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 Financiarisation et creusement des inégalités


Boris COURNEDE

Chef adjoint, Division de l'économie publique, OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Contact : boris.cournede@oecd.org.

Oliver DENK Économiste principal, Division de l'emploi et des revenus, OCDE. Contact : oliver.denk@oecd.org.Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne sauraient être attribuées à l'OCDE ou à ses pays membres.

La financiarisation qui a transformé la structure des économies industrialisées au cours des cinquante dernières années s'est accompagnée, dans la plupart des pays de l'OCDE, d'une montée des inégalités de revenu. Les deux phénomènes ne sont pas seulement concomitants mais aussi liés entre eux. Des études économétriques suggèrent que la suraccumulation de crédit et l'expansion des marchés boursiers contribuent à l'accroissement des inégalités. L'analyse de microdonnées de rémunération montre que cet effet tient pour bonne part aux surprimes de salaire dont les employés du secteur financier bénéficient. Cette analyse montre aussi qu'en finance comme ailleurs, les hommes perçoivent des rémunérations plus élevées que leurs consœurs présentant des profils comparables. Des pistes existent pour traiter ces défis et faire en sorte que le secteur financier contribue à une croissance plus inclusive.

Le mouvement puissant, continu et profond de financiarisation qui a transformé les économies des pays industrialisés au cours des cinquante dernières années s'est accompagné d'une montée générale des inégalités et d'une envolée des rémunérations des employés du secteur financier. Cette conjonction pose question : ces phénomènes sont-ils reliés ou simplement concomitants ? Cet article propose une réponse à cette question à l'échelle de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Pour un traitement plus approfondi du cas français, le lecteur pourra notamment se référer à l'étude de Godechot (2012).

Phénomène large, la financiarisation peut se définir comme la prise par la finance d'une place de plus en plus grande dans la vie économique. Il s'agit plus d'un processus continu que d'une rupture : à la première moitié du XIXe siècle, Honoré de Balzac constatait déjà dans la Comédie humaine combien les décisions des banquiers modelaient davantage la vie économique que dans le siècle précédent. Les outils contemporains de la comptabilité nationale permettent de quantifier ce phénomène en observant que la valeur ajoutée du secteur financier prend une part de plus en plus grande du PIB (produit intérieur brut). D'autres indicateurs, comme les ratios au PIB de la capitalisation boursière et de différentes formes de crédit, fournissent des renseignements plus précis sur la teneur de l'expansion financière et présentent aussi l'avantage d'une meilleure comparabilité entre pays1.

L'OCDE a mené une série de travaux pour évaluer les conséquences de la financiarisation pour les structures des économies des pays industrialisés et tout particulièrement la distribution des revenus. Un article paru dans la Revue d'économie financière n° 127 présente les principaux enseignements des travaux de l'OCDE sur les effets structurels de la financiarisation (Cournède et Mann, 2017). Ces recherches montrent des effets contrastés sur la croissance du revenu moyen : l'accumulation de crédit finit par peser sur la croissance, tandis que l'expansion du financement par les marchés boursiers continue de bénéficier à la croissance (Cournède et Denk, 2015).

Effets distributifs de l'accumulation de crédit et de l'expansion des marchés boursiers

Ces travaux de l'OCDE sur la financiarisation montrent qu'elle se traduit en général par un accroissement des inégalités de revenu (Denk et Cournède, 2015). Cet effet inégalitaire apparaît tout d'abord pour l'expansion du crédit (cf. graphique 1 infra). L'effet inégalitaire de l'accumulation du crédit observée s'ajoute à l'effet moyen négatif d'un surcroît de crédit au-delà du niveau élevé observé dans les pays de l'OCDE, si bien que quasiment toutes les catégories de revenus se trouvent perdantes (cf. graphique 1). Toutefois le décile le plus élevé bénéficie de l'envolée de l'endettement : un canal possible est que les banques prêtent davantage aux ménages à haut revenu, même en proportion de leurs revenus, si bien qu'ils se trouvent mieux placés que les autres pour financer les opportunités que chacun peut identifier (Denk et Cazenave-Lacroutz, 2015). Cet effet de l'accumulation du crédit constitue une désagréable surprise : on pourrait s'attendre à ce que son expansion égalise les chances en allégeant les contraintes de crédit, qui pèsent plus lourdement sur les moins favorisés. Cet effet égalisateur du crédit prévaut d'ailleurs dans les pays en développement, où l'expansion du crédit traduit le développement de leur système financier (Clarke et al., 2006 ; Beck et al., 2007 ; Delis et al., 2014). Tel n'est pas le cas dans les pays de l'OCDE, dans lesquels les systèmes financiers ont atteint un degré élevé de maturité, de telle sorte que l'accumulation de dette ne constitue plus la manifestation d'un processus de développement financier.

