Idées et intérêts : le débat sur les inégalités et la stagnation
La méthode scientifique repose sur le principe de falsification (Popper, 1959), mais la science n'opère pas dans le vide. Elle opère plutôt dans un contexte social au sein duquel des intérêts contraires peuvent interférer avec le processus scientifique, et l'histoire de la science regorge d'exemples de ce type. Lorsqu'une théorie devient menaçante pour le statu quo, elle peut être ignorée, voire activement réprimée, le tout au nom de la science. Un tel comportement représente une possibilité réelle en économie dans la mesure où la distribution des revenus et des richesses repose, en partie, sur les explications fournies par les économistes, qui rationalisent et justifient les schémas existants.
Cet article soutient que la hausse des inégalités, la crise financière de 2008 et la stagnation qui s'en est ensuivie sont principalement attribuables à une conception néolibérale de la politique économique. La conception doit être distinguée de l'intention. Le triomphe du néolibéralisme signifie que la politique économique des quarante dernières années a été élaborée conformément à des idées néolibérales, et que la conception politique a largement contribué à la situation actuelle. Toutefois, bien qu'ils aient eu pour objectif d'accroître le taux de profit et le pouvoir du capital par rapport au travail, il n'était pas dans l'intention des décideurs politiques néolibéraux de provoquer une crise financière et une stagnation. Ces dernières ont été les conséquences involontaires de la politique néolibérale.
Le fait que la politique économique néolibérale ait entraîné ces résultats préjudiciables soulève aujourd'hui un dilemme scientifique pour les économistes traditionnels. L'existence de ces économistes est menacée par des théories qui expliquent la crise financière et la stagnation comme étant le résultat de politiques qu'ils ont justifiées et recommandées. Le simple fait de reconnaître la légitimité potentielle de ces théories reviendrait pour eux à signer leur propre arrêt de mort. Par conséquent, les économistes du courant dominant résistent et refusent de les mobiliser afin d'éviter de les légitimer.
Cette résistance a contribué au blocage de la politique et des politiques nécessaires pour combattre la stagnation, favorisant de fait un vide politique que comblent des forces odieuses. Ces conséquences politiques dommageables sont également involontaires, mais elles existent bel et bien. Lorsque des idées malavisées règnent en maître, de puissants intérêts sociologiques et économiques peuvent vouloir les maintenir en place et les conséquences involontaires peuvent s'avérer désastreuses.
Le pluralisme constitue la meilleure défense sociale contre de tels résultats. Il fonctionne en encourageant la concurrence des idées, diminuant ainsi la probabilité que des idées malavisées prévalent. Néanmoins le pluralisme requiert des conditions équitables et celles-ci n'existent plus dans une science économique dominée par un monopole néoclassique (Palley, 2008). Ce monopole rend encore plus complexe le défi politique consistant à réformer l'ordre néolibéral actuel, ce qui, par ricochet, rend l'époque actuelle encore plus dangereuse et la menace pour la prospérité partagée encore plus persistante.
Les échecs de la science économique dominante
Reconnaître que la dernière décennie n'a pas été clémente avec les économistes du courant dominant est un bon point de départ. Ils ont été surpris à de nombreuses reprises par d'importants changements économiques qui les ont contraints à fournir des explications a posteriori. Il y a tout d'abord eu la crise financière de 2008. Les échecs des économistes orthodoxes ont été symbolisés par l'incapacité du corps professoral de la London School of Economics à répondre à la question, pourtant simple, de la reine d'Angleterre (5 novembre 2008), à savoir : pourquoi personne n'a-t-il anticipé la crise ? Après cela, il y a eu, comme prévu, l'incapacité de se remettre de la Grande Récession. À l'origine, ces économistes s'attendaient à une rapide reprise en V. Lorsque cette dernière ne s'est pas concrétisée, les attentes ont été revues à la baisse, vers une reprise plus lente en U. Et lorsque cette dernière ne s'est pas non plus concrétisée, on a commencé à parler d'une reprise en L, puis à bavasser au sujet d'une stagnation séculaire.
