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 La Banque centrale européenne : quelle responsabilité devant le Parlement européen, corollaire de son indépendance pour assoir sa crédibilité et sa légitimité ?


Pervenche BERÈS * Présidente, AEFR. Contact : pervenche.beres@aefr.eu.

L'évolution de la politique monétaire et du rôle de la BCE après 2007 ré-ouvre le débat sur les conditions et les modalités de sa responsabilité démocratique devant le Parlement européen. Elle s'est construite à partir de 1998 sur la base du traité de Maastricht ; elle a évolué parallèlement au développement institutionnel des responsabilités de la BCE, mais la montée en puissance de politique monétaire non conventionnelle, de ses effets secondaires et l'élargissement de l'interprétation de son mandat posent de nouvelles questions.

La crédibilité et la légitimité d'une banque centrale indépendante reposent sur les conditions d'exercice de sa responsabilité. Pour la Banque centrale européenne (BCE), le traité de Maastricht, en 1992, a explicitement fait le choix de la responsabilité devant le Parlement européen et que, par là, c'est à travers lui, en tant qu'institution directement éluée, qu'elle s'adresse aux citoyens. D'autres critères peuvent exister au regard des résultats de l'action d'une banque centrale et de leur évaluation par les marchés. D'autres modèles peuvent prévaloir comme celui de la Bundesbank dont la responsabilité s'appuie sur le soutien de l'opinion publique, mais ils ont été écartés par les rédacteurs du traité qui, dans leur sagesse, ont dû légitimement considérer qu'ils n'étaient pas transposables.

Cette responsabilité du Parlement européen dans la mise en jeu de celle de la BCE oblige les deux institutions à examiner avec exigence, dans l'esprit du traité et dans un intérêt mutuel, la qualité des relations qu'elles entretiennent et à les adapter au regard de l'évolution des doctrines et des pratiques. C'est un enjeu institutionnel et démocratique. C'est cette relation particulière nécessairement en dynamique que cet article analysera.

Le Parlement européen face à l'élargissement
des missions de la
BCE et à la montée en puissance de ses nouvelles doctrines

Dès le départ, le Parlement européen cherche à favoriser une interprétation dynamique de l'articulation entre l'article 127.1 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)1 et l'article 3 (article 2 en 1998)2 du traité sur l'Union européenne (TUE) : il « observe que les décisions prises par une banque centrale en matière de politique monétaire influent sur des variables économiques réelles telles que l'investissement, l'emploi et la croissance » (paragraphe 3) (Parlement européen, 1998), « juge nécessaire, pour la transparence et sa crédibilité, que le Système européen de banques centrales (SEBC) explique combien la politique monétaire a pour ambition, aussi longtemps qu'est maintenu l'objectif de la stabilité des prix, de contribuer à la mise en œuvre d'un dosage équilibré et pertinent des politiques, afin de favoriser la croissance durable et l'emploi » (paragraphe 13) (Parlement européen, 1999b).

Par la suite, sa Commission économique et monétaire (ECON) a, par exemple, retenu « le nombre des objectifs de la BCE et la façon de définir la hiérarchie entre eux » comme l'un des deux thèmes d'un dialogue monétaire (Parlement européen, 2006).

Du côté de la BCE, la première lecture de l'article 127.1 du TFUE par Wim Duisenberg, son premier président, est limitative : « À notre avis, la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter pour promouvoir la croissance de la production et de l'emploi est de créer un environnement de prix stable. » (Parlement européen, 1999a).

Dans le discours, même après 2007 et un changement remarquable dans les conditions d'intervention de la politique monétaire, Jean-Claude Trichet reste constant et estime que « la stabilité des prix, contribue de manière importante à une croissance durable, à la prospérité économique et à la création d'emplois » (BCE, 2009).

Son successeur, Mario Draghi, franchit un pas significatif avec le « What ever it takes » (Draghi, 2012) tout en justifiant une nouvelle approche « lorsque la stabilité des prix n'est pas en péril, mais que le taux de chômage est élevé et la cohésion sociale menacée, les pressions exercées sur les banques centrales pour qu'elles réagissent s'intensifient invariablement » (Draghi, 2014).

