Si les gens ne veulent pas faire grand-chose pour le climat et si les gouvernements jouent la montre eux aussi, peut-être que la finance pourrait nous sauver de nous-mêmes ? Les marchés financiers ont-ils du cœur ? Peut-on faire de la finance un instrument de l'émergence d'une société meilleure ? Beaucoup de financiers et de chefs d'entreprise sont prompts à démontrer avec ostentation leur volontarisme écologique et la plupart adhèrent aux principes de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cela pourrait bien être utilisé pour réussir à convaincre les entreprises de faire volontairement le bien de l'humanité, alors qu'on n'y parvient pas vraiment avec une majorité de consommateurs. Il existe une exigence grandissante dans nos sociétés pour que les entreprises s'engagent envers les grands enjeux sociaux et environnementaux de notre temps, comme les inégalités dans le monde, les discriminations raciales et sexuelles, ou la lutte contre le changement climatique.
Libéralisme à responsabilité limitée
Dans notre société capitaliste, les entreprises sont détenues par leurs actionnaires, qui leur demandent de maximiser la valeur de marché de ces actifs, donc la valeur de leur portefeuille d'actions. Dans un article célèbre de 1970, Milton Friedman, héros de l'école libérale de Chicago, proclamait qu'il y a « une et seulement une seule responsabilité du monde des affaires : utiliser ses ressources et les engager dans des activités destinées à accroître son profit » (The New York Times Magazine, 1970). Il précisait que la direction générale de l'entreprise est « employée par les propriétaires de l'affaire. Elle a une responsabilité directe à l'égard d'eux. Cette responsabilité fiduciaire est de conduire l'affaire en accord avec leurs désirs, qui seront généralement de faire autant d'argent que possible ». D'après Friedman, si d'autres objectifs que la maximisation du profit devait intervenir pour guider les décisions des entreprises, cela réduirait leur capacité à créer de la valeur. Cet appauvrissement serait inéluctablement subi par les actionnaires, les clients ou les employés de ces entreprises. Dans le monde de Friedman, les intérêts de l'entreprise sont naturellement alignés avec ceux de la société tout entière. Pour lui, créer de la valeur pour les actionnaires, c'est créer de la valeur sociétale !
Il y a une logique dans ce raisonnement. Quand une entreprise parvient à vendre un bien ou un service à 100, alors qu'il ne lui en a coûté que 80 pour le produire sans que cela ne génère d'externalité, le profit de 20 mesure la création de valeur sociale de cette entreprise. En effet, le coût de 80 mesure la valeur du sacrifice que la société tout entière a consenti pour mobiliser les facteurs de production (travail, capital, matières premières, etc.) nécessaires à cette production. Leur prix représente le coût d'opportunité de ces facteurs et donc la valeur qu'ils pourraient créer s'ils étaient utilisés ailleurs. Le revenu de 100 mesure quant à lui ce que les consommateurs sont prêts à payer pour consommer cette production. Donc, si cette entreprise parvient à créer une valeur de 100 pour les consommateurs avec des facteurs de production qui ne pourraient produire qu'une valeur de 80 s'ils étaient utilisés ailleurs, le profit de 20 représente une mesure de ce que cette entreprise parvient à créer comme bien-être supplémentaire dans la société. Dans ce monde friedmanien, valeur actionnariale et valeur sociale forment un seul et même concept.
Toujours dans ce monde, il est utile que ce soient les personnes qui perçoivent cette valeur qui contrôlent aussi les décisions de l'entreprise. Cet argument forme la base de l'approche capitaliste du fonctionnement de notre société, où seuls les actionnaires sont représentés dans les conseils d'administration chargés de superviser la direction générale. Le fait de savoir si ce contrôle unilatéral et la captation entière de la création de valeur sociale de l'entreprise par ces seuls actionnaires sont justes, c'est une autre question. Ce qui est clair, c'est que profit et création de valeur sociale forment un même objet dans ce monde parfait. Comme les actionnaires cherchent à maximiser le profit de l'entreprise, ils cherchent donc aussi à maximiser la création de valeur sociale de leur activité, ce qui est idéal pour la société dans son ensemble. En revanche, cette vision capitaliste défendue par Friedman et les « ultralibéraux » n'offre aucune garantie concernant la répartition de la richesse dans la société.
