La Section financière du Parquet de Paris fait l'objet d'une actualité mouvementée. À la fin de 2013, l'affaire Cahuzac conduit à la création d'une nouvelle institution autonome spécialisée dans la lutte contre la corruption et la fraude fiscale à grande échelle : le Parquet national financier. Jusqu'alors en charge de cette mission, la Section financière du Parquet de Paris se voit alors dessaisie de plusieurs grandes affaires (Cahuzac, Wildenstein, Wendel, etc.) et de fait affaiblie. Plus récemment, cette même Section attire l'attention des médias lorsque les propos de l'un de ses magistrats, enregistré à son insu par un commandant de la Brigade financière (police judiciaire), révèlent au grand public les pressions employées par la Société Générale concernant l'affaire Kerviel. Que sait-on aujourd'hui des origines de la spécialisation du Ministère public (Parquet) en matière financière et de la Section du Parquet de Paris qui la symbolise ?
L'étude historique de cette spécialisation judiciaire dans les affaires financières est rare et lacunaire, même après le travail de Bruschi (2002). Fondé sur des sources secondaires, ce dernier reste hypothétique quant à la période qui va jusqu'à 1935. Centenaire, l'organisme dédié à la surveillance et à la répression des délits financiers au Parquet de Paris est créé en 1912 sous le nom de Section financière du Parquet de la Seine (SF). Le présent article revient sur les origines de la création de cette dernière et sur son activité dans l'entre-deux-guerres, notamment en ce qui a trait à la protection de l'épargne publique. Des chercheurs en gestion se sont intéressés à cette dernière question, notamment aux lacunes de la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés par actions et à sa difficile réforme entre 1882 et 1935 (Lemarchand, 1995 ; Praquin, 2003 ; Ouriemmi et Loison, 2016). Laissant dans l'ombre les aspects législatifs de la protection de l'épargne publique, le présent article met en lumière son aspect judiciaire, notamment le rôle du Ministère public. Si ce dernier a la charge de veiller à l'application de la loi et de conduire l'action de la justice en fonction de l'intérêt de la société, quel rôle a-t-il joué et avec quelle efficacité en matière de défense de l'épargne publique ? Pour répondre à cette question, l'article s'intéresse à la manière dont les magistrats et leurs auxiliaires ont pensé leur rôle dans la lutte contre les pratiques financières délictueuses en mettant en avant leurs moyens, leurs outils et leurs méthodes de travail.
LA CRÉATION POST-SCANDALE FINANCIER
L'affaire Rochette
Henri Rochette devient à 29 ans un puissant financier parisien après un « apprentissage » dans l'« école de la mauvaise finance » chez des banquiers véreux tels que Berger et Bidon (Jacquemont, 1913, p. 208). Il fonde, entre 1904 et 1908, une quinzaine de sociétés dont la principale est le Crédit Minier, banque à soixante succursales qui a pour mission de vendre les actions des entreprises créées ou rachetées par son fondateur. Il place ainsi dans le public, constitué essentiellement de petits et moyens épargnants, pour 120 Mf. Il emploie un système de « vases communicants » (Jacquemont, 1913, p. 215) ne tenant que par la fuite en avant : lancer sans cesse de nouvelles émissions pour payer les dividendes des affaires antérieures et maintenir le crédit (Jeanneney, 1981, p. 94). C'est une chaîne de Ponzi avant Ponzi. Le financier compte sur une ruée de démarcheurs sillonnant les campagnes en vue de conduire, par le biais de manœuvres astucieuses, les épargnants vers les succursales du Crédit Minier. Ils sont soutenus par des journaux financiers détenus par Rochette, à l'instar de la Finance pratique et du Bulletin hebdomadaire, ou sous son contrôle comme le Moniteur de la banque et la Bourse. Ces journaux ne constituent que des « trompettes » portant aux clients le succès des cours des titres Rochette (Delaisi, 1922, p. 189). Ces cours ne sont pas réels, mais inventés par le financier et inscrits sur la cote non réglementée dite « libre ». Partout dans les sociétés Rochette, on découvre les mêmes procédés destinés à donner aux souscripteurs l'espoir de bénéfices imaginaires1 : majoration de bilans, exagération de dividendes à l'aide d'opérations illicites, bénéfices fictifs résultant de contrats de circonstance, etc. Le système n'aurait pas pu tenir sans la protection des parlementaires de la IIIe République. Fernand Rabier, le vice-président de la Chambre, n'était-il pas l'avocat des sociétés Rochette ?
