La dépendance est l'impossibilité partielle ou totale pour une personne d'effectuer sans aide les activités de la vie, qu'elles soient physiques, psychiques ou sociales, et de s'adapter à son environnement. On parle de perte d'autonomie. La dépendance n'est pas une maladie bien qu'elle puisse être causée par une maladie. À la différence de la santé qui fait appel à une main-d'œuvre spécialisée, médecins et infirmières, la dépendance requiert une main-d'œuvre moins qualifiée. Cela ne veut pas dire que les coûts de ces soins sont faibles ; comme tous les services, l'aide à la dépendance souffre de la maladie de Baumol (Baumol et Bowen, 1966). Dans les soins à la dépendance, il n'est guère possible de remplacer l'emploi par le capital et la digitalisation. Il y a donc très peu de gain de productivité, ce qui explique la hausse continue des coûts. Baumol utilisait l'analogie d'un quatuor de Mozart qui de tout temps réclamera quatre instrumentistes.
À la différence des soins de santé dont les coûts dépendent non du vieillissement mais des progrès de la technologie médicale, on sait que la dépendance va principalement augmenter pour des raisons démographiques. D'ici à 2060, la fraction de personnes de plus de 80 ans va plus que tripler. C'est dans ce groupe d'âge que prévaut la dépendance. La dépendance est un risque qui peut être parfaitement circonscrit. Il concerne l'ensemble de la société. Son coût tout comme sa probabilité peuvent être mesurés. En d'autres termes, c'est un risque assurable et pourtant, dans la réalité, le marché de l'assurance dépendance est peu développé. Ce phénomène est connu sous le nom d'« énigme de l'assurance dépendance » (long term care insurance puzzle) (Pestieau et Ponthière, 2011).
Les travaux portant sur cette énigme de l'assurance dépendance retiennent quatre facteurs susceptibles d'expliquer la faiblesse de la demande d'assurance.
Premier facteur, il y a une méconnaissance des risques financiers engendrés par la dépendance. Les uns sous-estiment la probabilité de perte d'autonomie ; les autres sous-évaluent les coûts que cela entraîne. Dans la même ligne, on parle parfois d'un déni de la dépendance comme on parle d'un déni de la mort. On se refuse en dépit de toute évidence à envisager la réalité du risque de dépendance.
Deuxième facteur, l'effet d'éviction de l'assistance publique. Dans la plupart des pays, les prestations de l'assurance dépendance tout comme les ressources du dépendant sont prises en compte dans les critères d'éligibilité imposés par l'assistance publique. Cela décourage l'achat d'assurance privée et a même pour effet d'inciter certaines familles aisées à transmettre leur patrimoine à leurs enfants pour satisfaire à ces critères. On assiste alors au phénomène d'appauvrissement stratégique.
Troisième facteur, le rôle des enfants. Certains parents souhaitent que leurs enfants s'occupent d'eux en cas de dépendance. Dans ce cas, ils n'ont aucun intérêt à s'assurer. L'achat d'une police d'assurance dépendance pourrait en effet désinciter leurs enfants à leur venir en aide.
Quatrième facteur, il y a le coût prohibitif de l'assurance privée imputable pour partie à un effet d'antisélection et à des taux de chargement élevés.
Parmi les freins aux développements de la demande d'assurance dépendance qui viennent d'être évoqués, il en est qui est rarement épinglé ; il s'agit du mode de remboursement qui ne correspondrait pas à ce que les individus pourraient attendre d'une bonne police d'assurance.
Les modes de remboursement existants
L'assurance dépendance est relativement développée en France et aux États-Unis. Il est intéressant de remarquer que les formules de remboursement des coûts varient entre ces deux pays. La France est connue pour sa formule de rente viagère forfaitaire et les États-Unis pour leur formule indemnitaire.
L'assurance française : une rente forfaitaire
En échange d'une cotisation régulière, l'assureur s'engage à vous verser une rente mensuelle jusqu'à la fin de vos jours si vous perdez votre autonomie. C'est-à-dire si vous ne pouvez plus réaliser, sans l'aide d'un tiers, certains gestes clés de la vie quotidienne : se nourrir, se laver, s'habiller, faire ses courses, etc. La cotisation est fixée à la souscription selon trois critères principaux : votre âge, le niveau de rente garanti, le degré de couverture (dépendance totale, totale et partielle, voire légère en sus). Pour résumer, plus vous êtes âgé à la souscription, plus vous optez pour une rente élevée, plus la couverture est étendue, plus cela vous coûtera cher. Point clé : les cotisations n'augmentent pas avec l'âge pendant la durée de vie du contrat. Ce qui ne veut pas dire que vos primes ne vont pas galoper. Les assureurs indexent souvent la cotisation sur un indice de revalorisation (inflation, point Agirc1, etc.) et se réservent la possibilité d'augmenter les cotisations si l'équilibre financier du contrat le justifie.