Christine Lagarde, dès son audition comme candidate à la présidence de la BCE, va plus loin et promet de faire de la lutte contre le dérèglement climatique une priorité macroéconomique de la BCE (Parlement européen, 2019b) avant même que la Commission européenne ne soit investie et ne propose le Green New Deal. Elle le redit lors de sa première participation au dialogue monétaire : « La Banque centrale européenne a aussi un mandat qui n'est pas défini comme primaire, mais comme secondaire, et qui inclut notamment toutes les décisions de politique économique qui sont prises par les institutions européennes. Par conséquent, et par rattachement, on pourrait parfaitement considérer que le changement climatique constitue l'un des éléments du mandat – secondaire, certes, mais du mandat de la Banque centrale européenne. » « Dans notre analyse macroéconomique, nous devons inclure [...] le changement climatique [;] dans notre supervision des banques, nous devons également inclure le changement climatique, [...] clairement la transparence de la divulgation, l'évaluation des risques doivent faire partie de la surveillance exercée par les autorités de surveillance, y compris le Mécanisme de surveillance unique (MSU). » (Parlement européen, 2019c).

Elle reconnaît également la contribution du Parlement européen (Parlement européen, 2018b) à la définition de l'importance de cet objectif : « Parmi les objectifs secondaires, nous avons évidemment le développement économique, le respect de l'environnement et la lutte contre le changement climatique, et la liste se poursuit. Il est évident que ces objectifs secondaires doivent être pris en considération, a fortiori s'ils sont énoncés très clairement par d'autres institutions, et en particulier par le Parlement européen. » Tout en redisant que « la Banque centrale européenne peut uniquement agir en faveur de ses objectifs secondaires à condition de ne pas porter préjudice ou de ne pas se heurter à l'objectif de la stabilité des prix » (Parlement européen, 2021b).

La présidente de la BCE théorise cette évolution de l'interprétation de l'article 127.1 du TFUE en se référant au « mouvement réaliste » né dans l'école juridique américaine et récemment incarné par la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg. « Les changements qui se produisent dans la continuité sont particulièrement efficaces. L'un des cas particulier est celui de la loi, qui peut être interprétée de manière sensée et adaptée aux évolutions sociétales, tout en restant cohérente avec les principes fondamentaux du système juridique. » (Lagarde, 2021).

Dans la réalité, on observe, à partir de 2007 et au fil des crises, à la fois une évolution du discours et plus encore des politiques menées par la BCE, la mise en place de nouvelles doctrines. Dans l'articulation entre les articles 3 du TUE et 127.1 du TFUE, le vague a pu permettre une interprétation étroite du mandat qui, un certain temps, lui a permis de ne pas s'en occuper et l'a protégée. Mais une interprétation large est aujourd'hui en place ; elle pose la question du dialogue structuré avec le Parlement européen. L'article 127.1 orchestre une première hiérarchisation puisqu'il renvoie au « soutien aux politiques économiques générales dans l'Union », alors que l'article 3 ne reprend pas cette expression, mais une longue liste d'objectifs. Où et par qui sont définies ces « politiques économiques générales dans l'Union » ?

À côté de sa fonction centrale de politique monétaire à propos de laquelle la BCE développe une politique non conventionnelle, elle se voit confier une responsabilité explicite en matière de stabilité financière, avec la création en 2010 du Comité européen du risque systémique (CERS) et de supervision bancaire, avec la création en 2014 du MSU sur la base des alinéas 5 et 6 de l'article 127 du TFUE3 ; elle articule également progressivement sa politique en fonction des objectifs secondaires que l'article 127.1 du TFUE lui demande de soutenir.

Cela est d'autant plus significatif au sein de l'Union européenne que l'absence – faute d'accord politique – d'outils de pilotage macroéconomique et d'intervention contracyclique de la zone euro paralyse en grande partie le pilier économique de l'Union économique et monétaire (UEM) laissant la BCE, institution fédérale, en première ligne pour agir et prendre ses responsabilités. Elle le fera dès 2007, tout au long de la grande crise financière et de la crise de la dette souveraine, les gouvernements se satisfaisant de ne pas avoir à monter au front et ayant tant de mal à trouver des accords entre eux. Elle sera aussi la première à agir face à la crise de la pandémie de Covid-19.

Mais cette évolution de la doctrine ne va pas sans débat à l'intérieur et à l'extérieur de l'institution entre « faucons » et « colombes » : on s'interroge et s'affronte sur ce qu'elle recouvre et sur l'impact de sa mise en œuvre.