Il faut souligner que le cas Rochette ne constitue pas une exception. Il succède à de nombreux scandales financiers qui marquent le tournant du siècle. Souvent l'épargne est pillée selon ces mêmes manœuvres, abritées par certains parlementaires et soutenues par la « presse vénale » (Delaisi, 1922). Il s'agit notamment de la chute de l'Union générale en 1882, du scandale du canal de Panama en 1889 et de l'affaire Thérèse Humbert en 1902 (Guilleminault et Singer-Lecoq, 1975 ; Thiveaud, 1997 ; de Blic, 2005). D'autres affaires moins connues rythment la vie judiciaire du début du xxe siècle. En 1911, le Courrier parlementaire s'insurge : « Il en pleut, il en pousse de ces financiers-bandits, de ces maisons dites de banques de crédit ou d'autre chose ! »2
À l'occasion de ces affaires, l'attention du public se porte sur le Parquet de la Seine. Au tournant du siècle, ce dernier est organisé en différentes sections qui se partagent, sous les ordres du procureur de la République et le contrôle du procureur général, les dossiers pouvant mettre en mouvement l'action publique dans divers domaines. À cette époque, aucune section n'est spécifiquement dédiée aux délits financiers. Ceux-ci sont alors traités par la 5e section qui s'occupe également de divers types de dossiers liés aux vols, aux banqueroutes simples et frauduleuses, à la fausse monnaie, aux faux en écritures privées, aux faux témoignages, à la fraude dans les examens, etc.3 Dès 1907, les plaintes contre Rochette reçues par cette 5e section se multiplient. Néanmoins les magistrats ne procèdent pas à son arrestation et le placent seulement sous surveillance. Il semblerait que le Parquet craignait de « précipiter une crise » dans les entreprises Rochette et de provoquer un « krach général de [ses] valeurs ». Le Ministère public ne fait alors qu'investiguer « silencieusement » et « officieusement » sur Rochette4 jusqu'à son arrestation le 23 mars 1908. Le scandale éclate, l'opinion s'émeut de la perte causée et le Parlement s'agite.
Une commission parlementaire, présidée par Jean Jaurès et ayant comme rapporteur Daniel Folleville, est chargée de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l'arrestation du financier5. Dans son rapport du 10 mars 1911, elle souligne notamment la nécessité de la protection de l'intérêt public par une meilleure réglementation financière (Ouriemmi et Loison, 2016). L'épicentre de cette réglementation est formé par la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés par actions. Supprimant l'autorisation administrative requise jusqu'ici pour les sociétés anonymes, celle-ci constitue une charte libérale encadrant la constitution des sociétés par actions et leur fonctionnement (Lefebvre-Teillard, 1985). Néanmoins, souvent déjouées par les spoliateurs de l'épargne, ses dispositions se montrent à plusieurs titres lacunaires notamment en ce qui a trait à la publicité légale (Tchernoff, 1931). Au nom de la commission, le rapporteur Folleville propose ainsi de renforcer cette loi par des dispositions telles que l'obligation de dresser les bilans et les inventaires sociaux d'après des principes invariables, l'obligation de choisir les commissaires vérificateurs des apports ainsi que les commissaires des comptes parmi des experts ou encore l'obligation de faire constituer les sociétés par de véritables fondateurs et non par des hommes de paille6.
