La crise financière qui a débuté en 2008 a relancé le débat sur l'influence de la finance sur l'économie réelle. En particulier, les marchés financiers semblent avoir joué un rôle ambivalent durant la crise. D'un côté, ils ont permis la dissémination à travers le monde de produits financiers de mauvaise qualité élaborés par les banques américaines. D'un autre côté, ils semblent avoir contribué à la reprise rapide qui a eu lieu aux États-Unis, en offrant aux entreprises américaines des alternatives au financement bancaire. Dans le même temps, l'Europe subissait de plein fouet l'assèchement du crédit bancaire, avec des conséquences désastreuses pour l'économie réelle.
De fait, alors que le système financier européen fortement intermédié par les banques a longtemps été considéré – et jusqu'aux premiers stades de la crise – comme un facteur de stabilité pour l'économie européenne, la dépendance de ses entreprises au secteur bancaire est aujourd'hui considérée comme un facteur aggravant de la crise et un obstacle à la reprise. C'est pourquoi la Commission européenne a lancé en 2014 une nouvelle initiative destinée à mettre en place une « Union des marchés de capitaux » qui vise à développer les marchés européens et à les intégrer.
Fort de ce constat, il est nécessaire de réfléchir sérieusement au rôle que devrait jouer la finance en Europe et aux places respectives que devraient occuper les banques et les marchés. En effet, il apparaît aujourd'hui essentiel de déterminer quelle structure du système financier est la plus favorable au développement économique. C'est ce que nous nous attacherons à faire en étudiant les mérites respectifs des banques et des marchés d'un point de vue théorique et empirique. Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques des systèmes financiers européen et américain, ainsi que leurs origines. Pour finir, nous explorerons les différentes possibilités de réformes du système financier européen afin que celui-ci soit davantage favorable à la croissance et à l'emploi.
Quels rôles pour le système financier ?
Le développement d'un système financier efficient est une condition nécessaire au bon fonctionnement de l'économie lorsqu'il remplit les fonctions suivantes (Levine, 2005) :
il réduit les asymétries d'information entre épargnants et emprunteurs en collectant de l'information, en sélectionnant les projets valables et en identifiant les entreprises avec les meilleures perspectives ;
il résout les problèmes de délégation en surveillant les investissements et en exerçant la gouvernance d'entreprise ;
il facilite l'échange et la gestion du risque en permettant aux épargnants de diversifier leurs portefeuilles et aux entreprises de se couvrir contre certains risques qu'elles ne souhaitent pas prendre ;
il mobilise et regroupe l'épargne ;
il facilite les échanges de biens et de services.
Cependant, en pratique, un large éventail d'institutions financières et de marchés assure ces services financiers de différentes façons. Ainsi, pour résoudre les problèmes d'asymétrie d'information, les banques génèrent de l'information privée, tandis que les marchés financiers créent de l'information publique disponible à travers les prix. Les problèmes de délégation qui peuvent subvenir entre créditeurs et actionnaires, d'un côté, et gestionnaires d'entreprises, d'un autre côté, sont aussi résolus par les banques et les marchés de manière différente. Les banques participent à la gouvernance des entreprises grâce à des relations de longue durée qui leur permettent de contrôler leurs flux de trésorerie quotidiennement. De leur côté, les marchés pèsent sur les décisions des entreprises à travers l'exercice régulier des droits de vote des actionnaires ou de la possibilité d'OPA (offres publiques d'achat) hostiles sur les entreprises qui pourraient remettre en cause leurs organisations. Quant à la diversification des risques, les banques, en investissant des dépôts à court terme dans des projets à long terme, participent à la transformation des échéances et permettent de partager les risques de manière intertemporelle. Les marchés financiers permettent aux investisseurs d'obtenir facilement une diversification transversale en offrant un riche éventail d'instruments d'épargne et de gestion du risque standardisés. En ce sens, les intermédiaires financiers et les marchés de capitaux apparaissent comme complémentaires puisqu'ils sont capables de répondre à des besoins spécifiques des agents économiques de manière différenciée.
Les mérites relatifs des banques et des marchés financiers
Malgré cette apparente complémentarité des banques et des marchés, les mérites relatifs des systèmes financiers principalement intermédiés par les banques et des systèmes financiers s'appuyant essentiellement sur les marchés sont ardemment débattus depuis près d'un demi-siècle (et l'article fondateur de Goldsmith, 1969).
En ce qui concerne l'acquisition d'informations, la nature atomistique des marchés pourrait aboutir à des problèmes de passagers clandestins (Stiglitz, 1985). En effet, en rendant l'information disponible publiquement et très rapidement, les marchés pourraient dissuader les investisseurs individuels de consacrer leurs ressources à l'acquisition d'informations sur les projets ou les entreprises. En revanche, les banques seraient incitées à collecter l'information sur les entreprises et à former des relations de long terme car l'information qu'elles produisent demeure privée.
De la même façon, la liquidité des marchés actions, en facilitant la revente de titres de manière peu onéreuse, pourrait encourager les investisseurs à adopter un comportement « myopique » et à ne pas participer activement à la gouvernance des entreprises. Cela pourrait avoir un impact néfaste sur l'allocation des ressources (Bhide, 1993). Un système financier intermédié permettrait au contraire d'offrir aux entreprises un financement plus stable dans le temps, notamment lors de périodes de ralentissement économique, grâce aux relations de long terme des banques avec les emprunteurs. Le fait de savoir identifier les entreprises pouvant résister à un retournement conjoncturel et de continuer à les financer pendant ces périodes difficiles s'avérerait à long terme bénéfique à l'emprunteur et au créditeur.
