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 De la complexité de la gouvernance de groupe


Olivier BAILLY

* Senior advisor, Associés en gouvernance. Contact : oapbailly@gmail.com.

Pascal DURAND-BARTHEZ

** Avocat, Barreau de Paris. Contact : pdurandbarthez@gmail.com.

Les grandes entreprises constituent ainsi de plus en plus souvent des groupes comprenant plusieurs centaines de filiales. Le management de telles entités est un exercice dans lequel il convient d’assurer la mise en oeuvre des politiques décidées par la maison-mère tout en respectant les spécificités des filiales. La première question à résoudre est celle de la prise en compte de l’intérêt social de chaque société, qui oblige la maison-mère à respecter l’intérêt de ses filiales pour éviter le risque d’abus de biens sociaux, et à mettre en place des conventions réglementées pour limiter les conflits d’intérêts. Ces règles imposent des contraintes à la mise en oeuvre des politiques du groupe, mais ne les interdisent pas, à condition qu’elles ne soient pas contraires aux intérêts des filiales. Le principe d’autonomie légale implique aussi que chaque filiale doit avoir ses propres organes de gouvernance. Les mandataires nommés par la maison mère doivent être bien formés pour cette tâche, même s’il ne s’agit que d’un « sous-produit » de leur activité professionnelle principale, du fait qu’ils peuvent encourir la mise en cause de leur responsabilité civile et pénale. Tout cela montre que la gouvernance de groupe, peu traitée jusqu’à ce jour par les codes de gouvernance et la recherche académique, devrait être reconnue comme un élément clé d’une bonne gouvernance.

Les entreprises en croissance sont très fréquemment amenées à créer de nouvelles entités juridiques (filiales, joint ventures, etc.) ou à prendre des participations dans des entreprises existantes. C'est particulièrement vrai lorsque l'entreprise veut se développer à l'international ou cherche à s'implanter dans un nouveau secteur d'activité.

Les grandes entreprises actuelles sont ainsi à la tête de plusieurs dizaines, voire de centaines de filiales et participations installées dans des pays différents et donc soumises à des environnements juridiques et fiscaux différents. À titre d'exemple, dans les comptes 2017 de Total étaient consolidées 972 sociétés dans plusieurs dizaines de pays et le groupe Veolia intégrait à cette même date 2 243 sociétés dans ses comptes 1 . Ces filiales sont de taille et d'importance très diverses : il y a loin de la simple filiale de moyens que sa mère possède à 100 % à la filiale cotée dont la maison-mère a le management sans posséder la majorité du capital.

La maison-mère ne peut faire abstraction de cette diversité. Elle ne peut imposer « sans autre forme de procès » ses règles et ses politiques à l'ensemble de ses filiales et participations. Elle doit en fait trouver la conciliation entre ses intérêts et ceux de chacune de ses filiales. C'est-à-dire organiser des règles de gouvernance au sein du groupe permettant de réaliser ses objectifs généraux de croissance et de rentabilité tout en respectant l'autonomie juridique des filiales.

Ces règles constituent ce que l'on appelle la gouvernance de groupe que certains appellent aussi gouvernance interne, terme que nous ne retiendrons pas parce qu'il limite souvent le champ d'application aux seuls dispositifs de surveillance, de gestion des risques et de contrôle interne au sein d'un groupe, comme c'est le cas dans les récentes « Guidelines on Internal Governance » émises par l'Autorité bancaire européenne (ABE) 2 .

En fait, les codes de gouvernance actuels et notamment le Code AFEP-MEDEF ignorent ces questions, ce qui n'est pas très étonnant car ils concernent pour l'essentiel le rôle et le fonctionnement des conseils d'administration dans les grandes sociétés cotées.

Chaque groupe a dû mettre en place ses propres modes de fonctionnement. Il a pu être aidé en cela par des groupes de réflexion, en particulier ceux de l'Institut français des administrateurs (IFA), qui ont rassemblé des représentants de grands groupes pour confronter les dispositifs existants et tenter de dégager de bonnes pratiques mises en œuvre en ce domaine 3 .

L'objet de cet article est d'essayer de recenser les questions principales qui sont ainsi posées. Seront successivement examinées la question de la conciliation des intérêts de la société-mère et de sa fille, celle de l'application des politiques de groupe, celle de la représentation de la maison-mère dans sa filiale et, enfin, celle des droits et des responsabilités des mandataires sociaux. Un accent particulier sera mis sur les groupes du secteur financier.