Néanmoins, nonobstant cet aspect inégalitaire, cette thèse ultralibérale de l'efficacité économique du système capitaliste ne tient pas. Elle suppose notamment que les entreprises internalisent l'ensemble des impacts que leurs activités engendrent sur le bien-être du reste de la société, grâce aux signaux-prix des marchés. Cette hypothèse est systématiquement violée. Les entreprises émettent des gaz à effet de serre sans tenir compte de leurs effets écologiques. Dans les pays confrontés au fléau du chômage involontaire, elles licencient des employés sans tenir compte des conséquences sociales et financières de ces décisions sur les gens et l'équilibre financier de l'assurance chômage. Certaines conditions de travail, en particulier dans les pays en développement, sont inhumaines, impliquant de considérables risques sur la santé, pas prises en compte non plus. Comme l'explique mon frère Jean-Marc Gollier (2018), « la crise de 2008 nous fait douloureusement comprendre qu'à supposer qu'un ordre naturel par les marchés existe, ce n'est pas un ordre à dimension humaine ».
Certaines de ces externalités sont déjà internalisées par les entreprises grâce à l'application du principe pollueur-payeur et des règles de responsabilité qui prévalent dans la plupart des pays occidentaux. Les pollutions locales, quand elles sont détectées et quand les entreprises responsables sont identifiées, font l'objet de procès et d'indemnisations des victimes par les responsables. Si ces indemnisations sont à la hauteur du dommage subi et si la probabilité d'échapper à la justice est faible, ce système de responsabilité oblige les entreprises à internaliser ces externalités dans leur calcul économique et leurs décisions. Hélas, le système est imparfait parce que dans de nombreux secteurs de l'économie, la probabilité de « passer entre les gouttes » pour les entreprises responsables de pollutions est importante, ce qui rend ce mécanisme incitatif insuffisant pour aligner les intérêts de l'entreprise avec l'intérêt général. Par exemple, il a été longtemps difficile d'identifier les navires responsables de dégazage sauvage de leur cuve en mer, ce qui a fait que nos plages étaient infestées de boulettes de pétrole. Aux États-Unis, comme je l'ai déjà expliqué, la loi autorise les juges à imposer des « dommages punitifs » aux responsables pour compenser cela. Si la probabilité de se faire pincer en polluant n'est que de 50 %, le juge pourra imposer une indemnisation double que le dommage réel, de manière qu'en espérance, le dommage à payer soit égal au dommage réel. Cela explique pourquoi le jardinier Dewayne Johnson a obtenu en première instance en 2018 une indemnité de 289 M$ (39 M$ pour le dommage et 250 M$ pour la punition) pour un cancer qu'il attribue à l'utilisation du Roundup.
Les économistes ont identifié une autre défaillance du système de responsabilité. Depuis le xviie siècle, d'abord en Angleterre et puis dans le reste du monde, les propriétaires d'une entreprise bénéficient de la règle de responsabilité limitée, qui a été un facteur déterminant de la Révolution industrielle. Selon cette règle, la perte maximum que peut subir un actionnaire est égale à sa mise, la valeur des actions qu'il a achetées au moment de l'émission ou ensuite sur le marché. Les juges ne peuvent pas lui réclamer une contribution supplémentaire si on constate que l'entreprise en banqueroute porte une responsabilité frauduleuse dans un accident pour lequel les victimes réclament compensation. Si le dommage généré est supérieur aux fonds propres de l'entreprise responsable non assurée, cette dernière devra être mise en faillite et l'indemnisation sera donc limitée d'autant. Ce fut, par exemple, le cas pour l'entreprise électrique Pacific Gas and Electricity, responsable en 2018 du plus grand feu de forêt de tous les temps modernes en Californie, impliquant des dizaines de morts, des milliers de maisons détruites et un nombre encore indéterminé de milliards de dommages. À nouveau, on est dans une situation où, ex ante, l'entreprise n'internalisera pas intégralement ce risque de dommage parce qu'une partie de ce risque sera portée par autrui grâce à la protection apportée par la faillite. Bénéfices privatisés, mais pertes socialisées !
