Sans doute, afin d'ériger l'économie en science rigoureuse, certains étendent à ce domaine des sciences humaines et sociales ce qu'ils prétendent être des lois de la nature. À ce titre que n'entend-on comme billevesées en appliquant « les règles » de la sélection naturelle aux entreprises. Pensant que comparaison vaudrait raison, ces analystes étendent à l'activité entrepreneuriale ce qu'ils croient être les constatations de Darwin dans son observation des espèces animales.
Il est cocasse de constater que ces prétendues lois peuvent, pour les uns, justifier une inévitable course à la taille, tandis que pour d'autres, s'inspirant sans doute des causes supposées de la disparation des dinosaures, assènent que seuls les petits opérateurs conquerront le monde nouveau.
Oubliant sans doute la force de la biodiversité, certains prétendent que les jours des opérateurs mutualistes seraient comptés, coincés qu'ils seraient entre les grands groupes mondialisés et les disrupteurs qui réinventent les métiers de la finance.
En s'inspirant de Montesquieu dans Les lettres persanes, il est plaisant de se demander : « Mais comment peut-on (encore) être coopératif ou mutualiste aujourd'hui, voire demain ? ». Sans vouloir rivaliser avec l'auteur de l'influence des climats sur le caractère des peuples, nous tenterons de comprendre au regard des évolutions de l'histoire si la voie mutualiste et coopérative est encore adaptée au monde d'aujourd'hui et de demain.
Cette question est d'autant plus pertinente qu'un Européen sur cinq1 (presque plus de 80 millions de personnes) est adhérent de l'une des 2 914 banques coopératives qui représentent environ 20 % du marché intérieur. Dans le secteur de l'assurance2, les mutuelles et les coopératives représentent environ un tiers du marché et couvrent plus de 400 millions de personnes (doubles comptages inclus).
Les termes coopératifs et mutualistes mentionnés ici doivent être considérés comme totalement équivalents3. La seule différence réside dans le fait que les coopératives se caractérisent par l'émission de parts sociales (parfois appelées un capital-actions), tandis que les mutuelles, plus proches de la voie associative, n'émettent pas, normalement, de parts représentatives du capital.
Rappel des facteurs historiques
qui ont permis l'éclosion coopérative
La voie coopérative est apparue en Europe au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Elle est apparue en parallèle dans plusieurs pays4. Pour faire bref, la Grande-Bretagne, inspirée par la pensée de Robert Owen, a été la terre natale des coopératives de consommateurs ; la France, sous l'impulsion de Charles Fourrier, a été celle des coopératives de production, mais aussi des mutuelles sociales et d'assurance ; l'Allemagne a été la génitrice des banques coopératives avec les caisses de crédit pour les paysans créées par Frédéric Guillaume Raiffeisen et les Volkbanks créées par Schultz Hermann Schulze Delitzch.
Rappelons quelques éléments qui ont conduit à cette apparition quasi concomitante des coopératives en Europe.
Le premier a certainement été un développement économique rapide et des bouleversements sociaux induits par la Révolution industrielle. Ces évolutions, rapides d'un point de vue historique, sur une ou deux générations, ont rendu obsolètes les dispositifs antérieurs d'organisation de la société, en particulier les mécanismes de solidarité familiale ou villageoise. Des besoins nouveaux étaient apparus. Ils n'étaient plus satisfaits, par exemple du fait du déracinement et de l'installation en ville. Des entreprises qui existaient auparavant comme les quelques banques, créées par la haute bourgeoisie, dédiées au financement des infrastructures (chemins de fer, canaux, construction des usines) ne percevaient pas l'intérêt de s'intéresser à des besoins diffus et émanant le plus souvent de personnes n'ayant pas un patrimoine pouvant servir de gage. Le développement d'entreprises requérant une mobilisation capitalistique initiale significative laissait de côté des pans significatifs de la société. Dans le même temps, les réformistes5 ou les révolutionnaires6, qui appelaient de leurs vœux une modernité économique et sociale7, comprirent que la voie coopérative et mutualiste présentait des atouts pour construire une société plus inclusive.
