Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Assurance, stabilité financière et risque systémique


Philippe TRAINAR * Professeur, Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) ; directeur, Fondation Scor pour la Science. Contact : ptrainar-external@scor.com.Pour des raisons de volume, ce papier a été raccourci par la REF qui assume seule la responsabilité de ces modifications. Le texte intégral est disponible auprès de l'auteur.

La débâcle des monoliners et le sauvetage d’AIG par l’État américain en 2008 ont pu laisser penser à certains que nous avions là la preuve que l’assurance était systémique. Mais cette conclusion repose sur un double contresens : ce n’est pas parce que l’assurance peut être victime d’une crise systémique que l’opération d’assurance est de nature systémique ; de même, ce n’est pas parce qu’un assureur peut être à l’origine d’un risque systémique à raison de ses opérations bancaires ou quasi-bancaires que l’opération d’assurance est de nature systémique. Comme on le montre dans l’article, l’opération d’assurance n’est pas, par nature, systémique. Ce qui ne veut pas dire que la défaillance d’un gros assureur ne puisse pas avoir des conséquences économiques importantes, au même titre que la défaillance d’un gros constructeur automobile ou de toute autre grande entreprise. Ceci a des conséquences importantes sur l’architecture de la régulation prudentielle de l’assurance et sur son articulation avec la régulation bancaire. Il va de soi qu’un risque financier important ne constitue pas, en soi, un risque systémique et que les deux risques, même s’ils ont des recoupements, ne sauraient être confondus, notamment dans une perspective prudentielle.

À la suite de la crise économique de ces trois dernières années et du collapsus de l’assureur AIG (American International Group) ainsi que des rehausseurs de crédit américains (monoliners comme ACA, MBIA, Ambac…), on s’est interrogé sur les liens entre assurance, réassurance et risque systémique. AIG et les monoliners se sont trouvés au cœur de la crise actuelle, ce qui a conduit à s’interroger sur le rôle de l’assurance et de la réassurance comme sources de risque systémique plus que comme victimes. Pour le Conseil de stabilité financière (CSF), il n’y a guère de doute : l’assurance et la réassurance peuvent être, même si c’est à un degré moindre que la banque, sources de risque systémique. Toutefois, cette conclusion dépend pour beaucoup de ce que l’on entend par risque systémique. Il est donc important de préciser cette notion de risque systémique dont les contours objectivement incertains n’ont d’égal que les certitudes subjectives fortes de nombreux observateurs. Une bonne raison d’aborder avec méthode le sujet.

Avant de conclure sur la définition politique du risque systémique retenue par le CSF, examinons la définition rigoureuse proposée par la littérature économique et financière (Eeckhoudt, Gollier et Schlesinger, 2005 ; Freitas et Rochet, 1997 ; Rochet, 2008). Stricto sensu, le risque systémique correspond à la propagation des problèmes rencontrés par un agent ou un sous-groupe d’agents à tous les autres agents, c’est-à-dire au « système ». Ce risque est donc lié au risque de collapsus du système économique par opposition au risque de collapsus d’une sous-partie de ce même système (une industrie, une région…). En réalité, il existe trois niveaux possibles de risque systémique allant crescendo :

  • le risque d’effondrement de l’ensemble du système financier avec des répercussions immenses sur le reste du marché ;
  • le risque d’effondrement du marché avec des répercussions importantes sur l’ensemble du système économique ;
  • le risque d’effondrement de l’ensemble du système économique, y compris les États.

Le risque systémique fait référence à une double incapacité du marché : d’une part, l’incapacité du marché à s’équilibrer efficacement et, d’autre part, son incapacité à absorber efficacement les chocs globaux les plus extrêmes. Le marché ne peut bien évidemment pas s’assurer contre le risque de son propre effondrement. Seuls des acteurs extérieurs, qui ne sont pas immergés dans le marché, peuvent s’engager comme contreparties et fournir une telle assurance. Or les seuls acteurs possibles sont les États. Toutefois, les risques systémiques les plus extrêmes peuvent conduire, au-delà du collapsus du marché, à la défaillance des États. Si la crise s’étend au monde entier et que les États font défaut, il ne reste aucune contrepartie capable d’absorber tout ou partie du choc systémique.