Ce risque moral est particulièrement prégnant pour les entreprises disposant de fonds propres réduits. Dionne et al. (1997) avaient obtenu des données dans les années 1990 qui montraient que les compagnies d'aviation sous-capitalisées investissaient moins dans l'entretien de leurs avions, ce qui impliquait un risque d'accident accru. Ce risque moral est d'ailleurs une belle incitation pour les entreprises à externaliser les activités les plus dangereuses à des sous-traitants sous-capitalisés de manière à échapper à leurs responsabilités en cas d'accident. Comme le montre le drame de l'Amoco Cadiz dans le secteur du transport maritime, il est souvent difficile de remonter au vrai armateur (Standard Oil) du transport à cause de l'emboîtement des filiales impliquées et la protection apportée par certains pavillons de complaisance, comme ici le Liberia.
Se pose donc un problème de responsabilité environnementale des entreprises que notre système juridique ne peut pas résoudre. Les économistes de l'école de Chicago rétorquent qu'il suffit d'« agrandir la poche » des entreprises en les obligeant à augmenter leurs fonds propres comme on l'a fait après la crise financière pour les banques. Et si cela ne suffit pas pour responsabiliser les industriels, il suffirait de changer la loi en les obligeant à s'assurer ou en demandant aux banques qui ont prêté aux pollueurs de financer l'indemnisation des victimes que leur client failli ne peut plus rembourser. Comme le montrent Boyer et Laffont (1997), cela obligerait les banques à exiger des taux d'intérêt plus élevés pour les entreprises les plus polluantes, ce qui renforcerait le mécanisme d'internalisation des externalités et les incitations vertueuses qui sont associées à ce mécanisme. Un tel système existe aux États-Unis, mais les autres pays hésitent à le mettre en œuvre parce que les banques ne sont pas toujours capables de mesurer les risques industriels de leurs clients, ce qui réduirait l'offre de crédit et donc l'investissement industriel et la croissance économique.
D'un point de vue de la RSE, une banque peut-elle être tenue pour responsable d'un sinistre écologique dû à une compagnie chimique à qui elle a prêté de l'argent, alors que les banquiers ne sont en général pas des chimistes ? En dehors des questions d'information et des coûts nécessaires pour les obtenir, la réponse des économistes est globalement positive, car en imposant un coût du capital plus élevé aux entreprises qui imposent des risques environnementaux plus importants, les banques responsables réalignent l'intérêt de leurs emprunteurs industriels sur l'intérêt général. Si les conditions de symétrie d'informations sont remplies, il serait bon que la loi les y incite à travers un système de responsabilité partagée. Si la loi ne le fait pas, comme en France, une politique RSE des banques pourrait atteindre le même résultat. Idéalement, elles devraient conditionner leurs prêts à la prise en compte par les emprunteurs de toutes les externalités que ces derniers engendrent.
Principes d'une finance responsable
Contrairement aux présupposés de Milton Friedman, la performance sociétale d'une entreprise ne se mesure donc pas par son seul profit. Il existe d'autres mesures, extra-financières, de leur impact sur le bien commun. Leur émission de CO2, le bien-être et la santé au travail de leurs salariés, leur recours au travail précaire, ou leur contribution à des fondations culturelles ou scientifiques constituent d'autres éléments à prendre en compte pour mesurer la contribution de l'activité économique d'une entreprise sur le bien-être collectif. L'industriel de la pêche à la baleine ne tient pas compte de l'effet de sa pêche sur la disponibilité de la ressource pour les générations futures. La firme minière multinationale implantée dans un État totalitaire ne se sent pas concernée par l'utilisation injuste des royalties perçues par le gouvernement corrompu. L'entreprise pharmaceutique ne prend en compte que partiellement les bénéfices sociétaux des connaissances scientifiques nouvelles qu'elle produit par ses efforts de R&D (recherche et développement), parce que les brevets qu'elle en tire ne couvrent qu'une partie de ces connaissances nouvelles, sur un temps limité. Les employeurs ne sont pas toujours intéressés à financer de meilleures formations à leurs employés, étant donné le risque que ces formations profitent aux concurrents qui pourraient débaucher ces employés une fois la formation accomplie. À cause de toutes ces externalités, la seule maximisation du profit de l'entreprise, tout comme la seule maximisation du bien-être individuel du consommateur, n'est pas compatible avec l'intérêt général. La main invisible sans régulation ne fonctionne pas, pas plus au niveau de la production que de la consommation. En théorie, une autre politique est possible, où tout le monde serait plus heureux.
