La sagesse populaire affirme que « la prévision est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir »1. Quoi qu'il en soit, décrire le futur reste un exercice nécessaire pour éclairer de nombreuses décisions : décisions d'affaires au sein de l'entreprise, décisions de financement ou d'investissement des banques ou des investisseurs institutionnels, politiques publiques, etc.
Face à ce besoin, les praticiens ont développé un panel de méthodes pour appréhender le futur. Issues d'un développement pratique, ces méthodes sont très liées à un domaine : elles se sont construites en phase avec les techniques les plus usuelles du domaine. S'inscrivant dans le cadre de la théorie des anticipations et s'appuyant sur des techniques statistiques, les économistes et les financiers construisent leur représentation du futur en recourant à la prévision qui est particulièrement bien adaptée lorsque les phénomènes sont simples et/ou bien compris (et donc correctement représentés par les modèles).
S'agissant du changement climatique, la nature des phénomènes en jeu (long terme, complexité, incertitude, interdépendance à l'échelle du système économique, etc.) oblige à revisiter la manière dont nous appréhendons le futur et dont nous intégrons cette « prophétie » dans nos décisions. Si nous pouvons nous attendre, avec un niveau de certitude élevé, à la matérialité du changement climatique à l'horizon du milieu du siècle, nous sommes relativement en peine pour prévoir de manière fiable le détail de ces changements (GIEC, 2014, 2018).
Dans ce contexte, l'approche habituelle de la prévision semble inadaptée et un nouveau cadre de prédiction et de décision doit être développé. Il s'agit moins de remplacer que de compléter le cadre habituel. Ainsi, si certaines pratiques développées dans d'autres contextes (prospective publique, stratégie d'entreprise) peuvent utilement être mobilisées, le développement de ce nouveau cadre devrait aussi chercher à préserver une discipline intellectuelle d'ensemble et à assurer une cohérence suffisante2 avec les techniques habituelles de la finance.
Dans ce contexte, cet article se propose de réévaluer différentes approches de la représentation du futur (prévision et scénarios) à l'aune des enjeux climatiques (première partie), puis discute brièvement l'usage des scénarios dans un contexte financier (deuxième partie) notamment la théorie de la décision robuste. Enfin, nous abordons trois enjeux propres à la « finance verte3 » (troisième partie) : l'utilisation à des fins financières des scénarios développés dans le contexte de travaux normatifs, le recours à des scénarios pour l'analyse des risques (notamment dans le cadre de stress tests climatiques), la construction de scénarios pertinents pour guider les décisions de financement et d'investissement.
Prévision ou scénarios ?
La plupart des approches de la représentation du futur doivent dompter le risque (les États du monde futur peuvent être appréhendés de manière probabiliste) et l'incertitude (les États du monde futur ne sont pas probabilisables, voire ne peuvent pas être décrits4 ; Knight, 1921).
Prévision et futur probable, scénarios et futurs plausibles
Développées depuis 150 ans dans un cadre probabiliste, l'économie et la finance ont contribué à l'élaboration des techniques de prévision. Ces techniques cherchent à formuler des prédictions à partir de l'observation des données passées et présentes et de l'exploitation de régularités historiques. Elles reposent généralement sur une combinaison d'approches empiriques (c'est-à-dire recourant principalement à des méthodes extrapolatives) et structurelles (c'est-à-dire mobilisant des modèles cherchant à représenter des relations causales).
Quelle que soit la nature (empirique ou structurelle) de l'exercice, la prévision cherche généralement à identifier le futur le plus probable5 et, dans les cas les plus aboutis, à donner un intervalle de confiance autour de cette prédiction. La prévision est donc fondamentalement un exercice probabiliste qui décrit le futur à partir d'un (relativement) petit nombre de variables dont la réalisation est déterminée par les observations passées et qui met en avant une trajectoire particulière aussi proche que possible de ce qui va se passer.
La capacité de la prévision à appréhender ce qui pourrait se passer est assez limitée6. À partir des années 1950, une approche alternative7 affrontant plus directement l'incertitude et développant des scénarios comme description de futurs possibles plutôt que des prévisions comme prédiction d'un futur probable s'est progressivement formalisée dans le cadre de réflexions stratégiques (portant sur la géopolitique ou encore les affaires et la conduite de l'entreprise).
Cette pratique reconnaît explicitement que les scénarios ne sont pas des prédictions, mais des futurs possibles qui sont élaborés pour permettre aux dirigeants d'envisager un avenir qui ne soit pas surdéterminé par le prolongement de tendances passées. Là où la prévision est unique, l'approche par les scénarios repose toujours sur plusieurs scénarios (généralement non probabilisables) capturant chacun une dimension importante du problème envisagé. À ce titre, le recours à un seul scénario est un contresens : aucun scénario n'est un futur probable, mais l'ensemble des scénarios vise à révéler l'incertitude intrinsèque du futur.