À la même occasion, la commission Jaurès souligne l'importance de la garantie de la liberté individuelle. Quels que soient les agissements de Rochette contre l'épargne publique, son arrestation s'avère arbitraire et provoquée par un faux plaignant. Sous ce rapport, l'investigation de la commission établit les faits suivants : le préfet de police Louis Lépine, sur ordre de son ministre de tutelle, alors Georges Clemenceau, provoque l'arrestation de Rochette sans consultation du Parquet. L'intervention de l'administration est d'autant plus contestable qu'elle se fonde sur une plainte truquée. Elle est montée de toutes pièces par un banquier contrepartiste, Gaudrion, jouant à la baisse contre les valeurs Rochette, et un adversaire de celui-ci, le sénateur Charles Prevet, ingénieur et directeur du Petit journal 7. Pour Jaurès, « consciemment ou inconsciemment », en forçant la main du Parquet sur la base d'un plaignant de paille, la Préfecture de police est le « jouet » d'une coalition contre Rochette8. Le mot de fin revient au rapporteur Folleville : il existe dans « nos institutions des vices manifestes » qu'il faudrait réformer. D'une part, le pouvoir judiciaire octroyé par l'article 10 du Code d'instruction criminelle au préfet de police provoque une concurrence contreproductive entre ce dernier et le Parquet. D'autre part, ni le Parquet, ni la Préfecture de police ne disposent d'un contrôle efficace des renseignements financiers recueillis9. En définitive, le cas Rochette dévoile l'absence d'action judiciaire méthodique en matière financière. Spécialiste de la question judiciaire, Linol (1908) résume en disant : « le public est souvent tenté de déplorer les lenteurs, l'inertie parfois, et par contradiction la brutalité de l'action publique mal renseignée » sur le monde de la finance.
L'anthropométrie des sociétés : un projet ambitieux
À la suite de l'arrestation de Rochette, Linol publie « Les financiers et la justice » dans le quotidien Le Temps. Il y esquisse le projet d'une « section spéciale préventive » en matière financière qui veillerait sur les émissions suspectes au sein du Parquet de la Seine (Linol, 1908). Il propose à la Chancellerie de créer un « service anthropométrique des sociétés » qui constituerait le « bureau d'études et de renseignements préventifs le plus complet et documenté qui se puisse créer sur les hommes et sur les choses de la finance ». Cette nouvelle section spéciale centraliserait, dès leur apparition, tous les renseignements sur les sociétés (statuts, listes de souscription, bulletins et prospectus d'émission) ainsi que sur leur état-major de fondateurs, d'émetteurs, d'administrateurs, de banquiers ou de courtiers. Une société, en droit, n'est-elle pas considérée comme une personne morale, s'interroge Linol (1908) : pourquoi n'aurait-elle pas son casier judiciaire ?
Il convient de relever deux points qui caractérisent le projet de Linol (1908). Le premier a trait aux méthodes à employer. Bien qu'il se défende de proposer la création d'une « agence de renseignement ou de police », ses idées sont teintées d'une logique policière. Il appelle le Parquet à s'informer sur les sociétés financières et les banques, à les surveiller et agir à temps pour empêcher ou réduire l'effet du pillage de l'épargne. L'anthropométrie des sociétés constituerait, à cet égard, l'outil principal. Il convient de souligner qu'une ébauche de casier judiciaire de sociétés existe depuis le début du xxe siècle aux Délégations judiciaires, dans le cabinet du commissaire Darru10. Rappelons ici que les commissaires de la Préfecture de police assurent des missions de police judiciaire pour le Parquet de la Seine qui leur délègue de diligenter des enquêtes en vue de préparer ou de mener l'instruction judiciaire. Le casier de Darru ne relève alors pas d'une démarche systématique et se constitue uniquement à la suite de plaintes formées contre les sociétés ou les personnes11. Le casier proposé par Linol intégrerait au contraire toutes les sociétés, y compris celles qui n'ont pas affaire à la justice.
Cela renvoie au second point qui caractérise son projet. La section spéciale à créer doit avoir une mission préventive. Linol (1908) reconnaît que, pour des considérations de doctrine, on pourrait se demander si l'action publique peut prévenir les délits en plus de les réprimer. Il estime que le Parquet, dont le rôle est de protéger le public, « doit évoluer avec le temps et le progrès, et s'organiser de façon à avoir sous la main au jour le jour tous les renseignements et documents propres à l'éclairer et l'avertir sur les hommes et les choses des sociétés et des émissions ». La question des outils à employer et le caractère préventif ou répressif de l'action du Parquet marqueront les débats sur son rôle en matière financière dans l'entre-deux-guerres.