À ces arguments théoriques, les partisans d'un système financier s'appuyant sur les marchés rétorquent que les systèmes financiers intermédiés ne sont pas dénués de problèmes et ne sont pas les plus à même de promouvoir la croissance. Ainsi l'acquisition par les banques d'informations substantielles sur les emprunteurs leur permettrait d'extraire des entreprises une rente substantielle, ce qui nuirait à leur capacité à innover (Rajan, 1992). Les banques seraient aussi plus averses au risque que les marchés, ce qui pourrait nuire à la capacité d'innovation des économies reposant essentiellement sur le financement bancaire. Weinstein et Yafeh (1998) ont montré, pour le Japon, que les banques décourageaient les entreprises d'adopter des stratégies de forte croissance et d'investir dans des projets risqués, mais rentables. Les banques ne seraient pas les institutions financières les plus à même de collecter et de traiter de l'information dans des situations nouvelles et incertaines, impliquant de nouveaux produits ou de nouveaux procédés de fabrication (Allen et Gale, 1999). Elles se concentreraient ainsi sur les entreprises plus mûres prenant moins de risques, alors que les marchés financiers permettraient de financer la croissance de nouvelles entreprises plus innovantes et plus risquées. Or ces jeunes entreprises en forte croissance sont essentielles non seulement pour l'innovation, mais aussi parce qu'elles sont les plus créatrices d'emplois : environ la moitié des emplois sont créés par des entreprises de moins de cinq ans (Criscuolo et al., 2014). Ces jeunes entreprises sont aussi celles qui dépendent le plus fortement de financements externes, alors que les entreprises établies de longue date peuvent à la fois compter sur leur propre trésorerie pour financer leur croissance et utiliser leurs actifs physiques comme collatéral pour se financer plus facilement (Philippon et Véron, 2008).
La prééminence des banques dans le système financier peut aussi poser des problèmes de gouvernance d'entreprise. La proximité entre les banques et les entreprises peut se faire au détriment des intérêts des autres créditeurs. Les banquiers peuvent parfois avoir intérêt à s'entendre avec des gestionnaires d'entreprises inefficaces et à les maintenir en place si ceux-ci sont particulièrement généreux avec eux (Black et Moersch, 1998). Les directeurs de banques peuvent exercer un pouvoir très important sur les entreprises non seulement en tant que créditeurs, mais aussi en exerçant les droits de vote des petits actionnaires. En Allemagne, Wenger et Kaserer (1998) ont montré que les banques exerçaient en moyenne 61 % des droits de vote des vingt-quatre plus grandes entreprises allemandes. Cette influence démesurée peut poser problème lorsque les banques ne disciplinent pas les gérants d'entreprise et vont jusqu'à présenter de manière inexacte les comptes des entreprises afin de tromper le public, comme le montrent certains exemples présentés par Wenger et Kaserer (1998).
Les apports de la littérature empirique
au débat banques-marchés avant la crise
Malgré ces points de vue divergents, les principaux travaux empiriques menés jusqu'au milieu des années 2000 ne semblaient pas donner beaucoup d'importance à la structure des systèmes financiers pour expliquer les différences de croissance entre les pays. C'était davantage le niveau global de développement financier, et non sa composition, qui semblait associé au développement économique. Pendant près d'un demi-siècle, une littérature très abondante et utilisant une grande variété d'outils méthodologiques et de bases de données a montré l'existence d'une association positive entre le développement du système financier (mesuré bien souvent par le stock de crédits au secteur privé non financier) et la croissance économique à long terme (Levine, 2005). Pendant plusieurs décennies, il fut difficile d'établir que ce lien entre finance et croissance était causal. À partir des années 1990, une amélioration des techniques économétriques et des données plus précises ont permis d'établir un lien de causalité. De nombreux articles (King et Levine, 1993 ; Rajan et Zingales, 1998 ; Beck et al., 2000 entre autres) établissent aujourd'hui que la finance joue un rôle positif dans le développement économique.
Quant à la structure du système financier, la littérature semblait s'accorder sur le fait que ses différentes fonctions pouvaient être assurées par les banques ou les marchés de manière différente sans que cela n'ait de réel impact sur la croissance économique (Beck et Levine, 2002 ; Levine, 2002). La composition des systèmes financiers semblait plutôt liée au stade de développement des pays : d'un côté, un système financier principalement intermédié dans les pays moins avancés et, d'un autre côté, un système plutôt orienté marchés dans les économies plus développées, avec des industries utilisant une main-d'œuvre hautement qualifiée et avec un système juridique plus efficient. Les banques et les marchés financiers sont donc complémentaires de deux façons : de manière concomitante, en remplissant les fonctions essentielles du système financier de façon différenciée auprès d'agents économiques ayant des besoins différents, mais aussi au cours du temps en s'adaptant au développement économique, technologique et juridique d'un pays.
La remise en cause de la finance après la crise financière mondiale
Les travaux plus récents semblent néanmoins plus nuancés sur ces deux points. La récente crise financière mondiale a relancé la recherche sur l'association entre développement financier et croissance. En effet, la crise a clairement exposé la possibilité d'une mauvaise allocation des ressources à grande échelle par un système financier très développé et les conséquences néfastes de l'instabilité financière pour l'économie réelle. En étendant les bases de données à ces dernières années et en utilisant d'autres approches empiriques, il apparaît que le lien entre le développement du système financier et la croissance n'est en fait ni linéaire, ni même monotone. La finance peut en fait avoir des rendements décroissants jusqu'à ce que ses effets sur la croissance deviennent nuls, puis négatifs lorsque le secteur financier devient trop important par rapport à la taille totale de l'économie. Arcand et al. (2015) estiment ainsi que les effets marginaux de la finance sont décroissants et deviennent négatifs lorsque le crédit au secteur privé dépasse 100 % du PIB (produit intérieur brut), un résultat confirmé par d'autres travaux récents à l'aide de diverses techniques et bases de données1.
