En France, depuis le début du xixe siècle, la question de la territorialisation des politiques de santé demeure très marquée par le rôle de l'État et ses choix en matière de déconcentration ou de décentralisation. Depuis maintenant une vingtaine d'années, il n'est quasiment pas de texte de loi ou d'orientation en santé qui ne fasse référence à une nécessaire « territorialisation » (loi HPST1, création des ARH-ARS2, SROS3). Dès lors, on parle de « territoires de soins », d'« hôpital de proximité », de « santé territoriale », etc. Le « territoire » apparaît comme une référence obligée voire une incantation, alors que parallèlement, en termes scientifiques comme pratiques, il soulève de nombreuses interrogations (Mériade et al., 2017).
En France, force est de constater que malgré la volonté de développer des territoires de santé cohérents (tels que les GHT4), les impulsions restent fortement centralisées. Les grandes orientations de la territorialisation de la santé continuent à être définies au niveau du ministère de la Santé et des ARS. La réflexion sur la construction des périmètres de santé demeure faible au niveau des territoires, alors que c'est à cette échelle que la proximité entre les patients et les établissements est la plus grande (Rican et Vaillant, 2009).
La territorialisation de la santé est définie comme son appréhension à partir de réalités spatiales et des processus qui y sont liés (Amat-Roze, 2011). De manière plus concrète, il s'agit d'une adaptation de l'offre de service de santé à un territoire en tenant compte des principaux déterminants de ce territoire et de ses usagers (Fleuret, 2003). Les principaux travaux retiennent quatre déterminants de cette territorialisation, principalement liés à la personne (biologiques, liés au style de vie) ou à son environnement (déterminants communautaires et socioenvironnementaux) (Power, 2005).
Parallèlement, cette territorialisation interfère également avec des systèmes de financement dont les effets sur la construction de l'offre de soins territoriale sont rarement mesurés. Cela est particulièrement vrai concernant le financement des établissements de santé5 qui, depuis une vingtaine d'années, a connu d'importantes réformes (tarification à l'activité, missions d'intérêt général et, maintenant, financement au parcours de soin). Ces modes de financement produisent-ils des effets sur la territorialisation de ces établissements de santé ? et si oui, lesquels ?
Pour aborder cette problématique, nous proposons d'effectuer une lecture croisée du contenu des dernières réformes du financement des établissements de santé français avec une étude longitudinale des principales statistiques nationales portant sur la santé financière des établissements et leurs offres de soins dans les territoires (Drees6, Irdes7, Insee8, Dgfip9).
Notre article est structuré de la manière suivante. Dans un premier temps, nous revenons sur les évolutions historiques du financement des établissements de santé publics afin de rendre compte de leurs proximités avec la problématique de la territorialisation de la santé. Dans un deuxième temps, notre analyse croisée et longitudinale de données nous permet de mesurer plusieurs effets directs ou indirects des changements intervenus dans les modalités de financement des établissements de santé sur leur territorialisation.
Le financement des établissements de santé : un détour historique
Aujourd'hui, le financement des établissements de santé français repose sur deux piliers essentiels : l'activité et la nature des missions menées dans ces établissements. Cette situation est née de transformations progressives de la place des établissements de santé dans le paysage médical français.
Jusqu'au début des années 1940, l'hôpital est resté le lieu d'accueil exclusif des malades pauvres. Construit sur le modèle des « Hôtel Dieu », il demeurait un lieu d'hospice voire d'asile souvent fondé par une congrégation religieuse (Chauveau, 2011). Il était d'abord une institution sociale avant d'être une institution sanitaire. Il fallait être indigent ou accidenté du travail pour être admis (ibid.).
À partir de la Révolution française (loi des 16 et 24 août 1790), puis sous la Deuxième République (loi de 1851), le financement de ces hôpitaux ou hospices fut progressivement confié aux corps municipaux. Cela renforça le lien financier entre les territoires et leurs établissements de santé. L'État n'intervenant que par exception en cas de carence des communes ou pour prendre en charge les menaces épidémiques.
Ce n'est que pendant la Seconde Guerre mondiale (loi du 21 décembre 1941) que l'hôpital s'ouvre aux malades payants et accélère sa transformation en établissement de soins organisé en services, avec à sa tête une direction générale. L'hôpital passe d'une logique de secours aux pauvres à celle d'assistance aux malades, ce qui lui permet de dynamiser ses ressources à partir de son territoire d'implantation.