Une concrétisation modeste
L'article de Linol (1908) fait un « certain bruit ». Il vaut à son auteur, au début de 1912, d'être entendu successivement par le rapporteur de la commission sur l'affaire Rochette et par le garde des Sceaux Aristide Briand (Linol, 1916). Ce dernier se laisse convaincre par le projet d'anthropométrie des sociétés ; il est notamment séduit par l'idée de la spécialisation d'une division du Parquet de la Seine dans les affaires financières. Cela représente un nouveau moyen de protection de l'épargne qui « dépend uniquement de son initiative et de sa volonté » ; sans rien demander au Parlement (Linol, 1916), peu enclin du reste à la réglementation des pratiques financières (Neymarck, 1911).
L'attention du garde des Sceaux se porte alors principalement sur l'importance de traiter séparément les délits financiers des autres délits « ordinaires » ou encore de droit commun12. Face à l'« accroissement continu des affaires »13 et l'« ingéniosité, parfois déconcertante, des financiers véreux »14, affirme Briand, il importe que le Parquet « étende ses initiatives et améliore, dans la mesure des moyens dont il dispose, ses méthodes d'investigation et de contrôle ». Ainsi, le 12 mars 1912, une circulaire ministérielle crée, au sein même du Parquet de la Seine, un service appelé Section financière et définit ses attributions. Le 20 mars, la circulaire est présentée par Folleville aux députés réunis pour voter les conclusions de la commission d'investigation sur l'affaire Rochette, en présence de Briand. « Cette innovation considérable est appelée à assurer une protection plus efficace que dans le passé du crédit public »15, déclare Folleville devant l'assemblée.
Selon la circulaire de Briand, la SF s'occupe exclusivement de « toutes les infractions à la loi du 24 juillet 1867, tous les délits d'escroquerie et d'abus de confiance commis à l'occasion d'une opération financière : fraudes dans la constitution des sociétés, émissions irrégulières, majorations d'apports, faux bilans, distributions de dividendes fictifs, contrepartie, etc. »16. Ainsi, si le périmètre de l'action de la SF est clairement défini, la nature de cette action reste floue. C'est la pratique qui la précisera par la suite. Par ailleurs, il ne faut pas se méprendre, la SF est mise en place avec les moyens du bord et sans les crédits nécessaires. Dès sa création, ses membres sont littéralement submergés par les centaines de dossiers de banquiers « disparus dans la nuit » et de fraudeurs industriels (Jankowski, 2000, p. 138). En outre, l'outil principal et caractérisant du projet, le casier des sociétés, tel qu'il est pensé par Linol, n'est pas encore d'actualité. Il faut attendre 1923 pour que le procureur de la République demande à doter la SF des moyens humains et financiers proportionnels à sa charge et des outils à la hauteur de ses ambitions.
L'ACTIVITÉ DANS L'ENTRE-DEUX-GUERRES
Des magistrats et des auxiliaires
Depuis sa création et tout au long de l'entre-deux-guerres, la SF ne cesse de mobiliser davantage de ressources humaines en magistrats (substituts et juges d'instruction), mais également en auxiliaires administratifs (secrétaires, documentalistes, archivistes et dactylographes) (cf. tableau 1). D'une simple division démunie de moyens, elle se transforme dans les années 1930 en un véritable Parquet financier (Pezet, 1935).
Les substituts constituent le noyau principal des hommes de la SF. En 1912, celle-ci ne contient qu'un seul magistrat, son chef le substitut Paul Gilbrin. Considéré comme connaisseur du « monde financier », « il est plus que tout autre rompu à la pratique des opérations [financières] qu'il lui appartiendra de surveiller »17. Il est chargé de la recherche et de l'examen des plaintes, de la direction des enquêtes préliminaires et de l'ouverture des informations judiciaires. Lorsque ces dernières sont terminées, d'autres substituts du Parquet se chargent du règlement des procédures et de leur présentation à l'audience. Ce n'est qu'en 1923 que les deux aspects du travail du substitut sont effectués entièrement par des magistrats spécialisés de la SF. Le premier aspect est assuré par le substitut en chef et son adjoint. Quant au second, il est à la charge du reste de ses substituts dont le nombre croît progressivement jusqu'à la guerre. Il atteint le niveau exceptionnel de dix à l'apogée de l'affaire Stavisky qui médiatise deux de ses substituts en chef : Albert Cauwès (1922-1927), mais surtout Albert Prince (1928-1931), assassiné (ou suicidé) en 1934 (Cornut-Gentille, 2010). Un autre type de magistrats plus indépendants de la Chancellerie intervient dans la SF : les juges d'instruction. À l'origine, celle-ci ne contient pas de juge d'instruction spécialisé dans les affaires financières. Jusqu'en 1923, c'est un juge du service général du Parquet qui procède en cas d'ouverture d'information. Si le Parquet de la Seine en compte trente-huit, ceux affectés à la SF atteignent le nombre de onze dans les années 1930.