« Les banques centrales indépendantes, acteurs-pivots de la politique macroprudentielle, sont naturellement associées à des décisions qui influencent l'allocation ou la redistribution des revenus et de la richesse, ce qui entraîne de possibles conflits d'objectifs et soulève une question de légitimité. Ce peut être le cas, par exemple, de mesures visant l'endettement des ménages, le marché immobilier, la fiscalité de l'épargne. » (Jaillet, 2019). « La politique monétaire ayant remplacé la politique budgétaire comme instrument politique clé pour stimuler la croissance, le vieux dogme (de l'indépendance) pourrait-il être dépassé ? » (Kotz, 2016).

Éric Monnet propose de sortir de cette interrogation en éclairant d'une interprétation nouvelle l'indépendance des banques centrales : « La banque centrale ne peut se penser indépendamment de l'État-providence. » « La réaction des banques centrales à la crise de 2008 sonna [...] comme un rappel (tardif) de la rupture majeure qu'ont connu ces institutions à la suite de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire leur intégration au sein d'un appareil d'État visant à offrir aux individus une protection contre les crises. » Cette évolution pose fondamentalement la question de celle, parallèle, de la responsabilité démocratique. « Ce n'est pas à la banque centrale de décider seule et indépendamment du fonctionnement de la finance dans l'économie. » (Monnet, 2021). « De tout temps, les démocraties ont institué des organes autonomes, destinés à endiguer le flot des passions politiques ; de tout temps, l'on s'est demandé comment faire pour que ces gardiens, censés améliorer le fonctionnement de la démocratie, ne détournent pas le pouvoir à leur profit, aux dépens des citoyens. » (Magnette, 2000).

La nécessaire réévaluation
de la responsabilité démocratique

Les outils d'origine ont progressé au fil du temps

Le cadre de référence est défini par l'article 284.3 du TFUE4 introduit par le traité de Maastricht et est resté inchangé depuis. C'est sur cette base que le Parlement européen a formalisé son rôle (Parlement européen, 1998), fruit d'échanges préalables, formels ou non, engagés dès 1994 avec les présidents de l'Institut monétaire européen (IME) – étape intermédiaire avant la création de la BCE –, Alexandre Lamfalussy et Wim Duisenberg. L'esprit qui préside à ces échanges est empreint de professionnalisme, d'esprit européen, entre honnêtes gens animés d'une volonté commune d'accompagner dans les meilleures conditions possibles l'installation de la BCE afin qu'elle réussisse sa mission et que la création de l'euro soit couronnée de succès. C'est dans ce contexte que s'impose le concept d'un « dialogue monétaire » afin de permettre « la transparence et la crédibilité ». Les termes de « contrôle parlementaire » et d'« audition » sont écartés comme risquant d'atteindre l'indépendance de la BCE.

La BCE y reste très attachée : « Je ne suis pas certaine que le terme « contrôle » me convienne tout à fait. Je pense que la notion de responsabilité, d'obligation de rendre des comptes – comme le prévoient les traités – traduit au mieux la relation qui nous unit. », corrige Christine Lagarde (Parlement européen, 2020a).

En conséquence, le président de la BCE intervient devant ECON quatre fois par an en vertu d'un calendrier prédéterminé pour éviter tout risque d'interférence parlementaire avec les décisions du Conseil des gouverneurs. Par comparaison, la Federal Reserve (Fed) participe à une audition deux fois par an devant le Congrès. Ce principe a été strictement respecté jusqu'au 11 septembre 2007, date à laquelle Jean-Claude Trichet participe à un dialogue monétaire extraordinaire pour expliquer l'injection de 95 Md€ de liquidités le 9 août 2007. Le dialogue monétaire n'est plus perçu comme un risque pour l'indépendance de l'institution, mais comme un outil pour justifier, expliquer la politique monétaire de la BCE au Parlement européen et, à travers lui, au public, aux citoyens européens. Cette situation se reproduira le 29 août 2011.

En parallèle des dialogues monétaires, les échanges informels, nombreux, doivent être mentionnés. Ils permettent à tous les membres du Directoire de participer de manière ad hoc à des échanges avec ECON sur des sujets en dehors de la politique monétaire. Ils ont redoublé d'intensité depuis le début de l'actuel mandat du Parlement européen et de la BCE, y compris sous la forme d'une participation de membres du Directoire à des réunions à huis clos des coordinateurs d'ECON, tant sur la révision stratégique que sur le lancement d'une « monnaie numérique banque centrale » (BCE, 2020).

