofinance contemporaine et leur surveillance (évolution des prix des actifs financiers, évolution du crédit), ainsi que des distorsions dans les décisions des acteurs privés et publics (mauvaises incitations, défaut de coordination, sous-réglementation, attentisme des superviseurs). La frontière entre les politiques macroprudentielle et microprudentielle est poreuse si bien que, même si elles poursuivent des objectifs à des niveaux différents, ces politiques peuvent être amenées à emprunter les mêmes instruments. Il en va ainsi des mécanismes incitatifs favorisant ce qui va dans le sens de l'intérêt collectif et des mécanismes dissuasifs pénalisant ce qui peut s'en éloigner. On pourrait donner comme exemples l'utilisation des réserves obligatoires, les exigences en fonds propres qui pourraient être variables en fonction de la conjoncture économique ou la détention d'actifs liquides qui pourrait être différenciée selon le degré de stress pour garantir son effet contracyclique. Mais le véritable enjeu de la stabilité financière est son importance pour le fonctionnement de l'économie réelle. La crise a montré les coûts de l'instabilité pour la société, qu'il s'agisse du chômage, de la dette publique ou des conditions alimentaires dans le monde.
La stabilité financière : un bien public mondial
Le fondement des politiques de prévention et de gestion des crises financières est lié au fait que la stabilité financière est un bien public au sens où elle profite à l'ensemble des agents économiques, qui ne peut être produite spontanément par le marché, ce qui justifie de se doter de règles et de moyens collectifs pour la produire et la préserver. Les risques peuvent ne pas être correctement évalués par les acteurs financiers individuels et les coûts pour la collectivité non pris en compte dans leur calcul microéconomique, d'où la nécessité de l'intervention des autorités publiques et de l'action collective.
Les crises bancaires sont de cet ordre. Elles peuvent être à l'origine d'un risque systémique dont le coût global, économique et social est assumé par la collectivité. C'est ce qui justifie la nécessité de la réglementation, de la supervision prudentielle et de l'intervention publique pour assurer la prévention et la gestion des crises. La crise financière internationale a montré l'importance de la coopération et la coordination internationales sans lesquelles ne peut exister un système financier stable et durable.
Comment y parvenir ?
Les banques et les marchés ont mis le profit à court terme au centre de leurs objectifs. Il nous faut, au contraire, y inscrire l'idée d'intérêt général. Elles ont fortement développé les activités en lien avec le marché (placement boursier, ingénierie financière, etc.), c'est la banque dite « universelle ». Mais la crise a montré que les banques trop grosses, trop interconnectées et trop opaques pour faire faillite sont vecteurs d'aléa moral et sont une menace pour la stabilité du système financier. D'où la nécessité de séparer les activités de banque de détail de celles de banque de marché et de diminuer la taille des banques pour éviter le too big to fail. Actuellement, les banques bénéficient d'une garantie implicite de l'État, véritable gage de sécurité aux yeux des prêteurs, ce qui permet aux grandes banques d'emprunter à des taux moindres que ceux consentis à des établissements plus petits ou plus spécialisés. Cette garantie implicite est estimée à 48 Md€ pour les banques françaises6. Elle encourage les banques systémiques à prendre des risques croissants puisque, en cas de crise, elles ont l'assurance d'être secourues. Il en découle une croissance excessive de la taille du secteur bancaire par rapport aux autres secteurs de l'économie, dont il détourne des ressources. Non seulement la finance a pris un poids trop important, mais aussi l'étude menée par Philippon (2013) montre que le coût de production des services financiers aux États-Unis a augmenté depuis les années 1980, contrairement à l'efficacité accrue supposée découler de la dérégulation. Bazot (2014) tente le même exercice pour l'Europe et compare l'évolution du coût unitaire en Europe et aux États-Unis. Il trouve de nombreuses similitudes aux deux courbes. Le coût unitaire augmente sur l'ensemble de la période de part et d'autre de l'Atlantique. En Europe, comme aux États-Unis, le coût nécessaire à la création et au maintien de 1 euro/dollar d'actif financier intermédié pendant un an augmente de 35 % entre 1967 et 2007.
De plus, il trouve qu'à partir des années 1990, la déréglementation financière a eu pour effet d'accroître le volume des activités de marché des intermédiaires financiers. La gestion des risques par titrisation et redistribution des créances a favorisé le développement d'activités consommatrices d'ingénierie et de savoir-faire. Elle a abouti, à partir des années 1990, à l'accroissement des salaires des personnes travaillant dans la finance qui ont pu bénéficier d'une prime élevée par rapport aux salariés des autres secteurs économiques, à niveau de compétences égal. L'industrie financière a ainsi réussi à faire supporter les coûts du risque aux agents non financiers et a pu accroître ses revenus aux dépens du secteur réel.
Toutes ces raisons justifient une séparation stricte entre les activités de banque de dépôt et celles de banque d'affaires afin de protéger la sphère du crédit bancaire des fluctuations et des risques qui naissent sur les marchés financiers. La coexistence au sein de mêmes établissements des deux sphères, celle de la monnaie et du crédit et celle des activités de marché, expose inévitablement la première aux risques et à l'instabilité intrinsèque de la seconde. Or ce sont deux types d'activités qu'il faut clairement déconnecter et séparer sous stricte surveillance pour éviter le détournement de ressources vitales à l'économie et le contournement des règles. Une séparation effective des activités bancaires faciliterait la résolution des banques, réduirait l'interconnexion et le risque systémique.