Le travail de l'ensemble de ces magistrats ne peut être accompli efficacement sans le concours des employés administratifs. Ce sont d'abord les secrétaires, chargés de réceptionner les plaintes, de les répertorier et de distribuer, sous les ordres du chef de la SF, les dossiers aux magistrats. Ce sont également les documentalistes et les archivistes dont la mission est de tenir et d'alimenter le casier des sociétés et la bibliothèque de la SF, ainsi que les dactylographes. D'une seule personne durant les premières années de la SF, l'effectif administratif passe à neuf en 1931. À la veille de la guerre leur nombre atteint dix-sept employés.
Pour une SF outillée
La SF commence ses activités avec des moyens matériels dérisoires ; le Parquet de la Seine manquant lui-même de ressources avant la Grande Guerre. « Un seul téléphone pour tous les juges d'instruction » et « la sténographie et la dactylographie y sont inconnues », affirme Linol (1908). Et ce dernier d'ajouter : « L'action publique en est réduite à aller à pied ou en omnibus pour suivre les trépidantes automobiles des financiers, qui la narguent. » Les débats au Sénat sur l'affaire de la Banque industrielle de Chine annoncent en 1923 le vote progressif des crédits alloués à la SF. Le but est de doter le Parquet d'« une section financière suffisamment outillée »18, selon les termes mêmes du président Raymond Poincaré. Mais encore en 1929, quand sa seule machine à écrire se détraque, le ministère n'ayant pas de crédit, la SF emprunte une machine au syndic qui s'occupe des affaires Hanau. « Si bien qu'un certain nombre de réquisitoires concernant la Gazette du franc sont tapés sur une machine qui a été prêtée par le principal auteur », s'exclame le garde des Sceaux venu demander des fonds au Sénat19.
À la fin de 1929, des améliorations importantes sont apportées à l'organisation matérielle de la SF. Prévus dès 1923 par le Parquet, les projets d'outils, dont certains trouvent leur origine chez Linol (1908), sont concrétisés. Ainsi un casier des sociétés et des banquiers est créé. Il permet, par un jeu de fiches et de dossiers, de renseigner sur l'objet, l'activité et la composition des sociétés faisant appel à l'épargne publique, sur les dirigeants des banques ainsi que sur toutes les plaintes ou réclamations enregistrées au Parquet. En parallèle fonctionne à la SF un service qui permet notamment d'alimenter le casier par un dépouillement méthodique de la presse financière. Celle-ci est foisonnante et fournit des renseignements de nature, d'origine et de valeur très diverses (Jeanneney, 1981). Ce service s'appuie essentiellement sur des coupures de journaux financiers indépendants ou à publicité payée et reste très prudent quant aux informations publiées par les « feuilles de chantage ». Le procureur de la République affirme en 1923 que la publicité financière payée est particulièrement intéressante pour la SF. Dans de nombreux cas, elle y trouve les éléments constitutifs de délit d'escroquerie ou de publicité mensongère20. L'ensemble de cette organisation matérielle est renforcé par la constitution d'une bibliothèque comprenant 800 ouvrages juridiques et techniques et d'un fichier de jurisprudences et de doctrines financières21.
Enquêtes et expertises dans la SF : l'officieux et l'officiel
Les méthodes poursuivies dans la SF ne sont pas fondamentalement différentes de celles employées dans les autres sections du Parquet. Cependant la SF doit s'adapter à la particularité de son objet, les sociétés et les maisons de banques, et faire face aux compétences limitées de ses magistrats en matière financière. À cet égard, son activité doit être examinée en ce qui a trait à ses enquêtes officieuses (préliminaires) et officielles (ouverture d'information judiciaire) dont les auxiliaires du Parquet, policiers et experts, sont les figures principales. Mais faut-il d'abord souligner les faits qui déclenchent ces enquêtes.
