Sept ans ont passé depuis le déclenchement de la crise financière mondiale et de vastes programmes d’assouplissement de la politique monétaire sont toujours en vigueur dans plusieurs pays. Pourtant, les économies développées n’ont pas renoué avec les taux de croissance d’avant-crise, contrairement aux attentes de nombreux décideurs. Dans la plupart des économies développées, le taux de croissance moyen du produit intérieur brut (PIB réel par habitant) a enregistré une baisse significative entre la période qui a précédé la crise et celle qui l’a suivie. Par ailleurs, si les économies émergentes ont été relativement résilientes face à la crise financière mondiale, elles ont récemment commencé à montrer, elles aussi, les signes d’un important ralentissement. Les chiffres de la croissance sont généralement décevants, non seulement dans les économies développées qui sont à l’épicentre de la crise, mais également dans de nombreuses économies émergentes, notamment la Chine.
À quoi est due cette croissance décevante ? Elle résulte des effets conjugués de trois changements « sismiques » qui bouleversent l’économie mondiale.
Premièrement, le ralentissement persistant causé par l’explosion des bulles immobilières et les crises financières qui s’ensuivirent dans les économies développées. Deuxièmement, les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont aujourd’hui omniprésentes et malheureusement défavorables à l’emploi. Ce problème concerne plus particulièrement les économies développées, mais finira également par toucher les économies émergentes. Troisièmement, de nombreuses économies sont passées ou sont sur le point de passer d’une phase d'« atout démographique », avec une population jeune et croissante, à une phase de « fardeau démographique », avec une population vieillissante. La plupart des économies développées ont passé ce cap et plusieurs économies émergentes sont sur le point de leur emboîter le pas. Ces bouleversements s’inscrivent dans le cadre d’une mondialisation toujours aussi intense de la finance et de la production, à la fois dans les économies développées et émergentes.
Ces changements radicaux s’accompagnent d’effets à court terme et à long terme qui ont d’importantes répercussions sur la politique économique. Tout d’abord, la demande globale est généralement plus faible et devient par ailleurs moins réceptive au plan des relances macroéconomiques classiques, avec d’importantes conséquences à court terme. Ensuite, de nombreuses économies perdent en flexibilité et, par conséquent, leur efficacité (c’est-à-dire leur capacité d’adaptation) diminue, avec des retombées négatives à long terme. De plus, étant donné que la politique monétaire conventionnelle (fixation du taux directeur) se révèle moins efficace, les banques centrales des économies développées s’appuient de plus en plus sur une politique de bilan (politique non conventionnelle) en tant qu’outil de stabilisation, en particulier pour les marchés bancaires et financiers. Enfin, et c’est le point le plus important, l’incertitude est particulièrement exacerbée, non seulement à cause de la nouveauté du phénomène qui implique des effets quantitatifs incertains, mais aussi du fait que, conjugués, ces trois facteurs pourraient avoir des retombées inattendues. Celles-ci interagissent et paraissent bel et bien significatives dans plusieurs secteurs et domaines. Cette incertitude accrue (de dimension quasi knightienne) représente un défi de taille pour les décideurs.
Dans la première partie de cet article, ces trois changements sismiques auxquels est confrontée l’économie mondiale sont expliqués à travers les exemples du Japon et des États-Unis. La deuxième partie aborde les répercussions de ces changements sur le plan de la politique économique en mettant particulièrement l’accent sur la hausse de l’incertitude.
Trois changements « sismiques » qui bouleversent l’économie mondiale
Bulles, récessions et crises financières
Au sein des économies développées, les bulles immobilières, les récessions et les crises financières ont entraîné d’immenses pertes de capital ainsi que la nécessité de redresser sérieusement les bilans (par le biais du désendettement). Dès lors, la demande reste constamment faible (les entreprises et les ménages remboursant leurs dettes) et moins réceptive aux politiques conventionnelles de relance de la demande globale. Il faut noter que la reprise de la demande a été inégale, en raison de la répartition inégale des pertes de capital (pertes subies par les ménages aux États-Unis ou principalement par les entreprises au Japon) ainsi que des caractéristiques du surinvestissement (qu’il se réalise ou non dans le logement, les bâtiments ou les constructions, où il est irréversible).