Mais réglementer les seules banques pourrait les amener à développer et à renouveler les techniques du hors-bilan. D'où la nécessité de réguler les autres acteurs de la finance, dont le shadow banking.
Des réformes radicales du système bancaire et financier s'imposent. Il s'agit à court terme d'orienter en priorité les financements vers le secteur productif pour sortir les pays de la dépression et de promouvoir un nouveau modèle bancaire susceptible d'assurer des financements à long terme, particulièrement pour accompagner la transition écologique.
Pour financer quoi ?
Il est alors nécessaire de réinventer un modèle de finance en fonction de son utilité économique, environnementale et sociale, et d'en tracer le pourtour. Une finance durable ne saurait être court-termiste. Aussi convient-il de penser un modèle qui finance des investissements de long terme capables d'insuffler de nouvelles dynamiques dans les modes de production des différents secteurs de l'économie, qu'il s'agisse de l'industrie, de l'agriculture ou des services. D'œuvrer pour une meilleure intégration et prise en considération des risques environnementaux, sociaux et de gouvernance dans les décisions d'investissement, et surtout pour une recherche de rendements soutenables sur la durée.
Ainsi, dans le secteur industriel, on peut penser à la mise en œuvre d'une réelle politique industrielle créatrice d'emplois, à la promotion de la recherche et de l'innovation, aux investissements permettant d'assurer la transition écologique et énergétique de l'économie (réhabilitation et mise aux normes d'isolation de l'habitat, transports, etc.). Le besoin d'une véritable politique industrielle est pressant et exige le financement des activités et des équipements de production, des équipements des collectivités locales et des infrastructures (routes, réseaux ferroviaires, ports, etc.), de la rénovation et de la mise aux normes énergétiques, et surtout de la formation des salariés.
La production d'énergie à partir des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel, etc.) constitue une préoccupation essentielle car, d'une part, les combustibles sont non renouvelables, donc ne sont pas en quantité infinie, et, d'autre part, elle est à l'origine de problèmes environnementaux liés à l'extraction, la transformation et l'utilisation de ces combustibles (gaz à effet de serre dont CO2 liés au changement climatique, pollution des sols et de l'atmosphère, etc.). Une transition énergétique vers une économie soutenable s'orientant vers des énergies nouvelles et renouvelables est indispensable.
C'est dans le domaine des services publics qu'il y a tant à dire et tant à faire. Hôpitaux, maisons de retraite, crèches, écoles, universités, eau, énergie, transports, bureaux de poste, les besoins en investissements socialement utiles sont très nombreux. Dans ce domaine, il y a une idée particulièrement importante et novatrice qui peut initier un cercle vertueux aidant à la fois à relancer l'économie, satisfaire les besoins sociaux et contribuer à plus d'égalité. Ainsi, on sait parfaitement que le manque de modes d'accueil des jeunes enfants et de services auprès des personnes dépendantes est souvent la raison qui pousse les femmes à renoncer à une activité professionnelle ou à « choisir » un emploi à temps partiel, avec les conséquences très négatives qui y sont liées. Il y a donc un véritable enjeu à répondre de manière satisfaisante aux besoins liés à l'accueil de la petite enfance et à l'aide aux personnes en perte d'autonomie. L'enjeu est d'autant plus grand que ces besoins sont, d'une part, très importants et qu'il s'agit de besoins sociaux fondamentaux qui ont vocation à être assurés par des services publics. Non qu'il s'agisse ici d'idéaliser le fonctionnement actuel des services publics, qui devraient être développés et améliorés. Mais le développement de tels services publics participerait à la sortie de crise, car il initierait un cercle vertueux autour d'une relance d'activités non productivistes, socialement utiles, de la création de nombreux emplois, ce qui fournirait de nouveaux revenus pour les titulaires de ces emplois, de nouvelles recettes fiscales contribuant à réduire le déficit public et donnant des marges de manœuvre financières aux pouvoirs publics pour poursuivre les investissements nécessaires. Cette mesure reviendrait à agir pour l'égalité entre les femmes et les hommes, tout en relançant l'activité économique. Les propositions pour une autre politique de financement de l'économie existent donc.
Toutes ces mesures ne suffisent pas à elles seules pour changer radicalement la finance telle qu'elle existe aujourd'hui. Dispose-t-on aujourd'hui de moyens pour mieux détecter les bulles ? Comment assurer la stabilité financière ? Avons-nous l'assurance que les banques vont accorder les crédits nécessaires au financement de l'économie alors que la BCE a procédé à des injections massives de liquidités et mis en place des opérations ciblées de refinancement à long terme ? La course aux rendements qui pousse les investisseurs vers des supports encore plus risqués va-t-elle s'arrêter ? Le court-termisme est inhérent à la finance dans son fonctionnement actuel, il faut lui opposer une finance durable, capable de servir l'intérêt général. Il est temps de rétablir la légitimité d'un droit de regard de la société sur son avenir. C'est la finance qui doit être mise au service de la société et non le contraire.