Comment y parvenir ? Comment forcer les entreprises à internaliser leurs externalités, positives comme négatives ? Une condition nécessaire consiste à mettre un prix sur ces externalités et de mettre en place un mécanisme qui fasse que les entreprises paient ce prix en fonction de leur comportement. Le système bonus-malus que le gouvernement actuel tente d'imposer aux entreprises illustre bien cette politique. Les entreprises qui recourent systématiquement au travail temporaire ne tiennent compte ni de l'impact psychologique de cette stratégie sur les travailleurs précaires qu'elles utilisent, ni de son coût financier sur le système d'assurance chômage dont tous les salariés du secteur privé partagent le poids. Si la cotisation à l'assurance chômage de chaque employeur était indexée sur le coût social de sa stratégie d'emploi temporaire, ce système leur enverrait le bon signal-prix pour aligner leur intérêt privé sur l'intérêt général.
Le CO2 offre une autre illustration de cette politique. Si notre société pense que l'émission d'une tonne de CO2 engendre un dommage climatique d'une valeur de 50 euros par tonne, il suffit qu'elle impose une taxe de ce montant aux entreprises comme aux particuliers, ou qu'elle mette en place un marché de permis d'émission en contrôlant l'offre de permis pour que le prix d'équilibre soit de ce montant. Si une entreprise expose la société à d'autres pollutions, il faut qu'elle en internalise la valeur sociale des dommages écologiques et sanitaires. Si le système de responsabilité et d'indemnisation ne fonctionne pas, ou si les sources de pollution sont très diffuses, une taxe sur les inputs polluants pourrait être la solution.
Si tout cela était mis en place, on n'aurait pas besoin de RSE, puisque le profit refléterait à nouveau la création de valeur nette de tous les impacts de l'entreprise sur la société. Hélas, on est encore très loin d'une telle situation et les espoirs sont minces qu'elle se matérialise un jour prochain. Par exemple, les permis d'émission de CO2 sur les marchés cap-and-trade qui existent dans le monde, quand ils existent, affichent un prix largement inférieur à ce qu'il devrait être du point de vue de l'intérêt général. Et les entreprises qui délocalisent leur production dans les pays en développement bénéficient très souvent non seulement d'un prix du carbone nul, mais aussi de règles sociales et environnementales très laxistes.
Il y a donc une place pour la RSE. On peut tenter de faire appel aux motivations intrinsèques des gens, en termes d'image de soi ou d'amour-propre, pour les inciter à faire le bien. La RSE participe du même mécanisme fondé sur le désir de certaines entreprises à faire le bien sans que cela soit directement motivé par la recherche du gain. De mon point de vue, une entreprise est socialement responsable si elle internalise dans ses décisions l'ensemble de leurs conséquences extrafinancières, qu'elles soient sociales ou environnementales. Certaines entreprises comme Microsoft ou Total, par exemple, utilisent déjà un prix interne du carbone, mais c'est un secret bien gardé de savoir quel prix ces entreprises internalisent.
Grand nettoyage vert
dans la jungle concurrentielle
Tout cela n'est pas simple à réaliser. En particulier, dans les secteurs concurrentiels où les marges de profit sont faibles, l'internalisation des externalités peut être très coûteuse pour les entreprises affichant de vraies ambitions RSE. Par exemple, s'imposer à soi-même un prix du carbone plus élevé que celui utilisé par ses concurrents moins regardants va conduire cette entreprise à substituer des énergies fossiles par des énergies renouvelables relativement plus coûteuses. Cela pourrait amener cette entreprise à voir sa part de marché se réduire, voire à faire faillite, ce qui conduirait à un résultat opposé à celui qui est recherché. Dans un monde en concurrence, la générosité ou l'altruisme, c'est compliqué. Cet argument de résistance à l'utilisation de critères RSE dans la gouvernance d'entreprise est similaire à celui utilisé par les opposants à l'établissement d'un prix élevé du carbone. Dans un monde où les pays se font la concurrence pour attirer la richesse et les emplois, un pays seul qui voudrait être ambitieux dans ce domaine ne ferait que faire fuir richesse et emploi en même temps que leur émission associée de CO2 vers les pays lui faisant du dumping environnemental. Ces « fuites de carbone » ont été l'une des raisons essentielles de l'échec du protocole de Kyoto. On retrouve ici exactement la même question, mais au niveau des entreprises plutôt que des États. Dans un monde sans coordination, il est difficile de faire le bien de l'humanité.