Le résultat supra suggère que l'accumulation de crédit contribue au creusement des inégalités, à rebours d'une hypothèse souvent reprise, notamment à la suite de l'ouvrage de Rajan (2010), selon laquelle les moins favorisés accroîtraient leur endettement pour soutenir leur consommation lorsque leur revenu patine. Le système européen de banques centrales a compilé une base de microdonnées multipays d'une grande qualité qui permet d'examiner cette question au sein de la zone euro. Si l'hypothèse de Rajan était vérifiée en zone euro, il apparaîtrait alors que plus un pays est inégalitaire, plus les pauvres s'y endettent. L'exploitation de cette base de microdonnées montre que ce n'est pas le cas : aucun lien n'apparaît entre le niveau des inégalités et l'endettement des pauvres (cf. graphique 2 infra). Cette observation tirée des microdonnées européennes suggère que le lien positif entre davantage de crédit et plus d'inégalités reflète une causalité allant du crédit vers les inégalités plutôt que dans le sens inverse.

Graphique 1
Effet estimé d'une augmentation du ratio « crédit/PIB » de 10 points de pourcentage sur la croissance du revenu de chaque décile

Note : le ratio de crédit se rapporte au crédit fourni par des intermédiaires financiers au secteur privé non financier. Le revenu fait référence au revenu disponible des ménages. La ligne horizontale montre l'effet moyen d'une augmentation du ratio « crédit/PIB » de 10 points de pourcentage sur le revenu disponible moyen des ménages. Les estimations emploient des régressions de panel avec effets fixes pays et temps sur des statistiques couvrant trente-deux pays de l'OCDE de 1974 à 2011. Le document cité en source présente l'ensemble de la méthodologie.

Source : Denk et Cournède (2015).

Graphique 2
Pas de soutien pour l'hypothèse de Rajan en zone euro

Note : les quintiles et le coefficient de Gini font référence au revenu disponible annuel des ménages ajustés pour leur taille. Les lignes sont obtenues par régression linéaire de la part d'un quintile donné dans le crédit des ménages sur le coefficient de Gini. L'échantillon couvre douze pays de la zone euro en 2010.

Source : Denk et Cournède (2015).

Une plus grande place pour les actions cotées dans le financement de l'économie se traduit aussi par davantage d'inégalités de revenu (cf. graphique 3 infra). À la différence de celui obtenu pour le crédit, ce résultat est attendu, dans la mesure où la détention des actions cotées se trouve très concentrée parmi les ménages à haut revenu (Saiki et Frost, 2014 ; Denk et Cazenave-Lacroutz, 2015) qui bénéficient, par conséquent, davantage de l'expansion de la capitalisation boursière.

Graphique 3
Effet estimé d'une augmentation du ratio « capitalisation boursière/PIB » de 10 points de pourcentage sur la croissance du revenu de chaque décile

Note : le revenu fait référence au revenu disponible des ménages. La ligne horizontale grise montre l'effet d'une augmentation du ratio « capitalisation boursière/PIB » de 10 points de pourcentage sur le revenu disponible moyen des ménages. Les estimations emploient des régressions de panel avec effets fixes pays et temps sur des statistiques couvrant trente-trois pays de l'OCDE de 1989 à 2011. Le document cité en source présente l'ensemble de la méthodologie.