Plusieurs mécanismes permettent d'expliquer cette relation en « U inversé » entre développement financier et croissance et le fait qu'au-delà d'un certain seuil, les effets négatifs de la finance l'emportent sur ses effets positifs. Ainsi la hausse du nombre des créances privées pourrait accroître la probabilité d'un épisode d'instabilité financière « catastrophique » qui aurait des conséquences désastreuses pour l'économie réelle. Par ailleurs, comme le soulignait déjà Tobin en 1984, une augmentation démesurée de la taille du secteur financier pourrait aussi entraîner une concurrence pour les talents. Cela éloignerait les plus qualifiés des secteurs productifs de l'économie et entraînerait une mauvaise allocation du capital humain, inefficiente à l'échelle de la société. Au regard des salaires de la finance, l'intuition de Tobin semble confortée par les résultats de Philippon et Reshef (2012) qui estiment que la finance offre une prime de salaire d'environ 50 % par rapport aux autres secteurs, lorsque sont pris en compte le niveau d'éducation et d'autres caractéristiques individuelles. Plus généralement, une croissance excessive du crédit pourrait entraîner une mauvaise allocation des ressources de l'économie. Cecchetti et Kharroubi (2012) notent ainsi que la croissance du crédit et la part de l'emploi dans le secteur financier sont négativement corrélées à la croissance de la productivité. La finance, lorsqu'elle se développe trop rapidement, favoriserait les secteurs moins tournés vers la R&D (recherche et développement), mais plus riches en actifs physiques car ces actifs peuvent être utilisés comme collatéral (Cecchetti et Kharroubi, 2015).
Une structure équilibrée pour le système financier
En ce qui concerne la composition du système financier, les récentes crises financières espagnole et irlandaise ont montré qu'avoir un système financier intermédié ne permet pas d'éviter les épisodes d'instabilité financière et leurs conséquences désastreuses pour l'économie réelle. En effet, contrairement à l'argument avancé plus tôt, le financement bancaire ne permet pas véritablement d'amortir les chocs macroéconomiques. Il est en réalité fortement procyclique en raison du rôle amplificateur joué par les variations de prix des collatéraux et les effets de levier des banques. Durant la crise financière mondiale, les banques n'ont pas été une source stable de financement pour les entreprises et ont au contraire fortement resserré leurs conditions d'accès au crédit, provoquant ainsi un véritable credit crunch (assèchement du crédit). Dans le même temps, le financement par les obligations d'entreprises était bien moins volatil et sa croissance restait positive durant toute la crise, en Europe et aux États-Unis (probablement en partie pour compenser l'assèchement du crédit bancaire). D'ailleurs Giesecke et al. (2014) ont montré que les crises financières liées aux défauts d'entreprises sur le marché obligataire avaient des effets sur l'économie réelle bien moindre que les crises bancaires2. De plus, les reprises économiques seraient aussi plus fortes dans les pays avec un système financier orienté vers les marchés que dans ceux avec un système intermédié (Allard et Blavy, 2011), même si ce résultat s'explique en grande partie par le fait que les pays accordant une grande place aux marchés financiers sont aussi souvent caractérisés par une plus grande flexibilité, notamment du marché du travail.
Plus généralement, des travaux empiriques récents (Hsu et al., 2014 ; Pagano et al., 2014 ; Cournède et Denk, 2015 ; Langfield et Pagano, 2016) sont revenus sur le lien entre croissance et structure du système financier (mesurée notamment par le ratio banques-marchés défini comme le total des actifs bancaires divisé par la capitalisation des marchés actions et obligations d'entreprises). Contrairement aux travaux plus anciens (Levine, 2002), ils montrent que les systèmes financiers intermédiés sont associés à une croissance moindre que les systèmes orientés marchés. Cet effet est encore plus net si l'on se concentre sur les pays les plus développés.
Par ailleurs, les « rendements décroissants » de la finance décrits plus haut ont aussi été étudiés séparément au niveau des banques et des marchés. Les seuils à partir desquels un accroissement du crédit bancaire ou une expansion du marché actions ont un effet négatif sur la croissance sont similaires et se situent tous les deux entre 80 % et 100 % du PIB. Néanmoins, étant donné la structure financière actuelle moyenne des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Cournède et al. (2015) estiment que les effets marginaux d'une expansion du crédit bancaire seraient aujourd'hui négatifs pour la croissance (–0,3 % de croissance pour une hausse du crédit équivalente à 10 % du PIB), alors que les effets marginaux de l'expansion du marché actions seraient encore positifs (+0,2 % de croissance pour une hausse de la capitalisation boursière équivalente à 10 % du PIB). Ces résultats empiriques plaident clairement pour un développement équilibré de la structure du système financier entre banques et marchés, afin de maximiser leurs effets positifs sur la croissance.
Si la taille et la structure du système financier ont un impact sur le développement économique, l'utilisation qui est faite des services financiers est elle aussi primordiale. La destination des nouveaux crédits apparaît comme essentielle puisque les financements peuvent être utilisés pour des activités plus ou moins productives et participer à l'apparition de bulles sur certains marchés d'actifs. L'expansion du crédit a un effet positif sur la croissance s'il est dirigé vers les entreprises, mais ça n'est pas le cas si les bénéficiaires sont les ménages désireux d'investir dans l'immobilier (Beck et al., 2012). Or, depuis pratiquement un siècle et en particulier ces dernières décennies, les crédits bancaires se sont de plus en plus concentrés vers les prêts immobiliers. Leur part dans les portefeuilles de prêts des banques est passée de 30 % en 1900 à environ 60 % aujourd'hui dans les pays développés (Jordà et al., 2016). L'Espagne est particulièrement représentative de ce mouvement de fond. En effet, entre 1990 et 2010, la part des prêts immobiliers dans le total des crédits bancaires accordés au secteur privé non financier est passée d'un peu plus de 30 % à près de 80 % (Pagano et al., 2014). Cela explique en partie pourquoi le développement financier ne contribue plus au développement économique. Non seulement l'investissement dans l'immobilier n'est pas l'activité la plus à même d'accroître la productivité d'une économie, mais les épisodes d'emballement du crédit hypothécaire participent aussi à l'élévation du risque d'instabilité financière et génèrent régulièrement des cycles expansion-récession, en faisant augmenter le levier d'endettement des ménages à des niveaux records.