De même, une entreprise qui offre à ses employés de meilleures conditions de travail que ses concurrents, notamment en leur promettant d'éviter les licenciements pendant les récessions, aurait en théorie une profitabilité plus faible, avec un risque accru de banqueroute. Il existe néanmoins des raisons objectives de penser qu'une entreprise qui traite mieux ses salariés, ses clients et son environnement peut surperformer sur le long terme ses concurrents moins socialement responsables. L'argument le plus simple est qu'elle a plus de chance d'éviter des conflits avec les parties prenantes : grève par les employés, embargo par les consommateurs, impact négatif sur l'image de la marque. Par ailleurs, les économistes ont montré qu'une entreprise qui met en place pour ses employés une certaine sécurité de l'emploi et de salaire surperformera ses concurrentes ayant une approche plus court-termiste de la gestion de ses ressources humaines. L'argument est qu'en offrant cette assurance implicite aux salariés contre les fluctuations de la productivité en valeur de leur travail, l'employeur peut dégager un revenu supplémentaire produit par cette activité d'assurance. Et selon la théorie du salaire d'efficience, une entreprise qui offre des salaires supérieurs à ses concurrents lui permet de mieux motiver ses employés et d'attirer les meilleurs candidats sur le marché, ce qui peut avoir un effet net positif sur sa performance financière. Finalement, la fameuse hypothèse de Porter suggère qu'une entreprise qui anticipe les futures contraintes environnementales qui s'imposeront à l'industrie aura un avantage compétitif au moment où les autres devront s'y adapter en catastrophe. Un élément crucial de ce courant de pensée est l'effet de réputation. C'est parce que l'entreprise a démontré par le passé qu'elle traitait ses employés et ses clients de façon responsable qu'elle est plus profitable. C'est parce que les consommateurs, par exemple, accepteront de payer plus pour le produit auquel est attachée une image plus socialement responsable.
Cela signifie que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises peut être le résultat d'un calcul traditionnel de maximisation des profits. Dans un tel contexte, l'utilisation d'un critère RSE ne constitue qu'un habillage d'honnête homme d'une stratégie centrée sur l'intérêt privé. Dans la littérature anglo-saxonne, on parle de greenwashing, c'est-à-dire de grand lavage vert, ou d'« écoblanchiment ». Il s'agit de faire apparaître des politiques de firmes comme environnementalement responsables, alors qu'elles ne consistent essentiellement qu'à maximiser le profit. Le terme fut développé dans les années 1980 à partir de la décision de plusieurs chaînes d'hôtels américains de proposer à leurs clients de réutiliser plusieurs fois d'affilée la même serviette de bain pour sauver la planète. La stratégie fut critiquée parce qu'elle permettait en même temps à ces hôtels d'augmenter leur profit. Comme les autres opérations d'écoblanchiment, je ne trouve rien de répréhensible à cela, puisque la réutilisation d'une serviette de bain passe confortablement le test d'une analyse bénéfice-coût sociale positive. De même, pour un distributeur d'électricité, offrir à ses clients la possibilité d'acheter de l'électricité verte en échange d'un prix du kWh plus élevé me semble une très bonne idée, même si c'est profitable pour l'entreprise. La plupart des labels verts fonctionnent selon le même principe.
L'émergence d'un activisme des actionnaires, des épargnants et des consommateurs en faveur d'une responsabilité sociale et environnementale renforcée des entreprises rend aussi plus floue la frontière entre les stratégies d'entreprise RSE et celles qui sont fondées sur l'appât du gain. Quand, à la fin du siècle dernier, Nike fut victime d'une campagne de dénigrement pour sa politique de délocalisation des emplois allant jusqu'à prendre des sous-traitants utilisant des enfants esclaves, elle vit ses parts de marché et ses profits s'effondrer. Cela la conduisit à changer sa stratégie d'emploi de façon assez radicale pour redresser ses profits. L'image d'une marque est un actif intangible essentiel de l'entreprise et les activistes l'utilisent pour forcer ces entreprises à un sens des responsabilités plus fort. Pour que cet activisme soit un bon instrument d'alignement de l'intérêt des entreprises avec l'intérêt général, encore faudrait-il que ces activistes construisent leur stratégie sur la base d'une analyse de comparaison des coûts sociétaux et des bénéfices sociétaux des activités d'entreprise qu'ils visent. Si un activisme d'opposition au charbon est compatible avec l'intérêt général, ce n'est pas le cas aujourd'hui pour un activisme visant globalement le gaz ou le pétrole.