Auparavant, les experts concentraient leur attention sur le risque systémique à l’échelle nationale. Depuis la mondialisation du système économique et financier, une telle approche n’est plus possible. Premièrement, parce que le risque d’effondrement d’une seule économie nationale a diminué grâce aux possibilités d’amortissement offertes par l’économie internationale (ajustement des taux de change ou des différentiels de taux d’intérêt, flux internationaux de capitaux, commerce extérieur). Deuxièmement, parce qu’en amortissant le risque systémique subi par telle ou telle partie du monde, le reste du monde est contaminé par ce risque qui se propage à l’ensemble de l’économie mondiale, comme cela a été le cas au cours des dernières crises financières (crise asiatique, crise de la bulle Internet, crise des subprimes). Désormais, le risque systémique est mondial par nature avec pour conséquence qu’il a moins de chance de se matérialiser, mais qu’il est beaucoup plus violent, à la mesure de l’économie mondiale, lorsqu’il se matérialise.

Le risque systémique s’avère donc macroéconomique à la fois parce qu’il touche l’ensemble des activités économiques et financières et qu’il affecte toutes les économies du monde. Avec cette définition économique rigoureuse à l’esprit, nous pouvons examiner le lien existant entre l’assurance et le risque systémique, ce qui soulève trois questions.

L’assurance et la réassurance peuvent-elles être à l’origine d’un risque systémique ?

La réponse à cette question est simple : « non ». Les opérations d’assurance et de réassurance ne peuvent être à l’origine d’un risque systémique. Cela n’a jamais été le cas car ces opérations ne comportent pas de dimension systémique pour les sept raisons suivantes :

  • les événements extrêmes couverts par l’assurance et la réassurance, tels que les pandémies ou les attentats terroristes, peuvent certes comporter une dimension systémique, mais ce ne sont pas les opérations d’assurance couvrant ces risques qui donnent à ces événements leur dimension systémique qui préexiste à l’activité d’assurance ou de réassurance et perdure indépendamment de la résilience des compagnies d’assurances ;
  • contrairement au secteur bancaire, l’assurance n’est que peu exposée au risque de liquidité, lequel figure historiquement au cœur du risque systémique : d’une part, le bilan de l’assurance ou de la réassurance se caractérise par une grande viscosité (les assurés ne peuvent se faire rembourser que s’ils subissent l’un des dommages prévus dans le contrat) ; d’autre part, l’assurance et la réassurance sont structurellement en cash flow positif car leur cycle de production est inversé par rapport à celui du secteur bancaire (ce sont les dépôts qui font les crédits dans l’assurance) et leurs actifs sont, par définition, congruents de façon à couvrir efficacement leurs passifs quand c’est la transformation qui caractérise le bilan de la banque, transformation des passifs courts en actifs longs. En conséquence, une compagnie d’assurances ou de réassurances ne peut être illiquide que si elle est depuis longtemps insolvable et, de fait, l’illiquidité pointe un défaut de surveillance prudentielle ;
  • le secteur de l’assurance n’est que faiblement endetté contrairement au secteur bancaire. Non seulement l’endettement fait l’objet d’un contrôle rigoureux et est limité par la réglementation prudentielle, alors qu’il est au cœur du métier de la banque, mais aussi aucune compagnie d’assurances n’a besoin, structurellement parlant, d'être endettée. Bien évidemment, certaines d’entre elles peuvent se retrouver avec un financement par emprunt excessif, mais cette situation ne résulte pas de leurs activités d’assurance ; elle est causée par leurs opérations de nature quasi bancaire (dérivés de crédit, par exemple) ou bien par des fraudes et/ou des comportements dits de « casino » qui ne sont pas spécifiques à l’assurance et à la réassurance, ni à la finance ;
  • le secteur de l’assurance présente une exposition hors-bilan limitée. En réalité, il est un preneur de risques et non un gestionnaire ou un intermédiaire de risques. Les risques qu’il souscrit figurent à son passif et y demeurent jusqu’à l’extinction de la garantie, même quand ils sont transférés à des tiers dans le cadre d’opérations de cession en réassurance ou de titrisation. En fait, plus que d’un transfert de risques, il s’agit, dans ce cas, d’une couverture ou d’une collatéralisation des risques. La seule opération susceptible de faire disparaître des risques du portefeuille d’un assureur ou d’un réassureur est le transfert de portefeuille, une opération longue et coûteuse soumise à l’approbation préalable des autorités prudentielles dans tous les pays industrialisés ;
  • l’assurance-crédit fournie par les rehausseurs de crédit et les dérivés de crédit proposés par certaines filiales de compagnies d’assurances ou de réassurances comprennent bien évidemment une dimension systémique. Ces deux types d’opérations et de produits ne sont toutefois proposés que dans deux sortes d’environnement qui ne présentent aucune des caractéristiques des opérations d’assurance : soit ils sont proposés avec le soutien ou la garantie de l’État dont ils servent des objectifs politiques très précis (comme, aux États-Unis, la solvabilisation de l’accès à la propriété du logement par des catégories de population a priori peu solvables), soit ils reposent sur des opérations de nature quasi bancaire qui ont échappé au contrôle des autorités prudentielles en raison d’un manque de coordination ou d’une inattention de ces dernières. Soulignons le fait qu’avec de telles opérations, le risque de crédit n’est pas « causé » par les compagnies d’assurances ou de réassurances qui apportent la garantie de crédit, mais par les banques qui souscrivent initialement un tel risque de crédit ;
  • le secteur de l’assurance présente également une exposition limitée au risque de contagion. On peut naturellement citer la spirale de réassurance où tous les éléments du secteur de l’assurance et de la réassurance sont interconnectés. Toutefois, il faut bien reconnaître que la réassurance ne représente qu’une part marginale (13%) des primes d’assurance, alors que le crédit interbancaire constitue une part très importante de l’activité bancaire. De fait, les phénomènes de contagion observés par le passé dans le secteur de l’assurance et de la réassurance sont rares et marginaux et ne sont pas du tout comparables aux phénomènes de contagion massifs auxquels le secteur bancaire fait régulièrement face dès qu’il y a une crise économique ou financière ;
  • de plus, le concept de bankruptcy (faillite), qui continue de jouer un rôle prépondérant dans la propagation des chocs systémiques, ne s’applique pas à l’assurance et à la réassurance puisque le concept de insuranceruptcy n’existe pas ; la faillite soudaine d’une compagnie d’assurances ou de réassurances est inhabituelle. Le secteur de l’assurance a recours au run off, sachant que les contrats ne sont pas interrompus et qu’ils sont liquidés sur plusieurs années selon leur duration ; le run off est une activité très rentable qui permet d’indemniser pour une large part les assurés.