La création de la Sécurité sociale (Ordonnance no 45-2250 du 4 octobre 1945) consacrera ces évolutions en permettant aux hôpitaux de répondre à une demande de soins prise en charge par l'Assurance maladie, dans un cadre financier national.
Il faut attendre la loi du 31 décembre 1970 pour voir apparaître une première planification territoriale de la santé qui permettra d'articuler les établissements sanitaires et la politique de santé publique. Les schémas régionaux d'organisation sanitaire (devenus « de soins » en 2009) font leur apparition avec la loi du 31 juillet 1991 (loi Évin) qui instaure une carte sanitaire nationale avec la région comme référence principale.
Puis, en 1996, les ordonnances « Juppé » remplacent la logique de moyens à l'hôpital par une logique de résultat pilotée par des agences de régulation régionales (ARH, puis ARS). Ce changement de logique de gestion et de financement va se concrétiser par l'ordonnance de simplification du 4 septembre 2004 qui instaure le financement des établissements de santé selon un système de tarification à l'activité (T2A) inspiré du système DRG (Diagnosis Related Groups) mis en place aux États Unis dans le programme Medicare au début des années 1980 (De Pouvourville, 1990). Il s'agit d'un virage majeur dans le financement des établissements de santé, qui place l'établissement de santé au centre d'une double contrainte de développement de son activité et de service public territorial.
Pour répondre à ce double défi, l'État, par la loi HPST10 (2009), va chercher à organiser et coordonner les acteurs de la santé notamment à travers les contrats locaux de santé (CLS) (Haschar-Noé et Salaméro, 2016). En 2016, la création de 135 groupements hospitaliers de ter ritoires (GHT) concernant 850 établissements constitue une nouvelle tentative de construire des offres de soins territoriales coordonnées.
Il apparaît que ces différentes réformes et changements législatifs ont toujours entretenu des rapports plus ou moins étroits avec le territoire sans que pour autant, en matière de financement, les usagers et les acteurs locaux de la santé soient réellement impliqués (Fleuret, 2015). Le plan santé 2022 (présenté par le président Macron en septembre 2018) prévoit de réorganiser l'accès aux soins dans les territoires en facilitant la labellisation d'« hôpitaux de proximité » et la création, par des professionnels de santé, de communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Par contre, il maintient, sur le plan financier, la centralisation et l'homogénéité territoriale des décisions, malgré sa volonté de développer, à titre d'expérimentation, un financement au parcours territorialisé de soins11.
Le financement des établissements dans les territoires
Jusqu'au début des années 2000, les hôpitaux publics recevaient chaque année une enveloppe budgétaire appelée « dotation globale ». Cette dotation était reconduite sur une base historique, évoluant principalement selon un taux de croissance relativement constant.
Depuis 2004, la France a fait le choix d'un financement mixte conjuguant le paiement à l'acte (majoritaire) et le paiement forfaitaire. La T2A assoit les budgets de ces établissements directement sur leur activité, c'est-à-dire sur le nombre et les caractéristiques des séjours réalisés dans l'année. De manière schématique, le PMSI ( Programme de médicalisation des systèmes d'information) réalise une classification de séjours en groupes homogènes de malades (GHM) qui dépendent du diagnostic médical, des actes pratiqués et le cas échéant de certaines caractéristiques du patient. Un tarif est alors associé à chaque GHM sous la forme d'un GHS (groupe homogène de séjours). Dans les établissements publics comme privés, le financement d'exploitation correspond principalement aux recettes liées à cette tarification prise en charge par l'Assurance maladie et les contributions complémentaires des mutuelles ou des patients. Aux côtés de ces financements à l'activité, les dotations forfaitaires MIGAC12 couvrent les missions d'intérêt général (missions d'enseignement et recherche, SAMU, SMUR, etc.).
De plus, depuis 2015, de nouvelles modalités de financement pour les hôpitaux de proximité ont été définies (Drees, 2017). Un forfait « activités isolées » a été instauré pour financer les activités nécessaires, mais non rentables. Il est calculé à partir d'un niveau d'activité insuffisant pour atteindre l'équilibre financier. Les hôpitaux dits « de proxi mité » bénéficient aussi, à compter du 1er janvier 2016, de deux dotations : une dotation forfaitaire et une dotation organisationnelle et populationnelle calibrée sur les caractéristiques du territoire (ibid.). Mais l'ensemble de ces mesures sont surtout destinées à compenser les faiblesses de la T2A au niveau territorial.