Les différences entre les secteurs sont flagrantes : par exemple, l’automobile (investissement relativement réversible) connaît une reprise rapide, mais l’immobilier (investissement généralement irréversible, avec un fort effet d’hystérèse) ne connaît qu’une reprise très lente aux États-Unis. En parallèle, les composantes de la demande les plus sensibles aux taux d’intérêt sont durement touchées, notamment l’immobilier aux États-Unis (lourdes pertes de capital des ménages) et les secteurs à forte intensité de capital au Japon (lourdes pertes de capital des entreprises, en particulier pour les PME). L’investissement dans les secteurs sensibles aux taux d’intérêt tels que l’immobilier et les PME étant durement touché, les réductions des taux directeurs ne sont plus aussi efficaces qu’avant la crise en tant qu’outils de gestion de la demande globale à court terme.
En outre, les retombées sont bien plus considérables et plus persistantes que ce que la plupart des économistes attendaient. L’intermédiation financière a grandement perdu en efficacité, probablement pour une période assez longue. Les activités de prêt des banques ont non seulement ralenti après la crise financière, mais aussi la capacité des banques à sélectionner les projets les plus solides et les plus prometteurs a diminué.
Lorsque les institutions financières possèdent de grandes quantités d’actifs dépréciés, leur capacité à financer des entreprises productives est diminuée. Confrontées à d’importants problèmes de bilan, ces institutions n’ont parfois pas d’autre choix que de devoir aider leurs emprunteurs à survivre (pour éviter que leurs prêts ne deviennent improductifs), ce qui les empêche d’octroyer de nouveaux prêts à des entreprises plus prometteuses. Ces « entreprises zombies » ont été soutenues par des « banques zombies ». De fait, lors de la crise financière japonaise de 1997, la productivité totale des facteurs des entreprises survivantes était en réalité plus faible que celle des entreprises se retirant du marché, d’après l’analyse d’un vaste panel d’entreprises japonaises (Nishimura et al., 2005).
Aux États-Unis, l’important redressement du bilan des banques pourrait également entraver l’intermédiation financière. Le taux de création de nouvelles entreprises a enregistré un fort déclin après la crise financière de 2008, coïncidant avec le durcissement des critères d’octroi de prêts industriels et commerciaux aux petites entreprises (dont les perspectives sont plus difficiles à évaluer). Plus ce taux de création est élevé, plus l’économie est flexible. Son déclin témoigne donc également des difficultés de l’intermédiation financière.
Un autre facteur à prendre en considération est l’importance de l’interaction entre les crises déclenchées par des bulles immobilières et les facteurs démographiques. En effet, la comparaison entre le Japon et les États-Unis montre que lorsqu’une bulle immobilière entraîne une crise, cette crise est plus profonde lorsque le vieillissement de la population est plus rapide. En d’autres termes, l’éclatement d’une bulle a davantage de retombées négatives dans une société qui vieillit rapidement. La baisse des prix réels de l’immobilier aux États-Unis entre la valeur maximum et la valeur minimum correspond à environ deux tiers de celle constatée au Japon, tandis que la diminution de la part de la population en âge de travailler aux États-Unis (estimations des Nations unies) entre l’année record et trente ans après celle-ci correspond également approximativement aux deux tiers de celle enregistrée au Japon.
Cette interaction s’explique par les anticipations à long terme des agents économiques (portant sur un avenir relativement proche, à savoir trente ans). Les agents économiques sont plus pessimistes quant aux futurs retours sur investissements immobiliers dans une société qui vieillit rapidement. Ils sont parfois même trop pessimistes. L’importance des facteurs démographiques sur les anticipations à long terme des agents économiques est abordée infra.
L’impact défavorable sur l’emploi des TIC
Le marché du travail est de plus en plus polarisé en raison de l’utilisation généralisée des TIC, des technologies polyvalentes et omniprésentes. En bref, si un emploi, aussi complexe soit-il, peut être programmé, c’est-à-dire remplacé par un algorithme, alors cet emploi est voué à disparaître, pour être remplacé en fin de compte par des puces informatiques.