Les échecs théoriques et analytiques des économistes dominants se reflètent dans les prévisions économiques. Le graphique 1 présente les projections du Federal Open Market Committee (FOMC) de la Federal Reserve (Fed) du PIB (produit intérieur brut) réel par rapport au PIB effectif par millésime, du 4e trimestre 2008 au 4e trimestre 2015. Le PIB effectif est représenté par la ligne en pointillé. Le PIB prévu est représenté par les lignes grises – chaque ligne grise constituant une nouvelle prédiction actualisée. Ce graphique montre que le FOMC a complètement échoué à anticiper la Grande Récession (4e trimestre 2007) – la ligne grise de départ est située bien au-dessus du V noir en pointillé. Pendant la récession (1er trimestre 2008-2e trimestre 2009), le FOMC en a systématiquement sous-estimé la gravité – là encore, les lignes grises sont situées au-dessus du V noir en pointillé. Et lorsque la reprise a commencé (3e trimestre 2009-3e trimestre 2015), le FOMC a systématiquement surestimé la puissance de celle-ci – une fois de plus, les lignes grises sont toutes situées au-dessus de la ligne noire.
Le graphique 2 (infra) présente l'estimation du FOMC de la croissance à long terme du PIB potentiel. Après avoir été très légèrement révisée à la hausse en 2009, elle a été constamment et notablement révisée à la baisse, reflétant la lente reconnaissance de la réalité de la stagnation.
Enfin le graphique 3 montre que le FMI (Fonds monétaire international) a lui aussi continuellement revu à la baisse sa prévision concernant la croissance du PIB réel mondial, et ses prévisions ont toujours été trop optimistes par rapport à la croissance effective. La ligne continue représente la croissance du PIB mondial. Les lignes en pointillé représentent les prévisions du FMI concernant la croissance par millésime ; ces dernières sont invariablement situées au-dessus de la ligne continue.
En résumé, ces graphiques montrent que les prévisions des principales institutions chargées d'élaborer les politiques économiques ont été systématiquement erronées. Toutes ont échoué à anticiper la crise financière, puis ont sous-estimé la gravité de la Grande Récession et, enfin, ont toujours été trop optimistes quant à la reprise. Le sens identique et constant de ces erreurs de prévision donne à penser que les modèles et les méthodes employés souffrent de graves déficiences. Des erreurs systématiques de prévision font écho à l'échec analytique de la science économique dominante à anticiper les événements.
La réponse des économistes à la crise, aux inégalités et à la stagnation
L'incapacité de la science économique dominante à anticiper les évolutions a imposé un processus continu de révision de la théorie. La première étape essayait de concocter des explications ex post à la crise financière et la Grande Récession. Au cours de cette période, la question des inégalités a commencé à s'insinuer dans les explications traditionnelles à la crise et à la récession. La seconde étape a consisté à développer des explications à la stagnation qui a surpris encore un peu plus ces économistes.
Le schéma 1 décompose les différentes réponses de la profession au défi posé par l'explication de la crise, des inégalités de revenu et de la stagnation. L'opinion majoritaire est divisée entre la réponse de l'École de Chicago, néolibérale pure et dure, dite « freshwater » et la réponse de l'École du MIT, néolibérale plus souple, dite « saltwater ». Ces deux réponses traditionnelles jumelles contrastent avec la façon dont le « keynésianisme structurel » rend compte des événements (Palley, 2012).
Le néolibéralisme pur et dur
La position néolibérale pure et dure peut être identifiée comme l'« hypothèse de l'échec du gouvernement ». Cette vision est associée au Parti républicain et aux Départements d'économie de Stanford, de l'université de Chicago et de l'université du Minnesota.
Les néolibéraux purs et durs soutiennent que la crise trouve son origine dans la bulle immobilière américaine. Ils prétendent que la bulle a résulté d'une politique monétaire laxiste prolongée à l'excès (Taylor, 2007 et 2009) ainsi que d'une intervention du gouvernement pour des raisons politiques sur le marché de l'immobilier, visant à accroître le taux de propriétaires (Rajan, 2010).
