Fallait-il différer la réalisation du Grand Paris Express au motif des nombreuses incertitudes qui entachent l'estimation des impacts d'un tel grand projet de transports publics ? Quels objectifs fixer aux politiques de prévention dans le domaine de la santé et à quel rythme introduire certaines innovations, nouveaux traitements, chirurgie ou imagerie, par exemple ? Devrait-on redéployer les dépenses publiques pour investir plus dans l'éducation ou la sécurité publique ? Comment concilier écologie et économie quand il faut décider des autorisations de produits phyto-sanitaires ?
Face à ces différentes questions de politique publique, l'estimation « en espérance » des différents coûts et bénéfices concernés pour en estimer la balance constitue un premier élément. Mais peut-on se limiter à considérer les espérances ou faut-il s'en écarter pour tenir compte plus précisément des caractéristiques des risques et des incertitudes concernés ? Faut-il prendre en compte des primes de risque ? Dans ce cas, sur quelles configurations ou scénarios devrait se focaliser l'évaluation des politiques ? A contrario, peut-on se satisfaire d'une doctrine traditionnelle qui tend à ignorer le risque dans l'évaluation des décisions, comme elle écarte aussi toute responsabilisation et différenciation entre classes de risques dans la tarification des assurances publiques.
L'intuition suggère pourtant que ces dimensions liées au risque sont importantes pour la plupart des décisions publiques, qu'il s'agisse :
d'investissements publics dont la maturité longue expose à de nombreux aléas ;
des dépenses publiques ou des réglementations visant à garantir la sécurité de nos concitoyens ;
ou des choix dans les domaines où les risques sont mutualisés par la protection sociale.
Le champ concerné apparaît alors très vaste. En effet, l'investissement public représente 15 % de l'investissement de l'ensemble de l'économie (soit 3,4 points de PIB). Mais cela ne compte ni l'éducation (9,7 % des dépenses publiques, 5,5 % du PIB) qui est fondamentalement un investissement, ni les politiques de R&D (recherche et développement). Par ailleurs, les dépenses de défense et de sécurité publique comptent pour 3,5 % du PIB. Enfin, les dépenses publiques consacrées à la couverture des risques sociaux et la santé correspondent à 33,6 points de PIB.
Face à ces enjeux, France Stratégie (alors Centre d'analyse stratégique) avait demandé à la Commission présidée par Christian Gollier de mieux prendre en compte le risque dans les décisions publiques, notamment d'investissement, à l'instar de ce qui avait été fait antérieurement par la Commission Lebègue pour réévaluer le taux d'actualisation public ou la Commission Boiteux pour les impacts environnementaux des transports. S'appuyant sur les avancées récentes de la théorie économique, celle-ci proposait d'introduire dans les évaluations de rentabilité socioéconomique (analyses coûts-bénéfices ou ACB) une « prime de risque pour la collectivité », favorisant les projets à caractère assurantiel au regard des aléas sur le niveau de richesse global et pénalisant au contraire ceux dont les fondamentaux sont corrélés à l'activité économique.
Cette recommandation principale répondait très directement à la commande d'intégrer le prix du risque dans le calcul économique public. De plus, elle le faisait en reconnaissant les spécificités des choix publics par rapport à ceux des investisseurs privés, mais dans un cadre (Consumption-Based Capital Asset Pricing Model) voisin de celui du MEDAF que ceux-ci utilisent (calcul de « bêtas »), permettant potentiellement de tirer parti de leur expérience pratique pour la mise en œuvre. De fait, ces recommandations ont suscité beaucoup de débats de principes, malheureusement peu de tentatives d'application qui auraient permis de mieux en juger sur pièces et d'accumuler de l'expérience pratique.