L’assurance et la réassurance peuvent-elles être davantage affectées par le risque systémique que d’autres secteurs ?

La réponse à cette question ne peut être que nuancée. Naturellement, l’assurance et la réassurance comptent parmi les secteurs susceptibles d'être les plus touchés par les risques financiers car près de la moitié de leur bilan, à savoir l’actif net des fonds détenus par les cédantes – une pratique couramment employée dans le secteur de la réassurance en Europe, tout particulièrement en matière d’assurance-vie –, est directement touchée par l’instabilité des marchés financiers. Cela se traduit par une réduction de la rémunération financière, une augmentation des credit spreads, une baisse du cours des actions, une chute de l’immobilier, des moins-values, une dislocation du marché des produits structurés et des dépréciations. De ce fait, le risque systémique touche en premier les actifs des compagnies d’assurances et de réassurances. Il touche aussi les éléments du passif qui relèvent d’activités quasi bancaires telles que les opérations de rehaussement de crédit ou les expositions hors-bilan liées aux dérivés de crédit et à la titrisation financière. Ces opérations et expositions auraient dû être contrôlées par les autorités de surveillance bancaires ou tout au moins en collaboration avec elles. De plus, le risque systémique tout comme les turbulences financières ont des répercussions sur d’autres passifs d’assurance et de réassurance, même si c’est dans une moindre mesure :

  • les passifs d’épargne en assurance-vie sont directement touchés par les garanties planchers financières qui sont activées lorsque le prix des actifs et la rémunération financière baissent fortement, par la baisse des investissements financiers des ménages modestes et la hausse des taux de résiliation ;
  • les passifs biométriques, les passifs de dommages et de responsabilité échappent dans une large mesure aux chocs financiers car leur « matière première » (catastrophes naturelles, pandémies, accidents et autres sinistres) est largement décorrélée des fluctuations économiques et financières tant en termes de fréquence que de coûts, excepté les branches telles que le crédit-caution (qui est directement touché par la hausse des défaillances d’entreprises), l’assurance accident du travail (qui a tendance à augmenter avec la hausse du chômage) et l’assurance des mandataires sociaux (dont les coûts augmentent en raison d’erreurs de gestion). De plus, ces passifs sont affectés principalement par les fluctuations de stocks (bâtiments, équipements ou capital humain) dont la volatilité est plus réduite que celle des fluctuations de flux ; celles-ci les affectent surtout au travers de la baisse du taux de renouvellement des contrats d’assurance et la diminution de leur valeur.