A ligner les intérêts de la mère et de la filiale :
autonomie juridique et conventions réglementées

Les conflits d'intérêts : caractéristique inévitable
des relations intragroupe

Comme dans toutes les organisations complexes, les relations à l'intérieur d'un groupe de sociétés sont fertiles en conflits d'intérêts. Le bon fonctionnement de l'ensemble implique que chacune des unités soit animée par la recherche de sa propre performance. Les acteurs de la gouvernance de ces unités doivent donc en permanence concilier les intérêts de celle-ci avec les intérêts du groupe auquel ils doivent leur position et auquel ils sont liés par un lien de subordination direct ou indirect. C'est un peu comme les députés qui doivent concilier les intérêts de la nation dont ils sont les représentants et ceux de la circonscription à laquelle ils sont attachés.

Pour des raisons sans doute plus commerciales et psychologiques que juridiques, comptables et fiscales, la forme que revêtent la plupart du temps les entreprises appartenant à un groupe est la société. Cela entraîne un certain nombre de contraintes pour la gestion des conflits d'intérêts, d'autant plus complexes s'il s'agit d'un groupe international où les droits applicables dans les différents pays peuvent apporter des contraintes différentes.

L'autonomie juridique des sociétés

Pour un groupe français, la première de ces contraintes résulte de ce que le droit des sociétés considère les sociétés comme des personnes juridiques autonomes, pouvant avoir des responsabilités les unes à l'égard des autres.

En effet, contrairement au droit comptable, au droit fiscal, au droit du travail, au droit de l'environnement, au droit pénal et au Code monétaire et financier ainsi qu'à certains droits des sociétés étrangers, le droit des sociétés français proprement dit ignore la notion de groupe : il ne le définit pas et ne lui reconnaît pas la personnalité morale. Ce que le Code de commerce définit, c'est seulement la notion de « contrôle ». Celui-ci peut résulter soit de la détention directe ou indirecte de la majorité des droits de vote, soit d'un accord avec d'autres actionnaires, soit d'une situation de fait. À vrai dire, le terme de « groupe » apparaît cependant de plus en plus fréquemment dans des textes de droit des sociétés, comme les dispositions relatives aux « expertises de gestion » 4 ou la partie de la loi dite « Sapin 2 » relative à la lutte contre la corruption, applicable aux dirigeants de toute société « appartenant à un groupe de sociétés dont la société-mère a son siège social en France » et dépassant certains seuils 5 .

L'autonomie juridique des sociétés ayant un actionnariat commun, même contrôlant, fait que les organes de ces sociétés ont comme priorité l'« intérêt social » de ces dernières. Là encore, c'est une notion qui n'est pas définie par la loi, ni d'ailleurs par la jurisprudence qui pourtant l'utilise abondamment. Il est admis depuis longtemps que l'intérêt de la société et celui de l'actionnaire ou des actionnaires ne se confondent pas. Les exemples à l'intérieur des groupes sont fréquents : pour prendre l'un des plus simples, la délocalisation d'une unité de production qui lèse une filiale au profit d'une autre.

Cela s'inscrit dans une tendance sociétale de fond consistant à considérer que l'entreprise ne sert pas que le bénéfice de ses associés, mais aussi les « parties prenantes » (salariés, clients et fournisseurs, communauté locale, etc.). Là encore, c'est une notion qui n'est pas définie par le droit – encore que le mot soit apparu dans la loi du 27 mars 2017 « relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d'ordre » 6 . La recherche d'un équilibre entre le rôle des actionnaires (renforcé par rapport à celui des dirigeants) et celui des parties prenantes qui revendiquent un accès au pouvoir est de fait l'un des enjeux du projet de réforme de l'entreprise sur lequel le gouvernement procède à des consultations à l'heure où sont écrites ces lignes.

Le risque d'abus de biens sociaux

Les tribunaux français tirent de ce principe de l'autonomie de l'intérêt social une conséquence redoutable : c'est que l'abus de biens sociaux, pénalement condamnable, peut se pratiquer à l'intérieur d'un groupe. En d'autres termes, le fait d'utiliser « les biens ou le crédit » d'une société dans le seul intérêt d'une société appartenant au même groupe est un délit.