Les emplois traditionnels exigeant des qualifications moyennes (tels que les emplois d’assistance technique) disparaissent, notamment aux États-Unis. De plus en plus de travailleurs se retrouvent avec des emplois faiblement rémunérés, sans perspective de carrière, en particulier dans le secteur des services. En outre, les emplois fortement rémunérés deviennent davantage axés sur la technologie et requièrent des compétences spécifiques de haut niveau. Par conséquent, les emplois offrant des perspectives de carrière deviennent encore plus rares qu’auparavant pour les travailleurs lambda, moins qualifiés sur le plan technologique.
Ce phénomène entraîne généralement une baisse de la demande, avec toutefois d’importantes variations selon les secteurs. Il se traduit par une demande plus faible de la part de la « majorité perdante » de travailleurs occupant des emplois faiblement rémunérés, temporaires ou précaires, et qui ont en conséquence des anticipations proportionnellement faibles quant à leurs futurs revenus. Pour cette majorité perdante, cela implique une plus grande propension à épargner un revenu additionnel temporaire, afin de pouvoir faire face aux imprévus, plutôt que de dépenser tout de suite en comptant sur une future hausse du revenu permanent. Cela témoigne de la perte d’efficacité du mécanisme de transmission de la politique monétaire conventionnelle par l’intermédiaire des revenus du travail. Même si la demande pour les produits de luxe de la part de la « minorité gagnante » est forte, elle ne suffira probablement pas à compenser l’effet négatif global de ce changement.
Les caractéristiques défavorables à l’emploi des TIC nuisent aussi à l’efficacité du marché du travail. Du point de vue de l’offre, de nombreux travailleurs occupant autrefois un poste exigeant des qualifications moyennes perdent leur emploi traditionnel et sont obligés de rejoindre les rangs des travailleurs non qualifiés, tandis que d’autres, incluant même certains travailleurs d’âge intermédiaire, choisissent d’abandonner définitivement le marché du travail. Du point de vue de la demande, le nombre d’emplois vacants exigeant des qualifications sur le plan technologique augmente, étant donné que le secteur connaît une pénurie chronique de travailleurs qualifiés. Ces évolutions du marché du travail ont deux conséquences. Premièrement, l’écart entre la hausse de la demande pour des employés hautement qualifiés sur le plan technologique et la hausse de l’offre de travailleurs peu qualifiés (dont certains occupaient auparavant des postes nécessitant des qualifications moyennes) s’accentue. Deuxièmement, étant donné que les emplois peu qualifiés et faiblement rémunérés sont en général plus sensibles aux cycles économiques, une reprise de l’activité économique entraîne une amélioration plus rapide du taux de chômage global avec une pression sur l’inflation moyenne des salaires moins importante qu’auparavant. (La courbe de Phillips s’aplatit.)
L’effet défavorable sur l’emploi des TIC omniprésentes s’amplifie lorsqu’il est conjugué aux récessions induites par les crises financières et au vieillissement de la population. D’abord, une récession prolongée et une baisse de l’inflation du prix des produits poussent les entreprises à réduire constamment leurs coûts, renforçant davantage cette tendance. Les emplois coûteux, à savoir les emplois de bureau bien rémunérés exigeant des qualifications moyennes, peuvent être remplacés par des programmes informatiques. Les entreprises américaines sont connues pour pratiquer une politique de remplacement particulièrement agressive, notamment au lendemain de récessions. En effet, les pertes d’emplois entre 2007 et 2011 concernent principalement des emplois exigeant des qualifications moyennes (Faberman et Mazumder, 2012, figure 4).
D’autres conséquences découlent du vieillissement de la population active ainsi que de facteurs institutionnels, notamment au Japon. Les travailleurs âgés occupant des emplois de longue durée (ou emplois réguliers) sont relativement difficiles à renvoyer, en particulier au Japon. Ainsi, les emplois de longue durée (réguliers) des jeunes travailleurs sont maintenant remplacés par des emplois temporaires (non réguliers) axés sur les TIC, limitant ainsi le recrutement de jeunes travailleurs pour des emplois de longue durée. Dans les années 2000, de nombreux emplois de longue durée, moyennement à hautement rémunérés, ont disparu et ont été remplacés par des emplois temporaires, faiblement rémunérés, axés sur les TIC. Ce phénomène est en train de devenir la nouvelle norme.