Bien que les méthodes d'élaboration des scénarios puissent sembler, à première vue, moins quantitatives que les méthodes de prévisions et faire la part belle à des développements intuitifs, elles donnent en fait une autre place aux modèles qui sont mobilisés pour renforcer la cohérence interne des scénarios8.
Enfin, si tous les scénarios ont en commun d'être des futurs plausibles (possibles et suffisamment vraisemblables), il est utile de distinguer entre scénarios descriptifs (qui ne portent pas de jugement sur la désirabilité intrinsèque des futurs qu'ils envisagent et peuvent être adverses ou souhaitables) et scénarios normatifs (scénarios recherchés dans la mesure où leur issue les rend désirables et la manière d'y arriver présente un caractère d'optimalité)9.
Changement climatique et scénarios
Les enjeux liés au changement climatique recouvrent deux aspects distincts mais non séparés puisqu'ils sont reliés par la concentration de CO2 et des autres gaz à effet de serre (GES) dans l'atmosphère10 :
l'augmentation de la concentration de GES dans l'atmosphère résulte principalement de développements socioéconomiques (production et consommation d'énergie, transports, usage des sols, etc.). On appelle « trajectoire d'émission » ou « trajectoire de transition » une trajectoire socioéconomique à laquelle sont associées des émissions de GES ;
l'augmentation de la concentration de GES dans l'atmosphère engendre des modifications du climat (de manière schématique, de la distribution des événements météorologiques). On appelle « trajectoire physique » une séquence d'événements météorologiques représentative de (a minima, compatible avec) ces modifications. À une « trajectoire physique » sera enfin associée une analyse d'impact économique.
La prévision semble tout à fait inadaptée pour analyser ces enjeux pour les mêmes raisons qu'ils sont assez bien appréhendés par une analyse de scénarios11 :
le système socioéconomique à l'origine des émissions de GES est complexe et interdépendant et la transition bas-carbone peut impliquer des points de basculement du système dans son ensemble12 ;
le système climatique est défini comme un ensemble de distributions d'événements météorologiques et le changement climatique est décrit comme une modification (qui n'est pas connue de manière certaine) de ces distributions. Si la notion de prévision « météorologique » à moyen ou long terme a déjà assez peu de sens à climat constant, elle est totalement dénuée de pertinence lorsque doit être pris en compte le changement climatique. En revanche, il est possible de concevoir des scénarios physiques13 probables et d'analyser leurs impacts socioéconomiques.
Compte tenu de la nature du changement climatique, un scénario climatique est donc constitué d'un scénario de transition et d'un scénario physique, le second étant conditionné par la trajectoire d'émission associée au premier14.
Au sein des scénarios climatiques, on peut (et il faut) distinguer des scénarios représentant des « futurs possibles » que l'action publique devrait chercher à éviter (non-compatibilité avec l'Accord de Paris), d'autres scénarios, conformes aux objectifs climatiques de la communauté internationale (« futurs souhaitables (2 °C) ») et, au sein de cet ensemble, des scénarios normatifs « optimaux » dans la mesure où la transition bas-carbone est réalisée de manière efficace (par exemple, en fonction d'un critère de coût intertemporel de la transition, d'accès à l'énergie, etc.) et/ou en maîtrisant les risques associés (« futurs 2 °C recherchés »).
L'usage des scénarios en finance
Le recours à des scénarios pour aider à la prise de décision stratégique s'est développé parmi des entreprises et à l'attention des pouvoirs publics – c'est-à-dire à l'extérieur du secteur financier. Construite sur la distinction des facteurs exogènes hors de portée du décideur et des conséquences de ses actions (afin d'identifier les options et de les hiérarchiser), cette approche est mal adaptée à la prise de décision des acteurs financiers : du point de vue de la décision de financement ou d'investissement, l'ensemble du futur est globalement exogène. En effet, hormis le cas de l'actionnaire jouant un rôle actif dans la gouvernance de l'entreprise, les acteurs financiers n'ont pas habituellement vocation à influencer la stratégie de l'entreprise ou, a fortiori, la décision publique.