La SF agit principalement sur plaintes contre les pratiques délictueuses ayant trait aux opérations financières. Cependant elle peut être avisée de ces mêmes pratiques par la voie de la presse, de la publicité financière, de la rumeur publique ou des dénonciations ne constituant pas des plaintes22. Dans tous les cas, ce sont ses substituts qui décident de la nature de l'action à mener et, par la suite, de poursuivre les accusés ou de classer l'affaire. Force est de constater que son action est alors guidée par les règles de modération et de prudence, dictées déjà par son fondateur Briand qui l'invite en 1912 à ne pas « gêner la liberté et l'ampleur des transactions »23. Les différents rapports de la SF le soulignent : l'intervention officielle du pouvoir judiciaire est incompatible avec le climat de confiance qui doit sous-tendre les opérations financières et bancaires24. Ainsi ces rapports insistent sur la nécessité de se renseigner discrètement sur les entreprises et d'éviter toujours, en premier lieu, d'« agir avec brutalité » en ayant recours à une information judiciaire, car « ce serait risquer de culbuter et de ruiner une entreprise peut-être sérieuse ou de grand avenir »25.
Toutes les affaires financières débutent ainsi par une enquête officieuse et, par là même, confidentielle. La SF l'ordonne notamment à deux types de commissaires rattachés à la Préfecture de police. Le premier est le commissaire de la Bourse au Palais Brongniart qui recueille pendant les séances des informations et des impressions qu'il transmet au Parquet, mais aussi aux ministères concernés sous forme de rapports à des fins utiles26. Le second est le commissaire de police aux Délégations judiciaires spécialisé dans les questions financières. Celui-ci ne devient exclusivement dédié à la SF que progressivement et ses ressources ne sont véritablement renforcées qu'à partir de 1930. À cette date est créée, au sein même de ce cabinet, la Brigade financière de la Préfecture de police27.
Cependant les enquêtes policières en matière financière sont généralement peu complètes et souvent peu concluantes28. Elles sont avant tout factuelles et ne procèdent presque jamais par vérification technique. Un policier ne peut ni vérifier l'actif et les exigibilités d'une banque, ni dépouiller la comptabilité d'une société si elle paraît avoir distribué des dividendes fictifs ou dissipé ses fonds sociaux29. Aussi, notamment pour les affaires importantes, la SF a-t-elle recours aux expertises officieuses. Le financier ou le dirigeant de l'entreprise soupçonné d'actes délictueux est convoqué au Parquet et le substitut lui propose une expertise comptable et financière officieuse. En cas d'acceptation, un expert-comptable est désigné, généralement aux frais de l'accusé. La conclusion de son rapport permet à la SF de décider de l'ouverture d'une information ou du classement de l'affaire. En présence du refus de l'intéressé, une enquête officielle (information judiciaire) est ouverte d'office.
Plus généralement, dans les cas où elle est requise, l'information judiciaire pour les affaires financières comporte, presque systématiquement, une expertise comptable officielle. L'un des juges d'instruction affectés à la SF commet alors, aux frais du contribuable, un ou plusieurs experts-comptables près le Parquet (le « petit tableau », 38 experts) ou près le tribunal (le « grand tableau », 63 experts). Depuis 1921, les experts doivent rester de quatre à six ans dans le premier avant d'être admis sur la liste du « grand tableau » réservé aux grandes affaires30.