Dans ces conditions, un point de départ pour réfléchir à la manière d'intégrer le prix du risque dans la décision publique est d'essayer de comprendre les raisons pour lesquelles la dynamique escomptée avec ce rapport pour intégrer le prix du risque dans le calcul économique public n'a pas été au rendez-vous. Cela sera fait ici de manière assez subjective, « vu des tranchées », donc sans chercher ni l'exhaustivité ni à pondérer des facteurs qui sont multiples. L'analyse proposée sera ensuite illustrée à propos des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
La prise en compte du risque dans l'évaluation
des politiques publiques
Prix du risque dans le calcul économique :
un essai qui reste à transformer
La doctrine traditionnelle en matière de calcul économique public consiste à établir la valeur actuelle nette pour la collectivité des projets en ne considérant que les espérances de leurs coûts et des bénéfices, actualisés au taux sans risque. Cette approche, qui s'est constituée dans les années 1970, à la suite notamment des travaux d'Arrow et Lind, avait constitué un progrès majeur par rapport aux pratiques antérieures qui consistaient à appliquer systématiquement des primes de risque, d'autant plus élevées que l'incertitude était jugée élevée, l'État se comportant donc comme une sorte d'agent intrinsèquement averse au risque. Outre la critique que, ce faisant, on évaluait les projets publics avec les critères des marchés financiers là où l'on attendait justement que l'État en corrige les imperfections, cette approche considérait la variabilité des bénéfices et des coûts « en soi » et non son impact sur la variabilité de ce qui compte finalement, à savoir la richesse des ménages.
À l'encontre de cela, la démarche d'Arrow et Lind considérait l'impact ultime du projet sur le bien-être. De plus, elle prenait en compte que l'aversion au risque intervient sur la variance, donc sur le second ordre, et observait ainsi que si les risques des projets publics étaient bien mutualisés dans la société, l'État devait se comporter comme un agent neutre au risque pour les projets de taille limitée par rapport au revenu agrégé. Cependant cela ne vaut que si les risques des projets sont non corrélés au risque sur la croissance.
Sinon, même pour des projets de taille limitée, il demeure un risque non diversifiable à prendre en compte. Considérons en effet le cas d'un projet apportant à un certain horizon un supplément de revenu global représentable par une variable aléatoire X (d'espérance E(X) et variance ), s'ajoutant à la richesse de référence (C, par habitant) elle-même aléatoire. Si l'on suppose tous les revenus équitablement distribués au sein de la population de taille n et que l'on note γ le coefficient d'aversion relative pour le risque de ses habitants, la valeur nette (V) globale du projet ajustée sur le risque à cet horizon vaut (dans le domaine de validité de l'approximation d'Arrow-Pratt, en supposant le projet « petit ») :
V ≃ E(X) – γ /(2n E(C)) – γ cov (C,X)/E(C)
Conformément à l'analyse d'Arrow et Lind, le second terme est négligeable si les impacts du projet sont bien dilués sur une grande population. En revanche, il reste à retrancher (ou ajouter si la covariance est négative) à l'espérance de ses bénéfices nets le troisième terme qui fournit la quantification de son risque non diversifiable. Fondamentalement, c'est cet enrichissement de l'analyse que recommandait la Commission Gollier. Sur le principe, la correction associée est donc justifiée. De plus, elle renforce la valeur des projets qui apparaissent particulièrement utiles lorsque le contexte de croissance est moins favorable, ce qui est en ligne avec l'idée de tout un chacun sur le rôle de l'État et de nature à corriger certains biais gênants du calcul traditionnel (qui semble exagérément défavoriser les investissements dans les transports publics par rapport à la route, par exemple).
Pourquoi alors tant de réticences à la mettre en œuvre ? Certes, parce que les données à rassembler sur les impacts soulèvent des difficultés, sachant qu'il faut être capable de quantifier les espérances des impacts1, mais, en plus, il faut donc estimer aussi leurs corrélations à la richesse. Si les difficultés techniques ne sont pas minces, les raisons plus fondamentales sont cependant à chercher dans la pratique du calcul économique dans notre pays. En effet, en dehors du domaine des infrastructures de transport, celui-ci n'est pas utilisé. De nombreux secteurs récusent l'idée même de « monétariser » certains impacts pour les mettre en balance avec les autres coûts, même lorsque des références solides sont disponibles, comme c'est le cas pour les politiques de prévention par rapport à des impacts sanitaires pour lesquelles on dispose de beaucoup d'études économétriques ayant cherché à estimer les valeurs statistiques de la vie humaine (cf. Bureau, 2018). Mais cela vaut aussi pour la politique énergétique, pour laquelle on dispose pourtant d'évaluations des externalités (OCDE, 2018), et où l'importance des incertitudes à considérer et leurs enjeux par rapport à la diversification ou non des risques sautent aux yeux.