ECON a également, dès le début, mis en place des panels d'experts autour d'universitaires afin de contribuer à corriger l'asymétrie d'information dont les parlementaires peuvent souffrir vis-à-vis de la BCE – leurs moyens étant par ailleurs sans commune mesure avec ceux de leurs homologues aux États-Unis. À partir de février 2006, les coordinateurs d'ECON sélectionnent deux thèmes pour ces travaux que le président est invité à traiter dans son exposé liminaire avec l'objectif de permettre un échange plus ciblé. Des propositions existent pour : améliorer la façon dont ces rapports d'expert sont utilisés et pour séquencer le dialogue en fonction des thèmes arrêtés ; mettre en ligne la retranscription des dialogues monétaires antérieurs à 2013 ; transformer les dialogues en de véritables auditions ; mieux coordonner les questions ; ne pas installer la présidente de la BCE à la tribune à l'instar de ce qui se passe lors des auditions de nominations ou au Congrès des États-Unis ; organiser une conférence de presse avec la/le président de la BCE, d'ECON et les coordinateurs à l'issue des dialogues monétaires ; réduire le nombre des interventions des parlementaires (Diessner et Jourdan, 2019). Derrière cette dernière proposition revient souvent celle d'une sous-commission de la zone euro (Allemand et Martucci, 2014) qui a été à nouveau envisagée en lien avec la création d'un budget de la zone (Parlement européen, 2017b). L'histoire du Parlement européen, l'évolution récente des mécanismes d'intervention, notamment avec la création de la « Facilité pour la reprise et la résilience » hors périmètre de la zone euro, ne plaident pas en ce sens et le départ des Britanniques ne modifie pas les termes du débat. Si un format restreint peut être proposé, il devra être ouvert à tous les députés européens pour avoir une chance de succès tel qu'il existait de fait avant le passage à la troisième phase de l'UEM.

ECON invite également le vice-président en charge des affaires économiques une fois par an pour la présentation du rapport annuel de la BCE qui fait ensuite l'objet d'un débat en plénière en présence du président de la BCE tel que prévu par le TFUE. À partir de 2016, la BCE rend publics dans son rapport annuel ses commentaires sur la contribution apportée par le Parlement européen au travers de sa résolution sur le rapport annuel précédent (BCE, 2016). C'est une revendication ancienne du Parlement européen (Parlement européen, 2013, 2016).

Au-delà de ces dispositions, ECON a développé la pratique d'organiser la visite d'une délégation au moins une fois par an au siège de la BCE à Francfort. Le Parlement européen a aussi, sur le modèle de ce qui existe avec le Conseil et la Commission, développé une procédure permettant à chaque parlementaire de poser jusqu'à six questions écrites par mois à la BCE (Règlement intérieur, article 140) dont la recevabilité est examinée par le président d'ECON.

Sur la transparence, le Parlement européen souhaite dès 1998, et de manière récurrente dans ses rapports annuels, « que les procès-verbaux des réunions du Conseil de la BCE soient publiés sous forme de résumés indiquant les décisions prises et leur motivation au plus tard le lendemain de la réunion suivante et que ces résumés expliquent également de quelle manière les décisions sont liées à d'autres politiques, voire les affectent ; il souhaite également que des procès-verbaux complets et détaillés soient publiés au plus tard cinq années après la réunion » (paragraphe 15) (Parlement européen, 1998). Ce n'est qu'à partir de sa réunion du 22 janvier 2015 que la BCE publie un compte rendu anonyme des réunions du Conseil des gouverneurs. Elle le fait au moment où elle lance le programme d'assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE). Cette ouverture donne tout son crédit à ceux qui la demandaient. Pour aller plus loin, la BCE devrait publier ces documents antérieurs à 2015, mais aussi permettre l'accès aux procès-verbaux nominatif de ses réunions, si nécessaire pendant un temps, dans la salle de lecture sécurisée d'ECON.

