Les banques centrales, et tout particulièrement la BCE (Banque centrale européenne), ne cessent d'être interpellées depuis la crise financière par des ONG (organisations non gouvernementales), des think tanks ou d'autres représentants de la société civile, sur les effets induits de leur politique dans des champs qui, a priori, ne relèvent pas directement de leur mandat. Qu'ils s'agissent des effets redistributifs des politiques monétaires non conventionnelles impactant les inégalités patrimoniales mais également la stabilité financière, de l'impact différencié de la politique monétaire sur l'accès à l'emploi selon l'appartenance ethnique aux États-Unis, du principe de neutralité de marché analysé comme une entrave à la transition écologique ou de la mise à distance d'une crise de la dette souveraine dans la zone euro par la fermeture des spreads souverains, tous ces sujets ont pour dénominateur commun leur impact majeur sur les systèmes socioéconomiques. D'où la nécessité de s'interroger sur la responsabilité sociétale des banques centrales. Pourtant, une rapide recherche sur Internet est édifiante : cette question passe totalement sous les radars. Cette thématique n'existe pas ! Ou, du moins, n'est pas formulée en ces termes. Seule exception de taille : le 21 mai 2021, Isabel Schnabel, membre du Comité exécutif de la BCE, prononça un discours intitulé « La responsabilité sociétale et l'indépendance des banques centrales »1. Elle y constate que « les vifs débats publics sur les conséquences distributives et sociétales plus larges des mesures de politique non conventionnelles témoignent de la méfiance naissante à laquelle sont aujourd'hui confrontées les banques centrales ». Or comme le pointe le titre de ce discours, cette injonction à la responsabilité sociétale est d'autant plus épineuse et délicate à gérer que les banques centrales sont des institutions indépendantes.
La responsabilité sociétale des banques centrales fait écho à la responsabilité sociale des entreprises. Dès lors pourquoi ne pas utiliser le même qualificatif ? La responsabilité sociale des entreprises est en lien direct avec l'approche partenariale de l'entreprise, les « partenaires » étant ceux à l'égard desquels l'entreprise doit être responsable. Ce faisant, la différence de qualificatif traduit le fait que les banques centrales sont responsables vis-à-vis de l'ensemble de la société. Cela n'exclut pas que les banques centrales aient également une responsabilité sociale, mais celle-ci n'englobe pas les mêmes exigences que sa responsabilité sociétale. La responsabilité sociale des banques centrales se réfère à la manière dont l'institution traite en interne des questions sociales, de parité, de déontologie, etc. Ici, la grille d'appréciation est très similaire à celle que nous pouvons appliquer aux entreprises. En revanche, la responsabilité sociétale se réfère au fait que la banque centrale gère la monnaie, une institution fondamentale de nos systèmes socioéconomiques, ce qui place d'emblée sa responsabilité à l'échelle de la communauté de paiement dans son ensemble.
Nous nous attacherons dans un premier temps à décrypter les forces à l'œuvre dans la déconstruction du mythe d'une banque centrale uniquement dédiée à la préservation de la valeur de la monnaie et déconnectée des grands enjeux et débats sociétaux. Puis nous nous interrogerons sur cet écart croissant depuis la crise financière de 2007-2008 entre la responsabilité sociétale des banques centrales de facto et de jure. Nous illustrerons ce mouvement de réencastrement de la politique des banques centrales à travers deux questions intensément débattues : d'une part, les effets en termes d'inégalités de la politique monétaire et, d'autre part, le rôle des banques centrales dans la transition écologique. Enfin, nous pointerons des questions qui restent en suspens en matière de responsabilité sociétale des banques centrales.