Que ce soit pour les ouvriers ou les paysans, les outils coopératifs ou mutualistes8 qui furent créés se caractérisaient par des structures a-capitalistes (c'est-à-dire sans apport initial de capital), mais qui avaient une capacité d'agir, en inspirant confiance en leur sein et vis-à-vis des tiers, en s'appuyant sur les principes de responsabilité et de solidarité de leurs membres (illustrée par le principe de rappel de cotisations en cas de résultat déficitaire). À l'époque, la société anonyme, avec la responsabilité des associés limitée aux apports, était regardée avec suspicion. Ce mode de fonctionnement, combiné avec le principe d'accumulation des résultats, a permis la poursuite du projet commun, voire plus. Ce faisant, les organismes coopératifs prirent une place importante pour l'extension au plus grand nombre de la modernité par le développement économique et social au tournant entre le xixe et le xxe siècle.
Ces outils prirent place dans une articulation de la société où chaque individu trouvait sa place dans une organisation structurée autour du travail. Les structures coopératives étaient le plus souvent un outil mis en œuvre de l'organisation du travail voulue soit par le patron, parfois le syndicat, soit par la combinaison des deux (cf. les accords de closed shop d'Europe du Nord).
Les outils coopératifs et mutualistes étaient tellement liés à l'idée de modernité universelle, qu'au sein des deux empires de l'époque (la Grande-Bretagne et la France), les dirigeants du secteur ont rêvé qui d'un « Commonwealth coopératif »9, qui d'une « République coopérative »10.
Avec l'expansion des empires dans d'autres continents, les structures coopératives et mutualistes trouvèrent leur place dans ce qui a été appelé la « première mondialisation » (Berger, 2003).
Il faut noter qu'après l'accession au pouvoir de Staline, le système soviétique s'appropriera cette image de modernité en faisant main basse sur les structures coopératives qui existaient préalablement dans la paysannerie russe. Cela se fit en tournant le dos au premier principe coopératif, à savoir la liberté d'adhésion.
La fonction d'outils de modernité de la démarche coopérative ou mutualiste fut ultérieurement utilisée dans les pays en voie de développement, en particulier lors de l'indépendance du colonisateur, avec parfois une certaine confusion, le plus souvent volontaire, avec la volonté d'imiter la démarche soviétique. À ce titre, citons le rôle des coopératives agricoles pour lutter contre les propriétaires latifundiaires ou le développement des coopératives de crédit inspirées des credit unions américaines, dans lesquelles la microfinance trouvera ses racines11.
La voie coopérative a montré sa capacité
d'adaptation et sa résilience au xxe siècle
Du fait des conditions de l'apparition de la voie coopérative, satisfaire des besoins élémentaires le plus souvent avec un soutien de la puissance publique (par exemple, en étant exemptées de fiscalisation), certains en ont déduit que ces entreprises n'étaient adaptées qu'au stade initial de développement économique et social.
Parmi les arguments justifiant le caractère dépassé des outils coopératifs, certains mentionnent leur caractère insuffisamment capitalistique. Cela les rendrait inadaptés à une phase de développement plus intensif requérant de mobiliser davantage de moyens, en particulier en capital.
Après la Seconde Guerre mondiale, les concepteurs de l'État-providence ont considéré que les outils coopératifs pouvaient être surpassés dans des instruments de solidarité nationale. C'est ainsi qu'en France, la Sécurité sociale a pris place sur la base des structures mutualistes créées dans le cadre des assurances sociales obligatoires de l'entre-deux-guerres.
Dans le courant de pensée libérale dans le domaine économique, les limites financières des outils coopératifs ont justifié, au nom de l'efficacité et de la modernité, les démutualisations. Certaines furent stimulées et volontaires comme celles engagées sous les gouvernements conservateurs britanniques de Margaret Thatcher et de ses successeurs ou de Ronald Reagan et des présidents républicains lui ayant succédé aux États-Unis.