Le système financier européen : un système fortement intermédié et déséquilibré
Le système financier européen se caractérise par un rôle dominant du secteur bancaire. Comparé aux États-Unis et au Japon, le ratio banques-marchés de la plupart des pays européens est bien plus élevé. De plus, il n'a cessé de croître lors de ces dernières décennies, alors qu'il est resté stable aux États-Unis et au Japon (Pagano et al., 2014 ; Langfield et Pagano, 2016). Cela s'explique par deux phénomènes : d'un côté, un accroissement rapide et continu des actifs bancaires européens depuis les années 1960 (jusqu'à atteindre près de 400 % du PIB, contre seulement 120 % aux États-Unis) et, d'un autre côté, un sous-développement des marchés de capitaux (avec un marché actions équivalent à 65 % du PIB dans l'Union européenne – UE –, contre 136 % aux États-Unis, et un marché obligataire équivalent à 13 % du PIB, contre 41 %).
Les raisons de cette prédominance du secteur bancaire en Europe par rapport aux États-Unis sont multiples. Une première explication tient dans la place prépondérante des PME (petites et moyennes entreprises) dans l'économie européenne. Les PME représentent en effet 60 % de la valeur ajoutée de la zone euro et 70 % de l'emploi, contre seulement 50 % de la valeur ajoutée et de l'emploi aux États-Unis (BCE, 2013). Or le financement des PME repose principalement sur le crédit bancaire car il est pratiquement impossible, pour la plupart d'entre elles, de se financer sur les marchés en raison du niveau élevé des coûts fixes d'émissions d'obligations ou d'introductions en Bourse.
De l'autre côté de l'Atlantique, le développement plus important des marchés financiers s'explique aussi par divers facteurs spécifiques. Tout d'abord, les caractéristiques juridiques jouent un rôle important dans l'émergence et le développement des marchés. Les pays avec des normes comptables de qualité, une forte protection des droits des actionnaires et un droit jurisprudentiel (par opposition au droit civiliste en vigueur dans les pays d'Europe continentale), ce qui est le cas des États-Unis, tendent à avoir un système financier davantage tourné vers les marchés (Demirgüç-Kunt et Levine, 2001). Par ailleurs, la prééminence des régimes de retraite par capitalisation aux États-Unis a aussi contribué à stimuler le développement des marchés de capitaux grâce à l'existence d'investisseurs institutionnels de grande taille, investissant à long terme en actions et en obligations, alors que les régimes de retraite par répartition dominent en Europe. Les fonds de pension représentent ainsi 70 % du PIB aux États-Unis, contre seulement 28 % dans l'UE (Commission européenne, 2015), même si le rôle des investisseurs institutionnels n'a cessé d'augmenter en Europe depuis les années 1970 (De Haan et al., 2015). Au niveau individuel, les ménages américains investissent dans des fonds de pension et des assurances-vie, mais aussi directement dans des actions et des obligations, alors que les épargnants européens utilisent essentiellement des instruments liquides et de court terme tels que les dépôts bancaires (qui représentent plus de 40 % de leurs portefeuilles d'actifs financiers en moyenne, contre seulement 10 % pour les Américains). Cette différence significative des comportements d'épargne peut être liée à un appétit plus faible pour le risque et à une préférence pour la liquidité, ou à des incitations fiscales et réglementaires différentes.
Le développement de grandes banques universelles en Europe et de banques nombreuses, mais beaucoup plus petites, combinées aux marchés financiers aux États-Unis s'explique aussi par des décisions réglementaires et des politiques publiques divergentes de part et d'autre de l'Atlantique.
Ainsi, aux États-Unis, le Glass Steagall Act de 1933 (en vigueur jusqu'en 1999) restreignait les activités bancaires et imposait notamment une stricte séparation des activités bancaires entre banques de détail, banques d'investissement et sociétés de placement. Cela a conduit à l'émergence et au développement d'institutions spécialisées et à la mise en place d'infrastructures de marché dès les années 1930. Par ailleurs, le McFadden Act de 1927 (abrogé en 1994) imposait des restrictions géographiques au système bancaire américain. Les banques étaient confinées à leur État d'origine, ce qui limitait leur capacité à financer les grandes entreprises nationales qui se sont dès lors tournées vers le marché obligataire pour se financer. En outre, la réglementation Q, mise en place en 1930 et abrogée en 1980, a plafonné la rémunération des dépôts bancaires, menant ainsi à la création d'institutions alternatives destinées à récolter et à investir l'épargne tels que les fonds monétaires (money market funds) et les fonds communs de placement (mutual funds). Enfin la législation américaine3 tend toujours à limiter la taille des banques en leur interdisant d'acquérir d'autres banques lorsqu'elles représentent déjà plus de 10 % de l'ensemble des dépôts américains4.