Les retombées macroéconomiques de ce changement sont visibles sur la courbe de Phillips, qui met en relation l’inflation des salaires nominaux et le taux de chômage. Davantage de travailleurs se retrouvent avec des emplois faiblement rémunérés et sans perspective de carrière, en particulier dans le secteur des services. Certains travailleurs abandonnent même complètement le marché du travail. En effet, on constate une chute alarmante du taux de participation des travailleurs d’âge intermédiaire sur le marché du travail aux États-Unis. Par conséquent, les salaires ne sont pas aussi sensibles à l’évolution du taux de chômage qu’ils ne l’étaient historiquement. La courbe de Phillips plonge vraisemblablement vers le bas. Cette tendance à la baisse concerne aussi bien les États-Unis que le Japon.
La transition de l’atout démographique au fardeau démographique
L’évolution démographique est un phénomène générationnel lent, bien plus lent que les fluctuations économiques qui sont au cœur des préoccupations des décideurs. Les effets des changements démographiques sur une année donnée sont en soi limités et généralement jugés comme négligeables. Ainsi, les facteurs démographiques sont habituellement considérés comme constants dans le débat macroéconomique. Toutefois, conjugués à d’autres facteurs, en particulier les innovations financières et les politiques de crédit laxistes qui en découlent, les facteurs démographiques ont des retombées significatives sur l’économie.
Dans les économies développées, le baby-boom d’après-guerre et les grands progrès de la médecine ont généré un important « bonus » démographique : la part de la population en âge de travailler (15-64 ans) a fortement augmenté par rapport à la part de la population dépendante (0-15 ans, 65+ ans). L’économie dispose alors d’une population productive d’âge intermédiaire plus importante qu’auparavant (rapportée à la part de personnes âgées et d’enfants dépendants). Ainsi, l’économie dans son ensemble produit plus de biens à consommer ou dans lesquels investir que nécessaires au seul soutien des enfants et des personnes âgées. Cela équivaut à une « prime » durable sur les salaires, créant et favorisant une économie dynamique pendant une période assez longue. Si les agents économiques projettent l’expérience passée trente ans (soit une génération) dans l’avenir, cet atout démographique peut entretenir un optimisme potentiellement excessif quant aux perspectives économiques.
Quand cet optimisme excessif est conjugué à des innovations financières facilitant l’accès au crédit, il en résulte une vaste expansion du crédit. L’optimisme excessif entraîne un endettement excessif et une croissance temporairement élevée. À leur tour, par une émulation réciproque, l’endettement excessif et la croissance élevée renforcent l’optimisme excessif. Toutefois, cet atout démographique peut finir par se transformer en fardeau du fait du vieillissement de la population. Lorsque le marché et l’opinion publique se rendent compte que le niveau élevé de croissance passé ne peut être soutenu, un processus de rétroaction s’amorce, inversant la tendance : le pessimisme excessif conduit à un désendettement excessif et à une croissance constamment faible. À leur tour, le désendettement excessif et la faible croissance renforcent le pessimisme excessif. L’alternance entre endettement et désendettement, ou entre bulles et récessions, est une caractéristique clé des cycles du crédit (Reinhart et Rogoff, 2009 ; Buttiglione et al., 2014). Par conséquent, conjugué à des innovations financières, un atout démographique, source d’optimisme excessif, est susceptible d’entraîner un processus d’endettement, tandis que la transition vers le fardeau démographique finira par déclencher un processus de désendettement.
En réalité, de nombreuses économies développées, dont le Japon et les États-Unis, subissent ces cycles du crédit influencés par la démographie. Dans les trois graphiques suivants, la composition démographique, l’expansion du crédit et le prix réel de l’immobilier sont juxtaposés. La composition démographique est représentée par le ratio de dépendance inversé, soit la part de la population en âge de travailler (15-64 ans) rapportée à la part de la population dépendante (0-14 ans, 65+ ans).
Le graphique 1 illustre le cas du Japon. On remarque deux pics dans la composition démographique, accompagnés de deux pics dans le prix réel de l’immobilier. L’un de ces deux pics, celui de 1991, correspond en réalité à une bulle spéculative qui a déclenché une crise financière et une période prolongée de quasi-déflation et de stagnation économique, presque ininterrompue depuis. Quelle est la différence entre le premier pic et le second pic ? L’expansion du crédit a fait la différence. Le crédit était en expansion au moment du premier pic, mais à un niveau moins élevé que lors du second pic. Le facteur « crédit » a interféré avec la bulle et l’a rendue dangereuse.
