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 Introduction


Bruno DEFFAINS * CRED (Centre de recherches en économie et droit), IUF (Institut universitaire de France), Université Paris 2 Panthéon-Assas. Contact : Bruno.Deffains@orange.fr.
Michel PRADA ** Ancien président, COB (Commission des opérations de bourse) et AMF (Autorité des marchés financiers). Contact : michel.prada@finances.gouv.fr.

La Revue d'économie financière (REF) aborde, dans ce numéro, la relation entre droit et finance en associant juristes et économistes issus à la fois du monde académique et du monde professionnel. C'est une initiative bienvenue de « dé-compartimentage » de disciplines devenues paradoxalement étrangères l'une à l'autre en France au cours de la deuxième partie du siècle dernier. Paradoxalement, car notre Université s'était organisée autour de facultés de droit et de sciences économiques qui ne sont pas parvenues à construire l'intégration des domaines juridique, d'une part, économique et financier, d'autre part.

Sans doute la prévalence de la macroéconomie, dans un pays d'économie administrée, a-t-elle favorisé le tropisme des économistes pour une approche qui l'éloignait du monde du droit, cependant que les juristes se focalisaient sur les développements du droit « continental » marqué par le caractère puissamment structurant d'une règle de droit conçue pour traiter de manière relativement détaillée des situations générales.

Plusieurs facteurs ont contribué à inverser la tendance, à partir des années 1990.

La mutation, cahotique mais irrésistible, vers une véritable économie de marché, initiée vers le milieu des années 1970 et poursuivie depuis lors, a rendu plus attractive la microéconomie. La dialectique juridique de l'ordre public et du contrat a connu une intensité nouvelle. Par voie de conséquence, et en cadence du développement des marchés financiers, les institutions, comme les méthodes de régulation, se sont développées, qui organisent un continuum entre l'analyse du réel, la détermination de la règle, le suivi de sa mise en œuvre et son évolution. La démarche de régulation, très différente de l'exercice classique de l'imperium régalien, a favorisé le retour des économistes, d'ailleurs sollicités par les régulateurs (le Conseil scientifique de la COB – Commission des opérations de bourse –, puis de l'AMF – Autorité des marchés financiers –, date des années 1990) sur le terrain de l'analyse microéconomique et de la finance de marché. Le calcul probabiliste et l'analyse des comportements des acteurs et des régulateurs du marché sont devenus des disciplines porteuses pour les chercheurs en économie et en finance, qui croisent naturellement, pour bâtir leurs modèles, la règle de droit, et les juristes qui la conçoivent et la mettent en œuvre.

Le deuxième facteur, largement complémentaire et d'ailleurs concomitant du précédent, est l'ouverture des économies et des marchés financiers à l'international et la construction patiente d'un marché unique des services financiers en Europe. Cette évolution, accélérée à partir des années 1990 et du lancement par Mario Monti du plan d'action pour les services financiers a, en effet, placé les juristes en situation de concurrence. La compétition du droit continental et de la common law a bouleversé les situations acquises, les acteurs du marché recherchant, à frontières ouvertes, les juridictions les plus efficientes à leurs yeux. Cette efficience, bien sûr, ne se mesure pas seulement à l'aune de la cohérence intrinsèque des dispositions juridiques. Elle fait appel de manière très concrète à la mesure des rapports coût-efficacité-sécurité des environnements et des règles juridiques que les juristes se doivent désormais de considérer avec l'appui des économistes. Principe de concentration des ordres contre concurrence entre systèmes électroniques de transactions, rigueur ou flexibilité du droit et de la gouvernance des sociétés, principe du caveat emptor contre protection du consommateur, arbitrage entre majoritaires et minoritaires, sécurité de la propriété des instruments financiers contre technique probabiliste du « re-use » au service de Sainte Liquidité, autant d'exemples où la logique du raisonnement juridique ne peut ignorer l'analyse microéconomique, autant de domaines où une réponse juridique économiquement mal fondée peut déplacer massivement les flux d'activités.

Le troisième facteur est le progrès technologique. Alors qu'il est permis de penser que les deux premiers sont relativement « sous contrôle », au moins intellectuel, et que les juristes, comme les économistes, semblent prêts à coopérer pour en maîtriser ensemble les problématiques, les récents développements de la technologie engendrent une profonde déstabilisation de nombre de certitudes et de conventions que les experts des deux ordres ont bien du mal à endiguer, l'exemple le plus récent et le plus déroutant étant celui des bitcoins. Ici encore il est essentiel que juristes et économistes travaillent ensemble pour comprendre et réguler, si nécessaire.

Ce numéro de la REF aborde plusieurs de ces sujets en alternant les plumes des juristes et des économistes, des universitaires et des praticiens. C'est une démarche dont il faut soutenir le principe et enrichir le développement.

Pour y parvenir, le présent volume propose une réflexion en trois temps.