Responsabilité sociétale des investisseurs
et des épargnants
Depuis de nombreuses années, les banques, les assureurs et les fonds de gestion proposent à leurs clients épargnants des SICAV et des fonds communs de placement socialement responsables. Le label « Investissement Socialement Responsable » (ISR) leur est décerné, sous de sévères conditions de certification. Un consortium de ces fonds de la place financière de Paris finance depuis une dizaine d'années des recherches sur la rationalité éthique, économique et financière de ces fonds. Ces recherches sont codirigées par l'École Polytechnique et la Toulouse School of Economics. Personnellement, j'y travaille pour développer avec ces fonds des principes d'évaluation et de sélection des actifs compatibles avec le bien commun. Par exemple, un fond ISR spécialisé dans la lutte contre le changement climatique devrait évaluer la performance de chacun de ses investissements en déduisant de sa performance financière la valeur de ses émissions de CO2 à partir d'un prix du carbone clairement affiché auprès de ses clients.
Quelle devrait être cette valeur du carbone que les fonds ISR devraient utiliser pour optimiser leur portefeuille dans le sens de l'intérêt général ? Les économistes donnent en général deux réponses à cette question. Selon l'approche pigouvienne soutenue par la majorité des économistes dont le lauréat 2018 du prix Nobel d'économie, William Nordhaus, il faut donner au carbone une valeur égale à la valeur actualisée des dommages climatiques marginaux engendrés par le CO2 émis. Cela force les individus et les entreprises exposés à ce prix à internaliser cette externalité comme s'ils en étaient eux-mêmes les victimes. De cette façon, on réaligne les intérêts privés avec l'intérêt général. Cela conduit à recommander un prix du carbone autour de 50 €/tCO2. On se reportera, par exemple, aux rapports (IAWG, 2016) de la commission interagence sur le prix du carbone aux États-Unis. Un débat persiste néanmoins sur le niveau des dommages climatiques, et sur le taux d'actualisation à utiliser. Par exemple, à l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, l'administration américaine a renié le rapport de 2016 en imposant un taux d'actualisation de 7 %, alors que IAWG avait utilisé un taux de 3 %. En complétant ceci par une restriction de la prise en compte des dommages au seul peuple américain (America First !), cela a conduit l'administration Trump à valoriser la tCO2 à 1 $/tCO2.
Il existe une deuxième façon d'estimer la valeur à donner au CO2. L'Europe s'est engagée à respecter l'objectif de 2 °C, voire 1,5 °C, dans le cadre de l'Accord de Paris. Cela correspond à un certain « budget carbone » pour l'Union européenne. Compte tenu de la courbe de coût marginal d'abattement et de l'élasticité-prix de la demande d'énergie, on peut estimer le prix du carbone compatible avec cet objectif quantitatif. Dans ce cadre, le prix du carbone est la variable duale à la contrainte de budget carbone. Selon le rapport de la Commission Quinet-2 (Quinet, 2019), ce prix du carbone devrait être de 69 €/tCO2 en 2020, pour monter à 775 €/tCO2 en 2050, hors inflation. Dans un article récent (Gollier, 2020), j'explique pourquoi le prix initial de 69 €/tCO2 est trop faible.
Dans ce calcul d'ajustement écologique de la performance de l'entreprise, il faut bien sûr éviter la double peine. Si l'entreprise paie déjà une taxe de 20 euros par tonne, le fonds devrait utiliser un correctif de seulement 30 euros par tonne.
Les fonds ISR pourraient aller plus loin en estimant le rendement corrigé futur de chaque actif sous forme d'espérance, de variance et de covariance avec le rendement du marché. À partir de ces estimations du couple rendement-risque intégrant la valeur présente et future du carbone, les gestionnaires de fonds verts pourraient déterminer le portefeuille d'actifs constituant le meilleur compromis entre rendement social et risque social du point de vue de l'épargnant désirant inciter les entreprises à internaliser les dommages climatiques de leur activité.