La forte expansion du crédit qui a précédé le second pic était le résultat des innovations financières introduites à l’époque. Plusieurs années avant le pic atteint par le ratio de la population en âge de travailler, la libéralisation financière et la déréglementation du secteur financier ont favorisé l’arrivée de nouveaux produits, tels que les billets de trésorerie et les dépôts à terme d’un montant élevé aux taux libéralisés (Nishimura, 2011). Ces innovations ont favorisé la quête du rendement et une prise de risque excessive, conduisant à un fort assouplissement des critères d’octroi de prêts de la part des banques.
Les États-Unis présentent une situation remarquablement similaire, illustrée par le graphique 2. Une fois encore, on observe deux pics dans le ratio de la population en âge de travailler. Le premier pic coïncide approximativement avec un pic des prix réels de l’immobilier. La baisse qui a suivi a eu des retombées relativement limitées sur l’économie. La déréglementation des taux d’intérêt sur les dépôts (Réglementation Q) et l’autorisation des fonds monétaires ont déclenché la crise des savings and loans, mais les conditions économiques globales sont restées stables. C’est le second pic qui a déclenché la crise financière mondiale. Comme au Japon, on constate une forte expansion du crédit plusieurs années avant le second pic, à l’origine d’une grave crise financière. Les innovations financières, ici la titrisation des prêts hypothécaires et des prêts douteux, ont joué un rôle majeur dans cette expansion du crédit sans précédent.
En revanche, en Allemagne (cf. graphique 3 infra), le crédit a bondi à la fin des années 2000, mais le ratio de la population en âge de travailler avait déjà atteint un pic bien avant – pas moins de vingt ans auparavant. Il n’est donc pas surprenant que l’Allemagne n’ait pas connu dans les années 2000 de bulle immobilière ou de récession aussi importantes qu’au Japon et aux États-Unis.
L’expérience de ces économies développées est pertinente pour certaines économies émergentes qui sont en pleine transition vers le fardeau démographique, en particulier en Asie. En Chine, en Corée du Sud et à Hong Kong notamment, le ratio de la population en âge de travailler a notamment atteint un pic aux alentours de 2009 à 2013. Les prix réels de l’immobilier semblent également baisser, même si l’on ne peut pas encore l’affirmer avec certitude. En revanche, l’expansion du crédit ne montre aucun signe de ralentissement majeur et continue d’augmenter. L’expérience des économies développées indique que ces économies émergentes pourraient être vulnérables à leur propre version des cycles du crédit.
En outre, l’ampleur de l’atout démographique est bien plus importante et les retombées du fardeau démographique seront probablement bien plus fortes dans de nombreuses économies asiatiques. Le pic atteint par le ratio de la population en âge de travailler dans ces économies est généralement bien plus élevé (par exemple, 2,7 en Corée du Sud, 2,6 en Thaïlande et 2,8 en Chine) que dans les économies développées (2,3 au Japon, 2,3 en Allemagne et 2,0 aux États-Unis), ce qui implique, pour l’atout démographique, des retombées potentielles plus importantes que dans les économies développées. En outre, le rythme du vieillissement de la population dans ces économies est proche de celui de l’économie dont le vieillissement est le plus rapide, à savoir le Japon, et même plus élevé qu’au Japon dans le cas de la Corée du Sud. Si l’expérience des pays développés peut s’appliquer à ces économies émergentes, le pic des cycles du crédit pourrait être plus élevé et la chute plus vertigineuse.
Outre les retombées sur les anticipations à très long terme et les prix de l’immobilier, la transition vers le fardeau démographique pourrait avoir des répercussions durables sur la croissance à long terme (par habitant).