Droit, finance et macroéconomie

Pour ouvrir la discussion, il est essentiel de rendre compte des relations entre droit et finance dans un environnement international devenu globalisé. Gérard Rameix montre ainsi comment ce nouvel environnement a contribué à créer une compétition réglementaire qui fragilise la recherche de la cohérence internationale. Cette réflexion conduit à s'interroger sur les moyens pour l'Union européenne de renforcer l'efficacité de son cadre réglementaire et de supervision pour dépasser le détail de la règle au profit de la convergence de la supervision. Guy Canivet s'interroge, quant à lui, sur l'opportunité de rouvrir aujourd'hui le débat common law versus civil law du point de vue de la performance économique des systèmes juridiques. Il met en avant les résultats des travaux les plus récents qui montrent, à travers l'usage d'indicateurs quantitatifs, à quel point il est difficile de différencier l'incidence économique de l'une et l'autre des traditions juridiques. L'article démontre également que ces rapports de concurrence intersystémiques provoquent des convergences par emprunts et acculturations des instruments juridiques du droit des affaires estimés performants et des évolutions des réglementations nationales dans une perspective d'attractivité économique. Dans le même temps, les grands opérateurs économiques mondiaux parviennent à s'affranchir des droits et des juridictions étatiques pour régler leurs relations d'affaires.

Ces deux premières contributions sont complétées en fin de numéro par une recension de vingt années de recherches sur le thème « droit et finance » réalisée par Bruno Deffains et Olivier Musy. Cet article permet de tirer les principaux enseignements du lien entre droit, finance et macroéconomie depuis qu'il a été mis au-devant de la scène à la fin des années 1990. Il est l'occasion de s'interroger sur l'impact des évaluations empiriques des systèmes de droit sur les réformes financières à travers le monde, notamment dans le cadre du programme Doing Business développé par la Banque mondiale.

Gouvernance des entreprises et droit

Dans la suite du numéro, plusieurs articles proposent des analyses originales centrées sur l'importance des systèmes juridiques pour l'organisation des firmes et des marchés. Ces analyses se déclinent autour de plusieurs thématiques majeures selon que l'on adopte le point de vue des émetteurs, des marchés ou des investisseurs.

Didier Martin propose une analyse du régime des offres publiques et des restructurations. Il montre en quoi ce régime a connu de nombreuses évolutions législatives qui ont traduit tantôt une préférence, tantôt une méfiance pour ces opérations, notamment au regard des restructurations que celles-ci peuvent engendrer. Ce sont ces risques qui ont conduit à la loi du 29 mars 2014 visant à renforcer l'encadrement des restructurations envisagées à l'occasion d'une OPA. La conclusion de cet auteur se veut toutefois nuancée dans la mesure où le contrôle des investissements étrangers, qui peut amener l'investisseur à prendre un certain nombre d'engagements, apparaît bien plus déterminant pour ces opérations.

L'article suivant signé par Marianne Verdier s'intéresse à la blockchain en tant que grande évolution technologique qui marque le développement de la FinTech. L'article étudie plus particulièrement l'impact de cette innovation sur l'activité des intermédiaires financiers et il montre bien comment la blockchain est susceptible de réduire les coûts associés à l'intermédiation financière, entraînant une évolution du rôle du tiers de confiance pour les transactions financières. Cet auteur montre également comment la réglementation doit encadrer son développement afin de sécuriser les échanges et de favoriser l'adoption de ces nouveaux outils.

Hubert de Vauplane prolonge la réflexion en s'intéressant au passage des titres papiers aux titres digitaux. Après avoir rappelé que les actifs financiers constituent une part de plus en plus importante du patrimoine et de la richesse des agents économiques, l'auteur analyse les enjeux juridiques liés à cette transformation. Il insiste notamment sur la nécessité de déterminer la nature des droits que les titulaires de ces actifs disposent sur ceux-ci. Alors que sous la forme papier, l'analyse juridique traditionnelle considérait que les titulaires de ces titres disposaient d'un droit de propriété, cet auteur s'interroge sur le fait de savoir dans quelle mesure leur transformation en titres dématérialisés et plus tard en titres digitaux est susceptible de remettre en cause cette qualification.

Étienne Gentil développe, pour sa part, une analyse plutôt sévère du droit français des sûretés dans la mesure où ce droit apparaît aux yeux du praticien comme trop rigide et trop éclaté. L'auteur se demande alors s'il n'est pas possible d'imaginer des solutions qui pourraient venir tant d'une simplification du régime que d'une réforme des procédures d'insolvabilité qui y sont liées dans le cadre du droit français.

Régis Blazy, Afef Boughanmi, Bertrand Chopard et Aziza Letaief s'intéressent, quant à eux, au droit de la faillite en mettant en évidence les différentes fonctions du régime des procédures collectives. Cette contribution propose une analyse économique originale des dispositifs de faillite dans vingt pays (européens et non européens). Notre approche isole dix grandes fonctions des procédures collectives : accessibilité de la procédure, flexibilité de la procédure, coûts des faillites, production d'information, protection des actifs, protection des créances, coordination des stakeholders, décision des stakeholders, sanction des dirigeants, orientation en valeur de la liquidation ou de la continuation. Rejoignant notamment les réflexions générales sur la comparaison des systèmes juridiques, les auteurs montrent que l'opposition des pays entre systèmes debtor-friendly versus creditor-friendly ou selon l'origine du droit des pays (civil law versus common law) est trop rudimentaire pour fonder les décisions d'implantation des investisseurs. Chaque système de faillite présente des forces et des faiblesses clairement identifiables, qui varient selon les catégories de stakeholders considérées.