Par ailleurs, un cadre susceptible de conduire à une réévaluation des priorités au sein des secteurs ou entre secteurs suscitait naturellement plus de craintes que d'adhésion. Mais la réponse à cela ne relève pas du niveau méthodologique. Il faut rendre effective l'obligation d'évaluer systématiquement les politiques publiques. À cet égard, un mérite du cadre proposé dans le rapport Gollier est qu'il ne se limitait pas au calcul des primes de risque. Des principes pour traiter d'irréversibilité, de vulnérabilité pour certains groupes sociaux, de précaution… étaient aussi posés.
Peut-être peut-on cependant regretter que les recommandations du rapport ne montraient pas assez ce cadre d'ensemble. Cela s'explique sans doute par le fait qu'il était normal que la Commission s'attache à s'assurer que les obstacles de nature technique pour calculer des « bêtas socioéconomiques » n'étaient pas dirimants, d'autant que les méthodes proches utilisées dans le secteur privé pour calculer le coût pondéré du capital à prendre en compte n'apparaissaient pas toujours exemptes de critiques, au niveau théorique ou de l'application.
Le problème de la prime de risque macroéconomique
Il ne faut pas cacher cependant que la Commission a été confrontée à une difficulté méthodologique sérieuse pour bâtir une approche opérationnelle : quelle valeur prendre pour la prime de risque macroéconomique, remplaçant dans le calcul économique public la prime de marché des calculs financiers ? Pour comprendre la nature du problème, on peut se référer à la variante proposée de la démarche esquissée ci-dessus, dans laquelle le prix du risque non diversifiable vient modifier le taux d'actualisation. Dans ce cas, la méthode consiste à actualiser avec des taux corrigés pour le risque, ajoutant au taux d'actualisation sans risque (r*) un terme correctif s'exprimant comme le produit d'un « β socioéconomique », reflétant la corrélation des bénéfices du projet avec la richesse économique, et d'une prime de risque macroéconomique (Φ). Si l'on adopte une approche purement normative, en supposant les risques gaussiens, la prime de risque macroéconomique vaut :
Φ = γσ2, σ2 étant la volatilité globale de l'économie.
Par ailleurs, le taux sans risque s'exprime en fonction du taux de préférence pur pour le présent (ρ) et de l'espérance du taux de croissance (g) suivant une règle de Ramsey étendue :
r* = ρ + γg – γ2 σ2/2
Sur la base des estimations disponibles pour les différents paramètres, la prime de risque macroéconomique correspondante apparaît en fait très faible, alors même que les primes de risque de marché apparaissent au contraire très élevées. S'appuyant sur les réflexions menées dans le domaine de la finance pour comprendre cet écart et qui, notamment, pointent l'importance des événements extrêmes comme explication, la Commission avait préconisé de retenir plutôt une valeur de l'ordre de 3 %. Mais il fallait alors simultanément baisser le taux d'actualisation sans risque, ce qu'elle recommanda, mais cela n'était pas dans son mandat. Le problème fut repris ensuite par la mission confiée à E. Quinet (2013), qui proposa une solution plus intermédiaire que consensuelle, révélant en fait un problème plus fondamental : ce type de Commission visant à fixer des valeurs de référence communes « tutélaires » ne peut atteindre son objectif que si à la fois, ses recommandations sont établies sur une base rigoureuse et si les enjeux sociaux associés aux choix de paramètres sont compris et appropriés par le politique qui en demandera l'application. En l'espèce, la première condition était remplie, mais sans doute pas la seconde, l'enjeu correspondant étant très complexe, puisqu'il s'agit de savoir jusqu'à quel point la collectivité est prête à sacrifier de la richesse présente pour se prémunir contre des risques plus ou moins extrêmes ou de rupture.