Source : Denk et Cournède (2015).

L'importance du secteur financier pour les hauts revenus

L'expansion du secteur financier influence le haut de la distribution des revenus en raison de la forte concentration de fortes rémunérations. Les microdonnées européennes exploitées par l'OCDE montrent nettement que l'on trouve très peu de travailleurs à bas revenus dans les entreprises financières (Denk, 2015a). La finance concentre en revanche environ 20 % des salariés du percentile supérieur (et même 27 % des 0,1 % les mieux payés), alors qu'elle n'emploie que 5 % des salariés en moyenne dans les pays de l'OCDE (cf. graphique 4).

Graphique 4
Part de chaque secteur dans le premier centile et les 99 centiles restant
de la distribution des rémunérations

Note : l'échantillon couvre 10,2 millions d'employés dans dix-sept pays européens en 2010. Les données relatives aux employés des administrations publiques ne sont pas disponibles pour l'ensemble des pays, raison pour laquelle ce secteur est exclu de cette comparaison. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises, y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : Denk (2015a).

La France se situe à cet égard dans la norme européenne : sa part de salariés de la finance dans chaque décile de revenu se confond quasiment avec la moyenne européenne (cf. graphique 5 infra). Ce phénomène s'est amplifié au fur et à mesure que le secteur financier grossissait. En effet, l'expansion du secteur s'est accompagnée d'une hausse des salaires, qui a été particulièrement marquée pour ses cadres supérieurs et dirigeants (Godechot, 2012 ; Philippon et Reshef, 2012).

Il suffit d'ailleurs d'écouter nos contemporains pour constater combien le statut des employés du secteur financier a évolué. Dans la Comédie humaine, Honoré de Balzac réserve le mot « banquier », avec la conno tation de richesse qui l'entoure, aux propriétaires des banques. Ceux qui y travaillent, même avec des fonctions élevées, n'étaient alors que des « employés de banque ». Ils le sont demeurés fort longtemps : lorsqu'un des auteurs de ces lignes apprenait la langue française au début des années 1980, ses professeurs rappelaient la nette distinction entre ces deux termes. La même observation, avec la même chronologie, s'applique au Royaume-Uni à la différence entre « banker » et « bank employee ». Pourtant, au fil des années 1990 et de manière décisive après le tournant du siècle, les mots « bankers » au Royaume-Uni, puis « banquiers » en France deviennent systématiques pour désigner les cadres supérieurs, négociants (traders) et dirigeants de banques qui ne leur appartiennent pas (ou seulement pour de minces fractions correspondant aux actions qu'ils détiennent).

Graphique 5
Part des travailleurs du secteur financier dans chaque percentile de la distribution des rémunérations

Note : ces courbes sont calculées pour les salariés travaillant à temps plein sur l'ensemble de l'année. L'échantillon couvre dix-huit pays européens en 2010. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises, y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : estimations fondées sur Denk (2015b).

Les surprimes de salaire relevées dans le secteur financier

Les fortes différences de salaire entre le secteur financier et le reste de l'économie (cf. carrés sur le graphique 6 infra) et l'expansion continue du secteur ne se traduisent cependant pas nécessairement à elles seules par un accroissement des inégalités de rémunération au sein de l'ensemble des travailleurs. En effet, il se pourrait que le secteur financier soit sophistiqué, requérant des travailleurs davantage qualifiés et mieux payés afin d'accomplir des tâches plus productives. Dans cette hypothèse, il s'agirait simplement d'un déplacement tendanciel de travailleurs très qualifiés et donc bien payés vers le secteur financier : une telle évolution ne modifierait pas la distribution des salaires entre travailleurs, mais seulement celle qui prévaut entre secteurs. Cette possibilité signifierait que les travailleurs de la finance bénéficieraient de salaires élevés qui traduiraient leur contribution à des gains d'efficacité, à une division du travail plus approfondie. Toutefois, pour être vérifiée, cette hypothèse de déplacement requiert que les salariés perçoivent la même rémunération dans le secteur financier et dans le reste de l'économie dès lors qu'ils présentent des profils comparables.