En premier lieu, le fardeau démographique lié au vieillissement de la population réduit la flexibilité de l’économie et la mobilité, en particulier lorsque les effets du vieillissement de la population s’ajoutent à la nécessité de redresser sérieusement les bilans. Aux États-Unis, le taux de mobilité des propriétaires d’âge intermédiaire et des propriétaires plus âgés a fortement baissé, d’environ 35 % (35-64 ans) et de près de 40 % (65+ ans), contre 30 % pour celui des jeunes propriétaires de moins de 35 ans, entre 2005, avant la crise, et 2009, après la crise (Joint Center for Housing Studies, 2010, figure 13). Le taux de mobilité des jeunes locataires par rapport aux locataires âgés n’a pas évolué au cours de cette période, confirmant ainsi que les effets conjugués du fardeau démographique et de la baisse des prix de l’immobilier ont fait chuter la mobilité.
En second lieu, lorsque les effets du vieillissement de la population s’ajoutent aux TIC « défavorables à l’emploi », les travailleurs âgés rivalisent avec les jeunes travailleurs et les supplantent, freinant l’investissement dans le capital humain des jeunes travailleurs, avec un fort impact négatif sur l’efficacité à long terme.
Inefficacité des politiques conventionnelles et hausse de l’incertitude
La partie précédente, portant sur les trois changements « sismiques » qui bouleversent l’économie mondiale, peut être résumée et reformulée en quatre points, qui devront être pris en compte à l’avenir par les décideurs.
Premièrement, l’éclatement d’une bulle immobilière a des répercussions à long terme, en entravant l’intermédiation financière et en entraînant une demande globale structurellement faible et également moins réceptive à la politique monétaire traditionnelle, comme l’a amplement démontré la situation des économies développées. Ici, les bulles immobilières doivent être interprétées comme une surévaluation à très long terme d’un investissement presque irréversible dans des constructions, incluant les logements et les infrastructures. Il est donc capital d’éviter en premier lieu la formation d’une bulle immobilière, en particulier pour les économies émergentes, mais il est aussi crucial pour les économies développées de ne pas recréer des bulles dévastatrices comme par le passé.
Deuxièmement, les TIC ont des conséquences défavorables pour l’emploi et réduisent significativement le nombre d’emplois nécessitant des qualifications moyennes dans les économies développées. Cette réduction freine structurellement la croissance des revenus du travail et, par conséquent, réduit la sensibilité de la demande globale à la croissance des revenus, par l’intermédiaire de laquelle agit la politique monétaire conventionnelle. Ce phénomène entrave également la flexibilité et l’efficacité du marché du travail, limitant la production potentielle. Étant donné que les TIC sont aujourd’hui de plus en plus faciles d’accès, la rareté des emplois fortement rémunérés et offrant des perspectives de carrière qui en découle va devenir un problème majeur non seulement pour les économies développées, mais aussi pour les économies émergentes. Cet enjeu va probablement bientôt devenir une préoccupation mondiale.
Troisièmement, dans sa phase initiale, un atout démographique est souvent la cause d’un optimisme excessif (« exubérant »). Si cet optimisme excessif s’ajoute à des innovations financières et à la facilité d’accès au crédit, un cycle d’alternance entre expansion et récession est susceptible de se mettre en place. Par la suite, la transition inévitable vers le fardeau démographique finira par entraîner le basculement de l’optimisme excessif vers le pessimisme excessif. Les économies développées ont souffert de ces cycles du crédit influencés par la démographie et certaines économies émergentes semblent se retrouver aujourd’hui sur le point d’entrer dans leur propre version de ces cycles du crédit.
Enfin, et c’est le point le plus important, dans ce contexte, l’incertitude est particulièrement accrue, en partie du fait que la nouveauté du phénomène implique des effets quantitatifs incertains. De plus, comme indiqué dans la partie précédente, les trois changements radicaux interagissent et s’amplifient mutuellement. Conjugués, ils pourraient donc avoir des retombées inattendues dans divers secteurs et domaines. Les décideurs doivent être attentifs à ces trois retombées éventuelles.
Alors quelles mesures appropriées préconiser ? Tout d’abord, il est aujourd’hui essentiel de faire la distinction entre une sortie de crise par la croissance et une sortie de crise par la formation d’une bulle. La sortie de crise par la formation d’une bulle pose problème, étant donné qu’une bulle finit inévitablement par éclater, avec tous les effets indésirables précités. Aussi devons-nous éviter toute sortie de crise par la formation d’une bulle et viser une sortie de crise par la croissance.
