Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 La souveraineté de la monnaie et ses transformations historiques : l'invention de la monnaie digitale de banque centrale au xxie siècle et ses conséquences géopolitiques


Michel AGLIETTA

* Conseiller, CEPII et France Stratégie. Contact : michel.aglietta@cepii.fr.

Natacha VALLA ** Doyenne, École du management et de l'innovation, Sciences Po. Contact : Natacha.Valla@alumni.eui.eu.

L'irruption des technologies digitales menace la souveraineté de la monnaie par l'ouverture des systèmes de paiement à des acteurs non bancaires, les Bigtechs. Ceux-ci tirent des rentes énormes de leur accaparement des plateformes du e-commerce, donc de la capture des données des consommateurs. En l'absence de toute régulation, ils exercent une concurrence déloyale vis-à-vis des banques. Le projet Libra de Facebook, prétendant établir une monnaie mondiale sous le contrôle d'un monopole privé a attiré l'attention des autorités monétaires et des régulateurs financiers. Hormis l'établissement d'une réglementation pour rétablir la concurrence dans les services de paiement, l'affirmation de la souveraineté monétaire au sein des nations conduit à l'émergence de la monnaie digitale de banque centrale. Cette innovation apparaît à des rythmes différents selon les pays, en rapport avec la rapidité de la disparition du cash dans les pays les plus avancés, au premier chef la Chine, les dispositions sont prises dans l'organisation des paiements, pour éviter de déstabiliser les banques commerciales. Le problème le plus épineux concerne la transformation du système monétaire international. Car le code digital qui identifie la monnaie numérique de banque centrale permet à celles-ci de conserver le contrôle de l'usage transfrontalier des liquidités qu'elles émettent. Cela remet en cause fondamentalement le principe de la devise clé. Une réforme devra s'ensuivre avec deux possibilités : une mise en comptabilité des codes digitaux pour établir une devise synthétique mondiale ou, plus vraisemblablement, la promotion du DTS digital en tant que liquidité ultime. cela permettrait d'instaurer le multilatéralisme monétaire en faisant du FMI le prêteur international en dernier ressort.

« C'est dans la monnaie que l'esprit moderne
trouve son expression la plus parfaite. »

Georg Simmel

La monnaie : un bien public et politique par définition ? Est-ce la bonne manière d'adresser la question du futur de la monnaie ? Si la monnaie a un avenir, c'est qu'elle a une histoire qui nous permet de percevoir ce qu'est la souveraineté de la monnaie. Elle est aussi une expérience quotidienne. Nous éprouvons qu'en être privé attente à notre dignité, que la monnaie est un lien social fondamental.

Cerner la nature de la monnaie requiert une démarche pluridisciplinaire, où l'histoire doit jouer le premier rôle, mais aussi le politique, le droit, la sociologie et l'économie. Penser la monnaie, c'est chercher à comprendre la complexité du système de paiements. Cette pluridisciplinarité est d'autant plus requise que nous vivons les premières décennies du xxie siècle, soumises à l'avènement de l'ère numérique qui a déjà provoqué un bouleversement des systèmes de paiements et qui promet des innovations encore plus considérables, à l'impact géopolitique majeur. Il ne s'agit rien de moins que du passage d'un système monétaire international hiérarchisé sous la prépondérance hégémonique d'une devise clé, en l'espèce le dollar, à un système multilatéral de coopération institutionnalisée. Une telle transformation est cruciale pour affronter la menace existentielle du défi climatique et écologique global. L'enjeu est donc la monnaie pour une écologie politique.

C'est pourquoi nous allons procéder à une exposition en trois parties. En premier lieu, nous devons faire comprendre ce qu'est la souveraineté de la monnaie. En second lieu, nous allons entrer dans les arcanes de l'innovation monétaire radicale du xxie siècle : la monnaie digitale de banque centrale (MDBC). En troisième lieu, nous allons aborder la question géopolitique majeure de la présente décennie dans le domaine monétaire : restructurer le système monétaire international pour un système multilatéral de coopération institutionnalisée.