En ce qui concerne la politique monétaire, la Fed a maintenu les taux d'intérêt trop bas pendant trop longtemps, à la suite de la récession de 2001. En ce qui concerne le marché de l'immobilier, l'intervention gouvernementale au moyen de la Loi de financement communautaire (Community Reinvestment Act), de Fannie Mae et de Freddie Mac aurait entraîné une hausse des prix de l'immobilier et encouragé les gens à accéder à la propriété au-delà de leurs moyens.
Les néolibéraux purs et durs expliquent la hausse des inégalités comme étant la conséquence naturelle d'un progrès technique privilégiant la main-d'œuvre qualifiée, ce qui signifie que le marché du travail a fonctionné normalement en générant la hausse des inégalités (Rajan, 2010). L'importance de la question des inégalités a ensuite été le motif politique de l'intervention du gouvernement et a engendré la bulle immobilière. Ainsi la hausse des inégalités n'est pas un problème économique en soi et ne découle pas d'un fonctionnement imparfait de l'économie. Il s'agit donc d'une question purement éthique et politique.
Au sujet de la stagnation, les néolibéraux purs et durs avancent divers arguments. Premièrement il y a l'argument selon lequel l'économie est trop réglementée et que la situation a été aggravée par les réglementations financières introduites à la suite de la crise, comme la loi Dodd-Frank (2010). Dans ce schéma, la bonne réponse à la crise financière de 2008 aurait été d'accentuer l'agenda néolibéral plutôt que de tenter une plus forte régulation.
Deuxièmement, la récession et la stagnation ont été amplifiées par des politiques budgétaires expansionnistes inappropriées qui ont augmenté la dette publique, retardé les réformes économiques nécessaires et accru la fragilité financière. Selon ces économistes libéraux purs et durs, une politique budgétaire expansionniste est inefficace par construction et la stagnation est le résultat du refus de « prendre le taureau par les cornes ».
Le néolibéralisme modéré
La vision néolibérale modérée peut être identifiée comme l'« hypothèse de défaillance du marché ». Elle est associée au courant Obama-Clinton du Parti démocrate, et à certains départements d'économie tels que ceux du MIT, de Yale ou de Princeton.
D'après la vision néolibérale modérée, la crise est le fruit d'une déréglementation financière excessive et d'incitations perverses dans les rémunérations au sein des banques. Cela a conduit Wall Street de s'engager dans le « pousse au prêt » plutôt que dans le « prêt raisonné », alimentant la formation d'une bulle immobilière. Lorsque la bulle a éclaté, elle a déclenché une crise financière qui, ajouté à une récession ordinaire, a conduit à la Grande Récession.
À l'origine, les néolibéraux modérés n'attribuaient aucune substance économique à la hausse des inégalités, qu'ils expliquaient également par une évolution technologique favorisant la main-d'œuvre qualifiée. Ils s'attendaient aussi à ce que l'économie sorte rapidement de la récession, ce qui ne s'est pas produit. En outre, cela les a contraints à ajuster leur corpus théorique, en deuxième phase, pour donner un rôle aux inégalités et décrire l'incapacité à rebondir des économies.
Le principal argument des modérés pour expliquer la stagnation persistante est celui de la limite à zéro des taux d'intérêt (zero lower bound ou ZLB). La thèse se déroule ainsi : la ZLB a empêché la politique monétaire d'abaisser suffisamment les taux d'intérêt pour rétablir le plein-emploi (Eggertsson et Krugman, 2012). Ensuite les néolibéraux modérés ont avancé la théorie de l'hystérèse (Summers, 2014). Selon cette ligne d'explication, la crise financière et la Grande Récession ont provoqué un « choc » qui a durablement abaissé le taux de croissance de l'économie et augmenté le chômage d'équilibre. Toutefois les détails du mécanisme d'hystérèse restent vagues, faisant de cet argument une boîte noire.