Le 9 juin 2017, à l'initiative de Ramon Tremosa, rapporteur sur le rapport annuel 2015 de la BCE, quarante-quatre parlementaires européens demandent au président de la BCE de faire la transparence sur le Programme d'achat d'obligations d'entreprises (Corporate Sector Purchase Program, CSPP). Il répond par un courrier du 23 juin 2017 (Draghi, 2017) en s'engageant à publier une liste des participations. Là aussi, des progrès sont possibles en matière de divulgation des noms des sociétés dont les obligations sont achetées, du montant détaillé de la détention de l'Eurosystème pour chaque obligation achetée, d'agrégation de toutes les données dans un seul tableur convivial ou d'explication en détail des règles de fonctionnement du programme.

Sur la nomination des membres du Directoire, le pouvoir du Parlement européen est consultatif 5. Dès la désignation de Wim Duisenberg, il a organisé l'audition du candidat – comme il le fait pour les membres de la Commission européenne – indépendamment de ce qui est prévu par le TFUE. Il invite « les gouvernements des États membres à ne pas nommer des candidats n'ayant pas été approuvés par lui » (Parlement européen, 1998). Pourtant, le Conseil n'a pas tenu compte du rejet de la candidature de Yves Mersch6 ou des « réserves » exprimées par ECON sur celle de Luis de Guindos (Parlement européen, 2018a). Ces nominations contestées posent la question de l'équilibre des genres au sein de la BCE et du rôle du Parlement européen dans le processus (Parlement européen, 2017a, 2019a).

L'absence de femme au Directoire après la fin du mandat de Gertrude Tumpel-Gugerell en mai 2011 a conduit le Parlement européen à rejeter la candidature de Yves Mersch laissant le poste vacant plus de six mois... Depuis, le Parlement européen a constamment soulevé le point (Parlement européen, 2016, 2019) et on peut estimer que cela a influencé certaines nominations, que ce soit à la BCE ou au MSU. À l'avenir, la BCE dans son pouvoir consultatif, similaire à celui du Parlement européen, pourrait sous l'impulsion de son Directoire exercer une stratégie d'influence sur le modèle de ce que fait le Parlement européen. Au Conseil, les gouvernements fer de lance du débat sur l'État de droit devraient dire à l'avance l'importance qu'ils accordent à cette question, avant d'envisager d'utiliser au Conseil européen le vote à la majorité qualifiée.

Mais l'amélioration de cet équilibre dépend aussi des États membres qui nomment la majorité des membres du Conseil des gouverneurs en vertu de procédures qui leur sont propres et de leur détermination à mettre en œuvre l'article 3 du TUE en ce qu'il stipule que l'Union promeut « l'égalité entre les femmes et les hommes ». Ni le Parlement, ni la BCE ne peuvent leur donner d'instruction dans ce domaine. Dans le passé, le Conseil des gouverneurs a pourtant pu exercer une pression morale (cf. la démission d'Antonio Fazio, gouverneur de la Banque d'Italie, en 2005). Toute chose égale par ailleurs, on pourrait imaginer qu'à l'initiative de son Directoire, et de sa présidente qui s'exprime souvent sur cet enjeu (Lagarde, 2020), il fasse de même pour inciter à la nomination par les États membres de davantage de femmes au poste de gouverneur des banques centrales nationales.

Sur la procédure, lors de la nomination de Luis de Guindos en 2018, le Parlement européen a obtenu que le Conseil présente deux candidats qu'il a auditionnés à huis clos avant la recommandation du Conseil. Peu de progrès ont été enregistrés depuis alors que le Parlement européen a obtenu plus de pouvoirs dans la nomination du président, du vice-président du MSU7 et des présidents des autorités européennes de surveillance8 ; cela devrait inspirer une évolution des pratiques dans le cadre des nominations à la BCE. « Le traité devrait être modifié pour que le Parlement européen ait le droit d'approuver la nomination du président et des membres du Directoire de la BCE. » (Trichet, 2020) ; sans attendre une hypothétique révision du TFUE qu'autoriserait la maturité de la BCE et dans l'esprit de ce qu'a développé le Parlement européen, des propositions sont sur la table pour renforcer les conditions d'exercice de son pouvoir (Transparency International, 2017 ; Diessner et Jourdan, 2019). Pour la prochaine nomination, en juin 2026 lors de la succession de Luis de Guindos, le Conseil devrait soumettre une liste paritaire de candidats au Parlement européen, accepter de s'engager sur un calendrier préalable permettant au Parlement européen de se prononcer dans de bonnes conditions et s'engager à respecter la position adoptée par ce dernier. On pourrait aussi proposer de réunir un panel auquel participeraient des parlementaires membres d'ECON avec des universitaires et des représentants de la société civile pour soumettre des propositions de candidatures au Conseil.