Le recours quasi systématique aux experts au sein du Parquet suscite depuis 1910 les critiques de l'opinion et des parlementaires. Ainsi le garde des Sceaux Maurice Colrat émet en 1923 des instructions aux différents magistrats pour limiter le recours à l'expertise comptable et financière et mieux contrôler son travail. Son constat est le suivant : depuis « la crise économique et financière qui a suivi la paix », les instructions menées en matière financière obligent les juges à se décharger du soin de dépouiller et d'examiner des dossiers volumineux et complexes sur les experts31. Colrat s'inquiète notamment du rôle de plus en plus étendu du technicien dont le rapport détermine souvent le sort de l'instruction et la décision du juge. Il s'attaque alors à la formation des magistrats : il doit être permis « à un magistrat d'aujourd'hui de savoir, par exemple, comment fonctionne un marché à terme ou comment on lit un bilan ». Le programme d'examen d'entrée dans la magistrature est alors modifié32. Les magistrats sont également appelés à « corriger l'abus des expertises », « préciser le rôle des experts », « guider et contrôler leur travail »33. Mais le débat sur le rôle des experts s'éternise. Encore en 1933, dans les débats parlementaires sur le budget de la Justice, on s'insurge contre le recours abusif aux expertises par les juges et l'égarement des experts dans le domaine juridique34. C'est ainsi qu'en 1935, la SF est amenée, lors des expertises officieuses, à substituer aux experts privés deux inspecteurs de l'enregistrement, détachés du ministère des Finances. Leur mission, qui consistait au début à effectuer des expertises officieuses de sociétés commerciales ou industrielles, est ensuite très étendue. Ils sont notamment chargés par les juges d'instruction (lors des expertises officielles) de donner leur avis sur la valeur technique de certains rapports d'expertise comptable et financière ainsi que sur l'opportunité d'expertises supplémentaires35.
La SF au pays de Montesquieu
« Et vous êtes du pays de Montesquieu ! », s'exclame en 1931 le garde des Sceaux devant le député Anatole de Monzie. Ce dernier affirme devant la Chambre : « Je ne suis pas de ceux qui sont disposés à dire : périsse l'épargne plutôt que le principe de la séparation des pouvoirs. Je ne suis pas de ce principe. »36 Face à l'incapacité des pouvoirs publics à protéger les épargnants, des voix s'élèvent parmi les parlementaires critiquant le mode de fonctionnement de la SF. Le député Max Hymans exprime une idée assez répandue lorsqu'il compare celle-ci au « pompier qui arrive quand l'incendie est éteint et qu'il ne reste que des cendres »37. Selon ces critiques, la SF a dans ses attributions d'intervenir le plus tôt possible pour empêcher le pillage de l'épargne, voire de prévenir les scandales financiers par un renseignement efficace. Le Parquet se défend ; les limites à l'action de la SF sont imposées par les règles de l'organisation judiciaire qui a dévolu au Ministère public la mission d'assurer la répression des délits, mais non celle de les prévenir38. Selon ses chefs, le Parquet ne peut intervenir que lorsqu'un acte pénalement répréhensible a été commis, sous peine de confusion des pouvoirs. Le maintien de l'ordre (protection des citoyens dans leur personne et dans leurs biens) relève en effet essentiellement de la police, sous l'autorité de l'Administration39.
Certains parlementaires sont confus. Une telle mission exclusivement répressive ne correspond pas à la pensée du Parlement, ni à l'esprit des gouvernements successifs qui ont sollicité les fonds pour la SF en 1923 et 192940. Elle ne correspond pas non plus à l'esprit du projet proposé à Briand par Linol (1908). Pour ce dernier, la SF devrait surtout constituer une section spéciale préventive. Cependant sa mise en marche sous la pression du scandale Rochette n'a pas accordé une grande importance aux difficultés doctrinales qui pourraient naître du principe de séparation des pouvoirs. Il faut dire que l'exclusion de toute action préventive du périmètre d'activité de la SF n'est clairement revendiquée par les parquetiers qu'à partir du début des années 1930. En effet, le procureur de la République considère en 1914 que « prévenir les sinistres » fait partie des attributions de la SF, mais que celle-ci n'en a pas les moyens41. Dans le même esprit, une note de 1920 provenant de la SF attribue à cette dernière « le soin d'assurer la répression des infractions […] et aussi celui de les prévenir dans la mesure du possible »42. Cette note affirme, à titre d'exemple, qu'« après une surveillance de plus de six mois, la SF a pu intervenir au moment où [un] soi-disant inventeur d'un procédé de capitalisation fondé sur des principes inédits allait demander au public plusieurs millions pour exploiter cette conception géniale »43. De même, dès sa création en mars 1912, la SF entreprend une intervention similaire à la suite de l'émission suspecte de « 20 000 obligations de 500 francs à 5 % or »44 par le Crédit foncier argentin, géré par le banquier Paul Brassard. Elle intervient le jour même de l'ouverture des souscriptions, le 28 mars 1912, pour l'empêcher et arrêter le financier45. Il est toutefois difficile de qualifier les interventions de la SF dans ce genre d'opérations ; sont-elles vraiment des interventions de prévention ou constituent-elles déjà des opérations de répression lors de « tentatives de délit caractérisées » ? Ces dernières sont en fait admises par les magistrats du Parquet comme faisant partie des attributions de la SF.