Qu'en est-il des inégalités de revenu ? Au départ, celles-ci n'étaient pas perçues comme un facteur explicatif pertinent, mais plutôt comme une simple préoccupation politique et sociale ; la pression des faits a cependant obligé une reconsidération de ce point de vue. Krugman (2013a et 2013b) a avancé un argument d'économie politique selon lequel l'aggravation des inégalités de revenu a biaisé la politique économique vers moins de politique budgétaire. Mais, en retour, la politique économique en réponse à la Grande Récession a été inadéquate, reportant la reprise à bien plus tard. Aujourd'hui tout indique que les néolibéraux modérés sont en train d'emprunter la vieille thèse keynésienne selon laquelle la hausse des inégalités augmente l'épargne, et donc que les inégalités aggravent l'effet de la ZLB, puisque le taux d'intérêt optimal pour revenir au plein-emploi est tombé en dessous de zéro (Palley, 2016).
Au bout du compte, les deux principales branches de la science économique dominante ont dû réviser leurs théories. Elles ont dû produire des explications à une crise dont elles n'ont pas pu prévoir l'avènement. Ensuite elles ont dû trouver des raisons à une stagnation qu'elles avaient aussi été incapables d'anticiper.
Le Keynésianisme structurel
L'hypothèse du keynésianisme structurel veut que la crise trouve son origine dans le paradigme économique néolibéral qui a été adopté à la fin des années 1970 et au début des années 1980 et qui a depuis guidé la politique économique (Palley, 2009 et 2012). L'implication analytique est que la crise financière, les inégalités et la stagnation sont le résultat d'une même conception politique.
Un aspect important de cet argument est que, bien que les États-Unis soient l'épicentre de la crise, tous les pays sont impliqués dans la mesure où ils ont tous participé à la mise en œuvre d'un paradigme politique globalement déficient. C'est pour cette raison que la crise est mondiale.
Durant la période 1945-1980, l'économie américaine était caractérisée par le « cercle vertueux » de Keynes, un modèle de croissance bâti sur le plein-emploi et la croissance des salaires associés à la croissance de la productivité. Ce modèle est illustré dans le schéma 2 et sa logique était la suivante. La croissance de la productivité a stimulé la croissance des salaires, laquelle a alimenté la croissance de la demande et créé le plein-emploi. L'investissement s'en est trouvé fortement encouragé, ce qui a stimulé encore un peu plus la croissance de la productivité et appuyé une hausse des salaires. Ce modèle était valable aux États-Unis et il l'était également dans l'ensemble de l'économie mondiale – en Europe occidentale, au Canada, au Japon, au Mexique, au Brésil et en Argentine.
Après 1980, le cercle vertueux de Keynes a été remplacé par un modèle de croissance néolibéral, impliquant deux changements majeurs. Tout d'abord, les décideurs politiques ont abandonné l'engagement pour le plein-emploi et ont cherché à réduire l'inflation. Ensuite la politique a contribué à rompre le lien entre salaires et croissance de la productivité. Ensemble ces deux changements ont créé une nouvelle dynamique économique. Avant 1980, les salaires étaient le moteur de la croissance de la demande aux États-Unis. Après 1980, ce sont la dette et l'inflation du prix des actifs qui sont en devenus les moteurs.
Le nouveau modèle économique était ancré dans la pensée économique néolibérale. Comme le montre le schéma 3, elle peut être décrite comme une boîte où la politique néolibérale exerce une pression sur les travailleurs de tous les côtés. À gauche, le modèle d'entreprise fondé sur la mondialisation a placé les travailleurs au cœur d'une concurrence internationale. À droite de la boîte, l'injonction d'un gouvernement de « taille réduite » a miné la légitimité du gouvernement et préconisé sans relâche la déréglementation quelque en soient les risques. En dessous, le programme de flexibilisation du marché du travail s'en est pris aux syndicats et aux interventions sur le marché du travail telles que le salaire minimum, les allocations chômage, la protection de l'emploi et le droit du travail. Au-dessus, les décideurs politiques ont abandonné l'engagement pour le plein-emploi. Tout comme le modèle de croissance keynésien d'après-guerre, le schéma néolibéral a été mis en œuvre à l'échelle internationale, au Nord et au Sud. Cette diffusion mondiale a décuplé son incidence et explique l'importance du « consensus de Washington » qui a été exporté par la Banque mondiale et le FMI.
Le second élément clé du keynésianisme structurel tient à la financiarisation et au rôle de la finance. Comme le montre le schéma 4, la finance a joué un rôle double. Elle a fourni un soutien à la politique néolibérale et a assuré le soutien par la stimulation de la demande globale.