Lorsqu'on observe ce qu'il est advenu à certaines de ces structures démutualisées, comme Northern Rock, qui a joué un rôle important dans la défaillance du système bancaire britannique, il est aisé de percevoir que le dogmatisme et la cupidité12 se cachaient derrière le prétendu darwinisme économique qui donnait ses vertus aux démutualisations.
En dépit de ces oppositions, il faut noter que la voie coopérative a démontré sa capacité d'adaptation en accompagnant le succès économique des « Trente Glorieuses ». Les exemples les plus probants sont les coopératives agricoles qui ont joué un rôle clé dans la réalisation de la politique agricole commune européenne pour satisfaire à l'objectif d'autonomie alimentaire ; de même, on peut citer le rôle joué par les mutuelles d'assurance sans intermédiaires et les banques coopératives dans le développement d'une classe moyenne urbaine, propriétaire de sa résidence principale et de sa voiture après la Seconde Guerre mondiale.
En parallèle, il faut noter le développement de la voie coopérative dans les relations entre professionnels. Alors qu'elle avait été initialement conçue pour réunir des individus dans leurs activités personnelles, l'un des corollaires du développement économique a été l'expansion de la voie coopérative dans le domaine des relations entre les professionnels. À titre d'illustration, on peut citer l'apparition et le succès des coopératives de commerçants ou d'artisans. Aujourd'hui, même les coopératives agricoles sont, pour l'essentiel, devenues des outils de succès d'entrepreneurs agricoles souhaitant trouver leur place dans le domaine mondialisé de l'agroalimentaire.
La voie coopérative a également permis la construction de grands groupes articulés par des dispositifs de solidarité financière s'appuyant ou non sur des liens capitalistiques. Il faut également noter le rôle de consolidateurs joué par les groupes coopératifs ou mutualistes. Dans le secteur bancaire et de l'assurance, ils ont été amenés à développer ou à acheter des entités filiales à statut capitalistique, en particulier pour opérer sur les marchés financiers internationaux aux côtés des grands opérateurs américains ou asiatiques. Ainsi ils ont constitué des groupes hybrides. Cela conduit à ce que le public en vienne à considérer que quelles que soient leurs racines, ces groupes ne présentent plus de différence par rapport à leurs concurrents.
Au-delà de leur succès lors de l'expansion économique, les entreprises coopératives et mutualistes ont montré leur résilience pendant et après la grande crise financière de 2008. Plusieurs études13 ont montré que les structures coopératives, en particulier financières, ont mieux résisté à la grande crise financière que leurs concurrents capitalistes. Il y a plusieurs explications à cela. Souvent ces structures étaient plus petites et moins systémiques que leurs compétiteurs. De surcroît, elles étaient plus ancrées dans l'économie réelle et donc moins sensibles à l'effondrement des marchés financiers. Elles ont toutefois pâti, ultérieurement, de la crise économique consécutive qui a fait exploser le chômage et les défaillances des PME qui constituent une part importante de leur activité. Cela explique, en particulier, les difficultés, dans certains pays d'Europe du Sud, des banques coopératives à recouvrer les crédits octroyés à l'économie de proximité.
Si elles ont bénéficié de la construction de l'Union européenne, les organisations financières coopératives et mutualistes sont restées très ancrées dans leurs pays d'origine. En dépit de la dimension internationaliste des principes qui les animent, ces entreprises n'ont pas réussi à s'implanter dans d'autres pays en reproduisant leur modèle de fonctionnement démocratique. À l'instar de leurs concurrents capitalistiques, les entreprises coopératives ou mutualistes qui ont entre pris un développement hors de leurs frontières l'ont fait en suivant le modèle de construction ou de rachat de filiales dont elles détiennent le capital.