L'analyse économétrique d'un vaste échantillon de microdonnées de salaires fait apparaître que les employés du secteur financier reçoivent des rémunérations plus élevées que celles versées dans le reste de l'économie pour des profils similaires (cf. histogrammes du graphique 6). Ce résultat permet d'écarter l'hypothèse selon laquelle l'expansion de la finance ne ferait que déplacer des salariés bien payés entre secteurs et d'affirmer qu'elle contribue à l'accroissement des inégalités de rémunération.

Graphique 6
La surprime de salaire dans le secteur financier

BEL : Belgique ; NOR : Norvège ; FRA : France ; SWE : Suède ; NLD : Pays-Bas ; PRT : Portugal ; FIN : Finlande ; DEU : Allemagne ; LUX : Luxembourg ; EU : zone euro ; GRC : Grèce ; POL : Pologne ; EST : Estonie ; SVK : Slovaquie ; ESP : Espagne ; ITA : Italie ; CZE : République tchèque ; GBR : Grande-Bretagne ; HUN : Hongrie.

Note : la différence de rémunération mesure l'écart entre la rémunération moyenne des employés à temps plein du secteur financier et ceux du reste de l'économie. Les microdonnées fondant cette analyse se rapportent à l'année 2010. La surprime de rémunération mesure la part de cet écart qui demeure après avoir pris en compte l'âge, le sexe, la qualification, l'expérience, la nature du contrat de travail, le nombre d'heures supplémentaires, la catégorie d'emploi, la taille de l'entreprise employant le salarié, sa localisation géographique et le type de négociation salariale en place dans l'entreprise. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : estimations fondées sur Denk (2015b).

Cette analyse souligne aussi que cette surprime de rémunération est nettement plus forte en haut de l'échelle (cf. graphique 7). Tous les employés du secteur financier, même les moins favorisés, sont davantage payés que leurs homologues présentant des caractéristiques comparables ne le sont dans le reste de l'économie. Cependant cet écart fait plus que doubler en passant du bas (+15 %) au haut de l'échelle (+35 %). Les données employées, qui s'appuient sur les réponses des employeurs, fournissent une mesure de la rémunération globale des employés, bonus et autres compléments de salaire inclus (Denk, 2015b). Il s'agit d'une mesure au moment de la rémunération aux employés, qui ne prend donc pas en compte les plus ou moins-values que les stock-options ou autres titres bloqués sont susceptibles d'enregistrer entre leur octroi et la date à laquelle les employés peuvent les exercer ou les vendre.

Graphique 7
Surprime dans le secteur financier en fonction du niveau de rémunération

Note : la surprime de rémunération des employés du secteur financier se définit ici comme l'écart entre leur rémunération et celle que justifient, sur la base des observations effectuées en 2010 dans l'ensemble de l'économie, leurs caractéristiques observables (âge, sexe, niveau de qualification, l'expérience, nature du contrat de travail, nombre d'heures supplémentaires, catégorie d'emploi, taille de l'entreprise employant le salarié, localisation géographique et type de négociation salariale en place dans l'entreprise). L'échantillon couvre dix-huit pays européens. Les déciles de rémunération se rapportent à l'ensemble des salariés. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises, y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : estimations fondées sur Denk (2015b).

Au total, ces surprimes de salaire ont un effet visible, mais modéré sur les inégalités de rémunération. Les inégalités de rémunération, qui s'élèvent en moyenne pour les pays européens couverts par les données à 28,5 points de Gini, seraient de 27,8 points de Gini, si le secteur financier payait ses employés au même niveau que ceux qui travaillent dans le reste de l'économie pour des profils comparables (Denk, 2015b).