Le soutien structurel de la finance est passé par trois canaux. Les marchés financiers ont pris le contrôle des entreprises en appliquant le paradigme de maximisation de la valeur actionnariale de la gouvernance d'entreprise. Par conséquent, les entreprises ont été réorientées de façon à servir les intérêts des marchés financiers et des hauts dirigeants. Ensuite les marchés financiers et les entreprises ont exercé une pression politique en faveur des politiques néolibérales et ont soutenu les groupes de réflexion et la recherche économique préconisant ces politiques. Enfin l'innovation financière a facilité et encouragé le contrôle des entreprises par les marchés financiers par le biais d'acquisitions agressives, de rachats par endettement et de distributions de capitaux à contre-courant. En prenant le contrôle des entreprises et en les réorganisant, les marchés financiers ont modifié les pratiques entrepreneuriales. Conjointement à la politique économique néolibérale, cela a produit une matrice économique qui a comprimé les salaires et accru les inégalités.
Le second rôle essentiel de la finance est de fournir une demande agrégée. Le modèle néolibéral a peu à peu affaibli les processus de génération de revenus et de génération de la demande par le biais d'une stagnation des salaires et d'une hausse des inégalités, créant une insuffisance croissante de la demande structurelle. Le rôle de la finance était de pallier cette insuffisance. La déréglementation, l'innovation financière, la spéculation et la fraude en matière de prêts hypothécaires ont permis à la finance de combler l'insuffisance de la demande en prêtant aux consommateurs et en stimulant l'inflation du prix des actifs. En cours de route, elle a également créé une bulle immobilière, dont l'éclatement est devenu l'élément déclencheur de la crise financière et de la stagnation.
L'erreur de la Grande Modération
De plus, la version du keynésianisme structurel apporte une explication à ce que l'on a appelé la « Grande Modération » et explique pourquoi la crise a surgi de nulle part. La Grande Modération fait référence à la période 1980-2007, lorsque l'économie américaine a connu une désinflation, des booms plus longs et des récessions plus courtes et plus superficielles.
Les économistes du courant dominant pensent que la Grande Modération a résulté d'une plus grande efficacité de la politique monétaire qui aurait découlé d'une meilleure compréhension théorique de l'économie. Cela explique pourquoi ces derniers étaient si satisfaits d'eux-mêmes avant la crise et pourquoi ils n'avaient aucunement conscience de l'imminence d'importants développements.
Les keynésiens structurels ont toujours considéré que la Grande Modération était une illusion, et cela est expliqué dans le schéma 5 (infra). Le passage à un cadre néolibéral en 1980 a initié un double processus. D'un côté, la stagnation des salaires et la hausse des inégalités stimulaient la désinflation et affaiblissaient lentement le processus de génération de la demande globale. D'un autre côté, la désinflation a permis une baisse des taux d'intérêt, tandis que la financiarisation marquait le début d'une ère d'inflation du prix des actifs et d'une bulle immobilière qui allait durer trente ans. Cela a augmenté les richesses et augmenté la quantité de crédit facile, couvrant le problème émergent de pénurie de la demande. Chaque fois que l'économie se trouvait en difficulté, la Fed abaissait les taux d'intérêt et relançait le mécanisme de bulle du crédit-inflation du prix des actifs, donnant ainsi l'illusion d'une Grande Modération.
Enfin le processus décrit dans le schéma 5 (infra) explique également pourquoi le taux d'épargne a chuté en dépit de la hausse des inégalités de revenus. Cela est dû au fait que l'épargne accrue des riches était recyclée dans des crédits à la consommation et des crédits hypothécaires octroyés à des ménages à bas revenus en situation de quasi-faillite personnelle.
L'explication de la stagnation
par le keynésianisme structurel :
un paradigme épuisé
L'hypothèse du keynésianisme structurel fournit également une explication claire et simple à la stagnation, qui ne nécessite pas d'inventer de théories auxiliaires comme la ZLB ou de l'hystérèse.