La territorialisation
des établissements de santé
La problématique de la territorialisation de la santé renvoie aux questions de l'organisation de l'offre de soins sur un territoire (Fleuret, 2003) et de ses déterminants socioéconomiques et individuels.
De manière générale, le choix d'un établissement de santé par un patient s'effectue plutôt à partir de l'avis de son médecin habituel et du critère de proximité de l'offre (McGuirk et Porell, 1984). Par contre, Victoor et al. (2012) montrent que le choix de la proximité est variable selon l'âge et le niveau d'éducation du patient. Plus celui-ci est jeune et son niveau d'éducation important, moins la proximité est un critère de choix important (ibid.).
Néanmoins le critère de proximité est souvent cité comme l'un des facteurs les plus importants, voire le plus signifiant, dans le choix du service de santé consulté (Lacoste et Spinosi, 2002 ; Comber et al., 2011 ; Pilkington, 2012). Cependant ce choix est modéré par l'importance de la distance aux établissements de santé. Plus la distance à l'établissement est élevée, plus les patients ont tendance à aller encore plus loin. Cela est particulièrement vrai dans le cas de l'accès aux maternités (Pilkington, 2012). Cela signifie aussi que la proximité est perçue de manière différente selon la région de résidence (Zeitlin et al., 2011), par exemple, selon que l'on habite à Paris ou en Haute Corrèze. Les patients peuvent ainsi choisir de recourir à des soins près de leur lieu de travail ou des lieux d'achats, lorsque les pratiques de mobilités sont quotidiennes (Salze et al., 2011 ; Vallée et al., 2014). Ainsi de nombreuses études soulignent l'importance de déterminants sociaux et économiques dans les perceptions de la proximité d'un établissement par les patients (Wellstood et al., 2006 ; Comber et al., 2011).
Par ailleurs, certains travaux mettent en évidence les liens forts qui existent entre le choix de la proximité et les catégories sociales (Lacoste et Spinosi, 2002), ou le fait de ne pas disposer d'une complémentaire santé (ibid.). D'autres travaux évoquent l'importance de la réputation de l'établissement de santé ou sa spécialisation pour lequel le consentement à se déplacer augmente (Com-Ruelle et al., 1989 ; Moschetti, 2005). Pour cela, un travail très conséquent (Barlet et al., 2012) a permis d'établir l'indicateur d'accessibilité potentielle localisée (APL)13 qui mesure la densité du nombre d'établissements accessibles pour une population (100 000 habitants), compte tenu de ses principales caractéristiques socioprofessionnelles.
Les analyses des pratiques spatiales de recours aux soins sont donc particulièrement riches et illustrées notamment grâce à la prise en compte des caractéristiques individuelles des patients et du contexte géographique en matière d'offre de soins. Par contre, moins de travaux caractérisent l'influence de déterminants propres au système de santé, alors que des réformes importantes, depuis une vingtaine d'années en France, ont modifié la manière dont les établissements fonctionnent et exercent leurs activités dans un territoire. L'un de ces changements majeurs demeure le mode de financement des établissements.
Méthodologie d'étude
Des changements majeurs dans le financement des établissements de santé sont intervenus en 2004 avec la T2A. Suivre et analyser les caractéristiques de l'offre de soins hospitaliers et cliniques depuis 2003 jusqu'à aujourd'hui apparaissent être un bon moyen de juger de l'impact des réformes financières successives sur la territorialisation. Pour cela, nous reprenons et agrégeons les données annuelles produites par plusieurs sources statistiques nationales en matière de santé (Drees, Irdes, Insee, Dgfip). Ces organismes produisent des données brutes relatives aux principales évolutions des établissements de santé français en matière d'activités médicale, sociomédicale et économique. Dans un premier temps, notre approche est descriptive en vue d'établir un panorama de la situation des établissements au niveau national et dans leurs territoires, afin, dans un deuxième temps, d'essayer de définir quelques hypothèses relatives aux effets des modes de financement sur la territorialisation des établissements.
Notre approche est centrée sur l'analyse de ces informations statistiques portant sur l'état des établissements de santé au cours des quinze dernières années. Nos champs d'analyse portent plus particulièrement sur la situation financière des établissements de santé français, leurs offres de soins ainsi que leurs capacités d'accueils et leurs activités. Nous croisons ces éléments avec les nombreuses transformations des modalités de financement de ces établissements intervenues durant cette période. Nous réalisons un focus spécifique sur les services d'urgence de ces établissements qui présentent la particularité, d'une part, d'être une « porte d'entrée » médicale de plus en plus utilisée par les patients d'un territoire et, d'autre part, de disposer d'un mode de financement mixte (à l'activité et à la dotation) qui agrège les deux principales modalités actuelles de financement des établissements de santé français.