L'effritement du mythe d'une responsabilité sociétale circonscrite à la préservation de la valeur de la monnaie
La forme institutionnelle de l'indépendance des banques centrales, qui s'est généralisée à partir des années 1980 dans la plupart des économies dites avancées et dans nombre de pays émergents, reposait sur l'idée d'une dépolitisation des banques centrales comme moyen d'assoir de manière crédible l'orientation anti-inflationniste des politiques monétaires. Cette institutionnalisation de la coupure du lien entre les gouvernements et l'institution en charge de la politique monétaire visait à lutter contre la propension supposée des gouvernements, à l'approche d'une élection, de mener une politique monétaire trop souple pour soutenir l'activité et l'emploi – et donc favoriser leur réélection – au prix d'une dépréciation de la valeur de la monnaie et donc d'une plus forte inflation. Dans les termes de l'économiste, déléguer la politique monétaire à une banque centrale conservatrice (Rogoff, 1985) (au sens de plus anti-inflationniste que la société) permet de supprimer le biais inflationniste associé à l'incohérence temporelle (Kydland et Prescott, 1977 ; Barro et Gordon, 1983) inhérente à la politique monétaire. Cette dernière est alors conçue comme un domaine purement technique pouvant être délégué à des experts dépourvus de toute motivation politique. Cette « dépolitisation » affichée de la monnaie et de l'institution qui la gère est renforcée dans la zone euro par le fait que l'espace de circulation de la monnaie européenne ne coïncide pas avec l'espace de souveraineté d'un État. Le lien entre monnaie et souverain est distendu car l'euro n'est pas adossé à un budget fédéral.
Dans cette conception très étroite et techniciste de la monnaie et de la politique monétaire, la responsabilité sociétale de la banque centrale, même si cette formulation n'a jamais été de mise, se limitait de facto à respecter le mandat qui lui a été confié, à savoir, dans nombre de pays, celui de préserver la valeur de la monnaie et donc de maintenir une inflation basse et stable. Le présupposé était donc que la stabilité des prix bénéficie à toute la société, sans différenciation entre débiteurs et créanciers ou selon les catégories sociales, contrairement à l'inflation qui aurait des effets redistributifs selon les capacités différenciées d'indexation des revenus des différents acteurs économiques. En outre, la plupart des économistes pensaient que la stabilité financière était comme encapsulée dans la stabilité des prix, une sorte de produit joint de celle-ci. Rétrospectivement, cette conjecture s'est révélée fausse. La période qualifiée de « grande modération » du milieu des années 1980 à la grande crise financière de 2007-2008, caractérisée par une faible inflation et une réduction de la volatilité tant de l'inflation que du cycle des affaires, a au contraire favorisé les prises de risque excessives des intermédiaires financiers, en particulier les banques, sans que les banques centrales ne réagissent aux dérives de l'endettement et de la finance structurée. Dès le début de la crise financière, la réponse des banques centrales a été de réendosser leur fonction historique de prêteurs en dernier ressort et même d'aller au-delà en devenant de véritables market makers en dernier ressort. Les banques centrales ont sauvé le système financier mondial en injectant dès le mois d'août 2007 des quantités considérables de liquidités et en se substituant au marché interbancaire gelé par la défiance des banques les unes vis-à-vis des autres. Ce n'est pas tant le sauvetage qui interroge du point de vue de la responsabilité sociétale des banques centrales, mais bien le fait de ne pas avoir vu venir les dérives de la finance qui ont conduit à une crise financière si grave.
C'est précisément dans ce moment-là que prennent racine les interrogations légitimes sur la responsabilité sociétale des banques centrales. Ces dernières furent perçues comme des sortes de pompiers pyromanes ayant contribué à créer un contexte macroéconomique propice à une dérive considérable de l'endettement privé et donc à l'instabilité financière. Corsetées par leur mandat étroit de préservation de la valeur de la monnaie et prisonnières d'une doctrine très promarché gouvernant leurs actions, les banques centrales ne réagirent pas à l'accumulation de fragilités financières dans les bilans tout en endossant les habits du sauveur quand la crise financière éclata. De facto, dans la gestion de la crise financière, elles agirent de concert avec les gouvernements pour sauver les banques de leurs excès. Difficile après un tel épisode de continuer à concevoir la gestion monétaire comme purement technique et dépolitisée.
D'autant que les années qui suivirent furent marquées par les révélations sur des scandales financiers de toute sorte : affaires Abacus, scandales du Libor, de l'Euribor, du Tibor que François Morin qualifie à raison d'« ententes en bande organisée » (Morin, 2015), pyramide ponzi, emprunts toxiques aux collectivités locales, fraudes sur les prêts hypothécaires, implication des banques dans des dispositifs d'évasion fiscale à grande échelle, etc. La liste semble pouvoir s'étirer à l'envie. La finance n'est alors vue dans la société qu'à travers le prisme de ses perversions. Symptomatique du ressenti populaire, la finance au cinéma2 est un monde de cupidité, de connivences et de conflits d'intérêts, un monde dans lequel les gains sont privatisés et les pertes socialisées, « pile je gagne, face tu perds ». Or les banques centrales sont perçues comme ayant été partie prenante, à leur corps défendant, de ce contexte d'aléa moral généralisé.