Dans ce contexte, on a assisté à une coalition de résistances idéologiques pour ne pas appliquer ce cadre, avec des raisons parfaitement contradictoires : d'un côté, ceux qui voyaient la ré-introduction d'une prime de risque dans le calcul économique public comme un moyen d'être plus sélectif dans les choix d'investissements et qui auraient aimé retenir une prime macroéconomique élevée ne voulaient pas envisager que le taux sans risque soit simultanément baissé ; d'un autre côté, ceux qui percevaient le choix d'une prime macroéconomique élevée alors que les bases empiriques en demeurent fragiles comme un retour à des références purement financières dans le calcul économique public. Les débats – souvent idéologiques, mais non sans raisons économiques (Rochet, 1985, par exemple) – sur la tarification des risques sociaux étaient alors présents en toile de fond, même si la Commission Gollier ne se situait pas à ce niveau, celle-ci essayant seulement d'intégrer les progrès réalisés en matière de valorisation des actifs par le privé pour améliorer la gestion des actifs publics.
De l'évaluation à la gestion
Cependant les praticiens ne s'y retrouvaient pas forcément bien non plus. En effet, le cadre proposé ne répondait directement qu'aux besoins de méthodologies pour les investissements d'État. Qu'en est-il des investissements réalisés par les collectivités territoriales ? Et des investissements réalisés par des opérateurs publics, notamment lorsque ceux-ci se financent sur les marchés financiers, en dette mais aussi pour partie en fonds propres ? Comment articuler rentabilité privée et rentabilité financière dans les différents cas ?
S'agissant des collectivités locales, un premier problème se situe en amont, au niveau de l'appréciation de la rentabilité de leurs investissements, notamment lorsque ceux-ci s'inscrivent dans une compétition entre collectivités pour attirer le développement économique. Mais il y a aussi une dimension risque pour laquelle il semblerait légitime de considérer que, la redistribution de celui-ci s'opérant seulement sur une échelle limitée, une prime de risque spécifique (correspondant au deuxième terme de la première formule) demeure légitime (à l'instar de ce que proposait la Commission pour apprécier l'impact différencié des risques sur les différents individus), sauf couverture explicite par un assureur ou l'État.
Par ailleurs, il serait souhaitable d'expliciter une doctrine en matière de coût moyen pondéré du capital à appliquer :
pour l'État-actionnaire à ses opérateurs, en fonction du degré de contrôle qu'il exerce sur ceux-ci ;
pour les régulateurs chargés de fixer (ou approuver) des redevances d'accès aux réseaux, pour la prise en compte des « CAPEX » dans le calcul des plafonds de prix pluriannuels.
Enfin, la question d'une meilleure gestion de l'aléa moral demeure le problème majeur de nos assurances publiques avec, par exemple : dans le domaine de l'assurance-chômage, les questions du bonus-malus « CDI-CDD » ou du niveau des allocations et de leur dégressivité éventuelle ; ou, en assurance-maladie, le problème résultant du fait qu'un même panier est couvert par plusieurs assureurs (entre assurances obligatoires et assurances complémentaires), ce qui est d'autant plus coûteux que cette organisation est fondée sur un principe de négation du besoin de responsabiliser aussi les patients, les complémentaires ayant vocation à annuler les tickets modérateurs. Mais le problème vaut aussi pour le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles qui n'oriente pas assez les choix de localisation pour limiter l'exposition aux inondations ou à la subsidence de l'argile.
La présence d'aléa moral impliquant qu'une part de risque demeure affectée aux agents susceptibles d'en améliorer la gestion, l'évaluation des mesures de prévention ou investissements devrait en tenir compte, évaluation et gestion du risque étant abordées dans un cadre cohérent : faut-il dimensionner les ouvrages de protection contre les crues en considérant essentiellement les espérances, sans responsabilisation des acteurs ; ou s'attacher à mettre en place ces responsabilisations, mais compter alors les bénéfices associés des ouvrages en intégrant l'aversion au risque des agents concernés ?