Une situation financière qui affecte la territorialisation
À partir de 2005, le déficit des établissements de santé a progressé de manière continue (cf. tableau 1 infra). Cela est particulièrement vrai dans les centres hospitaliers régionaux et de villes moyennes qui, en nombre et en volume budgétaire, représentent la part la plus importante des établissements (environ 1 000 établissements). Au total, la moitié environ des établissements publics sont déficitaires en 2016, contre à peine 5 % en 2002-2003. Cela produit au moins deux conséquences en matière de territorialisation. Premièrement, désormais, les hôpitaux contractualisent, avec les ARS, des CPOM14 ou des EPRD15 pour lesquels l'activité devient la principale variable d'ajustement bien avant la localisation et la diversité de l'offre de soins. Deuxièmement, même si l'offre de soins territoriale est prise en compte dans les PPI16, les marges de manœuvre financières se réduisent, compte tenu de la dégradation de la capacité d'autofinancement des établissements.
L'essentiel de ces déficits reste concentré sur un petit nombre d'établissements. La moitié de ce déficit cumulé est, en 2016, imputable à seulement 40 établissements (contre 25 établissements en 2015). Cela dénote un nombre réduit, mais en augmentation, d'établissements en très grande difficulté financière dans lesquels les efforts immédiats portent avant tout sur le redressement de la situation.
Parallèlement à la dégradation des résultats, l'encours de la dette des hôpitaux publics augmente légèrement pour atteindre 29,9 Md€ en 2016 (29,7 Md€ en 2015). Le taux d'endettement représente 51,2 % des ressources stables (capitaux propres + emprunts), contre 33,1 % en 2003 (cf. tableau 2 infra), ce qui, en général, constitue un seuil d'alerte, l'endettement devenant supérieur aux capitaux propres et présentant un niveau de risque très élevé.
Subséquemment, l'effort d'investissement, ratio des dépenses d'investissement rapportées aux recettes, est de 5,9 % en 2016 et il a été divisé par deux depuis 2009 (cf. tableau 3 infra). Aussi, même si les établissements de proximité sont globalement maintenus en nombre, faute d'activité et donc de financement, leurs services aux usagers peuvent se réduire sensiblement. La territorialisation des établissements de santé ne peut donc être parfois qu'apparente et partielle. Un patient peut avoir un centre hospitalier en face de chez lui, mais il peut n'y trouver aucun service dont il a besoin. Il s'agit de la territorialisation vécue qui, à l'image de l'espace vécu (Lefebvre, 1974), peut être très éloignée de la territorialisation conçue ou perçue. L'un des déterminants de cette dissonance, pas toujours observée, provient des capacités financières du système de santé et indirectement des choix en matière de mode de financement.
Des modes de financement privilégiant certaines formes d'activités hospitalières
Entre 2009 et 2016, le nombre d'établissements de santé a significativement augmenté (cf. tableau 4 infra). Cela s'explique, d'une part, par un changement de comptabilisation des CHR intervenu en 2015 qui prend maintenant en compte l'ensemble des sites et plus les entités juridiques (par exemple, l'AP-HP à Paris est une seule entité juridique, mais elle compte 39 sites hospitaliers) et, d'autre part, par une augmentation effective des sites hospitaliers. Cette dernière se concentre néanmoins principalement dans les zones urbaines et dans les établissements dans lesquels l'activité augmente. Par contre, sous l'effet d'une rationalisation des prises en charge hospitalières conjuguée à l'absence d'obligation de service public pour les établissements à but lucratif, le nombre d'entités géographiques de statut privé a diminué de 4 % entre 2009 et 2016. Cela résulte d'une très forte concentration du secteur privé hospitalier qui a fait naître, en France, 4 à 5 groupes de cliniques leaders (Ramsay générale de santé, Elsan, Clinéa, Koria, Capio) qui se singularisent par des stratégies de spécialisation vers les territoires et les activités les plus lucratifs. L'offre de soins issue du secteur privé apparaît alors souvent très inégalement répartie sur le territoire. Elle représente près de 50 % de l'offre hospitalière de l'Île-de-France ou des départements du pourtour méditerranéen, alors qu'elle est inexistante dans certains départements du Massif Central (Aveyron, Lozère, Haute Loire) ou très minoritaire dans l'est de la France (Moselle, Bas et Haut Rhin, Jura) (Dress, 2018).