Un écart intenable entre responsabilité sociétale de jure et de facto
Tout un chacun a le sentiment que la vie économique et sociale est depuis 2007 gouvernée par une succession de crises (financière, souveraine, sanitaire, écologique). Ce contexte a rendu « visible » ce qu'avait occulté la période de grande modération : la gestion de la monnaie n'est pas une pure affaire technique et dépolitisée. Les banques centrales sont des acteurs clés des « affaires » du monde et non de simples agences indépendantes et imperméables aux attentes sociales. Un regard historique suffit d'ailleurs à invalider l'idée que les banques centrales sont des institutions à l'écart des soubresauts inhérents aux crises, aux guerres ou aux tensions géopolitiques.
Les premières banques centrales en Europe fournissaient des avantages financiers aux États et assumaient des fonctions de gestion de la dette publique3. Cette fonction première était souvent associée à une autre fonction clé, celle d'unifier l'émission et la circulation monétaire, de centraliser et gérer les réserves métalliques du pays et donc d'améliorer et de fluidifier le système de paiement. Après avoir été mise sous le boisseau, la fonction de gestion de la dette publique a été réactivée au xxe siècle dans les périodes de guerre voire au-delà. Les régimes de central banking n'ont donc cessé d'évoluer au cours de l'histoire. Goodhart (2010) identifie trois régimes stables du central banking entrecoupés de périodes plus troublées :
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la période qu'il qualifie d'ère victorienne qui commence vers 1840 et s'achève en 1914 ;
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la période de fort contrôle gouvernemental des années 1930 à la fin des années 1960 ;
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puis l'ère du triomphe des marchés des années 1980 à 2007.
En dépit de régimes monétaires très différents : étalon-or pour la première période et ciblage d'inflation pour la troisième période, ces deux époques furent marquées, d'une part, par une forte confiance dans les mécanismes de marché et, d'autre part, par des banques centrales relativement indépendantes des gouvernements.
En revanche, après les troubles monétaires de l'après Première Guerre mondiale, la fin avérée de l'étalon-or, la grande dépression et la déflation des années 1930 débouchèrent sur un régime de central banking dans lequel les banques centrales se trouvaient dans une position de relative subordination vis-à-vis de gouvernements plus intrusifs et directifs à l'égard des banques et de la finance. Cette reprise en main fut légitimée par le fait qu'une partie de l'opinion publique suspectait les banques centrales d'être soumises aux intérêts de financiers privés et de négliger l'intérêt public (Crockett, 2003). Cette prise d'ascendant des gouvernements sur les banques centrales fut assez rapide et dans de nombreux pays (Singleton, 2010 ; Blancheton, 2016), elle prit la forme d'une nationalisation de la banque centrale. Le modèle de banque centrale publique s'est alors imposé en Europe et dans le reste du monde dans les années 1940.
Cette périodisation suggère que nous sommes depuis la crise financière et la grande récession dans une période de transition vers un nouveau régime de central banking dans lequel les banques centrales renoueraient avec un réencastrement de leur politique dans la vie de la cité.
La crise financière a dévoilé, au sens littéral d'avoir levé le voile, la non-neutralité de la gestion de la monnaie par les banques centrales, y compris les plus indépendantes. C'est particulièrement le cas pour la BCE. Cette mise en lumière de l'écart entre une responsabilité sociétale de jure dictée par un mandat souvent étroit se résumant à assurer un environnement monétaire stable et la réalité observée d'une responsabilité sociétale de facto plus forte sous-tend la multiplication d'injonctions émanant de la société civile visant finalement à reconnaître cet état de fait.
En effet, depuis la crise de 2007-2008, les épisodes au cours desquels les banques centrales et en particulier la BCE ont endossé un rôle perçu comme ayant des impacts socioéconomiques majeurs se sont multipliés. N'est-ce pas le « whatever it takes » de Mario Draghi qui sauva l'euro, alors même que les États membres s'enlisaient dans les tergiversations ? De ce point de vue, la BCE n'a-t-elle pas assumé de facto une responsabilité sociétale, et même politique, outrepassant sa responsabilité étroite de préserver la valeur de la monnaie ? Quand la BCE « ferme » les spreads sur les dettes souveraines des États membres éloignant le spectre d'une nouvelle crise de dette souveraine, ne renoue-t-elle pas de facto avec sa fonction historique de gestion des dettes publiques ?