La monnaie est souveraine

La monnaie, en tant qu'attribut de la souveraineté, a ses racines dans l'histoire avec la création de l'État. Ce surgissement s'est produit en Mésopotamie il y a plus de cinq mille ans avec la création de l'Empire Sumérien. Certes la monnaie existait au néolithique, mais elle représentait la grandeur des personnes dans les rituels qui régulaient les rapports de dons-contre-dons et célébraient les mythes fondateurs des communautés.

Ce sont des mouvements de population qui ont établi la ville entre le Tigre et l'Euphrate. Il en est résulté une mise à distance du sacré et l'apparition de l'Empire, c'est-à-dire la centralité d'un pouvoir public sur la collectivité. C'est l'institution du politique qui fait de la souveraineté une autorité séparée, dominant la société, mais la ressaisissant dans sa logique d'abstraction : délimiter l'espace (nous et les autres), défendre les frontières, instituer les standards de mesure, identifier les sujets, compter les objets sur la base d'une unité de compte instituée. La logique de l'équivalence et du comptage est inhérente au politique. Deux modes d'expression de cette logique formelle sont conjointement apparus, l'écriture et la monnaie. Ces deux instruments logiques sont de l'ordre du langage, c'est-à-dire ce qui donne sens pour autrui. La monnaie est le langage du nombre appelé valeur. Tout langage a une grammaire, c'est-à-dire un système de règles. La grammaire de la valeur, mise en forme par la monnaie, est le système de paiements.

Dans les sociétés contemporaines, l'ordre politique et l'ordre monétaire participent d'une même visée de cohésion sociale : l'adhésion des citoyens à la loi pour l'un, l'acceptation des règles monétaires dans les échanges pour l'autre. C'est pourquoi les deux institutions portant l'autorité de la puissance publique, l'État et la banque centrale, sont placées sous un principe unique de souveraineté : l'ordre constitutionnel. Il s'ensuit que les liens entre l'État et la banque centrale sont organiques, tout en garantissant l'indépendance juridique de la banque centrale au sein des pouvoirs publics. L'Euro n'est pas une exception. Il a été créé par traité international, approuvé et constitutionnalisé par les Parlements des pays membres. Il ajoute néanmoins une dimension internationale, inscrite dans le Droit européen reconnu par les pays membres, qui légitime la Banque centrale européenne (BCE).

On peut alors énoncer plus fondamentalement la nature du lien social appelé « paiement », qui est la mise en œuvre du langage du nombre appelé « valeur ». Il a pour pivot la désignation de l'unité de compte officielle, c'est-à-dire reconnue par la Loi, dont dépend le lien social appelé « paiement ». Celui-ci est ce par quoi la société, dans la dimension des rapports économiques (l'ensemble des possesseurs de monnaie), rend à chacun d'entre nous ce qu'elle juge que nous lui avons apporté par notre activité. Lorsque le paiement est final, la société a rendu justice à l'accomplissement en commun des activités et une valeur a été socialement reconnue.

Mais la monnaie transférée entre deux échangistes ne constitue directement un paiement final que si elle transfère le moyen de paiement émis par la banque centrale. Dans le cas d'un chèque ou d'une carte de crédit bancaire, le transfert n'est pas validé par la société. Pour qu'il devienne une valeur avérée par la société, il faut qu'il participe de la procédure de compensation règlement de l'ensemble des paiements quotidiens, effectués sur les livres de la banque centrale. Par le système des paiements, la monnaie est le fondement de la valeur qui est relationnelle, non pas substantielle. À travers le processus conduisant à la finalité des paiements, « la monnaie fait société ». Il s'ensuit que l'évolution des systèmes de paiements fait partie de la transformation des sociétés sous deux formes de changement qui interagissent, les mutations politiques et l'évolution des techniques de paiement.

L'innovation monétaire radicale du xxie siècle : la MDBC

Au début du xxie siècle, la première génération des innovations de l'ère numérique s'est caractérisée par l'ouverture des systèmes de paiements, jusqu'alors fermés et hiérarchisés à l'intérieur du système bancaire, à des fournisseurs non bancaires de services de paiements non régulés. Ces réseaux de paiements ouverts sont attractifs, parce qu'ils promettent à des millions de personnes non bancarisées dans le monde d'accéder aux systèmes de paiements. Mais le développement du e-commerce, appelant l'émergence de monnaies dédiées au cyberespace, a fait surgir la concentration oligopolistique d'un capitalisme de plateformes, menaçant d'entraîner la capture des systèmes de paiements par des monopoles privés non régulés, les Bigtechs.