La crise financière de 2008 a brutalement mis fin à la bulle du crédit qui avait créé l'illusion d'une Grande Modération. Les décideurs politiques ont ensuite recouru aux renflouements des banques afin de résoudre l'insolvabilité du système financier, et à une relance massive de la politique budgétaire et monétaire en vue d'éviter que la Grande Récession ne devienne une seconde Grande Dépression. Toutefois rien n'a été fait pour modifier le modèle économique néolibéral sous-jacent décrit au schéma 3 (supra). Cela étant, la stagnation était inévitable dans la mesure où ce schéma induit immanquablement une demande insuffisante par le biais de la compression des salaires et de la hausse des inégalités de revenu.
Lorsque le modèle néolibéral a été mis en œuvre en 1980, les processus de génération de revenu et de génération de la demande globale étaient encore solides et les inégalités de revenu étaient bien plus faibles. De plus, l'économie était encore capable de faire face à une inflation du prix des actifs et une croissance prolongée du crédit puisque les prix des actifs tout comme l'endettement étaient bien inférieurs. Ces conditions initialement favorables signifiaient que l'économie pouvait croître en dépit de la tendance à la stagnation de la politique néolibérale. Néanmoins, aujourd'hui, ces conditions sont épuisées de sorte que la dette et l'inflation du prix des actifs ne peuvent plus combler correctement le fossé de la demande structurelle. Du point de vue analytique, il était aisé de prédire la stagnation. Voici la conclusion d'un article publié en juillet 2009 : « Même si l'économie se stabilisait, elle ne serait sans doute pas en mesure d'échapper à l'attraction de la stagnation économique. Cela est dû au fait que la stagnation est la suite logique du paradigme existant. » (Palley, 2009, p. 33)
Le lien entre les économistes du courant dominant et la crise
L'hypothèse du keynésianisme structurel met l'accent sur le rôle de la politique économique dans l'avènement de la crise financière, des inégalités et de la stagnation. Grattez n'importe quel côté de la boîte de politique néolibérale et vous trouvez une justification qui découle directement de la science économique dominante.
La mondialisation des entreprises a été justifiée par un recours à la théorie du libre-échange basée sur l'avantage concurrentiel et par un recours à des arguments néoclassiques en faveur de la déréglementation des marchés financiers et permettant des flux incontrôlés de capitaux internationaux.
L'idée d'un gouvernement de taille réduite est directement issue des arguments de Friedman (1962) en faveur d'un État minimaliste ou« gardien de nuit ». L'abandon de la politique du plein-emploi est basé sur la théorie de Friedman (1968) d'un taux de chômage « naturel » qui a été adoptée et entérinée par la quasi-totalité de la profession économique. Cette théorie avance que la politique monétaire ne peut avoir d'incidence sur le taux de chômage à long terme et qu'il n'y a pas d'arbitrage entre l'inflation et le chômage. Cela a fourni aux décideurs politiques la justification dont ils avaient besoin pour abandonner le plein-emploi et de privilégier le contrôle direct de l'inflation. Dans la mesure où la politique monétaire n'a pas d'incidence durable sur l'emploi, elle devrait plutôt minimiser l'inflation, indésirable et unique élément susceptible d'être affecté de manière permanente par la politique monétaire. L'emploi devrait tout simplement être laissé aux forces du marché.
Le programme de la « flexibilité » des marchés du travail a lui aussi été avancé par l'économie néoclassique. L'argument est que des marchés du travail concurrentiels garantissent que les travailleurs et les patrons perçoivent leur contribution à la valeur de la production. Il s'agit là de la théorie qui figure dans tous les manuels conventionnels, une théorie qui a alimenté une attaque contre les syndicats, les salaires minimums et les protections de l'emploi, autant d'éléments définis comme des « distorsions » du marché du travail contribuant à la baisse de l'emploi et à la hausse du chômage.