Cette prise de conscience collective des pouvoirs des banques centrales allant bien au-delà de leur mandat officiel a nourri les injonctions multiples émanant de la société civile pour qu'elles mobilisent plus directement leurs capacités d'action pour le bien commun.
La reconnaissance par les banques centrales des effets redistributifs de la politique monétaire
Aux États-Unis, la pandémie a réactivé un débat sur le rôle de la banque centrale américaine sur les inégalités raciales d'accès à l'emploi. Le double mandat de la Fed (Federal Reserve) s'enracine dans le mouvement social américain de lutte pour l'égalité des droits. Après la conquête des droits civiques, Martin Luther King avait eu pour ambition d'étendre son action aux questions d'inégalités et de plein-emploi. Après son assassinat, sa veuve Coretta Scott King reprit le flambeau, cofondant le Comité national pour le plein-emploi qui joua un rôle clé dans les discussions en amont du Humphrey-Hawkins Act de 1978 qui instaura le mandat dual de la Fed, à savoir la maîtrise de l'inflation, mais également un objectif d'emploi maximal. Ce deuxième objectif passera rapidement au second plan dans le contexte de forte inflation qui conduira à la nomination de Paul Volker à la tête de la Fed en 1979. Il connaîtra cependant un retour en grâce avec la grande récession et la crise financière de 2008, la Fed choisissant de soutenir l'activité jusqu'à faire baisser le taux de chômage à 3,5 % à la fin de 2019 et à 5,4 % pour les Afro-Américains, point le plus bas depuis quarante ans (Goetzmann, 2020). La pandémie et le confinement ayant effacé ce résultat, la question est revenue avec force. Ainsi, en juillet 2020, Jérôme Powell admettait regarder avec beaucoup d'attention le niveau de chômage par catégorie de population tout en considérant que la banque centrale ne disposait pas d'outils pour lutter contre ces inégalités raciales renvoyant aux outils budgétaires. Pourtant, un mois plus tard, dans un discours lors du symposium de Jackson Hole, il annonçait que la Fed allait donner plus de poids à sa mission de favoriser l'emploi des familles à faibles revenus, les plus touchées par la pandémie. C'est l'une des justifications majeures à la révision de la doctrine de la banque centrale américaine qui consiste à ce que l'objectif de stabilité des prix s'entende désormais comme un taux d'inflation proche de 2 % en moyenne à long terme. En conséquence, l'inflation constatée peut rester durant un certain temps supérieure à cette cible, dès lors que cela compense une période antérieure inférieure à la cible. L'objectif de plein-emploi – y compris pour les minorités afro-américaines et hispaniques – regagne donc en priorité, ce qui se traduit par le fait que la Fed suit de nouveaux indicateurs pour ajuster sa politique monétaire et notamment le taux de chômage des Afro-Américains et la croissance des salaires des travailleurs les moins bien payés.
Cette attention croissante aux effets de la politique monétaire sur les inégalités n'est pas l'apanage de la Fed, cette question commence également à être débattue à la BCE. En témoigne le discours d'Isabel Schnabel prononcé le 9 novembre 2021 et intitulé « Monetary Policy and Inequality »4. Partant du constat que la pandémie de Covid-19 a exacerbé la perception d'inégalités croissantes, elle affirme que « les banques centrales ne sont plus considérées comme des spectateurs dans ce débat. Le recours aux achats d'actifs, en particulier, a suscité des inquiétudes quant au fait que la politique monétaire pourrait accroître les inégalités économiques en favorisant ceux qui possèdent des actifs financiers ». Selon Isabel Schnabel, le diagnostic doit être nuancé. Constatant que les travailleurs aux revenus les plus faibles sont également plus exposés en moyenne que les travailleurs les mieux rémunérés au risque de perte d'emploi en cas de récession, elle en déduit que l'effet positif d'une politique monétaire expansionniste, par son effet sur la croissance du PIB, profite principalement aux groupes sociaux dont les revenus sont les plus faibles. Par leur réaction à la crise financière de 2007-2009, les banques centrales auraient donc finalement protégé en priorité les membres les plus vulnérables et les plus défavorisés de la société.