Au contraire, les pays européens ont eu tendance à laisser se développer des champions nationaux dans le secteur bancaire, dans le but de conquérir le marché unique européen et/ou d'éviter des rachats par des banques étrangères. L'unification du système financier européen par l'abolition des contrôles de capitaux à la fin des années 1980 et la création de l'euro ont encore renforcé cette tendance (Véron, 2013). Certains superviseurs bancaires nationaux ont alors adopté une politique laxiste et ont laissé certaines banques atteindre une taille surdimensionnée. La perception que celles-ci bénéficiaient d'une garantie implicite des gouvernements car elles étaient trop importantes pour faire faillite (too big to fail) leur donnait un avantage comparatif supplémentaire face aux autres acteurs du système financier, ce qui renforçait encore leur croissance excessive. Pendant la crise financière européenne, ce problème d'indulgence prudentielle (supervisory forebearance) continuait de se manifester lorsque les superviseurs au courant des problèmes de certaines banques ont préféré ne pas les divulguer en espérant que la situation économique et financière s'améliorerait et que cela viendrait améliorer la situation financière des banques. Cette complaisance entre les banques et les autorités nationales était encore amplifiée par les liens existant dans certains pays européens entre les banques et les élites gouvernementales. Hau et Thum (2009) ont ainsi montré que les banques publiques régionales allemandes (Landesbanken), dont les conseils de surveillance intégraient des hommes politiques, dégageaient des performances largement inférieures aux autres banques et avaient été beaucoup plus affectées par la crise. De leur côté, Cuñat et Garicano (2009) montraient qu'en Espagne, les gestionnaires de banques sans qualifications financières, mais avec des relations politiques avaient tendance à accorder plus de prêts immobiliers que les autres avant la crise.
Le caractère déséquilibré de la structure actuelle du système financier européen est préjudiciable à l'économie et au bien-être matériel des citoyens européens. Le surdéveloppement du secteur bancaire pèse sur la croissance européenne à travers les différents canaux décrits précédemment, tandis que le sous-développement des marchés de capitaux accroît la vulnérabilité des entreprises européennes en cas de resserrement des conditions de crédit par les banques. L'absence de moyens de financement alternatif a contribué à la crise et a ensuite ralenti la reprise. L'absence de financement non bancaire contribue aussi à la faible capacité d'innovation des entreprises européennes et aux difficultés des jeunes entreprises à fort potentiel à se développer rapidement en Europe (Philippon et Véron, 2008). Cela nuit fortement à la situation de l'emploi étant donné l'importance de ces entreprises dans la création de nouveaux emplois.
L'émergence d'un système financier équilibré reposant à la fois sur un secteur bancaire assaini et sur des marchés de capitaux plus développés semble aujourd'hui essentielle pour permettre un financement diversifié des entreprises et de l'innovation en Europe.
Le système financier européen : un système faiblement intégré et peu diversifié
L'autre caractéristique majeure du système financier européen est son intégration limitée. La crise financière a révélé que l'intégration financière entre pays européens s'était faite principalement à travers les marchés interbancaires à court terme et les marchés de dette de gros. Cela s'est avéré néfaste en termes de stabilité financière car ces flux sont susceptibles de se retourner très rapidement. Lorsque ce risque s'est matérialisé pendant la crise, cela a provoqué une fragmentation rapide de l'espace financier européen. La disponibilité et les conditions de financement des entreprises ont divergé entre les pays, jusqu'à ne plus refléter les fondamentaux des entreprises elles-mêmes, mais principalement leur localisation.
En ce qui concerne le secteur bancaire, la mise en place du marché unique et la création de l'euro n'ont pas donné lieu à l'émergence de banques de détail transfrontalières (notamment en raison du « nationalisme bancaire » décrit précédemment) qui auraient pu être capables d'amortir les chocs asymétriques et d'éviter la fragmentation financière.
Les marchés de capitaux sont eux aussi fortement fragmentés entre pays européens. Les marchés actions et obligataires sont encore principalement nationaux5, assez peu reliés entre eux et très hétérogènes en termes de taille et de fonctionnement. Cette fragmentation contribue d'ailleurs au faible développement de ces marchés, car ceux-ci sont moins profonds et moins liquides que s'ils avaient atteint une taille critique. En outre, ils ne bénéficient pas pleinement des économies d'échelle et des effets de réseaux qui seraient générés à un niveau européen. Les coûts de transaction liés à cette fragmentation sont exorbitants si on les compare avec les coûts sur les marchés américains : les opérations sur titre transfrontalières au sein de l'UE coûtent, par exemple, dix fois plus chères qu'à l'intérieur des États-Unis (Mersch, 2014).
Du côté des épargnants et des investisseurs, le système financier européen se caractérise par un biais domestique très fort. Le marché interbancaire européen s'est pratiquement évaporé avec la crise. La détention d'obligations d'entreprises étrangères est faible (Schoenmaker et Soeter, 2014) et il en est de même pour la détention transfrontalière d'actions, puisque plus de 60 % des actions détenues proviennent du marché domestique (Véron et Wolff, 2016). Or la diversification géographique des portefeuilles est avantageuse pour les épargnants puisqu'elle leur permet de lisser leur consommation au cours du temps en limitant la volatilité de leurs portefeuilles. Elle est aussi essentielle aux entreprises car les investissements très risqués ne trouveraient pas de financement s'ils n'étaient pas compensés par des investissements très peu risqués dans les portefeuilles des investisseurs (Obstfeld, 1994).