On peut schématiquement distinguer deux cas de figure :
la décision de financement (dans lequel l'acteur financier intervient avant que le projet soit réalisé et peut déterminer en partie les termes du contrat de financement ; cf. décision de crédit d'une banque, décision d'investissement dans le cas du capital investissement) pour laquelle l'examen de scénarios est assez naturel puisqu'il s'agit pour l'acteur financier de contre-expertiser les anticipations du promoteur du projet ;
la décision d'investissement (gestion d'un portefeuille de titres préexistants à la décision de l'acteur financier) pour laquelle l'enjeu porte sur la question d'acheter ou non le titre pour un prix donné. Il s'agit donc de savoir comment les scénarios peuvent aider à prendre en compte l'incertitude dans le pricing des titres15.
Prise de décision robuste16
Les décisions de financement peuvent aisément tirer parti de scénarios et un cadre théorique préexistant semble pouvoir s'adapter assez naturellement aux besoins des acteurs financiers. La théorie de la décision robuste (robust decision-making) est un prolongement naturel de l'analyse de scénarios. Elle se distingue du cadre théorique habituel de la finance (développé à partir de la notion d'utilité espérée qui implique une probabilisation du problème considéré) par trois aspects : une description multiple du futur, un critère de robustesse et un renversement de la logique de résolution du problème.
À partir de scénarios (plausibles et suffisamment nombreux), on pourra évaluer la décision sur un critère de robustesse plutôt que d'optimalité. Cette approche peut impliquer un arbitrage entre la recherche d'une performance optimale (l'archétype de la logique traditionnelle) et une moindre sensibilité du résultat final aux différents États du monde.
De plus, la théorie de la décision robuste renverse la logique de la recherche de la solution. L'approche traditionnelle repose sur une approche « predict-then-act » qui caractérise le futur, puis analyse l'ensemble des options (indépendamment les unes des autres) à l'aune de cette prédiction. La théorie de la décision robuste s'appuie sur une analyse « vulnerability-and-response-option » : elle analyse l'impact de l'incertitude sur une décision en particulier en identifiant les dimensions de l'incertitude les plus significatives pour une décision donnée et en caractérisant les événements ou les conditions (triggers points) sous lesquels une option sera préférable à une autre17.
Pricing en incertitude knightienne
La question de l'intégration des scénarios dans le pricing apparaît plus ardue : le cadre traditionnel de l'asset pricing est fondamentalement probabiliste. À l'intérieur de ce cadre, l'existence d'une incertitude a été mise en avant pour expliquer que certains investisseurs demandent une rémunération plus importante pour certains actifs (prime d'ambiguïté ; Gollier, 2011 ; Izhakian et Benninga, 2011 ; Maccheroni et al., 2013). Le cadre traditionnel a également été étendu pour prendre en compte certaines dimensions de l'incertitude comme le risque de modèle ou l'incertitude sur les paramètres (Maenhout, 2004 ; Bekaert et al., 2009).
Dans le prolongement de cette littérature, on peut imaginer une approche qui consisterait à identifier les prix des actifs les plus affectés (c'est-à-dire faisant l'objet d'une prime d'ambiguïté) ou encore, sur la base de la valeur des actifs évaluée conditionnellement à la réalisation d'un scénario, déduire la probabilité implicite que le marché assigne à certains triggers points. Mais il semble qu'il n'y ait pas encore d'approche qui soit aux méthodes de pricing traditionnelles, ce que la théorie de la décision robuste est à la théorie de la décision en univers probabiliste.
Scénarios climatiques et finance
Le recours à des scénarios climatiques dans le contexte de la finance constitue une avancée. Certains outils analytiques ont déjà été développés et pourraient être adaptés à des usages financiers. Cette dernière partie discute spécifiquement de trois questions d'actualité concernant les usages actuels de scénarios dans le contexte de la « finance verte ».
L'utilisation des scénarios préexistants,
en particulier des scénarios de transition normatifs
À la suite d'une appropriation des sujets liés au changement climatique autour de la COP21 (Boissinot et al., 2015), les acteurs financiers ont commencé à examiner les scénarios climatiques disponibles18, à encouragés notamment par les recommandations de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), du FSB (Financial Stability Board ; TCFD, 2017a, 2017b), et à envisager leur utilisation sans pour autant bien comprendre leur nature (Colin et al., 2019 ; Allen et al., 2020). Cet usage de scénarios appelle donc quelques commentaires (NGFS, 2020).
La plupart des « scénarios climatiques » sont incomplets : il s'agit le plus souvent de scénarios décrivant une transition bas-carbone de manière normative, mais qui ne présentent pas de trajectoire physique cohérente avec ce scénario. En « oubliant » la dimension physique, on risque de méconnaître les coûts du changement climatique, mais aussi (surtout) les bénéfices de la transition.