La jurisprudence est relativement abondante sur ce sujet, notamment en matière d'avances de trésorerie. Qu'il s'agisse de relations permanentes ou d'opérations ponctuelles, les tribunaux français recherchent si la société qui a consenti un sacrifice en faveur de sa société-mère ou d'une société-sœur a bénéficié d'une contrepartie équitable. Ainsi les conventions de trésorerie (cash-pooling) et les conventions de management sont couramment admises, sauf si les avantages qu'elles procurent sont à sens unique et à condition qu'il existe de véritables liens structurels entre les sociétés : stratégie commune, objectifs communs, etc.

Cette approche des tribunaux judiciaires est voisine de la qualification fiscale de l'« acte anormal de gestion », sans la recouper entièrement, tant parce qu'il s'agit de l'appréciation jurisprudentielle de situations de fait très diverses que parce que les conséquences (sanction pénale d'un côté, redressement fiscal d'un autre côté) sont très différentes. À l'intérieur des groupes, cette préoccupation fiscale induit d'ailleurs une discipline en ce qui concerne, par exemple, les prix de transfert, qui est la meilleure protection contre le risque pénal.

Le régime des conventions réglementées

Une autre conséquence lourde du principe de l'autonomie juridique des sociétés à l'intérieur d'un groupe est l'application du régime des conventions réglementées 7 . Cette procédure a pour objet de limiter les conflits d'intérêts. Elle soumet à autorisation formelle du conseil, suivie d'un rapport spécial des commissaires aux comptes et d'une ratification par l'assemblée, les conventions passées par les sociétés avec leurs administrateurs et dirigeants mandataires sociaux exécutifs, ainsi qu'avec les membres de leurs familles. Sont aussi concernés les actionnaires disposant d'une fraction des droits de vote supérieure à 10 % et, si ces actionnaires sont des personnes morales, les sociétés les contrôlant. La loi précise que « sont également soumises à autorisation préalable les conventions intervenant entre la société et une entreprise, si le directeur général, l'un des directeurs généraux délégués ou l'un des administrateurs de la société est propriétaire, associé indéfiniment responsable, gérant, administrateur, membre du conseil de surveillance ou, de façon générale, dirigeant de cette entreprise ».

On voit que cela incite les groupes à choisir les dirigeants et le cas échéant à constituer les conseils d'administration de leurs filiales, de façon à éviter l'application d'une procédure génératrice de lourdeurs inutiles lorsque les entités concernées ont des relations commerciales fréquentes entre elles. La loi comporte cependant deux dérogations qui réduisent le champ de cette lourde procédure. D'une part, depuis une ordonnance de 2014, les filiales à 100 % en sont exclues. D'autre part, la loi admet de longue date que sont exclues les conventions « portant sur des opérations courantes et conclues à des conditions normales ».

Le risque de la direction de fait

Par ailleurs, l'autonomie des entités juridiques composant le groupe connaît d'autres exceptions, cette fois au détriment de la société-mère. En effet, la jurisprudence reconnaît la responsabilité de cette dernière pour les actes de sa filiale, sur la base de la théorie de l'immixtion ou du « dirigeant de fait » (la personne qui exerce une activité de gestion et de direction engageant la société sous couvert ou au lieu et place de ses représentants légaux). Cette responsabilité de la société-mère est par ailleurs reconnue de façon explicite dans divers textes législatifs tels que les dispositions anticorruption de la loi Sapin 2, et la loi relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d'ordre mentionnée supra.

Les risques liés à la présence de minoritaires
et propres aux joint ventures

Les risques de conflits d'intérêts s'accroissent évidemment dès lors que l'on est en présence de minoritaires à l'un quelconque des échelons du groupe. C'est l'un des principes de base du Code civil que la société est constituée « dans l'intérêt commun des associés » : ce texte de l'article 1833 sera peut-être complété bientôt à l'issue du débat en cours sur la réforme de l'entreprise, pour mettre en valeur la distinction entre l'intérêt social et l'intérêt des associés, mais il est certain que le principe du traitement équitable des associés demeurera. La personne qui détient le contrôle de la société a le pouvoir de définir sa stratégie et de choisir et contrôler ses dirigeants, mais les tribunaux ont depuis longtemps réprimé l'abus de majorité, y compris dans le cadre de groupes, allant même parfois jusqu'à désigner un administrateur provisoire. La question de l'abus de biens sociaux mise à part, la présence du minoritaire accroît donc le risque de mise en cause de la responsabilité civile de la société-mère et des dirigeants de la filiale.