Les appels pressants au verdissement de la politique monétaire
Les banques centrales sont également soumises aux pressions et aux interpellations de la société civile quant à leur inaction en faveur du climat. Ces pressions à agir s'expliquent par le cercle vicieux qui lie finance et climat. En procurant des financements peu chers et abondants, dont les risques sont mal tarifés, aux entreprises impliquées dans la recherche, l'exploration et la production d'énergies fossiles, les institutions financières rendent le changement climatique possible, voire l'accélèrent. En retour, le changement climatique est un facteur majeur d'instabilité financière. L'objectif véritable de la transition écologique est de réduire drastiquement nos émissions de GES (gaz à effet de serre) en deçà d'un seuil critique que l'on appelle le budget carbone de la planète. Il s'agit du montant maximal d'hydrocarbures encore brûlables tout en restant sous le seuil de réchauffement des +1,5 oC. Pour respecter un budget carbone de +1,5 Co avec une probabilité de 50 % d'ici à 2050, il faut que près de 60 % du pétrole et du méthane fossile (principal composant du gaz naturel) et 90 % du charbon ne soient pas extraits (Welsby et al., 2021). Une partie de ces réserves imbrulables ont déjà été prospectées et sont déjà valorisées aux bilans des industries extractives. L'échouage de ces actifs adossés aux fossiles est donc inéluctable même si le timing de sa concrétisation est très difficile à anticiper précisément. Or les marchés et les intermédiaires financiers sont à proprement parlé incapables de fonctionner sous contrainte du respect du budget carbone. L'analyse financière pure conduit à juger les projets d'investissement et à arbitrer entre eux sur la base de critères qui restent totalement indifférents au réchauffement climatique et plus généralement à toute dégradation des écosystèmes. La finance répartit les flux financiers en fonction du couple rendement-risque anticipés qui ne tient pas compte des externalités négatives des investissements bruns (surinvestissements car sous-évaluation du risque d'échouage) et qui ne tient pas compte des externalités positives des investissements verts (sous-investissements relativement à ce qui serait socialement optimal). Dès lors, le seul moyen de provoquer une réallocation des flux financiers favorable aux investissements durables et soutenables écologiquement est une intervention forte des pouvoirs publics, des régulateurs et des banques centrales, modifiant le couple rendement-risque anticipés en faveur des investissements « verts » au détriment des investissements «carbonés». Les banques centrales ont les moyens, en adaptant leurs instruments, d'agir sur les conventions de marchés et de briser le cercle vicieux en favorisant la réallocation des flux financiers et la réévaluation des risques financiers climatiques. Ce qui explique les interpellations dont elles sont l'objet en ce domaine.
Pour autant, endosser cette responsabilité reste une affaire épineuse car le réchauffement climatique crée une situation d'incertitude radicale. L'outil statistique devient alors impuissant puisque les régularités du passé ne peuvent plus guider nos actions. Or nos systèmes économiques reposent sur une gouvernance par la quantification notamment de la balance coûts-avantages des mesures de politique économique. Prendre des décisions en situation d'incertitude radicale implique d'accepter des méthodologies de rupture, plus prospectives, plus qualitatives et plus analytiques renonçant aux approches probabilistes. La difficulté à rompre avec le dogme de la quantification précise et systématique comme justification à l'action publique crée un « biais à l'inaction ». C'est très frappant à la lecture des rapports du NGFS (Network for Greening the Financial System) qui sont très lucides sur le diagnostic, mais qui, en dépit de la reconnaissance de l'urgence d'agir, continuent à appeler à plus de recherches sur les fondements à l'action tout en reconnaissant que cette quête du Graal ne peut par définition pas aboutir dans une situation d'incertitude radicale. Or nous savons que le moindre dixième de degré compte dans notre lutte collective contre le réchauffement climatique d'où les interpellations de la société civile à l'égard des banques centrales qui disposent de plusieurs leviers pour verdir leur politique monétaire et la politique macroprudentielle dès lors qu'elles accepteraient une rupture paradigmatique dans la motivation à l'action. Sans souci d'exhaustivité, les banques centrales pourraient verdir leur politique de collatéraux, imposer une conditionnalité « verte » dans l'accès privilégié à la liquidité, verdir le QE (quantitative easing), se coordonner avec les banques publiques d'investissement pour soutenir des plans d'investissement dans la transition écologique, voire monétiser la dette publique pour dégager les marges de manœuvre budgétaires pour assurer la bifurcation écologique des économies. Elles ne le font pas ou très peu dans les pays dits avancés. Ce biais à l'inaction est conforté par leur statut d'indépendance et le manque de légitimité démocratique à l'action climatique derrière lequel elles se retranchent. Pourtant des arguments en termes de risques financiers systémiques d'origine climatique et d'impact sur l'inflation du réchauffement climatique vont eux dans le sens d'une action des banques centrales.