Illustration dans le domaine de l'environnement
Peut-on séparer l'évaluation de la gestion ?
Même si les enjeux financiers restent encore plus limités que pour les grands risques sociaux, le domaine de l'environnement apparaît comme un cas d'école pour la réflexion sur la manière dont la puissance publique prend en compte le prix du risque. En effet, le cas de dommages connus et déterministes des « manuels » correspond mal à la réalité des politiques environnementales, qui sont fondamentalement des politiques de gestion des risques, naturels, sanitaires-environnementaux et technologiques. Même qualifiés de naturels, ces risques ont une forte composante anthropique et la réalisation des aléas interagit avec le développement économique. Par ailleurs, les caractérisations de ces risques dépendent souvent de l'état des connaissances scientifiques ou sont évolutives, compte tenu du changement climatique. La question du prix du risque est donc omniprésente.
Le cas de la gestion des risques technologiques illustre comment les questions d'efficacité, objet de l'analyse coûts-bénéfices et de partage des risques, se trouvent alors imbriquées, comme cela avait été montré par Shavell dans les années 1980. En effet, la transposition à ce contexte de l'approche économique traditionnelle consisterait à préconiser la mise en place d'un seul mécanisme de responsabilité environnementale. En théorie, un tel mécanisme incite les établissements à risque à choisir les bons niveaux de prévention avec les solutions les plus efficaces, puisqu'ils ont une totale liberté de choix. Par ailleurs le fait que les coûts de restauration soient supportés par ceux-ci est légitime. Cependant, la limite à cela est que ceci suppose que les industriels concernés ne pourront y échapper par l'insolvabilité et que les tribunaux ont des capacités parfaites pour constater les responsabilités. Comme ce n'est pas le cas, il convient d'utiliser conjointement ce mécanisme avec la réglementation et le contrôle des installations classées. En d'autres termes, il faut pleinement reconnaître que dès lors que la puissance publique intervient dans des domaines où le risque est une dimension essentielle, il le fait dans des contextes qui relèvent du « second rang ».
Allant plus loin, Hiriart et Martimort (2012) soulignaient que dans ce type de contexte, l'économie politique est déterminante, le principe d'« évitement » pesant de fait beaucoup plus dans les choix que l'analyse coûts-bénéfices, elle-même soumise à des pressions intenses : « La décision publique ne reflète en aucune façon un critère quelconque d'efficacité, elle est le résultat des jeux politiques auxquels se livrent groupes de pression, experts, régulateurs et hommes politiques. » Mais l'expertise est alors confrontée à deux écueils : d'un côté, ignorer le véritable contexte dans lequel s'insère la décision soumise à évaluation ; d'un autre côté, la perte totale de boussole et l'invocation du contexte de second rang pour légitimer des actions trop inefficaces, dans un sens ou dans un autre. Par rapport à ce second risque, s'astreindre à poser la balance des différents coûts, risques et bénéfices à prendre en compte, dans les règles de l'Art, demeure un garde-fou sans équivalent. Mais cette « ACB » doit être vue comme un point de départ qui doit se prolonger au niveau du design des instruments, en intégrant alors les contraintes et le contexte institutionnel pertinents.
Bêtas climatiques et valeurs d'option de l'action précoce
de réduction des émissions
Le fait que l'ACB demeure un préalable peut être illustré à propos de l'évaluation des politiques d'atténuation du risque climatique, en l'espèce pour fonder la tarification du carbone à mettre en place, sachant que les choix de consommation et d'investissement correspondants relèvent d'abord des acteurs privés. Ainsi le rapport Stern (2006), qui fondamentalement appliquait un cadre d'évaluation proche de celui de la Commission Gollier, avec de l'incertitude sur les dommages et les coûts d'abattement (par le biais d'une approche Monte-Carlo utilisant le modèle PAGE de Hope), a joué un rôle majeur pour faire prendre conscience, notamment aux politiques destinataires du travail, que la réduction des émissions était un investissement collectif, associé par ailleurs à des incertitudes majeures sur les impacts et les technologies.