Le design légal de la régulation financière

Dans un dernier ensemble de contributions, l'approche se veut plus normative et vise à étudier la manière dont la régulation financière devrait être conçue avec l'objectif d'améliorer l'efficacité économique des dispositifs juridiques mis en place par les autorités.

France Drummond développe une analyse très stimulante en s'interrogeant sur la nature même de la régulation financière, entre régulation judiciaire et régulation administrative. En principe, autorité administrative indépendante et autorité judiciaire contribuent ensemble à la préservation de la stabilité des marchés. Mais une évolution significative du design légal est actuellement à l'œuvre en raison de la promotion d'une perspective plus macroprudentielle et internationale qui modifie la nature des missions de l'autorité publique et favorise la montée en puissance du volet répressif. Les modèles nationaux de « régulation » apparaissent ainsi progressivement abandonnés au profit de modèles régionaux de « supervision ». En Europe, le mouvement est avéré, mais reste inachevé.

Claude Fluet aborde pour sa part la question de la protection du consommateur de produits financiers en étudiant le rôle des recours en réparation d'un préjudice financier. Il étudie le rôle de ces recours en matières judiciaire ou extra-judiciaire, dans la régulation des produits et des services financiers destinés aux particuliers à la lumière des réglementations adoptées depuis une quinzaine d'années. Selon l'auteur, ces recours apparaissent complémentaires des réglementations et constituent un mécanisme de contrôle a posteriori des produits et des services. D'un point de vue microéconomique, ce mécanisme est nécessaire pour favoriser la dissuasion des comportements inappropriés chez les prestataires de services financiers.

Marie Obidzinski prolonge la réflexion en matière d'efficacité de la dissuasion à travers l'étude du traitement juridique des opérations d'initiés. L'article passe en revue les arguments justifiant la répression des opérations d'initiés avant de s'interroger sur les modalités de la dissuasion en comparant les mécanismes de répression par la justice pénale et la justice administrative. L'analyse s'attarde plus particulièrement sur les mérites de la communication autour des sanctions de l'autorité administrative susceptibles de renforcer sous certaines conditions le rôle dissuasif de la sanction.

Salvatore Gnoni, Steven Maijoor et Sophie Vuarlot-Dignac proposent une analyse de la situation des investisseurs de détail dans la législation européenne sur les valeurs mobilières en mettant en évidence le passage du principe de responsabilité de l'acheteur à la protection accrue des investisseurs. L'article étudie dans le détail les dispositions de la législation européenne en matière de protection des investisseurs de détail dans le cadre de la prestation de services d'investissement et leur évolution au cours des dernières décennies. Certaines caractéristiques propres aux marchés financiers font ressortir plusieurs défaillances liées à des asymétries d'information, à la complexité du marché et à un risque élevé de comportement opportuniste. Les mesures de protection des investisseurs visant à surmonter ces défaillances bénéficient à la fois aux investisseurs particuliers et aux acteurs du marché en assurant un niveau élevé de participation des investisseurs de détail sur les marchés financiers et en améliorant la liquidité du marché.

Bernard Coupez propose d'analyser les limites de l'autorégulation financière. Il montre, à travers les cas de Lehman Bothers et des initial coin offerings, pourquoi l'autorégulation génère des limites qui conduisent certains acteurs à souhaiter le passage de l'autorégulation à la régulation, accompagnée d'une supervision des acteurs et d'un dispositif de sanctions accrues.

Conclusion

En définitive, on comprend à la lecture de ce numéro à quel point le champ de recherches en « droit et finance » est aujourd'hui au cœur des préoccupations des juristes, des économistes et des financiers, aussi bien chercheurs que praticiens. L'heure est clairement à l'interdisciplinarité tant les enjeux d'une meilleure compréhension des interactions entre les deux domaines semblent considérables. Les travaux initiaux étudiant le lien entre droit et finance ont apporté des questions multiples, une méthode d'analyse et quelques réponses. Si l'intensité des débats sur le plan universitaire est un peu retombée lors de la dernière décennie, ce n'est pas parce que ces questions sont passées au second plan, mais bien au contraire parce que l'essentiel de l'approche a été intégrée et que les travaux se concentrent à présent sur le prolongement ou le raffinement de ces travaux et leur mise en œuvre dans un contexte opérationnel, comme le montre, par exemple, l'intégration dans l'évaluation des règles juridiques d'indicateurs relatifs au degré de sécurité juridique offert par le droit. De la même façon, les travaux récents de nombreux juristes ont permis de passer d'une vision « law and finance » à une vision « law in finance » visant à évaluer de façon bien plus précise la façon dont le droit financier est construit et mis en œuvre, permettant d'offrir de nouvelles perspectives à la fois positives et normatives.