Des avancées, mais des progrès restent à faire
Le focus mis sur les questions des effets redistributifs de la politique monétaire et du rôle des banques centrales dans la transition écologique ne doit pas occulter que le cadre institutionnel dans lequel elles forgent leur doctrine et leur politique monétaire a une influence majeure sur la manière dont elles répondent à leur responsabilité sociétale. En parti culier, il convient de s'intéresser aux acteurs avec lesquels elles nouent des contacts réguliers et institutionnalisés et qui sont donc susceptibles d'influer sur la manière dont elles exercent leur responsabilité sociétale. Dans le cadre de sa revue stratégique, la BCE a ainsi affiché une volonté de transparence et a organisé des échanges « sans filtre » avec des ONG (Positive Money, Finance Watch, Greenpeace, etc.) qui parfois bousculaient assez fondamentalement ses positions (ECB Listens, 21 octobre 2020)5. Elle a également transmis et fait diffuser un questionnaire visant à permettre aux citoyens européens de s'exprimer sur son action6. La retranscription de la parole des répondants a été d'une remarquable transparence tant en ce qui concerne les réponses relatives aux inégalités (question sur les objectifs secondaires) qu'à celles concernant le climat. Cette démarche plus « ouverte » sur les attentes de la société est en ligne avec sa responsabilité sociétale. Néanmoins cet effort louable durant l'exercice de revue stratégique ne doit pas occulter que des canaux d'influence bien moins « équilibrés » continuent à être très actifs. Ainsi, en octobre 2017, le Corporate Europe Observatory a publié un rapport dévoilant la composition des comités consultatifs de la BCE (CEO, 2017). Le rapport pointe l'existence de vingt-deux comités consultatifs, ce qui représente 517 sièges parmi lesquels à la date du rapport 508 sièges étaient occupés par des représentants du secteur financier privé (banques, gestionnaires d'actifs, chambres de compensation, consultants en finance, etc.). Au sein même de ces comités, les banques systémiques européennes sont surreprésentées avec 208 sièges sur les 508 sièges monopolisés par l'industrie de la finance. Cette composition très déséquilibrée des comités consultatifs de la BCE, privilégiant systématiquement les acteurs financiers, contrevient à sa responsabilité sociétale en ce sens qu'elle ne reflète pas la diversité des intérêts. Le recrutement de ces comités ne se faisant que très rarement sur la base d'appels à candidature ouverts, la responsabilité sociétale de la BCE est donc bien engagée dans le fait de ne pas ouvrir les espaces délibératifs de l'écosystème qui influence ses décisions.
Conclusion
Comme le rappelle fort justement Monnet (2021), « les banques centrales telles que nous les connaissons aujourd'hui (c'est-à-dire des institutions publiques, non soumises aux objectifs de profit d'actionnaires privés) sont nées en même temps que l'État-providence, et avec des objectifs similaires, au sortir de la Seconde Guerre mondiale (p. 9) » et « en tant que « banque-providence », la banque centrale doit être intégrée aux débats et aux institutions démocratiques, et non comme une gestionnaire purement technique traitant de sujets isolés du reste de la politique économique et sociale (p. 8) ». Cet enchâssement de la banque centrale dans le système de l'État-providence a été occulté par l'illusion d'une neutralité de la monnaie et d'une gestion purement technicienne de celle-ci. Illusion qui prévalait dans le modèle de banque centrale qui s'était imposé avant la crise financière. Les vifs débats contemporains sur les différents aspects de la responsabilité sociétale des banques centrales renouent explicitement avec cette idée d'une banque centrale encastrée dans la société, protectrice contre les errances et les défaillances des marchés financiers, réductrice d'incertitude et qui se coordonne avec l'État pour assurer un cadre macroéconomique et macrofinancier stable.