Parce que les systèmes de paiements sont des réseaux dont la dynamique est animée par des effets d'échelle et d'envergure, la concurrence des systèmes de paiements privés ne peut mener qu'à des déplacements massifs de liquidités, conduisant à l'effondrement des systèmes incapables d'atteindre la taille minimale critique jusqu'à conduire à un oligopole concerté ou un monopole. Dans tous les cas, on aboutirait à la destruction de la souveraineté monétaire. Une dimension cruciale du lien social basculerait sous la domination d'intérêts privés. Ainsi Facebook a-t-il 2,5 milliards d'utilisateurs.

L'exploitation des données personnelles privées est devenue une source de rente par la surveillance des comportements des consommateurs. Car la mainmise sur la monnaie constitue l'ultime levier d'extraction des informations, grâce à l'accès aux données transactionnelles. Elle signifie une dérive inquiétante où les systèmes de paiements passeraient sous le contrôle d'acteurs privés hors de toute régulation juridiquement reconnue. Une telle évolution est la source des rentes gigantesques accumulées par les Bigtechs, dont les enjeux économiques, politiques et sociétaux sont d'une extrême gravité.

Le défi de la mainmise des Bigtechs sur les systèmes de paiements : capture des données et modelage du comportement des consommateurs

Dans le projet initial LIBRA et ses variations subséquentes, les innovations technologiques se combinent à une certaine idéologie. Ce projet fait partie de l'invention des stable coins, c'est-à-dire des systèmes de paiements arrimés à une ou plusieurs monnaies légales de référence. LIBRA devait être définie par sa propre unité de compte, soit un panier de devises officielles de son propre choix pour fonder une monnaie universelle. Selon le manifeste de Facebook, cette unité de compte devait être soutenue par une réserve d'« actifs réels », composée d'un panier de dépôts bancaires et de titres d'États à court terme, détenue à hauteur d'un pour un pour chaque unité de LIBRA émise.

Selon le manifeste de lancement, l'Association LIBRA devait être une organisation à but non lucratif, sise à Genève. Son rôle était d'assurer la gouvernance du système. Ses membres devaient constituer les nœuds choisis du réseau permettant la validation des paiements. La blockchain LIBRA était donc une blockchain permissionnée.

Il s'agissait donc de fabriquer une monnaie mondiale de nature entièrement privée et convertible en n'importe quelle monnaie natio nale. En somme, Facebook voulait résoudre, avec LIBRA, le problème de l'incomplétude de la monnaie internationale sous le leadership d'un monopole privé. L'association gérant la réserve devait être prête à acheter toute unité de LIBRA présentée à la conversion à un prix égal à la valeur du panier.

Il n'est pas étonnant qu'une telle prétention ait suscité une levée de bouclier des autorités politiques et monétaires, ainsi que des régulateurs financiers aux États-Unis et en Europe, convaincus de la non-viabilité de ce projet et de la menace qu'il présentait pour la souveraineté de la monnaie. C'est pourquoi Facebook a dû réduire drastiquement ses ambitions. Le groupe a dû s'accommoder de la création d'une monnaie digitale accrochée au dollar, appelée Diem.

À la suite des avatars de Facebook, la voie était ouverte pour l'innovation fondamentale de l'économie digitale, exprimant directement la permanence de la souveraineté monétaire : la MDBC.

L'enjeu de la MDBC dans les systèmes
de paiements numériques

Avec la possibilité d'émettre des CBDC (central bank digital currency), les banques centrales s'apprêtent à créer un « ancrage monétaire » à la digitalisation de l'économie (Panetta, 2021). À terme, elles répondront ainsi à la digitalisation de l'économie et au rôle central des données et de leur valorisation dans l'économie, qui s'exprime pleinement dans le système monétaire. Ce faisant, comme le souligne la BRI (Banques des règlements internationaux), elles se donnent les moyens d'améliorer le système de paiements actuel (BRI, 2021b), à commencer par assurer son intégrité, mais aussi l'inclusion et l'efficacité des paiements, ainsi que la protection de la concurrence.