Au-delà de l'incomplétude des scénarios considérés, on peut regretter un usage inadéquat d'un trop petit nombre de scénarios inadaptés.
L'usage inadéquat des scénarios découle du maintien d'une logique de prévision par les acteurs financiers. À rebours de la logique même des scénarios et à l'insu de leurs concepteurs (qui sont conscients de la nature exploratoire et hypothétique de leurs travaux), les trajectoires décrites par ces scénarios sont interprétées comme des prévisions et non comme une description de futurs possibles parmi d'autres. Dans le même ordre d'idées, les acteurs financiers se saisissant de ces scénarios se réfèrent généralement à un seul ou, exceptionnellement, deux scénarios.
Enfin, la plupart de ces scénarios sont inadaptés : conçus dans une logique normative, ils illustrent qu'une transition est possible, voire proposent une trajectoire qui semble, aux yeux de ses concepteurs, souhaitable. Dans leur présentation, ces scénarios présentent souvent une lacune fondamentale qui gêne leur usage opérationnel : ils n'identifient pas, ou mal, le caractère critique de certaines des hypothèses (par exemple sur les avancées technologiques).
L'usage de scénarios climatiques dans les stress tests
L'usage des scénarios se répand surtout dans le champ de la gestion des risques et en particulier au travers du développement d'exercices de « stress test climatique » (ACPR, 2020 ; Allen et al., 2020). S'agissant de gestion des risques, une étape fondamentale reste l'analyse micro visant à identifier, portefeuille par portefeuille, activité par activité, la sensibilité des bilans des acteurs financiers aux risques liés au changement climatique et les déterminants de cette sensibilité. L'intérêt des scénarios par rapport à l'analyse micro découle de la mise en cohérence de ces différentes analyses dans le cadre d'un scénario global qui permet de révéler les corrélations entre les risques identifiés à un niveau plus granulaire (DG Trésor et al., 2017).
Le recours à des scénarios pour la réalisation de stress tests climatiques appelle quelques remarques.
D'une part, un stress test complet nécessite l'examen conjoint d'une trajectoire de transition et d'une trajectoire physique. On ne saurait trop insister sur l'importance de la double dimension des scénarios.
D'autre part, la logique de stress test consiste à contraster les conséquences de la réalisation d'un scénario adverse par rapport à la réalisation d'un scénario de référence (benchmark) relativement plus favorable. Certains pourraient être tentés de retenir comme benchmark un scénario du type « business as usual » (c'est-à-dire la prolongation des tendances passées en matière d'émission de GES), mais alors l'inclusion d'une trajectoire physique cohérente avec l'ampleur du changement climatique associé à la poursuite de ces tendances devient absolument critique. Il semble plus raisonnable, comme le propose NGFS (2020), de partir plutôt d'un scénario de transition ordonnée (dans lequel l'impact du changement climatique n'est pas négligeable, mais pour lequel les risques physiques restent maîtrisés) et relativement probable, par exemple une trajectoire cohérente avec la stratégie mise en avant par les pouvoirs publics dans le cadre de leur NDC (nationally determined contribution)19 sous réserve que le degré d'ambition de cette stratégie soit réputé en ligne avec les efforts nécessaires pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris ; à défaut, il est possible de s'inspirer de certains des scénarios du GIEC.
Enfin, au-delà du scénario de référence, un exercice complet analyserait plusieurs scénarios défavorables qu'il s'agisse de trajectoires de transition plus heurtées ou de trajectoires de transition insuffisantes donnant lieu à une augmentation importante des risques physiques.
La question du nombre de scénarios varie suivant la nature de l'exercice de stress test. Pour les pouvoirs publics, cet exercice n'intervient pas dans une logique de gestion du risque ex ante, mais plutôt dans le cadre d'une vérification ex post20. Dans ce contexte, l'utilisation de quelques scénarios suffit (en les faisant évoluer à chaque répétition de l'exercice). A contrario, l'usage au titre de la gestion des risques (plus largement, l'usage dans le cadre de la définition d'un plan stratégique) par un acteur particulier doit s'appuyer sur un nombre de scénarios plus important. Il s'agit de construire quelques scénarios de référence à partir desquels la stratégie de l'entreprise est définie, puis de vérifier la robustesse du bilan et des choix stratégiques vis-à-vis de scénarios différents (défavorables ou non).
Construction de scénarios pour les usages du secteur financier
Le besoin de différents scénarios adaptés aux usages du secteur financier apparaît criant. Cette demande de scénario rejoint une demande de données à fournir par les entreprises (les acteurs non financiers et les contreparties des acteurs financiers) et une demande de normalisation exprimées avec force par de nombreux acteurs (et parfois présentées comme un obstacle dirimant à la prise en compte effective des enjeux climatiques par le secteur financier – ou une excuse).