Néanmoins la conséquence majeure de cette fragmentation des marchés financiers et de ce biais domestique chez les investisseurs est un faible partage des risques entre pays européens. En effet, les marchés de capitaux sont l'un des canaux essentiels pour les ménages et les entreprises permettant de lisser l'impact des chocs macroéconomiques sur leur consommation ou leur investissement. Comme l'expliquent Asdrubali et al. (1996), au niveau agrégé, les pays disposent en effet de trois principaux canaux afin de lisser leur consommation lorsqu'ils sont affectés par une récession : le canal des marchés de capitaux, le canal du crédit et le canal budgétaire pour les pays faisant partis d'une fédération. Le canal des marchés de capitaux permet de lisser les chocs grâce aux revenus (intérêts et dividendes) d'investissements transfrontaliers (réalisés ex ante) moins corrélés avec la production intérieure que les investissements domestiques. Le canal du crédit permet de lisser la consommation en empruntant (ou en épargnant en cas de choc positif) des capitaux ex post lorsque le choc se matérialise. Enfin le canal budgétaire permet d'amortir l'impact des chocs asymétriques grâce à la taxation et aux transferts entre pays d'une fédération.
L'absorption des chocs asymétriques dans la zone euro est rendue difficile par le très faible niveau des transferts budgétaires fédéraux, l'absence de politique monétaire indépendante et l'impossibilité d'ajuster les taux de change. Le partage des risques à travers le canal des marchés de capitaux est donc encore plus important pour les pays de la zone euro que pour les États-Unis. Les estimations faites par Furceri et Zdzienicka (2013), Van Beers et al. (2014) ou, plus récemment, par la Commission européenne (2016)6 montrent qu'une grande partie des chocs asymétriques ne sont pas lissés en Europe (entre 50 % et 75 %), contre seulement 20 % aux États-Unis. Ce partage des risques plus important aux États-Unis est lié à l'existence de transferts budgétaires fédéraux, mais surtout à un canal des marchés de capitaux qui fonctionne beaucoup mieux qu'en Europe.
Une intégration transfrontalière des marchés de capitaux européens apparaît dès lors comme nécessaire, non seulement pour que ces marchés atteignent une taille critique qui améliorerait leur efficience, mais aussi pour qu'ait lieu un partage des risques entre pays européens, qui leur permettrait d'absorber davantage les chocs asymétriques.
Comment rééquilibrer le système financier européen ?
Le rééquilibrage de la structure du système financier européen est nécessaire pour qu'il redevienne favorable à la croissance et à l'emploi. Il doit se réaliser sur la base de deux piliers. D'une part, grâce à un assainissement et une supervision adéquate du secteur bancaire européen afin d'éviter que celui-ci n'atteigne une taille ou un rôle disproportionné dans l'économie européenne. Ce devrait être le rôle de l'Union bancaire (décidée en 2012) et plus particulièrement de la supervision unique en vigueur depuis novembre 2014. D'autre part, il doit se réaliser grâce à un développement des moyens de financement non bancaire et une intégration transfrontalière de ces marchés, tout en prenant garde de ne pas accroître le risque d'instabilité financière : ce devrait être le rôle de l'Union des marchés de capitaux annoncée par le président Juncker (2014), lors de son premier discours au Parlement européen, et sur laquelle la Commission européenne travaille depuis lors.
Cette tâche ne devrait pourtant pas s'avérer facile. Certaines caractéristiques du système financier européen ont des origines réglementaires ou sont liées à des incitations fiscales qu'il est possible de changer. Mais la structure actuelle du système financier européen est aussi le résultat de facteurs historiques, politiques, institutionnels, juridiques, ainsi que des préférences des citoyens européens qu'il sera complexe de faire évoluer. Le modèle américain, que certains voudraient copier car il leur semble plus équilibré entre banques et marchés, est lui aussi le fruit de l'histoire institutionnelle et économique américaine, et il serait mal avisé de chercher à le reproduire à l'identique. L'Union des marchés de capitaux sera donc de toute évidence un projet de long terme car il faudra sûrement plusieurs décennies pour faire émerger un nouvel écosystème économique et financier cohérent. Il existe néanmoins des leviers à actionner pour orienter au plus vite le système financier européen dans la direction souhaitée.
Le meilleur moyen de faire de la place aux marchés de capitaux en Europe est d'ailleurs d'appliquer avec force les mesures décidées ces dernières années concernant les banques. Afin d'éviter de nouveaux épisodes d'emballement du crédit et de limiter au maximum les externalités négatives liées à un essor rapide du secteur bancaire, il sera nécessaire d'utiliser activement une panoplie d'instruments complémentaires : des exigences de fonds propres plus élevées, une supervision bancaire stricte et uniforme dans toute l'Union par la Banque centrale européenne (BCE), des politiques macroprudentielles sophistiquées, ainsi que d'autres outils pour éviter le développement de banques too big to fail. Afin de réduire l'incitation des gouvernements à sauver les banques lors des crises, une politique antitrust draconienne dans le secteur bancaire ou une règle très restrictive sur le rachat des banques (comparable à celle en vigueur aux États-Unis depuis 1994) devraient être envisagées en Europe. Enfin, afin d'éviter la multiplication des périodes d'emballement du crédit hypothécaire, les gouvernements devraient revoir les politiques du logement et la fiscalité en faveur de l'accession à la propriété immobilière.
Des réformes spécifiques devraient aussi être envisagées afin de développer certains marchés et donner accès aux agents économiques aux meilleures sources de financement possibles. Un rééquilibrage du système financier européen passe en premier lieu par le développement du financement par apport de capitaux propres. Celui-ci a l'avantage d'être beaucoup moins procyclique et beaucoup plus stable que le financement par la dette. Pour cela, il est nécessaire de développer les marchés actions en faisant notamment baisser le coût, aujourd'hui prohibitif, d'introduction en Bourse des entreprises de taille intermédiaire. Il est aussi primordial d'intégrer les différents marchés actions européens. Leur consolidation n'est pas forcément nécessaire si l'on peut former un réseau entre eux pour que les ordres d'achat se fassent toujours au meilleur prix, quelle que soit la plateforme sur laquelle ils sont effectués (Langfield et Pagano, 2016). Ensuite, afin de financer les jeunes entreprises innovantes, il faudrait favoriser l'émergence de sociétés de capital-risque. Celles-ci sont aujourd'hui beaucoup moins développées qu'aux États-Unis où elles ont joué un rôle primordial dans le financement de l'innovation ces dernières années. Plus généralement, il faut s'assurer que la réglementation n'entrave pas l'investissement de long terme en capitaux propre des investisseurs institutionnels. Enfin il est primordial de remettre à plat le traitement fiscal préférentiel accordé à la dette par rapport aux fonds propres, notamment grâce à la possibilité de déduction des intérêts de l'impôt qui existe encore dans certains pays européens (Spengel et al., 2012), car cela conduit à un biais de financement en faveur de la dette.