Le FMI (Fonds monétaire international) a mis en évidence les principales caractéristiques de la MDBC dans l'univers des monnaies numériques. Il faut distinguer la MDBC de gros qui est réservée aux transactions entre institutions financières et la MDBC de détail qui peut être utilisée par tous les agents économiques.

La MDBC de gros réduirait drastiquement les coûts des transactions sur titres qui font intervenir de nombreux acteurs pour la validité et la sécurité des échanges ; ce qui demande de longs délais. En outre, la monnaie qui est échangée n'est pas garantie par la banque centrale. Une MDBC de gros supprimerait cette difficulté, à condition d'émettre de la monnaie digitale sur une blockchain permissionnée qui enregistrerait les mouvements de titres et de monnaie en supprimant de nombreux intermédiaires, puisque les protocoles de vérification et de sécurisation sont contenus dans les codes informatiques.

La MDBC de détail est une monnaie fiduciaire légale pour usage domestique. Elle assure l'accès égal des moyens de paiement aux citoyens. Elle comporte deux dispositifs :

  • les jetons transférables dans les paiements (cash digital) que les consommateurs peuvent stocker dans des portefeuilles numériques. Ce moyen de paiement bénéficie d'un règlement instantané des paiements et de la possibilité d'anonymat ;

  • les comptes avec paiements par transferts de et vers la banque centrale. Cette modalité peut entraîner des risques de désintermédiation des banques commerciales qui s'élèvent en période de stress financier. Mais, d'un autre côté, si la MDBC améliore l'inclusion financière et si elle fait disparaître entièrement le cash traditionnel, elle peut renforcer la transmission de la politique monétaire en éliminant la barrière de taux zéro en basse conjoncture, fournissant ainsi un nouvel instrument à la politique monétaire.

La MDBC pourrait contrer la domination des monopoles privés sur les systèmes de paiements, en cas de disparition du cash. Mais alors deux conditions devraient être remplies. Premièrement, il faudrait impérativement que les données des consommateurs soient protégées ; deuxièmement, les Bigtechs devraient eux aussi être soumis à une réglementation, de manière à éviter une forme de concurrence déloyale avec les banques, mais aussi afin de préserver la souveraineté monétaire.

Quelles conséquences pour les banques, pour la stabilité financière et pour la politique monétaire ?

Dans l'ensemble, les conséquences économiques des CBDC peuvent être regroupées en trois thèmes principaux : les effets de leur émission sur les banques (en particulier les prêts), leurs implications pour la stabilité financière et leur utilisation comme nouvel outil de politique monétaire. BIS (2021b) propose une revue exhaustive de la littérature pertinente sur ce sujet.

L'émission de MDBC portant un taux d'intérêt est une alternative aux dépôts dans les banques commerciales. Comme les taux des dépôts entrent en concurrence directe avec le taux de la MDBC, un large remplacement des dépôts bancaires rendrait la transmission de la politique monétaire par les taux d'intérêt plus directe.

Toutefois, ce changement dans la structure du système de paiements peut forcer les banques commerciales à accroître leurs spreads de crédit pour préserver leur rentabilité, car elles devraient rechercher à leur passif des fonds sur les marchés de gros et proposer des dépôts à terme pour limiter la réduction de la taille de leurs bilans résultant de la perte de leurs dépôts à vue (cf. schéma infra). Mais cette contrainte sur les banques peut provoquer un risque d'instabilité financière par les ruées vers la banque centrale en cas de comportement mimétique des déposants. Ce risque serait accru dans une situation de vulnérabilité financière pouvant conduire à une crise systémique.

Le schéma (infra) décrit le scénario d'une désintermédiation en temps normal, jusqu'à une limite qui dépend de la stratégie des banques pour restructurer leurs bilans. Le second est le risque d'une fuite massive en période de stress financier qui est de l'ordre d'une crise de liquidité frappant les banques. L'assurance des dépôts demeure la meilleure méthode pour l'endiguer. Elle peut être complétée par une réglementation pour pérenniser la robustesse des bilans bancaires. En effet, les banques peuvent sentir leur modèle menacé et s'opposer à l'attractivité de la MDBC pour maintenir la stabilité de leurs ressources. Elles peuvent avoir intérêt à ce que la MDBC ne soit pas rémunérée. Elles peuvent aussi chercher à obtenir que les dépôts en MDBC soient enregistrés sur des comptes bancaires, légitimés par leur expertise dans l'offre de crédit.