La complexité est accrue, mais l'encadrement est plus sécurisant, lorsque les relations avec le minoritaire (ou le partenaire à 50 %) dans la filiale font l'objet d'un accord ou pacte d'actionnaires. C'est le cas notamment des joint ventures ou « coentreprises », c'est-à-dire des sociétés fermées dont les statuts sont un élément d'un ensemble contractuel complexe, aux côtés d'accords techniques (transferts de technologie, accords d'approvisionnement ou de distribution, baux, mise à disposition de personnel, etc.). Ces accords génèrent une responsabilité contractuelle supplémentaire, mais ils offrent des structures qui en facilitent la gestion : organes de direction comportant des majorités qualifiées ou des droits de veto, listes de décisions soumises à approbation préalable, mécanismes de règlement des différends, etc.

Enfin on peut dire que la complexité maximale est atteinte dès lors que la filiale est cotée en bourse. Aux contraintes du droit des sociétés viennent s'ajouter celles du droit boursier, c'est-à-dire principalement des obligations d'information étendues, mais aussi des obligations affectant d'autres domaines tels que la rémunération des dirigeants, l'adhésion à un code de gouvernement d'entreprise ou la constitution d'un comité d'audit.

L a question de l'application
des politiques de groupe

Dans ce cadre complexe d'intérêts divergents entre mère et fille se pose la question de la possibilité pour la mère de mettre en place des politiques communes dans son groupe.

La nécessaire mise en place de politiques de groupe

L'autonomie juridique des filiales ne saurait en fait entraver l'application de certaines politiques décidées par la maison-mère pourvu qu'elles ne nuisent pas aux intérêts des filles.

Comme évoqué supra, il en est ainsi de la mise en place de pools de trésorerie au niveau du groupe : il n'y a pas là de modification des avoirs de la filiale, mais un simple remplacement d'une créance monétaire par une créance à court terme sur la maison-mère. La condition à respecter doit évidemment être de permettre à la fille de récupérer à tout moment la somme centralisée en cas de besoin ; sinon, il y aurait transfert d'actifs au détriment de la filiale qui serait considéré comme un abus de bien social.

De même, la mise en place de certaines politiques horizontales, telles que les chartes internes ou les « équipes groupe » constituées en matière juridique ou d'ingénierie, est possible pourvu que dans le protocole signé entre la maison-mère et chaque filiale soient bien mentionnées des conditions d'application de la politique commune compatibles avec les particularités de la filiale.

Cela s'inscrit bien entendu dans le cadre d'une politique plus large quant à la structure du groupe lui-même : organisation de la hiérarchie des filiales et sous-filiales, adaptation aux structures managériales (lignes de produits, responsabilités territoriales), élimination des doubles emplois à la suite d'acquisitions, etc. Certains groupes ont mis en place une politique de révision systématique de la pertinence des structures pour éviter la création ou le maintien des entités inutiles.

Les spécificités du secteur financier

En matière financière, certains textes vont plus loin : ils imposent des politiques de groupe.

C'est particulièrement le cas pour les politiques en matière de risques et de contrôle interne, dont les règles ont été fixées dans le cadre de la transposition de la Directive européenne CRD IV (Capital Requirements Directive, 4ème Directive sur les fonds propres réglementaires 8 ) et des textes subséquents, notamment ceux de l'ABE.

Le Code monétaire et financier dispose ainsi que « les entreprises mères des groupes soumis à une surveillance sur base consolidée s'assurent que les dispositifs, stratégies et procédures [en matière de risques et de contrôle interne] qui sont mis en place par leurs filiales soient cohérents entre eux et bien intégrés » 9 .

Il y a donc dans ce cas une mise en place par la société-mère d'un dispositif dans lequel les filiales doivent obligatoirement s'insérer. En fait, en matière de risques et de contrôle interne, la législation confie expressément à la société-mère la responsabilité de la politique du groupe. Le régulateur veut ainsi saisir la réalité en priorité au niveau global, même s'il est susceptible d'aller ensuite examiner la situation de telle ou telle partie de l'ensemble.