De plus, il l'évaluait bien comme tel, les coûts de l'action précoce étant finalement estimés très inférieurs à la valeur actualisée ajustée sur le risque des dommages de la non-action. Le débat qui s'en est suivi, notamment avec Weitzman qui considérait que « Stern avait probablement raison, mais pour de mauvaises raisons », interrogeait très directement les paramètres discutés ci-dessus : choix du paramètre d'aversion au risque (jugé trop faible), sous-estimation de la probabilité de scénarios extrêmes. Ainsi, comme le suggère Gollier (2013), ce n'est qu'en progressant en ce domaine, en qualifiant les « bêtas climatiques » que l'on pourra progresser dans le diagnostic et ainsi mieux cerner les arbitrages entre atténuation et adaptation ou, plus globalement, la priorité à accorder à la politique climatique, par rapport à l'éducation ou la santé publique par exemple, dans les stratégies de développement. Toutefois, il y a aussi des irréversibilités à prendre en compte.
Les réductions d'émissions associées à la somme des contributions volontaires des États dans le cadre de l'Accord de Paris demeurent très insuffisantes au regard des objectifs fixés en termes d'objectif global « bien en dessous des deux degrés », le dépassement de notre budget carbone compatible avec cette cible étant probable vers 2040, sauf renforcement substantiel de l'action. Nos choix possibles se déclinent dès lors autour de quatre scénarios : non seulement tenir les engagements associés à l'Accord de Paris, mais aussi renforcer drastiquement l'ambition de l'action à l'horizon 2030 ; se préparer sinon à décarboner à rythme accéléré nos économies entre 2030 et 2050, en déclassant alors des équipements loin d'être amortis ; ou alors subir et surtout léguer aux générations futures, qui, à juste titre, nous jugeront sévèrement, les dommages de la non-action, tels que les cernent progressivement les travaux du groupe 2 du GIEC sur les impacts du changement climatique ; à moins de réussir le pari d'un déploiement massif de nouvelles techniques de capture dans l'air ambiant et le stockage du carbone. La plupart des scénarios qui, actuellement, étudient comment tenir l'objectif des 2° C combinent ainsi un pic de concentration (overshoot) dépassant transitoirement la cible, puis de fortes réductions, associées à ces techniques. Cependant, la promesse des émissions négatives est critique.
Elle justifie sans conteste un effort de recherche-développement massif en ce domaine. Pour autant, l'ampleur des gisements et leurs conditions de déploiement demeurent incertaines, trop pour se permettre de reporter les efforts d'atténuation des émissions, compte tenu des contraintes existant par ailleurs sur les rythmes réalistes de décroissance future des émissions. En effet, la possibilité d'« émissions négatives » massives à partir de la biomasse doit être examinée à la lumière de la question de la concurrence pour les usages des sols à l'horizon 2050, compte tenu des besoins alimentaires. Par ailleurs, les technologies alternatives de capture par des matériaux développés à cet effet relèvent encore du laboratoire plus que du déploiement. En conséquence, le renforcement de l'action précoce d'atténuation doit être crédité d'une valeur d'option significative car, d'un côté, l'épuisement de notre budget carbone est irréversible si ces technologies ne sont pas au rendez-vous et, d'un autre côté, il serait toujours possible d'ajuster les scénarios d'émissions en cas d'aléa favorable. Cela doit être pris en compte dans l'évaluation des stratégies (Bureau, 2017).