L'évaluation des effets des surprimes de salaire peut être combinée à l'estimation de l'impact global sur les inégalités du secteur financier présentée dans la première partie. Ce faisant, il apparaît que les surprimes de salaire du secteur financier, dont l'importance pour les inégalités croît lorsque le secteur s'étend, sont responsables d'environ la moitié de l'impact global de la finance sur les inégalités (voir Denk, 2015b, pour des éclaircissements sur la méthode employée). Plus concrètement, de manière illustrative compte tenu de l'incertitude des estimations, l'expansion de la finance observée depuis 1980 (mesurée par le crédit) peut être considérée comme associée à un point de Gini d'augmentation des inégalités, dont la moitié (soit 0,5 point) provient des surrémunérations versées par le secteur.

Finance et inégalités hommes-femmes

Une autre question clé que posent les pratiques de surrémunération du secteur financier concerne les inégalités hommes-femmes. L'analyse des données individuelles de rémunération permet d'apporter une réponse fine à cette question, en ajustant les écarts observés pour les montants que la qualification, l'âge, l'expérience et les variables autres que le sexe peuvent expliquer afin de dégager l'effet du genre (Denk, 2015b).

Graphique 8
La surrémunération des hommes dans la finance et le reste de l'économie

Note : la surrémunération masculine mesure l'écart entre la rémunération des hommes et celle que justifient, sur la base des observations effectuées dans l'ensemble de l'économie, leurs caractéristiques observables autres que le sexe (âge, niveau de qualification, l'expérience, nature du contrat de travail, nombre d'heures supplémentaires, catégorie d'emploi, taille de l'entreprise employant le salarié, localisation géographique et type de négociation salariale en place dans l'entreprise). Les estimations s'appuient sur des données pour 2010. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises, y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : estimations fondées sur Denk (2015b).

Lorsqu'on examine tous les salariés, le premier résultat qui se dégage est l'absence d'une particularité saillante du secteur financier concernant la surrémunération des hommes (cf. graphique 8 infra). En finance comme dans le reste de l'économie, les hommes bénéficient d'une rémunération plus élevée que celle des femmes présentant des profils semblables. Cette surrémunération des hommes est plus élevée en finance que dans les autres secteurs dans certains pays, mais l'inverse est observé dans d'autres, si bien qu'en moyenne européenne, aucun écart ne se dégage (Denk, 2015b).

Cependant, en y regardant de plus près, le secteur financier présente une spécificité quant à la surrémunération masculine (cf. graphique 9 infra). Celle-ci est plus faible que dans les autres secteurs pour les moyens et les bas revenus, mais augmente rapidement au fur et à mesure que l'on grimpe dans l'échelle des salaires pour atteindre 28 % pour les travailleurs les mieux payés, soit 4 points de pourcentage au-dessus de la surrémunération masculine relevée dans les autres activités. Ce résultat suggère que les femmes occupant des positions élevées font l'objet d'une discrimination salariale particulièrement aiguë dans le secteur financier.

Graphique 9
Surrémunération masculine en finance et ailleurs en fonction du niveau de rémunération

Note : la surrémunération masculine mesure l'écart entre la rémunération des hommes et celle que justifient, sur la base des observations effectuées dans l'ensemble de l'économie, leurs caractéristiques observables autres que le sexe (âge, niveau de qualification, l'expérience, nature du contrat de travail, nombre d'heures supplémentaires, catégorie d'emploi, taille de l'entreprise employant le salarié, localisation géographique et type de négociation salariale en place dans l'entreprise). Les estimations s'appuient sur des données pour 2010. Les données couvrent l'ensemble des rémunérations versées par les entreprises, y compris bonus, actions gratuites, stock-options, etc., à la valeur déclarée par les entreprises lorsqu'elles les attribuent.

Source : estimations fondées sur Denk (2015b).

Quelles conclusions peuvent-elles être tirées pour les politiques publiques ?