Très récemment, cette obligation de mettre en place des politiques de groupe s'est élargie au-delà du domaine financier, comme le montrent les lois évoquées plus haut en matière de lutte contre la corruption et de vigilance sur les droits humains, la santé et la sécurité des personnes et l'environnement.

Le mécanisme de prise de décisions

Autre élément de gouvernance à mettre au point : le mécanisme de prise de décisions concernant les opérations de la filiale. En effet, un investissement important réalisé par une filiale doit être décidé par cette dernière et donc approuvé par son conseil d'administration. Il convient de ce fait de créer des procédures selon lesquelles, après que l'accord du conseil d'administration de la maison-mère a été obtenu (ou que la décision initiale a été prise par elle), la question est présentée au conseil d'administration de la filiale pour délibération. En fait, souvent l'opération sera d'abord présentée par le management au conseil d'administration de la filiale pour avis avant d'être présentée à l'organe de surveillance de la maison-mère.

Les mécanismes de prise de décisions deviennent rapidement d'une grande complexité pour concilier politique décidée au niveau groupe et autonomie juridique des filiales.

L a représentation de la maison-mère
dans la filiale

La composition des organes de direction des filiales

L'autonomie juridique des filiales impliquant qu'elles disposent de leurs propres organes de gouvernance, il se pose en premier lieu, comme dit plus haut, la question de la composition de ces organes et donc des conditions de nomination de leurs membres. Faut-il nommer uniquement des personnes appartenant au groupe et dans ce cas l'organe de surveillance risque d'avoir un rôle purement formel, ou bien nommer quelques administrateurs indépendants qui pourront apporter une vision externe et donc provoquer peut-être de vrais débats ? Une solution intermédiaire pouvant être de choisir tout ou partie des administrateurs dans des fonctions ou des business units extérieures à l'objet de la filiale, avec cette fois-ci des risques de conflits d'intérêts internes (par exemple, induits par la rivalité pour l'attribution des budgets du groupe).

La solution retenue dépend bien sûr du type de filiales et notamment de savoir s'il s'agit d'une filiale à 100 % ou d'une société avec des actionnaires minoritaires, une attention particulière devant être accordée aux filiales cotées. Il y a de ce fait une véritable réflexion à mener dans les équipes de la maison-mère sur la vie réelle que l'on souhaite donner aux organes de gouvernance des filiales et ainsi sur le profil des administrateurs que l'on y souhaite.

S'il s'agit d'implantations à l'étranger, la réflexion doit naturellement tenir compte des contraintes imposées par les droits applicables dans les différents pays. Par exemple, une filiale allemande doit obligatoirement être dotée d'un conseil de surveillance composé pour un tiers de représentants des salariés si elle emploie plus de 500 salariés, pour la moitié si elle en emploie plus de 2 000 : c'est la règle dite de la « codétermination ». Les contraintes en termes de nationalité des administrateurs tendent à disparaître (sauf parfois pour les sociétés cotées), mais il subsiste ici ou là des exigences de résidence : ainsi un conseil d'administration en Malaisie doit comporter au moins un résident malaisien. Inversement, on peut parfois bénéficier de règles juridiques plus souples que les nôtres : par exemple, le droit irlandais autorise la nomination par les administrateurs de suppléants (alternates) pour les remplacer ponctuellement aux réunions du conseil, détail qui peut apporter une flexibilité fort utile.

Cette réflexion est la plupart du temps le fait du management de la maison-mère. Toutefois, dans certains groupes et notamment dans les holdings financiers, la question des nominations d'administrateurs dans les principales filiales est considérée comme un point majeur de gouvernance et, à ce titre, soumise à l'approbation du conseil d'administration de la maison-mère.

Les écueils de la composition des conseils

Trois points doivent être ajoutés. Le premier point est que dans le secteur financier, il faut tenir compte de la réglementation actuelle sur le profil et les compétences des membres de l'organe de surveillance, ce qui limite de facto la possibilité de recourir à des personnalités extérieures non financières 10 .

Le deuxième point est qu'il y a fréquemment au sein d'une filiale une querelle de légitimité entre le conseil d'administration et le management, qui, fort de sa nomination par le management de la maison-mère, aura tendance à considérer le dit conseil comme un organisme de pure ratification juridique des décisions prises par le groupe. Il est clair que cette manière de voir se comprend si le conseil d'administration de la filiale n'est composé que de membres de la même unité et qui sont en fait des membres du management de la filiale ou leurs correspondants à la maison-mère. Si ce n'est pas le cas, il revient à la maison-mère de fixer des règles précises sur les relations entre management et organe de surveillance de la filiale.