La hausse du pouvoir des entreprises a été justifiée par le modèle de la valeur actionnariale des entreprises, selon lequel les richesses et les revenus sont maximisés si les entreprises maximisent la valeur actionnariale. Enfin l'expansion des marchés financiers a été encouragée par un recours à la théorie de l'efficience des marchés et par des allégations arguant la stabilisation de la spéculation. La théorie du portefeuille a été invoquée pour justifier une innovation financière exotique au nom de la répartition des risques. L'assertion était qu'une telle ingénierie financière créait effectivement des richesses supplémentaires et fournissait un avantage gratuit (free lunch). Dans le même temps, la diversification des portefeuilles rendrait presque impossible un effondrement des marchés.
Réunissant les divers éléments, la science économique dominante moderne a largement contribué à la crise financière et à la Grande Récession. Selon la version du keynésianisme structurel, on retrouve la patte des économistes dominants et de la théorie économique moderne partout dans le schéma néolibéral et la financiarisation, qui ont toutes deux provoqué la crise et affaibli le processus de génération de la demande, avec comme résultat la stagnation actuelle.
L'hypothèse que le courant de pensée dominant ne peut envisager : des barrières politiques, psychologiques et sociologiques
à l'ouverture économique
La crise financière et la stagnation qui s'en est suivie ont contraint le courant de pensée dominant à fournir des explications ex post à ces événements, qu'elle n'a pas réussi à anticiper et qu'elle n'a d'abord pas su expliquer. La nécessité de faire d'un réexamen vaut pour les deux branches de l'économie dominante, la branche néolibérale pure et dure « freshwater » et la branche néolibérale modérée « saltwater ».
Cela contraste vivement avec le keynésianisme structurel, qui rend compte de manière exhaustive des événements, de la crise à la stagnation, qui a anticipé la crise avant qu'elle débute et qui a prédit la stagnation bien avant qu'elle devienne un problème. Pourtant, en dépit de ces performances supérieures, le keynésianisme structurel demeure largement déconsidéré au sein de la profession économique et au sein du milieu de la politique économique. Comment expliquer cela ? La réponse tient à de puissantes forces politiques, psychologiques et sociologiques qui soutiennent le statu quo et bloquent le changement.
La politique
En ce qui concerne la politique, le néolibéralisme est un projet politique qui a fait progresser les intérêts des entreprises et des élites fortunées. Ces élites ont intérêt à maintenir la construction économique qui oppose « freshwater » et « saltwater », puisqu'elle appuie la politique néolibérale et justifie les arrangements économiques actuels.
L'économie « freshwater » tout comme l'économie « saltwater » sont ancrées dans la théorie de l'équilibre général concurrentiel de Arrow et Debreu (1954). Lorsqu'il y a des différences, il s'agit de différences de degré portant sur l'ampleur et la gravité des défaillances du marché et sur la capacité du gouvernement à pallier ces lacunes. Cela contraste avec la vision du keynésianisme structurel qui rejette la théorie de l'équilibre général concurrentiel en tant que référence de l'économie théorique, et qui menace politiquement les intérêts commerciaux dominants. Le soutien des intérêts des élites par le statu quo intellectuel fait écho à la remarque notoire de Karl Marx parue dans The German Ideology (1845) sur les fondements sociaux des idées dominantes : « Les idées de la classe dominante sont à toutes les époques les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi sa puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. »
La psychologie
En ce qui concerne la psychologie, le lien étroit qui existe entre le courant de pensée dominant en économie et la boîte de politique néolibérale rend presque impossible pour ce courant ne serait-ce que de reconnaître la vision du keynésianisme structurel. Le keynésianisme structurel soutient que la hausse des inégalités de revenu et la stagnation trouvent leur origine dans la conception politique. Pour le courant dominant, admettre, ou même reconnaître la légitimé de cette hypothèse, reviendrait à convenir d'un échec intellectuel total. Une chose bien difficile à faire, qui que l'on soit.
Au lieu de quoi, la réponse apportée s'est conformée à la théorie de la dissonance cognitive développée par le psychosociologue Leon Festinger, qu'il décrit comme suit : « Supposons qu'une personne croie quelque chose de tout son cœur, supposons qu'on lui présente des preuves, sans équivoque et indéniables, que sa croyance est erronée ; que va-t-il arriver ? La personne va souvent devenir, non seulement plus inébranlable, mais même plus convaincue que jamais, de la vérité de ses croyances. Elle peut même montrer une nouvelle ferveur afin de convaincre et convertir d'autres personnes à son point de vue. » (Mirowski, 2010, p. 35).