Ces divergences territoriales sont repérables dans le nombre de lits d'hospitalisation à temps complet installés (cf. tableau 5 infra). De 2003 à 2016, tous établissements, toutes disciplines et tous secteurs confondus, ce nombre est passé de 468 000 à 404 000 . Les autorités de tutelle justifient ce mouvement par une nécessaire réorganisation de l'offre de soins sur le territoire. Il traduit aussi l'évolution structurelle des formes de prise en charge, qui se tournent de plus en plus vers des alternatives à l'hospitalisation à temps complet (diminution des longs séjours, hospitalisation ambulatoire, etc.). Ce sont surtout les capacités d'accueil en long séjour qui ont subi une forte baisse, passant de 80 000 lits en 2003 à 31 000 lits en 2016. Cette baisse résulte de l'application de la circulaire de novembre 2008 relative à la partition des unités de soins de longue durée (USLD), afin de transférer les prises en charge de longue durée vers le secteur médico-social (Ephad) financées en partie par les collectivités territoriales.
En parallèle, depuis quinze ans, l'hospitalisation partielle a augmenté de plus 50 % (cf. tableau 6 infra). Un nombre croissant de procédures médicales sont désormais effectuées en dehors du cadre traditionnel de l'hospitalisation à temps complet. 50 % des séjours d'hospitalisation partielle sont réalisés dans le secteur privé à but lucratif, alors que ce dernier ne prend en charge que 25 % des hospitalisations complètes. Ce recours croissant aux hospitalisations partielles est souvent justifié par le développement d'innovations médicales et technologiques qui permettent des prises en charge ambulatoires ou à la journée (interventions chirurgicales, explorations endoscopiques, chimiothérapie ou radiothérapie, etc.). Les modifications des tarifications hospitalières ne sont pas analysées comme des déterminants de cette situation, pourtant celles-ci intervenant annuellement, notamment pour l'ambulatoire, obligent les établissements à privilégier ce type de suivi en transférant une partie de la prise en charge hospitalière à la médecine de ville (généralistes, infirmières, soins à domicile, etc.) ou au secteur médicosocial (Ephad, hébergement longue durée, etc.). L'offre de soins territoriale pourrait bénéficier de ce transfert d'activité entre établissements de santé et secteur médical et médicosocial, si l'accessibilité à ces services de proximité n'était pas, de son côté, limitée par les objectifs de l'ONDAM17, générant, de fait, un recours accru aux services d'urgence.
Les urgences : un exemple du lien dissymétrique entre territorialisation et financement des établissements de santé
Depuis la réforme du financement hospitalier de 2004, le système de financement des urgences est mixte, avec :
un forfait annuel à chaque service d'urgence autorisé (prévu pour un nombre de passage de 12 500 par an), permettant de couvrir ses charges minimales de fonctionnement ;
un tarif par passage, dès lors que celui-ci n'est pas suivi d'une hospitalisation MCO dans l'établissement.
En 2016, en France métropolitaine et dans les DROM, il existe 719 structures d'urgence, alors qu'il y en avait 750 en 2011. Cela dénote une relative stabilité dans la territorialisation des services d'urgence qui permet une bonne couverture du territoire, mais avec des disparités importantes entre les régions. Selon la Drees, près de 4 millions de personnes, soit 6 % de la population, résidaient encore à plus de 30 minutes d'un service d'urgence ou d'un SMUR à la fin de 2015 (Drees, 2017). 1 million de personnes se trouvaient également à plus de 30 minutes d'un hélicoptère d'urgence (ibid.).
La faiblesse de l'activité des services d'urgence en zones rurales, compte tenu du mode financement de ces services, entraîne la suppression mécanique de crédits. Depuis la loi HPST (2009), le financement des structures d'urgence se fait en effet par site et non au niveau global de l'établissement ou du GHT, ce qui interdit toute mutualisation et pénalise les petites structures.
Les zones rurales se trouvent d'autant plus pénalisées que l'un des principaux acteurs de la permanence des soins non hospitaliers, SOS médecins, ne fonctionne qu'en zone urbaine et péri-urbaine. Le modèle de fonctionnement de l'association nécessite en effet une certaine densité de population (60 000 habitants), afin de générer un nombre suffisant d'actes (Cohen et al., 2017).