Les chiffres du tableau 2 (supra) concernant l'activité de la SF ont été reconstitués à partir de plusieurs rapports du Parquet. Ils portent sur deux éléments : d'une part, les affaires instruites – reflétées généralement par le nombre de plaintes ou de dénonciations reçues et traitées par la SF – et, d'autre part, les affaires faisant l'objet d'une information judiciaire. Ce tableau montre clairement la croissance du nombre des affaires financières portées à l'attention du Parquet et mises en information par ses juges. Sous la pression des parlementaires et devant les piles de dossiers à instruire, les parquetiers mettent alors en avant le principe de séparation des pouvoirs pour se défendre. Peinant déjà à assurer leur activité de répression des délits financiers, ces derniers ne peuvent en plus s'occuper de leur prévention.
Déjà important à sa création, le nombre des affaires soumises à la SF connaît une première accélération au début des années 1920. La Grande Guerre constitue une aubaine pour la mauvaise finance. En effet, le procureur de la République s'étonne en 1923 du nombre important d'augmentations de capital et d'émissions d'obligations autorisées pendant les hostilités et surtout après la guerre. Il déplore également l'introduction « facile » à la même époque de « tant de valeurs aléatoires ou douteuses », à la cote officielle et au marché en banque (coulisse)46. En fait, l'éruption de la guerre bouleverse les règles du jeu (Jankowski, 2000) et introduit des ruptures marquantes dans les pratiques financières et les mentalités. Les plus importantes sont la suspension de l'étalon-or, établie en 1914, et l'apparition de l'inflation (Quennouëlle-Corre, 2015). Elles ont surtout pour effet l'érosion des rentes et des valeurs sûres notamment étatiques. Les épargnants, qui voient la valeur de leur portefeuille diminuer sous l'effet de l'inflation, se dirigent vers les valeurs moins sûres de la coulisse et du marché libre. Ils se font alors souvent piéger par les montages prometteurs des financiers aventuriers qui s'activent jusqu'au milieu des années 1920 et au-delà. Ainsi une deuxième accélération dans l'activité de la SF survient au début des années 1930, période où l'escroquerie financière et la fraude fiscale atteignent des niveaux records (Thiveaud, 1997 ; Guex, 2007). Les affaires se succèdent : la chute du banquier Albert Oustric qui défraie la chronique en 1930, l'affaire de la Banque de Bâle en 1932, le scandale Stavisky qui éclate au début de 1934, les affaires de la Banque nationale de crédit, de la société Citroën et de la compagnie Lorraine-Dietrich la même année, etc.
La SF prend, dès le début des années 1930, « une importance considérable » comme l'affirme le député Ernest Pezet, l'un de ses critiques. « Elle a ses magistrats du Parquet spéciaux ; ses juges d'instruction spéciaux ; sa police judiciaire spéciale ; ses experts-comptables spéciaux. Autour d'elle gravite un monde d'indicateurs très spéciaux eux aussi. » Et Pezet (1935) d'ajouter : « Elle influence la presse par les communiqués qu'elle lui impose et fait l'opinion. C'est, en un mot, une organisation solidement constituée. » Pourtant, à sa création, la SF ne constitue qu'une division administrative créée par une simple circulaire ministérielle au sein du Parquet de la Seine. L'idée de la spécialisation de ce dernier en matière financière naît du climat de la IIIe République gangrené par les affaires et marqué par le pillage de l'épargne. Cette logique traversera le siècle et se trouvera en 1975 généralisée à plusieurs tribunaux en province par une loi (Bruschi, 2002, p. 294).