La sociologie
Enfin, en ce qui concerne la sociologie, les économistes dominants ont un intérêt économique à préserver le statu quo intellectuel et ont la capacité de le faire. Ils sont formés à l'économie néoclassique, ont bâti leurs réputations professionnelles sur celle-ci, sont bien récompensés pour le soutien qu'ils apportent aux entreprises et aux élites gouvernementales et n'ont rien à gagner de la création d'un espace dédié aux points de vue critiques divergents.
La science économique académique fonctionne également comme un club dans lequel les membres existants élisent de nouveaux membres. Les membres existants contrôlent l'entrée dans le club par le biais du système de titularisation. Ils contrôlent également les revues d'élite qui ont une incidence sur la diffusion des idées et la visibilité professionnelle ; ils contrôlent la production de nouveaux docteurs en économie qui influencent les allégeances intellectuelles et l'ouverture d'esprit des économistes de la génération suivante ; et ils contrôlent le cursus d'apprentissage, son programme, son manuel qui pèsent sur la façon dont la société conçoit l'économie et les connaissances revendiquées de l'économie traditionnelle. Ces leviers sont de puissants moyens pour écarter et réprimer les idées de ceux qui ne partagent pas les croyances des membres du club.
Au lieu de quoi, au mieux, la profession traditionnelle sélectionne des idées qu'elle emprunte de manière sélective à ses critiques et tente de capter ses idées et de les incorporer à son propre discours. Toutefois ce processus de capture et d'incorporation prend la forme d'une économie suivant les préceptes de Tancredi dans « Le Guépard » de Visconti (Palley, 2013), « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Ainsi, la possibilité d'une stagnation est incorporée et expliquée comme étant le résultat d'un incident technique dans le mécanisme du marché, mais sans que les fondements profonds de la théorie néolibérale ne dussent être modifiés. Dans le même temps, nulle référence n'est faite aux travaux déjà existants d'économistes critiques et de leurs analyses de la phase de stagnation, dans la mesure où cela les légitimerait. Il s'agit là d'un moyen de capturer et de remodeler une idée, sans que d'autres perspectives ou d'autres économistes ne soient légitimés.
Conclusion : les dangereuses conséquences involontaires de la mort du pluralisme
dans la science économique
Les conditions politiques actuelles font écho à celles des années 1930, où l'économie alimente le mécontentement et la colère politiques. Les difficultés et les déceptions économiques ont été les principaux facteurs à l'origine du succès de Donald Trump aux États-Unis et de Marine Le Pen en France ainsi que du Brexit au Royaume-Uni.
Ces conditions soulignent la nécessité d'une discussion franche et ouverte sur l'économie, de sorte à comprendre ce qui n'a pas fonctionné et à identifier ce qui devrait être réformé. Néanmoins cela ne s'est pas produit, quarante années de domination néolibérale ayant détruit le pluralisme dans les sciences économiques, atrophié les compréhensions populaires de l'économie et mit un frein au débat économique de la société. Au lieu d'ouvrir un débat parvenir à une évaluation des explications concurrentes fondée sur des preuves, la science économique dominante a produit une série de rustines qui ne concernent pas le cœur de son modèle théorique. Cela a permis aux décideurs politiques et aux politiciens en place de justifier le fait de conserver le statu quo politique.
Que les choses soient bien claires. La critique adressée à la plupart des économistes du courant dominant ne porte ni sur des valeurs, ni ou sur leur supposé conservatisme. De nombreux économistes de ce courant dominant partagent les mêmes valeurs que ceux qui le critiquent et qui sont proches du keynésianisme structurel. Par ailleurs, ce courant de pensée a mis à jour et modifié ses idées en réponse aux défis posés par la crise financière et la stagnation. La critique porte plutôt sur la pratique intellectuelle de la science économique dominante, qui a remplacé le pluralisme par un monopole néoclassique. Ce monopole limite le débat autour de la politique économique, contribuant de fait au blocage de la politique et des politiques nécessaires pour répondre à cette période politique précaire.