Les fonds ISR ont un rôle économique qui permet aux acteurs éthiques d'exprimer leur valeur et de peser sur la manière dont nos ressources sont allouées dans nos économies. En réduisant leur investissement dans des entreprises et des projets très émetteurs de gaz à effet de serre, ces fonds exercent une pression sur leurs gestionnaires. En « votant avec leurs pieds » ainsi que par leur activisme actionnarial, ces épargnants renchérissent le coût du capital de ces entreprises, qui auront plus de difficultés à placer leurs dettes sur le marché ou à lancer une nouvelle émission d'actions pour financer leurs investissements bruns. Au contraire, les entreprises responsables vont bénéficier d'un meilleur accès au marché des capitaux apportés par leurs fonds ISR. Ces entreprises RSE financeront leur capital à un coût plus faible. Ce différentiel de coût du capital qu'induit l'action des investisseurs éthiques à travers les fonds ISR donne un sens à leur action. Il incite les entrepreneurs à revoir leur stratégie dans un sens de plus de responsabilité, de manière à bénéficier d'une réduction du coût de leur capital. Les investisseurs éthiques jouent donc sur l'appât du profit des entreprises pour les rendre elles-mêmes plus éthiques. L'ambition de ces fonds est de se substituer à l'incurie des États incapables d'imposer un prix du carbone au bon niveau. Au lieu de jouer sur le coût direct des émissions comme avec le marché de permis EU-ETS, les fonds ISR jouent sur leur coût du capital.
Hélas, les politiques ISR sont souvent beaucoup plus manichéennes que cela. L'urgence climatique ne nous oblige pas à abandonner demain nos voitures à essence ou à mettre immédiatement à la poubelle notre chaudière au gaz. Nous avons encore quelques années pour le faire. Nous aurons donc encore besoin de compagnies pétrolières et gazières pendant quelques années. Leur jeter l'opprobre ne fait pas beaucoup de sens, encore moins que leur interdire l'accès aux marchés des capitaux. À 50 €/tCO2, le gaz reste une source d'énergie pour produire de l'électricité qui est socialement désirable. Les fonds ISR qui excluent les titres du secteur gazier en font trop. En revanche, comme à ce prix du carbone, il n'est pas socialement désirable d'utiliser du charbon comme source d'énergie quel qu'en soit l'usage, l'exclusion des titres de mines de charbon ou d'entreprises électriques qui utilisent cette ressource intensément est une bonne idée. Hélas, la réduction de l'offre de capitaux à ces entreprises charbonnières et autres « sin stocks » (actifs du péché) va inciter celles-ci à mieux rémunérer les investisseurs moins vertueux, qui vont accepter de se substituer aux investisseurs ISR pour financer ces investissements socialement indésirables. Une fois de plus, cet effet d'opportunisme de ce que j'ai appelé des passagers clandestins (ici les investisseurs traditionnels) montre que la vertu ne se traduit que difficilement en un monde meilleur dans notre système libéral. Les fuites de carbone, on en trouve aussi sur les marchés financiers !
Il y a une grande ambiguïté dans le secteur des fonds ISR sur le message à donner à leurs clients potentiels. Pour la plupart des fonds ISR, le message est qu'il est possible de faire le bien de la planète et, en même temps, de surperformer le marché en termes de rendement. Dans un monde où les pollueurs ne sont pas pénalisés, cela paraît impossible. En effet, les fonds ISR sélectionnent leur portefeuille en maximisant son rendement sociétal espéré, ajusté par la valeur sociale des externalités que ce portefeuille engendre. Mathématiquement, cela conduira à un portefeuille dont la performance purement financière espérée sera plus faible que celui choisi en vue de la maximiser. Autrement dit, il est difficile d'avoir le beurre et l'argent du beurre. On a donc besoin de faire appel à la générosité des épargnants pour les orienter vers les fonds ISR, au moins quand ces fonds auront atteint leur vitesse de croisière.