Schéma
Impact de désintermédiation due à la MDBC sur les taux d'intérêt
du passif des banques

(1) Sans MDBC. (2) Avec MDBC.

Source : d'après les auteurs.

À l'opposé, il existe une solution radicale qui est de sortir du système de réserves fractionnées, ce qui représenterait une mutation complète du système de paiements pour le xxie siècle. Les banques commerciales se transformeraient en fonds communs de placement avec un passif composé de fonds propres plus importants et de dette obligataire au lieu de dépôts (partie droite du schéma supra). Seules des banques étroites, c'est-à-dire avec un actif constitué entièrement de titres publics sûrs, continueraient à émettre de la monnaie.

Restructurer le système monétaire international vers un multilatéralisme de coopération institutionnalisée

La digitalisation monétaire représente une opportunité inouïe de réformer le système monétaire international. Les avantages internationaux d'une adoption des CBDC par les émetteurs monétaires souverains ont été soulignés, entre autres, par le FMI (Adrian, 2021). Mais de façon plus générale, il existe une préoccupation, si la MDBC intensifie les services de paiements au détail transfrontaliers, d'une intensification de la substitution de devises pour évasion fiscale, entraînant la volatilité des taux de change au détriment de la stabilité financière. Mais ces risques font partie du système de la devise clé. Connus de longue date, ils ont pour raison le dilemme de Triffin qui est inhérent à la devise clé : l'offre de dollar ne dépend que des objectifs internes de la politique économique américaine ; ils n'ont aucune raison de s'accorder aux besoins mondiaux de liquidités en dollars. Les crises de change et les crises financières liées sont récurrentes et surtout concentrées sur les pays émergents et en développement qui ne bénéficient pas des expédients (swaps de devises convertibles) pour atténuer ces crises.

Les MDBC, fondées sur des identités digitales et opérationnalisées sous forme de comptes rémunérés, peuvent-elles éliminer ces risques ? Dans son rapport annuel 2021 (chapitre 3), la BRI fait remarquer que la MDBC a des attributs très différents de la liquidité traditionnelle des banques centrales. En effet, les banques centrales conservent le contrôle transfrontalier de la monnaie qu'elles émettent. Elles peuvent restreindre l'accès des non-résidents à leur monnaie pour des transactions autorisées. Cela permet de réduire les risques de flux de capitaux volatils et donc de substitutions erratiques de devises.

Toutefois la coopération monétaire internationale est indispensable à l'organisation des échanges multidevises. Car il faut transmettre les identités digitales en dehors des pays émetteurs des MDBC. Comment cela serait-il possible si les réglementations qui protègent les données sont différentes ? Un accord international pour partager les identités digitales est indispensable pour établir une dimension internationale dans l'organisation d'un système de MDBC. Car les souverains monétaires participants doivent pouvoir reconnaître mutuellement leurs identités digitales.

Mark Carney a suivi cette voie. Dans une adresse remarquée au symposium de la Federal Reserve (Fed) à Jackson Hole en août 2019, il a fait allusion à la possibilité d'une devise mondiale synthétique qu'il appelle « hégémonique », fondée sur un panier de monnaies digitales de banque centrale et mise en œuvre à travers un réseau de ces banques centrales.

Une telle devise synthétique mondiale réduirait significativement l'influence du dollar sur les paiements internationaux. Par la diversité des MDBC participantes, elle réduirait les fluctuations de change pour le grand nombre de pays dont les monnaies ne participent pas au panier. En réduisant l'influence des États-Unis sur le cycle financier global, ce système réduirait la volatilité des mouvements de capitaux subie par les pays émergents et en développement. Les monnaies du panier deviendraient des composantes d'un actif sûr mondial, encourageant les pays émergents à diversifier leurs avoirs en actifs sûrs au-delà du dollar.

La promotion du DTS (droit de tirage spécial) dans un SMI (système monétaire international) symétrique

La solution alternative et plus compatible avec le besoin d'un niveau monétaire universel, pour affronter des problèmes environnementaux qui le sont, est la promotion des DTS. Car les DTS constituent une liquidité ultime qui n'est pas la contrepartie de la dette d'un pays. La promotion des DTS s'impose « naturellement » et avec elle le rétablissement du rôle monétaire du FMI, qui a été capté par le Trésor des États-Unis dès le début du système de Bretton Woods et poursuivi après sa disparition sous la forme d'une devise clé à hégémonie dégénérée, dont la conséquence a été l'instabilité financière.