Le troisième point a trait aux conventions réglementées évoquées plus haut : elles incitent la maison-mère à trouver pour chaque filiale des administrateurs autres que les dirigeants et les administrateurs des entités du groupe (y compris elle-même le cas échéant) qui peuvent être amenées à conclure avec celle-ci des conventions entrant dans le champ de la procédure.

Le suivi de l'activité des dirigeants de filiales

Une fois le mandataire nommé, il convient de suivre son activité de manière à s'assurer qu'il remplit sa mission et qu'il en rend bien compte. Cela pose notamment le problème de son évaluation, mais aussi de sa rémunération pour cette tâche. Souvent les groupes, suivant en cela la règle fixée pour les administrateurs nommés par l'État, décident qu'il n'y a pas de distribution de jetons de présence pour les mandats internes au groupe, solution qui a le mérite de la simplicité, mais n'est pas de nature à inciter les mandataires à faire preuve d'un zèle particulier. En fait, la participation à une instance de gouvernance est considérée comme « faisant partie du job » et donc ne devant pas faire l'objet d'une évaluation et d'une rémunération particulières. Cette logique a ses limites : en raison des responsabilités qu'entraîne une telle participation (cf. infra) sans réelle contrepartie, de nombreux collaborateurs chercheront à éviter une telle charge, ce qui peut être réellement dommageable à la qualité de la gouvernance des filiales.

La question des flux d'informations

La question du dialogue entre l'administrateur et le management dont il dépend (c'est-à-dire en général le management de la société-mère qui l'a nommé), n'est pas non plus simple à traiter ; il s'agit en effet de faire un équilibre entre l'utilité de partager l'information recueillie dans les séances de l'organe de surveillance et la nécessité de conserver la confidentialité des débats de cette instance. La solution qui a été trouvée dans notre pays est de ne conserver que la confidentialité des points pour lesquels le président du conseil d'administration l'a expressément demandée 11 .

La nécessité d'outils de gestion des mandats

Les renouvellements des mandats, ainsi que les remplacements de mandataires quelle qu'en soit la raison, nécessitent un suivi très régulier de manière à assurer un bon fonctionnement du groupe. Pour cela la plupart des grands groupes ont créé des bases de données de leurs mandataires et mis sur pied une cellule de gestion des mandataires internes dont l'objet est d'instruire les propositions de nomination, de renouvellement et de remplacement des mandataires pour le compte de la direction générale du groupe, ainsi que d'assurer leur formation et leur suivi.

D roits et responsabilité des mandataires sociaux
nommés par la maison-mère

La responsabilité des mandataires sociaux

L'adoption de la forme de la société pour les entités composant le groupe implique évidemment la mise en place d'organes sociaux. Or les personnes nommées aux fonctions de ces organes sociaux, c'est-à-dire les mandataires sociaux, encourent une responsabilité personnelle, civile et pénale de leurs actes, souvent de façon conjointe avec la personne morale. Le dirigeant ou administrateur de filiale risque donc d'être mis en cause pour l'exécution d'instructions qu'il reçoit de la maison-mère ou d'une autre entité du groupe : pas coupable, mais responsable. Il ne s'agit que rarement de la responsabilité civile, du moins en droit français où elle n'est encourue selon la jurisprudence de la Cour de cassation que pour des « fautes intentionnelles d'une particulière gravité, incompatibles avec l'exercice normal des fonctions sociales » (sauf en cas de procédures collectives, ou de mise en cause par les associés eux-mêmes). Mais les réclamations au pénal sont fréquentes, surtout en matière de relations sociales (hygiène et sécurité, travail dissimulé, marchandage, délits d'entrave), de défaut d'assurances obligatoires, etc. Et le degré d'autonomie du dirigeant, amené à appliquer des politiques de groupe parfois élaborées dans des pays où les contraintes sont moindres, est variable.