Alors qu'elles ont été résistantes au choc financier, les structures coopératives et mutualistes risquent de devenir les premières victimes collatérales du tsunami de réglementation prudentielle mis en place à la suite de la grande crise financière de 2008. Les États ont été tellement traumatisé par la nécessité de faire appel aux contribuables pour renflouer les opérateurs financiers défaillants qu'ils ont voulu mettre en place un dispositif prudentiel dépassant les frontières nationales. Les organisations internationales en charge de ces questions telles que le FMI (Fonds monétaire international), le Comité de Bâle, ou au niveau européen la Banque centrale européenne (BCE) ou l'Autorité bancaire européenne (ABE) ont tellement souhaité éviter la disparition d'une mondialisation régie par une coopération internationale multilatérale qu'elles ont énoncé des règles uniformes et réductrices essentiellement fondées sur une vision capitalistique des entreprises financières. Ce faisant, elles ont fait fi de la diversité des situations économiques, sociologiques et juridiques entre les pays et les opérateurs. Malgré les remarques et les suggestions du secteur coopératif et mutualiste pour faire valoir les forces de rappel qui les caractérisent par rapport aux dérives financières, il faut constater qu'un TINA14 régulateur et prudentiel se déploie, considérant que le renforcement du capital est la panacée à toutes les difficultés que peuvent rencontrer les opérateurs financiers. Face à ce rouleau compresseur, les différentes coopératives, y compris avec les atouts qu'elles comportent comme la satisfaction des besoins réels des populations et des territoires, sont négligées. Sans doute serait-il utile que les responsables politiques des États comprennent l'impact de cet aveuglement sur les critiques faites par les populations à l'égard du comportement des opérateurs financiers. Il semble étonnant que la question de la redevabilité des autorités de régulation vis-à-vis des citoyens ne soit pas davantage creusée.
Comment être coopératif aujourd'hui
où le monde titube face à des défis gigantesques ?
Aujourd'hui, au seuil du xxie siècle, les défis s'accumulent : explosion démographique, augmentation des inégalités sociales entre les pays et à l'intérieur des pays, réchauffement climatique et effets négatifs de l'anthropocène et depuis peu remise en cause de la coopération interétatique multilatérale. Dans le même temps, les progrès scientifiques et technologiques dans le domaine de la santé, du digital, des moyens de circulation des connaissances et des savoirs permettent d'espérer de nouvelles révolutions positives pour l'Humanité.
Pour autant, les valeurs et les principes coopératifs, moteurs de la voie coopérative depuis bientôt 200 ans, sont-ils à même de faire espérer que l'Humanité puisse survivre au prétendu darwinisme qui conduirait à la disparition des espèces inadaptées ?
Certes le rappel historique réalisé ci-dessus, nous rappelle que la voie coopérative a su faire face aux risques antérieurs. Mais comme le rappellent les avertissements pour les investissements financiers, « les résultats passés ne présagent pas des résultats futurs ».
La voie coopérative ou mutualiste a un avenir
si elle combat pour faire reconnaître sa différence
Tout d'abord, suivant la règle qui veut que les seuls combats perdus sont ceux que l'on ne mène pas. Il faut rappeler aux mutualistes qu'ils ne sont pas des opérateurs avec une légitimité secondaire. Dans un système juridique et économique reposant sur la capacité de décision individuelle à entreprendre, la voie coopérative est totalement légitime.
Alors qu'après la chute du mur de Berlin, certains croyaient que la « fin de l'Histoire » garantirait le triomphe sans partage du capitalisme libéral d'inspiration anglo-saxonne15, il suffit de regarder comment s'est construit à cette époque le système bancaire ou assurantiel des anciennes républiques soviétiques. Trente ans plus tard, il n'est pas difficile de constater que cette voie faisant fi de la diversité des opérateurs (tant par la taille que par le mode fonctionnement) a permis l'accaparement de la finance par des apparatchiks et a contribué à l'exacerbation des inégalités.
Il est important de rappeler que le premier principe coopératif est la liberté d'adhésion individuelle à une structure coopérative ou mutualiste. Cela permet de rappeler que ces entreprises sont filles de la liberté individuelle et qu'elles sont constituées pour permettre la satisfaction des « besoins économiques, sociaux et culturels de leurs membres ». Elles ne constituent en rien un trou noir qui absorberait en dehors de l'économie réelle la valeur ajoutée créée.