La symétrie des ajustements de balances de paiements, que Marc Carney recherche dans son panier synthétique de MDBC, serait plus simplement réalisée par l'émission de DTS digitaux, dans laquelle toutes les devises importantes seraient convertibles, et qui serait une monnaie fiduciaire à offre flexible.

Il n'y a pas d'obstacle technique à faire du DTS l'actif de réserve d'un SMI pluridevises symétrique parce que le DTS est un standard international par construction. Pour faire du DTS l'actif ultime de réserve mondiale, il faudrait des allocations contracycliques. Le transfert de DTS devrait devenir le seul mécanisme de financement du Fonds.

En dehors d'ajustements contracycliques souples pour réguler la conjoncture mondiale que le FMI piloterait sous la direction de son conseil exécutif, il y aurait une autre fonction à assumer, celle de prêteur en dernier ressort international. Seul un mécanisme de financement en dernier ressort multilatéral et autofinancé par le FMI grâce à une création ex nihilo de DTS peut être efficace. Il mettrait le FMI en tant que prêteur en dernier ressort international dans la même logique que les banques centrales en tant que prêteurs en dernier ressort nationaux.

Cette réforme, d'apparence radicale, peut être établie progressivement en développant l'existant. Par sa définition même, le DTS répartit la contrainte internationale de manière plus équitable en diffusant le « privilège exorbitant » de l'émetteur sur l'ensemble des devises du panier. Cela plaide pour une réforme progressive des quotas, de manière à corriger l'avantage indu des pays occidentaux. Plus le panier reflétera la composition du PIB mondial, moins le dilemme de Triffin déstabilisera la liquidité internationale.

Le FMI peut faire beaucoup pour la promotion du DTS en plaçant l'ensemble de sa comptabilité sur une base de DTS ; ce qui revient à amalgamer le compte des ressources générales du FMI et le compte du département DTS ; ce qui ferait du DTS l'unité de compte internationale officielle de l'ensemble des contrats publics internationaux.

Enfin et surtout, les pays pauvres ont des besoins urgents de devises pour couvrir des importations vitales et des dépenses nécessaires sur des grandes priorités politiques et économiques. Or une allocation générale, même de montant élevé, n'est pas adéquate si elle est distribuée en fonction des quotas. Pour faire face à l'urgence, les DTS inutilisés des pays avancés pourraient être déposés dans un fonds dédié par décision collective du G20 pour acheter des obligations émises par les banques multilatérales de développement. Ces dernières financeraient des investissements prioritaires dans les pays en développement conformément à une finalité globale d'éthique humaine.

Encore faut-il que le FMI devienne effectivement le prêteur international en dernier ressort. En instaurant le multilatéralisme monétaire, le FMI deviendrait la source de l'assurance collective que ses statuts lui avaient conférée et qu'il n'a jamais pu exercer.


Bibliographies

Adrian T. (2021), « Digital Technology: How It Could Transform the International Monetary System », Remarks at the 29th International Financial Congress of the Bank of Russia, juin.

Aglietta M. et Lakomski-Laguerre O. (2021), « Les mutations de la monnaie », in Économie mondiale 2022, chapitre 7, La Découverte.

Aglietta M. et Valla N. (2021), Le futur de la monnaie, Odile Jacob.

BRI (Banque des règlements internationaux) (2021a), CBDCs: an Opportunity for the Monetary System, Annual Report, chapitre 3.

BRI (2021b), « CBDCs: Motives, Economic Implications and the Research Frontier », Working Paper, no 976, novembre.

Carney M. (2019), « The Growing Challenge for Monetary Policy in the Current International Monetary and Financial System », Luncheon Address, Fed Symposium, Jackson Hole, 23 août.

Cœuré B. (2018), « Central Bank Digital Currency », Committee on Payments and Market Infrastructures, mars.

Panetta F. (2021), « Central Bank Digital Currencies: a Monetary Anchor for Digital Innovation », Speech at the Elcano Royal Institute, novembre.