Il est d'ailleurs préférable d'éviter l'utilisation de la dette à très court terme et une intégration financière réalisée uniquement via les marchés interbancaires et de dette de gros. En effet, ces flux de capitaux transfrontaliers sont susceptibles de se retourner très rapidement pendant les épisodes de crise et ne permettent donc pas un véritable partage des risques. Néanmoins, si le financement obligataire des entreprises constitue aussi une forme de financement par la dette, il est assez stable, notamment pendant les crises. Vu son faible développement actuel, son essor est souhaitable en Europe. Pour développer le marché obligataire et permettre à des entreprises plus petites et innovantes de se financer sur ce marché, plusieurs mesures sont envisageables. En premier lieu, il faut faire baisser le coût d'émission des obligations. La standardisation des maturités et des coupons permettrait de réduire le nombre de séries en circulation. Cela éviterait les coûts de réémission et augmenterait la liquidité des obligations en circulation, ce qui ferait baisser la prime de liquidité. La création d'un registre public du crédit avec des informations standardisées sur les emprunteurs pourrait aussi accroître la transparence du marché et ainsi faire baisser les coûts d'acquisition de l'information pour les investisseurs. Enfin, en ce qui concerne les jeunes entreprises innovantes ne détenant pas d'actifs physiques à mettre en collatéral pour se financer, il serait souhaitable d'encourager l'émission d'instruments de dette plus spécialisés comme les obligations à rendement élevé (high-yield bonds) ou la dette subordonnée et convertible (mezzanine debt), comme le suggèrent, par exemple, Philippon et Véron (2008).
Certaines PME ne pourront néanmoins jamais se financer directement sur les marchés en raison de leur hétérogénéité et de leur petite taille. Il n'est donc pas inutile de vouloir relancer la titrisation des prêts aux PME afin de libérer de la capacité bancaire pour que les banques accordent davantage de prêts à ces entreprises. Cela permettra aussi aux banques de diversifier géographiquement leurs portefeuilles de prêts puisqu'elles pourront vendre des prêts domestiques et acheter des prêts en provenance d'autres pays. Certes, depuis la crise des subprimes, la titrisation jouit d'une mauvaise réputation. Néanmoins il est important de noter qu'avant la crise, la titrisation était utilisée principalement pour écouler des prêts hypothécaires (de mauvaise qualité dans le cas des subprimes américains). Par ailleurs, alors que les taux de défaut américains sur les titres adossés à des créances (asset-backed securities ou ABS) se situent entre 9 % et 13 % (selon les actifs sous-jacents) depuis le début de la crise, le taux de défaut des ABS européens ayant comme sous-jacents des prêts aux PME est, quant à lui, resté très faible et se situe aux alentours de 0,1 % (Mersch, 2014). Néanmoins, pour éviter les problèmes d'aléa moral, de bonnes incitations réglementaires sont absolument indispensables : les banques émettrices doivent conserver les tranches les plus risquées. Le cas italien est encourageant car il montre qu'avec de bonnes incitations, la titrisation n'entraîne ni changement des pratiques bancaires, ni relâchement des conditions d'octroi du crédit (Albertazzi et al., 2011). Par ailleurs, la création de normes et de plateformes d'échanges publiques pourrait aussi être utile pour faciliter la surveillance de ce marché et éviter que le financement des ABS ne se fasse à trop court terme et ne génère un risque de liquidité élevé, comme c'était le cas avant la crise.
L'intégration transfrontalière des marchés de capitaux ne se fera pas sans un minimum d'harmonisation ou au moins de convergence au niveau européen. Tout d'abord, il serait bon d'harmoniser les normes comptables et financières et de faire converger autant que possible la fiscalité de l'épargne et de l'investissement. Cependant c'est surtout l'harmonisation du droit des faillites et des restructurations qui sera essentielle pour mettre fin au biais domestique des investisseurs. Il est non seulement nécessaire que le droit converge, mais aussi la façon dont ce droit est interprété et appliqué dans chaque pays. En effet, aujourd'hui, les délais et donc les coûts potentiels pour les investisseurs dépendent du fonctionnement de la justice de chaque pays et sont très hétérogènes en Europe. Mettre en place un droit des faillites qui soit prévisible et peu onéreux au niveau européen est un élément indispensable pour construire un marché financier unifié. Les États-Unis l'ont d'ailleurs bien compris puisque le droit des faillites est une compétence fédérale et est explicitement désigné comme l'un des pouvoirs du Congrès américain dans l'article 1 (section 8) de la Constitution américaine de 1788.