Ensuite, les décideurs, en particulier au sein des banques centrales, doivent s’adapter à la perte d’efficacité des politiques conventionnelles. Étant donné que les anticipations à très long terme des agents économiques révélées par les marchés immobiliers, et les marchés des actifs en général, sont un facteur déterminant de la demande globale et que les autres outils deviennent inefficaces, les marchés immobiliers et les marchés des actifs deviennent la cible privilégiée des politiques économiques. Cette préoccupation face aux anticipations révélées par les marchés immobiliers et les marchés des actifs va bien au-delà des préoccupations traditionnelles face aux anticipations inflationnistes. De ce fait, les décideurs des économies développées s’appuient de plus en plus sur des politiques non conventionnelles, notamment l’achat d’actifs par les banques centrales.
Les politiques visant à influencer les anticipations des agents économiques se révèlent en particulier les plus efficaces. Les interventions directes et ciblées sur le marché peuvent être efficaces lorsqu’un pessimisme excessif prévaut et que les marchés présentent des dysfonctionnements. La politique monétaire d’assouplissement quantitatif peut avoir pour objectif explicite de modifier les anticipations des agents économiques et d’augmenter la valeur de marché des actifs financiers et des biens immobiliers affaiblie par le pessimisme. En outre, les marchés des changes faisant partie des marchés financiers mondiaux intégrés, la surévaluation des monnaies peut être corrigée via l’acquisition d’actifs.
Toutefois, l’achat d’actifs à grande échelle a pour effet indésirable de stimuler la quête du rendement et une prise de risque excessive de la part des investisseurs, qui comptent sur les banques centrales pour maintenir les prix élevés des actifs (par le biais des diverses options de vente évoquées par les acteurs du marché). Cela pose un sérieux défi aux décideurs qui doivent éviter la répétition des excès financiers et la formation de nouvelles bulles tout en influençant en parallèle les anticipations à long terme des agents économiques.
Par ailleurs, nous devons nous préparer à la « nouvelle norme » du fardeau démographique et aux retombées des excès financiers passés. Les économies développées sont dans une phase de reprise très lente, ou plus précisément, dans une phase de reconstruction à la suite des « dégâts systémiques » causés dans le passé par les bulles immobilières spéculatives. Il ne faut donc pas s’attendre à un retour rapide à une intermédiation financière pleinement efficace. En outre, de nombreuses économies sont dans une phase de transition en vue de restaurer l’efficacité du marché du travail face au fort impact des TIC, omniprésentes et défavorables à l’emploi. Ainsi, s’il est peut-être trop tôt pour affirmer que nous sommes aujourd’hui dans un régime de taux d’intérêt d’équilibre constamment bas, proche de zéro, si ce n’est négatif, il pourrait également être trompeur d’affirmer que le pire est derrière nous et que nous sommes en train de revenir à la normale. Concernant la dégradation de l’intermédiation financière après la crise financière, la « reconstruction » actuelle du réseau de confiance est encore fragile.
Dans ce contexte, les politiques visant à instaurer des changements structurels sont importantes, même si elles semblent très indirectes et éloignées des politiques conventionnelles. Il s’agit, par exemple, d’améliorer l’efficacité de l’intermédiation financière en octroyant des financements pour financer la croissance économique. La Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ont toutes adopté une politique similaire pour favoriser l’octroi de prêts aux PME qui ont fortement souffert de la crise bancaire (Nishimura, 2012).
Enfin, il est essentiel de réagir à la hausse de l’incertitude face aux effets complexes des anciennes et éventuelles futures bulles immobilières, aux évolutions technologiques défavorables à l’emploi et surtout à la transition vers le fardeau démographique. Nous devons en particulier réagir à la hausse de l’incertitude face aux effets indésirables des politiques monétaires non conventionnelles. Les interventions directes telles que l’assouplissement quantitatif entravent le processus de détermination des prix sur les marchés, processus crucial lorsqu’une grande incertitude règne.
Dans ce nouveau contexte, les banques centrales ont un rôle décisif à jouer en tant que fournisseurs d’informations. Elles doivent à nouveau attirer l’attention sur l’importance des fondamentaux et sur le niveau des risques en cours, même lorsque certaines des recommandations de politique économique ne les concernent pas exclusivement.
C’est sous cet angle que leur politique doit être analysée, en particulier dans le cadre d’une politique de stabilité financière.