Les mandataires sociaux qui peuvent être mis en cause sont, dans le cadre d'une société anonyme française, les dirigeants exécutifs (directeur général, directeurs généraux délégués, membres du directoire) et les administrateurs (mais non les membres du conseil de surveillance). En fait, la plupart des groupes constituent actuellement leurs filiales françaises sous la forme de sociétés par actions simplifiée (SAS) en raison de sa souplesse, et notamment de la possibilité de créer des SAS unipersonnelles (SASU). Peuvent dans ce cas être mis en cause au premier chef le « président » (nommé obligatoirement, avec le pouvoir de représenter la société), et éventuellement le directeur général et les directeurs généraux délégués qu'il est possible de faire instituer par les statuts. Mais on utilise aussi souvent la liberté statutaire laissée par le régime de la SAS pour intercaler un organe collégial entre le ou les dirigeants exécutifs et le ou les actionnaires, ce que le bon sens recommande. Ces organes collégiaux ont des appellations diverses (comité de pilotage, de surveillance, voire conseil d'administration) et des prérogatives diverses. En fonction de leur mode de participation effective à la prise de décisions (approbation préalable d'opérations importantes, par exemple) qui sera apprécié par le juge, ils peuvent aussi encourir un risque de mise en cause de leur responsabilité.

Bien entendu, s'il s'agit de filiales étrangères, les formes juridiques ne sont pas les mêmes, mais on retrouve la plupart du temps un organe collégial doté de pouvoirs plus ou moins étendus (très étendus dans les sociétés des pays de common law), avec parfois des contraintes locales spécifiques : par exemple, composition comprenant obligatoirement une majorité de nationaux, ou régime obligatoirement « dual » (avec directoire et conseil de surveillance) et participation des salariés au titre de la « codétermination » en Allemagne, comme mentionné plus haut. L'appréciation de la primauté respective des intérêts des actionnaires et de ceux de la société elle-même varie également. Dans les pays dits « anglo-saxons », la priorité donnée au fiduciary duty des dirigeants à l'égard des actionnaires n'est plus aussi absolue qu'elle ne l'a été. Inversement, dans ces pays, les pratiques bien établies des class actions et des deferred prosecution agreements (introduits récemment en droit français sous le nom de « conventions judiciaires d'intérêt public ») accroissent le risque de mise en jeu de la responsabilité personnelle des mandataires sociaux par les actionnaires sous forme de derivative actions. En Allemagne, le conseil de surveillance peut intenter une action contre les membres du directoire.

Tout cela nécessite une analyse au cas par cas de la responsabilité encourue par les mandataires sociaux désignés par la maison-mère.

Le conflit avec la responsabilité au titre du contrat de travail

Les responsabilités des mandataires sociaux, dirigeants exécutifs ou membres des organes collégiaux, sont donc réelles. Et elles sont marquées par une contradiction en quelque sorte structurelle. S'il est titulaire d'un contrat de travail avec la société-mère ou avec une société-sœur (au sens large), ce qui est la situation la plus fréquente, le dirigeant est lié par le lien de subordination de ce contrat de travail, et donc tenu d'obéir aux instructions émanant directement ou indirectement de la société-mère. Dans les cas plus rares où il s'agit d'un administrateur (ou titulaire d'une fonction équivalente) non salarié et simplement nommé par l'assemblée générale de la filiale, sa soumission aux instructions de celle-ci résulte d'un mandat social et non d'un contrat de travail. Cela lui laisse apparemment plus d'autonomie, mais on ne peut oublier qu'il peut être révoqué à tout moment par l'assemblée (donc la maison-mère dans un groupe) qui l'a nommé. De même, le dirigeant exécutif non salarié nommé par le conseil d'administration de la filiale est soumis, par le double jeu du pouvoir de révocation de l'assemblée sur le conseil et du pouvoir de révocation du conseil sur lui-même, à la même autorité.

La situation est plus complexe encore dans les groupes où l'on a affaire à des structures de management « matricielles », c'est-à-dire comportant une double hiérarchie, par exemple l'une géographique chargée de l'activité commerciale et l'autre organisée par activités industrielles ou lignes de produits. Le dirigeant d'une filiale A exerçant les activités X et Y peut se voir amené à respecter des instructions émanant non directement de la maison-mère, mais du dirigeant d'une filiale B qui est également responsable de l'activité X au niveau du groupe. Sa soumission à ces instructions résulte indirectement, au terme d'une chaîne de raisonnement plus complexe, des mêmes obligations au titre du contrat de travail ou du mandat social que ci-dessus.