Si le partage des risques grâce à une intégration des marchés de capitaux doit bénéficier à l'économie européenne, il est important que ce partage ne se fasse pas au détriment de la stabilité financière. C'est pourquoi l'Union des marchés de capitaux doit s'accompagner d'une réforme de l'architecture institutionnelle. Il est indispensable de mettre en place un règlement uniforme pour les marchés financiers (single rulebook), afin d'éviter tout arbitrage réglementaire. Il est tout aussi important que la transposition et l'application de ces règles soient uniformes au sein de l'UE. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui, ce qui est logique lorsqu'on sait que cinquante et une autorités financières se partagent les responsabilités au sein de l'UE. Cette application hétérogène des règles ralentit l'émergence d'un marché unique en rendant plus difficile les activités transfrontalières. Elle peut aussi s'avérer dangereuse car elle peut déboucher sur de l'arbitrage prudentiel de la part des institutions financières.
C'est pourquoi la réglementation, la supervision et la surveillance du risque systémique lié aux entités non bancaires doivent se faire au niveau adéquat pour éviter que les risques financiers ne migrent vers une partie du système qui n'est pas surveillée, ce qui pourrait être le cas avec un système financier plus complexe et plus transfrontalier. L'un des enjeux est donc d'éviter la migration d'activités bancaires vers le shadow banking ou, au moins, de trouver des instruments qui ont un impact sur les entités financières non bancaires. Par exemple, aux États-Unis, le Dodd-Frank Act de 2010 a élargi le mandat de la Federal Reserve et autorise le Conseil de surveillance de la stabilité financière (Financial Stability Oversight Council – FSOC) à superviser toutes les institutions financières non bancaires qu'il juge d'importance systémique. Une politique similaire pourrait être adoptée en Europe.
L'Union des marchés de capitaux ne doit pas être un mouvement de déréglementation ou un prétexte pour adopter une supervision plus laxiste afin de développer rapidement certains marchés. Elle doit au contraire aboutir à une réglementation et une supervision des marchés financiers au niveau adéquat, c'est-à-dire au niveau européen. L'intégration institutionnelle doit avoir lieu à l'aide d'agences paneuropéennes afin d'être au même niveau que le marché lui-même. Il est donc souhaitable de renforcer considérablement les pouvoirs de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF ou ESMA – European Securities and Markets Authorithy) qui ne doit plus se contenter de coordonner les autorités de surveillance nationales, mais doit notamment être responsable d'accorder les licences et les autorisations de mise sur le marché d'instruments financiers au niveau européen. Une augmentation des moyens du Comité européen du risque systémique (CERS ou ESRB – European Systemic Risk Board) est, elle aussi, souhaitable afin de surveiller de façon efficace le risque systémique au sein de l'Union des marchés de capitaux.
Conclusion
Le système financier joue un rôle primordial dans le développement économique. Ses diverses fonctions peuvent être assurées aussi bien par des banques que par des marchés, selon les besoins des entreprises et des ménages. Ces deux piliers du système financier apparaissent comme complémentaires. D'ailleurs, pendant longtemps, la composition particulière du système financier (qui résultait de divers facteurs historiques, politiques, institutionnels et juridiques) ne semblait pas vraiment déterminante pour le bon fonctionnement de l'économie. Les structures financières des États-Unis et de l'Europe continentale divergent d'ailleurs fortement avec, d'un côté, un système financier qui s'appuie beaucoup sur les marchés et qui est parfaitement unifié et, d'un autre côté, un système financier fortement intermédié et très peu intégré entre les États membres.
La recherche récente a néanmoins montré que l'impact de la finance sur le développement économique n'était ni linéaire ni monotone. Trop de finance peut nuire à la croissance si le secteur financier devient trop important par rapport à la taille totale de l'économie. Ce résultat est valable tout autant pour le secteur bancaire que pour les marchés financiers. Cela ne veut pas dire que la composition du système financier est neutre, bien au contraire. En effet, compte tenu du caractère surdimensionné du secteur bancaire et du sous-développement des marchés en Europe, ces résultats plaident pour un rééquilibrage du système financier européen. D'un côté, cela passe par une réduction du rôle du secteur bancaire, ce que devrait faciliter la mise en place de l'Union bancaire avec, espérons-le, une supervision plus stricte et uniforme au niveau européen. D'un autre côté, cela suppose un développement des marchés afin d'offrir aux entreprises européennes un accès à un financement diversifié, notamment pour les jeunes entreprises innovantes en forte croissance pour qui le financement bancaire n'est pas adapté. Les entreprises seraient aussi moins vulnérables à un resserrement du crédit bancaire.
Par ailleurs, le système financier européen est aussi caractérisé par une faible diversification géographique qui conduit à un très faible partage des risques au niveau du secteur privé. Étant donné l'absence de transferts fédéraux, de politique monétaire indépendante ou d'ajustement via le taux de change, l'absorption des chocs asymétriques est très difficile pour les pays de la zone euro. Un partage des risques grâce à des marchés financiers intégrés serait donc salutaire.
C'est pourquoi le projet d'Union des marchés de capitaux, qui vise à développer les marchés financiers et à les intégrer, est une initiative louable. Faire émerger un nouvel écosystème économique et financier cohérent et surtout résilient ne sera pas une tâche facile et prendra du temps, peut-être plusieurs décennies. Une série de réformes de grande ampleur peuvent cependant être mises en œuvre dès aujourd'hui : mettre fin au traitement fiscal préférentiel accordé à la dette par rapport aux capitaux propres, mettre en réseaux les marchés actions nationaux afin d'accroître leur profondeur et leur liquidité, standardiser les obligations d'entreprises, encourager l'essor de sociétés de capital-risque, relancer la titrisation des prêts aux PME, faire converger la fiscalité sur l'épargne et l'investissement, harmoniser le droit des faillites et son application au niveau européen. Mais avant tout, afin d'éviter toute tentative d'arbitrage réglementaire ou prudentiel qui pourrait accroître le risque d'instabilité financière, il faudra revoir l'architecture institutionnelle pour réglementer et surveiller efficacement un système financier qui deviendra plus complexe en se développant et en s'intégrant au niveau européen.