Qualifier les réserves communes non appropriables individuellement y compris lors de la liquidation, résultant de la conservation volontaire des résultats annuels fabriqués de « biens de main morte », revient à jeter un anathème sans conduire d'analyse rationnelle, pour imposer une conception unique du fonctionnement des entreprises. C'est oublier que les adhérents des coopératives et des mutuelles le sont volontairement et que dans un système reposant sur la liberté, ils ont le droit de définir comme ils l'entendent leurs règles de fonctionnement (le contrat faisant la loi des parties). Il faut noter que depuis maintenant de nombreuses années, les banques coopératives et les assureurs mutualistes sont assujettis aux mêmes obligations fiscales que leurs concurrents capitalistiques. Il faut d'ailleurs noter que la seule référence au modèle de la société de capitaux conduit parfois à des discriminations défavorables aux structures coopératives et mutualistes. Le dernier exemple en date est celui du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE).
La volonté de ne reconnaître qu'un seul modèle de référence est, parfois, justifiée par la volonté d'assurer une égalité de concurrence entre les opérateurs économiques. Cela constitue un dévoiement des principes de liberté individuelle et en particulier d'entreprendre. Il est par ailleurs antinomique avec les caractéristiques d'un libre marché où opèrent des entreprises de taille et d'organisation différente. Au niveau européen, c'est oublier que dès le traité de Rome, les coopératives sont reconnues comme des opérateurs légitimes, aux côtés des sociétés de capitaux et des entreprises publiques. Cela n'est que la stricte application de la devise européenne : « Unis dans la diversité ».
Face au risque de marginalisation juridique par rapport aux sociétés de capitaux, les opérateurs coopératifs et mutualistes doivent défendre et promouvoir la traduction juridique de leurs spécificités. Un exemple de cette bataille concerne l'explicitation de la place du rappel de cotisations des mutuelles d'assurance dans le calcul de la solvabilité, tandis que le capital non versé et non appelé, mais pouvant l'être sur demande des sociétés de capitaux, figure explicitement dans les éléments complémentaires de solvabilité. Cette différence d'explicitation traduit un jugement de valeur sur la différence d'appréciation dans la qualité de la créance en fonction de la catégorie de l'entreprise.
Du fait de la double qualité, cette situation contractuelle à double sens où le consommateur apporte à la fois son risque (en empruntant dans la banque, ou en demandant une garantie dans l'assurance) et son crédit financier (en souscrivant des parts sociales ou en acceptant un retour limité sur les résultats de l'entreprise). Ce faisant, la voie coopérative conduit à une convergence d'intérêts. Cette solution fait disparaître le biais de la théorie de l'agence, c'est-à-dire la divergence d'intérêts entre les actionnaires et les clients. Ainsi les coopératives et les mutuelles sont un excellent stimulant de la concurrence car elles réduisent le risque de fabrication de rente au profit des actionnaires. Il est intéressant d'observer que dans les pays où le secteur coopératif et mutualiste est développé, les consommateurs sont moins souvent victimes de phénomènes de mauvaises pratiques de vente.
En dépit de leurs atouts, les coopératives
et les mutuelles n'ont pas le monopole du sens
La difficulté de rester mutualiste réside également dans l'évolution profonde de la société. Avec le développement des nouvelles façons de travailler (auto-entreprenariat, intermittence, etc.), l'organisation du travail ne joue plus la même fonction d'intégration sociale. Du fait du renforcement de l'individuation, les catégories sociales ou affinitaires existant auparavant, telles que les syndicats, ont perdu de leur importance.
En conséquence, les opérateurs mutualistes et coopératifs ne peuvent plus se contenter de cibler des catégories préexistantes pour attirer les nouvelles générations. Ils doivent créer une affectio societatis qui dépassent leur offre de produits et de services. En conséquence, ils ne sauraient se contenter de rappeler leurs spécificités juridiques. Avec l'extension de la responsabilité sociétale d'entreprise (RSE), l'apparition de nouvelles entreprises (entreprises sociales, entreprises à mission), une concurrence nouvelle apparaît qui rappelle que « le statut n'est pas une vertu ».