Dans tous les cas, cette responsabilité du dirigeant ou de l'administrateur de filiale à l'égard de l'actionnaire se combine, et parfois se heurte, avec la responsabilité – ou plus largement le « devoir de loyauté » – à l'égard de la filiale en tant qu'entité juridique – et plus largement en tant qu'entreprise autonome. Sur le plan juridique, cette responsabilité peut être mise en cause par les « parties prenantes » (salariés, clients, fournisseurs, etc.), ou les minoritaires s'il y en a. Sur le plan du management, l'application de consignes de groupe inadaptées peut affecter négativement le bon fonctionnement de la filiale, et donc indirectement les intérêts de la maison-mère.

Il n'y a pas de « recette magique » pour résoudre cette contradiction. On peut cependant formuler quelques recommandations pratiques.

En premier lieu, il faut veiller à ce que les conseils d'administration des filiales fonctionnent réellement, et à ce qu'ils ne soient pas de simples chambres d'enregistrement (ou le rituel permettant de remplir une obligation à l'égard des représentants du personnel s'ils y ont accès), voire un pur simulacre si les réunions se tiennent « sur le papier ». Certes les décisions finales reviennent sans conteste à l'actionnaire majoritaire ou unique, mais le débat d'un organe collégial au niveau de la filiale permet de faire remonter des préoccupations locales qui ne peuvent être ignorées.

En second lieu, la composition, le remplacement et le suivi des organes doivent faire l'objet d'une véritable politique comme indiqué plus haut. L'un des aspects importants de cette politique est la formation des acteurs à leurs responsabilités et à leurs droits, notamment si l'on est dans un cadre international.

L'assurance de responsabilité civile des mandataires sociaux

Enfin les responsabilités individuelles doivent être assurées. Les assurances de responsabilité civile des mandataires sociaux (RCMS), aussi appelées directors and officers (D&O) couvrent la responsabilité civile (et non les amendes pénales) et surtout les frais de défense qui peuvent être très lourds pour les personnes physiques. Il faut s'assurer que l'assurance existe dans le groupe (contrairement à ce que l'on peut penser, ce n'est pas toujours le cas), qu'elle couvre bien tous les mandataires sociaux y compris à l'étranger, qu'elle est suffisante en termes de plafond et de conditions, et que les intéressés la connaissent ainsi que la procédure à suivre si l'on est amené à la mettre en jeu.

C onclusion

Cet article avait pour ambition d'attirer l'attention sur un pan de plus en plus important des problèmes de gouvernance actuels, celui qui concerne l'intérieur des groupes. Eloignées des préoccupations des rédacteurs des codes de gouvernance, peu étudiées par la recherche académique, ces questions ont été traitées pour l'essentiel de façon très empirique au sein des groupes avec cependant l'aide de l'IFA en tant que lieu de rencontres et de réflexions entre professionnels du sujet. Les choses changent avec notamment l'intervention des autorités de contrôle sur la gouvernance interne des établissements financiers et les nouvelles législations « anticorruption » et « vigilance », l'institutionnalisation dans les groupes d'équipes traitant ce type de questions et l'obligation dans certains groupes de soumettre au conseil d'administration de la maison-mère les nominations des mandataires dans les principales filiales.

Plus généralement, il serait maintenant souhaitable que la gouvernance de groupe prenne une vraie place dans le vaste champ actuel des questions de gouvernance.


Notes

1

Source : documents de référence 2017, Total (p. 324) et Veolia (p. 191).

2

European Banking Authority, Guidelines on internal governance under Directive 2013/36/EU, septembre 2017.

3

Voir IFA, Gouvernance des filiales d'un groupe, principes et bonnes pratiques, mai 2016.

Voir également Jean-Philippe Roulet, « Du gouvernement d'entreprise de sociétés cotées à la gouvernance de groupe », Cahiers de droit de l'entreprise, mars-avril 2016, p. 46.

4

Code de commerce, art. L. 225-231.

5

Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi Sapin 2), art. 17.

6

Code de commerce, art. L. 225-102-4, créé par la Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d'ordre.

7

Code de commerce, art. L. 225-38 et suivants.

8

Directive n° 2013/36 du Parlement et du Conseil, 26 juin 2013, concernant l'accès à l'activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d'investissement.

9

Code monétaire et financier, art L. 511-41-1 B.

10

Code monétaire et financier, art. L. 511-51.

11

Code de commerce, art. L. 225-37, 5e al.