Au regard des dommages potentiels que peut causer le risque systémique, la situation des différents segments de l’assurance peut se résumer comme suit :

  • l’assurance-vie, qui couvre des engagements à long terme par des actifs congruents, est moins exposée aux dommages potentiels que le secteur bancaire ;
  • l’assurance-non-vie, qui couvre principalement des risques réels, est moins exposée que l’assurance-vie ;
  • la réassurance, qui travaille plus sur les stocks que l’assurance directe, est moins exposée que l’assurance-non-vie ;
  • enfin, dans le secteur de la réassurance, la réassurance-vie, qui travaille sur la garantie de montants fixes en capital, est moins exposée que la réassurance-non-vie.

L’assurance et la réassurance constituent-elles néanmoins des agents particulièrement actifs dans la propagation du risque systémique dès lors qu’elles sont touchées par ce dernier ? La réponse à cette question ne peut qu'être là aussi nuancée. En cas d’effondrement des marchés financiers, nous ne pouvons exclure la possibilité que le secteur de l’assurance et de la réassurance contribue à la vente précipitée d’actifs lorsqu’il est confronté aux conséquences réglementaires, en termes d’augmentation des exigences en capital, de la baisse de la valeur de ces actifs. Une telle vente précipitée par les assureurs et les réassureurs a, par exemple, aggravé l’ampleur de la crise financière de 2002-2003. Mais, en raison de l’importante décorrélation du risque d’assurance par rapport au risque financier, en raison aussi des engagements de moyen à long terme, l’assurance et la réassurance semblent davantage jouer le rôle d’absorbeur de chocs que celui d’amplificateur de chocs contrairement, notamment, au secteur bancaire. Comme l’ont prouvé les événements aussi bien passés que plus récents, ce constat est valable pour les chocs systémiques comme pour les chocs financiers standards.

Choc systémique et choc financier : quelle portée pour l’assurance ?

Si l’on sent tient à une définition économique rigoureuse du risque systémique, on peut conclure que l’assurance et la réassurance subissent les conséquences du risque systémique plutôt qu’elles ne les causent et qu’en règle générale, elles absorbent plus qu’elles n’amplifient les chocs. De ce point de vue, il est selon toute vraisemblance contre-productif d’étendre à l’assurance les leçons tirées de la crise pour la banque et notamment de créer une taxe sur les institutions financières étendue à l’assurance.

Si l’on change de perspective, comme le propose le CSF, et si, au lieu de la définition rigoureuse du risque systémique, on prend une définition plus large correspondant à un choc financier significatif, ces conclusions doivent être modifiées. La taille, l’interconnexion, la substituabilité, les effets de levier, les déséquilibres importants et la complexité sont autant de conditions suffisantes pour provoquer des chocs financiers importants. De ce point de vue, la chute d’une grande compagnie d’assurances ou de réassurances peut conduire à un choc significatif à l’échelle d’une économie nationale. Toutefois, elle n’est pas de nature, comme nous l’avons vu, à conduire à un choc systémique. Inclure l’assurance dans les mesures prudentielles et fiscales de lutte contre le risque systémique à partir d’une analyse du positionnement de l’assurance par rapport à des chocs financiers significatifs conduirait à imposer des exigences et des charges superfétatoires à l’assurance.

On pourrait penser qu’il est toujours préférable d’errer dans le sens d’un excès de prudence plutôt que dans celui d’une prudence insuffisante. Pourtant, les conséquences d’une telle démarche ne sont pas forcément positives car elle incite les assureurs et les réassureurs à céder ou à transférer plus de risques qu’il n’est nécessaire à d’autres agents économiques, qu’il s’agisse des ménages ou des entreprises. Une prudence excessive accroîtrait globalement le risque au sein de l’économie par une mauvaise allocation et une concentration de celui-ci sur des segments économiques plus fragiles. Ce sont là les principales conséquences d’une extension, aux chocs financiers importants, des mesures à appliquer pour réduire le risque systémique. Cette extension n’a pas d’incidence lorsqu’elle s’applique au secteur bancaire qui a, par nature, une pertinence systémique conformément à la définition rigoureuse du risque systémique. En revanche, elle a des conséquences négatives lorsqu’elle est appliquée à l’assurance et à la réassurance qui, naturellement, n’ont pas de pertinence systémique selon cette définition.


Bibliographies

Eeckhoudt L., Gollier C. et Schlesinger H. (2005), Economic and Financial Decisions under Risk, Princeton University Press.
Freitas X. et Rochet J.-C. (1997), The Economics of Banking, MIT Press.
Rochet J.-C. (2008), Why Are There so Many Banking Crisis ?, Princeton University Press.