L'assurance américaine : indemnisation à durée limitée
Traditionnellement, l'assurance américaine rembourse les soins de dépendance. Ce remboursement est limité par un plafond journalier et par une durée. Naturellement, plus la durée est longue et plus le plafond est élevée, plus importante sera la cotisation. Le remboursement prend en charge le coût quotidien (ou mensuel) des soins. Par exemple, si votre indemnité journalière choisie est de 100 dollars et que le coût réel des soins que vous recevez est de 90 dollars, votre police d'assurance soins de longue durée paiera 90 dollars. Tout avantage quotidien excédentaire demeure pour vos besoins de soins futurs. Si vos frais de soins sont de 120 dollars par jour, vous recevrez 100 dollars par jour et vous devrez payer le montant excédentaire. Un avantage potentiel de ce type de paiement est donc que vos prestations peuvent durer plus longtemps si votre coût réel de soins est inférieur à votre avantage quotidien. Un plan de remboursement prend en charge le coût réel des soins. Il existe aussi aux États-Unis un système d'indemnisation qui paie une indemnité journalière maximale (ou mensuelle) sur une période définie. L'avantage de ce système est de permettre de recevoir plus d'argent chaque mois que vous en payez. Il s'apparente au système français de rente à la différence près qu'il n'en a pas le caractère viager. Pour des raisons évidentes, le système indemnitaire américain offre des prestations plus élevées que le système forfaitaire français.
Outre un taux de chargement élevé dans les deux systèmes, ils ont une lacune évidente. La plupart des personnes qui s'assurent le font en partie pour éviter de consommer tout leur patrimoine et éventuelle ment de tomber à la charge de leurs enfants. Or ces deux formules de remboursement n'évitent pas ce risque pour toute personne dont la dépendance à une durée élevée. C'est évident pour les contrats à durée déterminée ; ça l'est aussi pour la formule par rente. Étant donné que cette rente n'est jamais très élevée, une dépendance trop longue pourrait épuiser la totalité du patrimoine de la personne dépendante et lui interdire de laisser le moindre legs à ses enfants. L'éventualité d'une dépendance prolongée s'apparente à ce que l'on peut qualifier de grand risque.
On notera que les deux formules, indemnitaire et forfaitaire, permettent précisément à l'assureur de faire face à l'inconnue que peut représenter un tel grand risque. Du point de vue de l'économie de l'assurance, la formule indemnitaire semble dominer la formule forfaitaire. Elle est d'ailleurs appliquée dans la plupart des secteurs. Le principe est simple : pour un individu riscophobe, une assurance qui lui couvre une fraction de ses dépenses (coassurance) domine une assurance qui lui offre une rente forfaitaire indépendamment des dépenses encourues.
Cette supériorité a cependant été remise en cause par Cremer et al. (2016) et Klimaviciute (2017). Cremer et al. (2016) montrent que la règle de la coassurance ne s'applique pas lorsqu'on prend en compte l'idée que les enfants peuvent venir en aide à leurs parents en cas de besoins élevés. La présence de cette solidarité familiale, qui correspond à une réalité, justifie pour partie l'application d'une formule forfaitaire. De son côté, Klimaviciute (2017) montre que si les parents ont une forte préférence pour l'aide de leurs enfants, une assurance offrant une rente forfaitaire plutôt qu'un remboursement proportionnel des dépenses sera préférable.
La franchise dans l'assurance dépendance
Comment éviter de laisser son patrimoine se réduire comme une peau de chagrin, ce qui se ramène à assurer les grands risques que représente une dépendance trop longue et partant trop coûteuse ? Les formules forfaitaire et indemnitaire pratiquées actuellement ne répondent pas à cette exigence. En revanche, une application du théorème de la franchise que l'on doit à Arrow (1963) permettrait de couvrir ce type de risque. Pour rappel, le théorème de la franchise nous dit qu'en présence de frais de chargement (c'est-à-dire de coûts d'assurance proportionnels à l'indemnisation), il est optimal de recourir à un contrat de franchise, à savoir de s'assurer complètement à partir d'un certain seuil. En deçà de cette franchise, les pertes ne sont pas couvertes ; au-delà, toute quantité de risque supplémentaire est couverte à 100 %.
Selon ce principe, une assurance dépendance se définirait par une durée au-delà de laquelle la totalité des coûts de la dépendance serait couverte. En deçà de cette période, ces coûts seraient à la charge de la personne dépendante. Les cotisations seraient ajustées de manière à couvrir la valeur attendue des dépenses à laquelle il faut ajouter les frais de chargement. Ce calcul s'appuierait sur les tables de mortalité et les probabilités de perte d'autonomie, ainsi que sur les coûts réels de l'aide à la dépendance, dont on pourrait éventuellement défalquer les prestations de l'assurance publique (Drèze et al., 2016).