Le lien général entre expansion excessive du secteur financier et inégalités montre que les réformes visant à éviter les excès, notamment en matière d'accumulation de crédit, principalement motivées par le souci d'éviter les crises, auront aussi pour conséquence de contenir les inégalités. Par surcroît, le rôle substantiel des surprimes de salaire dans cet effet inégalitaire d'une financiarisation excessive souligne l'importance des efforts pour réduire les subventions implicites dont bénéficient les institutions d'importance systémique. En effet, la garantie de fait dont les institutions systémiques jouissent réduit considérablement leurs coûts de financement (Schich et al., 2014). Cette réduction artificielle des coûts résultant de l'appui de facto des pouvoirs publics crée une rente économique que peuvent se partager les clients et les actionnaires des banques systémiques ainsi que leurs employés, sous la forme de surrémunération, contribuant par là aux inégalités (Cournède et al., 2015).

La présence de fortes surprimes de salaire dans le secteur financier contribue aux inégalités de rémunération, comme le souligne la troisième partie. Là aussi, les mesures de politique publique motivées par le souci de réduire le risque de crise sont capables de produire des effets annexes favorables en termes de luttes contre les inégalités de rémunération. Tel est le cas notamment des réformes visant à limiter le versement par les banques réglementées de bonus élevés liés à la performance à court terme. De telles mesures redressent cette source d'inégalités de manière plus ciblée que la taxation progressive des revenus, qu'il est difficile d'ajuster spécifiquement aux surrémunérations de la finance dans la mesure où elle s'applique à l'ensemble des revenus. Enfin la présence d'inégalités de rémunération entre hommes et femmes de profils semblables montre l'importance, en finance comme ailleurs, des mesures de lutte contre la discrimination salariale envers les femmes. Dans le cas du secteur financier, où les femmes sont particulièrement pénalisées en haut de l'échelle, il est spécialement important de s'assurer que ces mesures visent un large périmètre, qui englobe les postes les plus élevés.


Notes

1 Pour un traitement plus détaillé des problèmes de comparabilité entre pays que soulèvent les statistiques de comptabilité nationale sur la valeur ajoutée du secteur financier, voir, par exemple, Cournède et Mann (2017).

Bibliographies

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Clarke G., Xu L. et Zou H. (2006), « Finance and Income Inequality: What Do the Data Tell Us? », Southern Economic Journal, vol. 72, n° 3.
Cournède B. et Denk O. (2015), « Finance and Economic Growth in OECD and G20 Countries », OCDE, Département des affaires économiques, Documents de travail, n° 1223.
Cournède B., Denk O. et Hoeller P. (2015), « Finance and Inclusive Growth », OCDE, Documents d'orientation de politique économique, n° 14.
Cournède B. et Mann C. L. (2017), « Effets structurels du développement financier sur la croissance et les inégalités », Revue d'économie financière, n° 127.
Delis M. D., Hasan I. et Kazakis P. (2014), « Bank Regulations and Income Inequality: Empirical Evidence », Review of Finance, vol. 18, n° 5.
Denk O. (2015a), « Who Are the Top 1% Earners in Europe? », OCDE, Département des affaires économiques, Documents de travail, n° 1274.
Denk O. (2015b), « Financial Sector Pay and Labour Income Inequality: Evidence from Europe », OCDE, Département des affaires économiques, Documents de travail, n° 1225.
Denk O. et Cazenave-Lacroutz A. (2015), « Household Finance and Income Inequality in the Euro Area », OCDE, Département des affaires économiques, Documents de travail, n° 1226.
Denk O. et Cournède B. (2015), « Finance and Income Inequality in OECD Countries », OCDE, Département des affaires économiques, Documents de travail, n° 1224.
Godechot O. (2012), « Is Finance Responsible for the Rise in Wage Inequality in France », Socio-Economic Review, vol. 10, n° 3.
Philippon T.et Reshef A. (2012) « Capital in the US Finance Industry: 1909-2006 », Quarterly Journal of Economics, vol. 127, n° 4.
Rajan R. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.
Saiki A. et Frost J. (2014), « Does Unconventional Monetary Policy Affect Inequality? Evidence from Japan », Applied Economics, vol. 46, n° 36.
Schich S., Bijlsma M. et Mocking R. (2014), « Improving the Monitoring of the Value of Implicit Guarantees », OECD Journal: Financial Market Trends, n° 106.