Il y a néanmoins deux raisons qui peuvent laisser penser que les fonds ISR vont pouvoir surperformer le marché et donc constituer un bon produit pour les épargnants en général. Au fur et à mesure que l'ISR montera en puissance, les entreprises socialement responsables dans lesquelles ces fonds sont investis vont voir leur accès au capital s'améliorer, ce qui va réduire le coût de leur capital. Cela va donc faire grimper leurs cours boursiers et engendrer des plus-values pour les fonds ISR. C'est un effet d'aubaine qui devrait permettre à ces fonds de surperformer le marché tant qu'ils seront capables d'attirer une proportion croissante d'investisseurs. Néanmoins ce phénomène est de nature temporaire. En régime permanent, le coût du capital des entreprises responsables va arrêter de baisser et leur cours boursier s'arrêter de monter. Mais il faut aussi souligner un autre point : le coût du capital d'une entreprise et la rentabilité du capital offert par les investisseurs à cette entreprise ne sont que les deux faces d'une même pièce. En effet, le coût du capital, c'est la rentabilité financière que l'entreprise doit verser aux investisseurs pour se financer. En régime permanent, les investisseurs qui placent leur épargne dans des entreprises responsables acceptent donc d'en tirer une rentabilité inférieure à ceux qui placent leur épargne sans référentiel éthique. Prétendre le contraire, c'est suggérer que les fonds ISR augmentent le coût du capital des entreprises RSE, ce qui est parfaitement antinomique avec leur raison d'être.
Il y a une deuxième raison qui peut laisser espérer que les fonds ISR surperformeront le marché. Un jour viendra peut-être où les États accepteront de se coordonner pour pénaliser les entreprises et les ménages fortement émetteurs de CO2, à la vraie valeur sociale du carbone. Ce jour-là, la valeur boursière des entreprises qui produisent des biens et des services fortement dépendants des énergies fossiles va s'écrouler sur les marchés. Pour l'ex-gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney, la capitalisation boursière actuelle de ces actifs prochainement irrécupérables (stranded assets) serait tellement importante que cet effondrement pourrait conduire à la prochaine grande crise financière mondiale. Quoi qu'il en soit, les fonds ISR s'en sortiront bien mieux que les autres puisqu'ils auront, eux, désinvesti depuis longtemps de ces actifs. Andersson et al. (2016) montrent qu'un portefeuille diversifié d'actions vertes émettant deux fois moins de CO2 qu'un portefeuille standard offre actuellement essentiellement la même rentabilité et le même profil de risque que ce dernier, mais que le premier surperformera durablement le second quand un prix universel du carbone au niveau socialement désirable sera mis en place. Le marché offre donc actuellement une assurance gratuite contre cette future crise financière d'origine climatique.
Cette observation enthousiaste d'Andersson, Bolton et Samama n'est pourtant pas une bonne nouvelle pour l'idée que certains se font de la contribution de la finance à la lutte contre le changement climatique. Elle signifie que les entreprises qui font des efforts dans ce domaine ne sont actuellement pas récompensées par la seule chose que les marchés financiers peuvent leur apporter, des conditions plus favorables pour financer leurs investissements verts.
Conclusion
Aujourd'hui, le poids des fonds ISR reste trop faible pour avoir un impact sur le comportement des entreprises. Il faut être réaliste. On ne peut pas demander aux entreprises, souvent dans des conditions féroces de concurrence, de se substituer à l'incurie des États. Et le volontarisme d'une petite proportion d'épargnants concernés n'y peut pas grand-chose non plus. En l'absence d'une menace crédible des États sur les punitions futures que subiraient les entreprises les plus polluantes, ou en l'absence d'une mobilisation massive d'épargnants prêts à accepter de sacrifier une partie de la rentabilité de leur épargne pour sauver l'humanité, le monde de la finance restera encore quelque temps impuissant face aux catastrophes à venir. Une assemblée de somnambules ne formera jamais une communauté active face à ses responsabilités. Nous avons les marchés financiers que nous méritons, ni plus, ni moins. On ne peut demander aux marchés de faire ce que nous refusons de faire nous-même.
Un mouvement de fond se dessine néanmoins, avec des engagements récents de mastodontes comme BlackRock et Amundi en faveur du climat. La demande sociale pour le verdissement de la finance se transforme en une lame de fond. Ces changements ne pourront se traduire en transformations structurelles de la finance, de ses marchés et de ses acteurs que si nous parvenons à construire les principes constitutifs, les outils d'évaluation et les instruments économiques, éthiques et juridiques qui doivent leur être associés. Afficher une valeur au carbone en fait partie.