Mais plus encore la création de l'ONDAM, qui encadre les dépenses de santé de ville (médecine générale, infirmières, kinésithérapeutes), a créé les conditions d'une limitation progressive de l'intervention de ces professions dans le traitement des urgences. Cela explique en grande partie la progression continue des passages aux urgences depuis vingt ans (cf. graphique infra).
Conclusion
Nos analyses montrent des évolutions dissymétriques entre les modes de financement et la territorialisation des établissements de santé. D'un côté, il apparaît que depuis vingt ans, les modes de financement des établissements de santé ont permis une augmentation de l'activité de ces établissements permettant d'accueillir plus de patients et d'augmenter leur nombre de passages dans les hôpitaux et cliniques. Cela peut être perçu, à la fois, comme une amélioration de la prise en charge des patients et comme une mesure de santé publique signifiant que les usagers pourraient être mieux, et plus efficacement, soignés dans leurs territoires. Cependant, d'un autre côté, ce constat peut aussi laisser transparaître une recrudescence des inégalités d'accès à cette offre de soins. De nombreuses études ont montré que la territorialisation de la santé représentait un facteur de creusement ou de réduction de ces inégalités dépendant de déterminants liés aux patients et à leurs environnements (Amat-Roze, 2011 ; Fleuret, 2003). À côté de ces déterminants « externes » de la territorialisation de la santé, nous avons voulu vérifier dans quelles mesures les modalités de financement des établissements de santé pouvaient constituer un déterminant de cette territorialisation, plus « interne » au système de santé. Par une étude exhaustive de l'évolution de l'offre de soins et de la situation financière de ces établissements, nous avons révélé des éléments qui laissent transparaître que les évolutions intenses qu'ont connues les modes de financement des établissements au cours des quinze dernières ont influencé de manière structurelle la capacité d'adaptation de l'offre de soins territoriale à sa patientèle. Nous suggérons ainsi qu'au moins deux orientations données aux modes de financement des établissements ont produit des changements majeurs dans leur territorialisation : le contrôle et le financement à l'activité des établissements, d'une part, la contractualisation financière avec les établissements (CPOM, EPRD, PPI), et les professionnels de santé (ONDAM), d'autre part.
D'un côté, ces orientations ont notamment permis de significativement renforcer l'offre globale de soins et la qualité de la prise en charge sur de nombreux territoires français. Cela a été autorisé par un couplage étroit entre l'intensité de l'activité des établissements et leurs aptitudes à construire une offre de soins diversifiés intégrant des innovations thérapeutiques et technologiques.
D'un autre côté, ce couplage s'est avéré plus ou moins favorable aux établissements selon leurs aptitudes à construire et convaincre de leurs performances thérapeutiques et financières. En reliant activité médicale et performance financière des établissements, les nouveaux modes de financement (T2A, CPOM, ONDAM) ont également renforcé la dépendance des établissements à leur activité, déterminée, en grande partie, par leur territoire et sa patientèle.
Ainsi le « paradoxe sanitaire français », caractérisé par un haut niveau de performance médicale de son système de santé et des inégalités sociales et territoriales les plus marquées d'Europe de l'Ouest (Bourret, 2016), peut trouver certaines explications dans les modes de financement des établissements de soins appliqués depuis une quinzaine d'années. Les patients des territoires de santé géographiquement étendus (zones rurales, zones sous-dotées en offre de soins de proximité) et/ou socialement défavorisés restent les plus éloignés des établissements et de leurs offre de soins. Plusieurs éléments issus de notre analyse peuvent expliquer ces absences de symétrie entre financement et territorialisation de santé.
D'une part, ces éléments s'observent dans la restructuration de l'offre de soins (diminution des lits d'hospitalisation à temps complet, développement de l'hospitalisation partielle ou ambulatoire) dessinée par le contrôle de l'activité des établissements. D'autre part, ils se mesurent également par la réduction des moyens attribués à certains établissements et professionnels de santé (diminution des ressources d'investissement et réduction des ressources allouées aux permanences non hospitalières) provoquée, en partie, par leur nouveau mode de dialogue financier avec l'État, la contractualisation.
Aussi, même si, en France, depuis au moins dix ans, il existe une volonté réelle d'accompagner les réformes du financement de la santé par le renforcement de coordinations locales, la territorialisation de la santé demeure encore une réponse politique commode de l'État pour donner des gages de « proximité » (Bréchat et Lebas, 2012) tout en conservant le contrôle du financement des établissements. Les territoires de santé demeurant plutôt des espaces de planification et de concertation que de réels espaces autonomes de décision.