Le besoin de scénarios est incontestable, comme le besoin de données et l'utilité de la normalisation. Mais s'il est pertinent de normaliser (au moins dans une certaine mesure) les données et les reportings (y compris la manière dont les entreprises communiquent sur les scénarios climatiques qu'elles examinent), la normalisation ex ante des scénarios pose un problème fondamental.
Il serait certes plus aisé de disposer de la projection des business models de l'ensemble des entreprises en fonction de scénarios de référence pour ensuite les agréger et construire une vue bottom-up de ces scénarios. Cependant, ce serait méconnaître qu'un scénario repose sur un ensemble d'hypothèses cruciales, de choix mutuellement exclusifs qui donnent lieu à des bifurcations (triggers points). Un scénario est une version cohérente du futur, mais il en existe d'autres. Or les entreprises sont précisément en concurrence sur les options qu'elles retiennent face à ces trigger points. C'est même le point de départ de la réflexion de Knight (1921) sur l'incertitude : l'idée qu'à long terme, les profits sont liés à la gestion voire à l'exploitation de cette incertitude et des potentialités qu'elle contient.
Dès lors, une normalisation ex ante des scénarios imposés aux entreprises revient à nier leur rôle dans l'innovation sous-jacente à la transition bas-carbone et à imposer de manière centralisée une trajectoire qui prédéfinit les choix technologiques, les basculements de système, etc. Cette normalisation inhibe le tâtonnement qui est au cœur de l'activité des acteurs financiers et instaure de fait une forme de planification implicite et inconsciente.
Dans ces conditions, la normalisation devrait plutôt porter sur le degré de détail qu'une entreprise doit fournir pour décrire les scénarios qu'elle a retenus pour sa réflexion stratégique propre : par exemple, sur le nombre de scénarios, l'identification claire des hypothèses structurantes de ces scénarios (les triggers points individuels), la description de quelques scénarios défavorables et/ou de facteurs qui invaliderait la stratégie de l'entreprise21, etc.
Dans un second temps et sur la base de ces différents scénarios pertinents au niveau individuel, les acteurs financiers (ou les analystes travaillant dans la même logique) peuvent identifier les bifurcations significatives d'un point de vue macroéconomique (notamment sur la base du recensement des triggers points les plus courants), puis reconstruire des scénarios macro, en passant éventuellement par l'étape intermédiaire de la construction de scénarios sectoriels.
Enfin, pour que la construction des scénarios soit complète, il importe d'assurer un cadrage au moyen d'une projection macroéconomique cohérente. Cette question, centrale lorsqu'il s'agit de réfléchir aux risques portés par le secteur financier ou à sa stratégie, ouvre cependant sur d'autres débats.
Conclusion
En guise de conclusion, nous voudrions insister sur quatre messages saillants.
Le recours à des scénarios par le secteur financier, en particulier dans le cadre de l'appropriation des enjeux liés au changement climatique, constitue un progrès indéniable.
Ce recours emporte néanmoins l'obligation d'un regard critique sur les scénarios « climatiques ». Si le GIEC propose bien une vision globale des enjeux climatiques, la plupart des scénarios « climatiques » sont des scénarios incomplets qui proposent (normativement) une transition bas-carbone et négligent les impacts physiques du changement climatique qui se cachent derrière les émissions « contenues » dans la trajectoire de transition.
Par ailleurs, ce recours oblige aussi à réfléchir à l'usage des scénarios dans un cadre financier et à la nécessité de réexaminer certains aspects importants du cadre conceptuel de la finance. L'usage heuristique des scénarios sans prendre en compte les contradictions assez fortes qui peuvent exister entre le cadre traditionnel et l'usage de scénarios tel qu'il a été conceptualisé par ailleurs est porteur de risques.
Enfin, et surtout, la logique même de l'approche par les scénarios pousse à agir, et malgré l'incertitude, y compris celle qui entoure les scénarios et leurs usages. Si des obstacles techniques ont souvent été mis en avant pour justifier l'inaction, les lacunes que nous identifions ne nous conduisent en aucun cas à conclure qu'il est urgent d'attendre que le cadre conceptuel et les scénarios soient améliorés : un certain nombre de choses sont déjà disponibles pour qui veut bien se donner la peine de rassembler l'information disponible et beaucoup de choses peuvent être faites par qui veut bien s'astreindre à une certaine discipline pour commencer à construire une analyse robuste et pertinente.