Le premier défi à relever est celui de la démonstration de la participation réelle des adhérents dans la vie économique de leur entreprise. Démontrer la réelle application du troisième principe coopératif passe par une évolution en matière de gouvernance. Il ne s'agit pas seulement de se conformer aux règles de gouvernance d'entreprise définies pour les grandes entreprises cotées en bourse, mais de véritablement rendre des comptes de la réalité de la démarche coopérative. C'est l'objectif recherché par ma généralisation depuis 2019 dans l'ensemble du mouvement coopératif de la révision coopérative. Cette démarche, réalisée par un tiers, consiste à certifier que l'entreprise respecte les principes coopératifs.
Ces méthodes sont de nature à renforcer la confiance dans la voie mutualiste ou coopérative, mais elles ne suffisent plus. Grâce aux outils digitaux et de communication modernes, nos contemporains veulent pouvoir, en temps réel, suivre le résultat de leurs choix. Cela est véritablement perceptible dans le domaine de l'épargne et des placements. Ce phénomène explique la montée en puissance de la finance solidaire, le succès du financement participatif et l'apparition de la finance verte et à impact social. En conséquence, les opérateurs coopératifs et mutualistes sont mis au défi de rendre loyalement des comptes d'une gestion réalisée par des dirigeants salariés, titulaires d'une délégation du conseil d'administration, lui-même désigné par une assemblée générale où il est de plus en plus difficile de mobiliser une participation élevée. Le besoin de démocratie participative qui se manifeste dans le domaine politique touche inévitablement les entreprises coopératives et mutualistes. La jeunesse ne saurait se contenter d'une réponse réduite aux acquêts des procédures légales de la gouvernance d'entreprise. Répondre à cette attente est un véritable défi.
Le deuxième défi est celui du sens de l'action de l'entreprise. Légitiment notre jeunesse attend une cohérence entre la prise de conscience des enjeux du monde, rappelés au début de ce chapitre, et l'action conduite par les entreprises. Elle attend donc que les opérateurs financiers infléchissent leur gestion. Cela vaut pour les opérateurs mutualistes et coopératifs. En conséquence, les principales interpellations sont pour eux de concilier engagement dans la nécessaire modernité des outils digitaux, tout en garantissant une véritable prise en compte de l'Humain tant pour les consommateurs que pour les collaborateurs.
Le troisième défi sera de traduire de façon concrète l'argument de l'attachement des structures coopératives et mutualistes aux territoires de vie de leurs adhérents. La course à la taille engagée dans le secteur financier peut-être dangereuse pour les structures mutualistes si elles n'arrivent pas à démontrer qu'elles continuent à être animées par la volonté de construire un monde meilleur pour tous, y compris pour ceux qui vivent dans des territoires à distance de la mondialisation.
Relever ces défis ne passera pas par des injonctions externes décrétées par l'État. Cela nécessite pour les dirigeants coopératifs et mutualistes de dépasser les critères de la bonne gestion pour donner un sens largement partagé à « la raison d'être »16 de leur structure. Ensuite la mise en ouvre passera sans doute par leur capacité à revigorer la démarche démocratique. Certains y réussiront.
Un autre espoir réside dans le fait que la jeunesse s'engage dans de nouvelles démarches de rupture ou de transition en recréant des structures souvent guidées par les principes coopératifs.
Ainsi loin des prétendues règles de Darwin qui garantirait la pérennité des espèces les plus puissantes, la voie coopérative et mutualiste évolue dans ses formes en fonction des époques. Cela démontre sa capacité d'adaptation pour autant qu'elle permette aux humains mobilisés par ses valeurs d'en assumer la pérennité.
Conclusion
Pour rester fidèle à elle-même, la voie coopérative doit continuer à construire un monde meilleur pour tous. Elle a encore un avenir si elle reste fidèle à ses racines, c'est-à-dire si elle demeure un humanisme en action. En refusant de se laisser réduire à une spécificité juridique ou à un mode de management, cette façon de « faire société », conciliant responsabilité gestionnaire et voie démocratique, pourra être soutenue et promue par nos contemporains. Ainsi elle constituera une solution populaire face à une élite autosélectionnée, par la seule vertu de la fortune, qui aspire à régenter le monde.