Le risque régulatoire
La définition des politiques climatiques ne se limite pas au calibrage du bon prix du carbone. Un autre risque très important à prendre en compte concerne le risque régulatoire car pour enclencher une réorientation de grande ampleur des flux d'investissements et orienter l'innovation, il faut que la crédibilité des trajectoires de prix du carbone soit établie à l'horizon des durées d'amortissement et de maturation technologique concernés. Sinon l'incertitude en ce domaine est un obstacle majeur à la réalisation des projets de décarbonation, dont le retour sur investissement apparaît trop incertain pour les investisseurs et les financeurs.
Les primes de risque exigées mériteraient d'être mieux évaluées pour mesurer les enjeux de crédibilité des politiques mises en œuvre. Mais il ne fait aucun doute qu'elles sont importantes et qu'il faut donc garantir la crédibilité des trajectoires de tarification du carbone du point de vue des investisseurs. Dans la lignée des mécanismes étudiés par Laffont et Tirole (voir Tirole, 2009), un mécanisme pour cela consisterait à délivrer, à des porteurs de projet pour lesquels le prix du carbone futur est déterminant, des certificats carbone tels que si les prix futurs du carbone s'écartaient trop de la trajectoire annoncée pour tomber à un niveau inférieur à leur niveau plancher prévu par la trajectoire de référence, une garantie de l'État s'appliquerait : l'État verserait alors la différence au porteur de projet en bénéficiant, sur une assiette contrôlée, de réductions associées au projet. En d'autres termes, l'État s'engagerait à un prix minimal (par exemple, « le CO2 ne vaudra pas moins de 100 euros la tonne en 2030 ») de manière crédible, en y associant une « dette contingente » par laquelle il se porte garant du niveau de prix.
De la sorte, l'évolution de prix programmée deviendrait crédible pour les investisseurs, si bien que leur exigence de retour sur investissement n'aurait plus à incorporer de prime de risque excessivement pénalisante au titre de l'incertitude « régulatoire » sur le prix du carbone futur. Cette garantie constituerait aussi une incitation, pour les pouvoirs publics, à ne pas dévier sans raison suffisante de la trajectoire annoncée.
Un tel dispositif n'est pas sans précédent, la référence la plus significative étant celle des « contrats pour différence » britanniques pour les énergies renouvelables où, dans le cadre d'appels d'offres, le gouvernement s'engage à payer la différence entre le prix de production fixé par le lauréat et le prix de marché quand ce dernier est inférieur. Instauré dans le cadre d'une stratégie visant à mobiliser les meilleures technologies disponibles pour remplacer des centrales thermiques vieillissantes, l'instrument s'est avéré très utile pour éviter que la faiblesse des prix du charbon ne conduise à réinvestir dans ce combustible.
Conclusion
Les interactions des projets publics avec la croissance sont souvent complexes. Dans ces conditions, la recommandation de la Commission Gollier de tenir compte de la part non diversifiable du risque dans l'évaluation des investissements publics apparaît incontestable et les travaux techniques à réaliser pour cela accélérés. Pour autant, cette approche nécessite encore une appropriation par les décideurs des enjeux associés au choix de la prime de risque macroéconomique et de la cohérence à assurer entre celle-ci et le taux d'actualisation qui concrétise la manière dont la collectivité aborde les choix intertemporels.
Dans la mesure où cette dimension non diversifiable du risque est intrinsèquement liée à la nature de l'action publique, le problème dépasse le champ de l'évaluation des investissements. En particulier, on a besoin de décliner cette approche à l'évaluation des politiques de prévention des risques sociaux, des références à retenir par l'État-actionnaire en matière de coût moyen pondéré du capital des opérateurs qu'il contrôle ou dans lesquels il a des participations et pour la fixation des redevances d'accès par les régulateurs sectoriels. Mais il faut alors intégrer que les politiques correspondantes prennent pace dans un cadre de second rang, en fournissant aux praticiens concernés les éléments pour prendre en compte cette dimension du risque dans le cadre de gestion auquel ils sont confrontés. En d'autres termes, l'approche de la Commission Gollier est solidement établie, mais pour l'utiliser de manière opérationnelle, il faudrait aller plus loin dans l'explicitation de l'articulation entre évaluation et gestion du risque dans les différents secteurs concernés.