Les deux variables clés d'une telle assurance sont la franchise (la période de dépendance à charge de l'assuré) et la prime (l'ensemble des cotisations) ; ces variables dépendent des caractéristiques de chaque assuré, ses ressources, ses besoins et ses probabilités de survie et de dépendance ainsi que du taux de chargement. On a pu ainsi montrer plusieurs résultats intuitifs sous l'hypothèse la plus réaliste d'une aversion absolue au risque qui décroît avec la richesse. D'abord, la franchise augmente avec les ressources et décroît lorsque les besoins augmentent. L'effet du taux de chargement sur la franchise est ambigu. Quant à la prime, elle croît avec les besoins et elle décroît lorsque les ressources augmentent. L'effet du taux de chargement est aussi ambigu, mais il serait plus probablement positif.
Pour une assurance dépendance sociale
avec franchise
Dans un rapport qui à l'époque fit grand bruit, mais qui, comme souvent, ne fut pas suivi d'effet, l'économiste britannique Andrew Dilnot (2011) proposait un programme d'assurance sociale pour la dépendance dont l'objectif était de viser au maximum le bien-être social en tenant compte de la contrainte des ressources de l'État et du rôle de la famille, voire du marché, là où il existe. Selon lui, un tel programme devrait comporter deux volets principaux. Le premier aurait pour objet de venir en aide aux dépendants les plus démunis, ceux qui, faute de ressources ou d'aide familiale, ont vraiment besoin d'assistance. Ce volet serait fondé sur des tests de ressources efficaces qui prendraient en compte non seulement les revenus, mais aussi le patrimoine, y compris le patrimoine récemment transmis aux enfants. Le second volet serait inspiré par le principe de la franchise ; il impliquerait que la personne dépendante finance les premières années de soins avec son propre argent, mais qu'au-delà d'un certain nombre d'années qui dépendrait de la sévérité de la dépendance, elle serait totalement indemnisée par le programme d'assurance sociale.
Cette proposition représente une application du Théorème de la franchise dans un contexte différent de celui de la section précédente (Klimaviciute et Pestieau, 2018a, 2018b et 2018c). L'objectif recherché ne serait plus le profit de la société d'assurance, mais le bien-être social exprimé comme la somme des utilités individuelles. L'assurance dépendance publique serait utilisée au côté de l'imposition des revenus pour réaliser le bien-être social maximum. Dans un monde idéal, qualifié de premier rang, l'État pourrait observer toutes les caractéristiques des individus, leur productivité, leur offre de travail, leur richesse initiale et leur probabilité de dépendance. Dans un tel monde, l'État pourrait réaliser la redistribution des revenus optimale en utilisant l'impôt sur le revenu et les individus pourraient s'assurer librement sur le marché de l'assurance dépendance qui adopterait le principe de la franchise.
Dans un monde plus réaliste, dit de « second rang », l'État n'observe pas ces caractéristiques individuelles et ses outils sont imparfaits. Dans ce cas, les paramètres de l'assurance dépendance, à savoir la prime et la franchise, peuvent s'avérer utiles pour obtenir le bien-être social maximal. Klimaviciute et Pestieau (2018a et 2018b) ont traité ce problème et aboutissent aux résultats suivants. Sous l'hypothèse d'aversion absolue au risque décroissante et dans le cas où riches et pauvres encourent les mêmes coûts de dépendance, la franchise des riches devrait être plus élevée que celle des pauvres. Lorsque les riches encourent des coûts plus élevés, le résultat est ambigu.
Conclusion
La thèse que nous défendons dans cet article est qu'une raison majeure de la faible demande d'assurance dépendance est un mode de remboursement qui ne correspond pas aux besoins des assurés potentiels, à savoir une protection contre le risque d'une trop longue dépendance. Ce risque obligerait les personnes dépendantes à consommer tout leur patrimoine et ne leur permettrait pas le moindre legs. Pour bien comprendre la réalité du risque d'une trop longue période de perte d'autonomie, une étude récente portant sur la dépendance lourde indique qu'aux États-Unis, un peu plus de la moitié (52 %) des personnes qui atteignent l'âge de 65 ans en souffriront (Nordman, 2018). La période de dépendance moyenne devrait durer en moyenne deux ans. Cependant, pour 26 % des individus, elle durera plus longtemps. Il apparaît ainsi que 17 % des femmes de plus de 65 ans connaîtront une durée de dépendance de cinq ans et plus. La même étude observe une relation inverse entre la durée de la dépendance et le revenu. Alors que 22 % des individus du quintile de revenu supérieur auront besoin de soins pendant plus de deux ans, cette proportion passe à 31 % pour le quintile inférieur.
Il est vraisemblable que l'on trouve les mêmes réalités en Europe. Elles indiquent clairement l'urgence d'une assurance avec franchise qu'elle soit publique ou privée.