Dans cette panoplie développée sur la base des traités, il subsiste en comparaison du Congrès des États-Unis, deux différences fondatrices : le Parlement européen n'a pas le pouvoir de modifier les statuts de la BCE et n'a qu'un pouvoir consultatif lors de la nomination des membres du Directoire. La BCE n'est pas tenue d'entendre le Parlement européen, lequel n'a pas de pouvoir de sanction à son égard, tandis qu'elle intervient dans un espace, la zone euro, qui n'a pas la personnalité juridique.

L'amélioration progressive du dispositif pour mettre en jeu la responsabilité démocratique de la BCE a permis de renforcer le dialogue entre le Parlement européen et la BCE y compris au regard des nouveaux rôles et doctrines de la BCE, mais les institutions ont aussi dû évoluer.

Prendre en compte les nouvelles fonctions et institutions

C'est d'abord en 2010, la reconnaissance d'une fonction de stabilité du système financier (TFUE, article 127.5) et la création du CERS présidé par le président de la BCE, souhaitée par le Parlement européen dès 2008 (Parlement européen, 2008), même si de fait la BCE s'est préoccupée de stabilité sans attendre la création du Comité et que le règlement du MSU dotera la BCE des véritables missions et instruments macroprudentiels. Le Parlement européen organise une audition spécifique au moins une fois par an autour du rapport annuel du CERS dans la foulée d'un dialogue monétaire et, depuis 2019, lors d'un échange spécifique ; en 2019, il a été prévu que « le président du Parlement européen ou un représentant du Parlement européen sur des sujets liés au droit de l'Union dans le domaine de la politique macroprudentielle peuvent être invités à assister aux réunions du conseil général »9 et que les alertes et les recommandations émises soient transmises au Parlement européen de manière confidentielle.

C'est ensuite l'évaluation de la participation de la BCE à la troïka (BCE, Commission, FMI – Fonds monétaire international) où le Parlement européen (Parlement européen, 2014) évoque les pressions bilatérales exercées par la BCE vis-à-vis de l'Irlande avant l'accord de décembre 2010 et demande la publication de la lettre de Jean-Claude Trichet aux autorités de ce pays du 19 novembre 2010, ce qui sera fait le 6 novembre 2014. Il dénonce l'imprécision du rôle de la BCE et le manque de transparence et de contrôle démocratique, pointe les risques de conflit d'intérêts de la BCE et l'absence de mandat pour traiter des questions budgétaire, fiscale ou structurelle, et demande qu'elle n'ait à l'avenir qu'un rôle d'observateur.

Outre des pouvoirs renforcés en matière de nominations (cf. ci-dessus) et des dispositifs « classiques », la création du MSU en 2014 conduit à des avancées significatives en termes de contrôle démocratique. Sur la base du règlement confiant à la BCE des missions ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit de 2013, un accord interinstitutionnel (AII) est conclu entre le Parlement européen et la BCE (Parlement européen et BCE, 2013). Celui-ci organise et précise les conditions notamment de réunions confidentielles et de consultation des documents classifiés – tel le compte rendu complet et significatif des délibérations du Conseil de surveillance prudentielle. C'est ce dispositif qui a, par exemple, permis au Parlement européen de mettre le MSU sous tension du respect de son mandat lors de l'adoption de « l'addendum aux orientations de la BCE à l'intention des banques sur les prêts non performants : dispositif de protection prudentielle pour le provisionnement des expositions non performantes » (Gualtieri, 2017 ; Nouy, 2017).

Au-delà de ces évolutions du rôle institutionnel de la BCE se pose la question du contrôle de l'effet redistributif actif ou passif de la politique monétaire non conventionnelle mise en place à partir de la grande crise financière avec les programmes de rachat d'actif et/ou de QE, d'une part, et de l'engagement de la BCE sur la poursuite d'objectifs renvoyant à l'article 3 du TUE à propos du changement climatique ou du développement de la monnaie numérique banque centrale, d'autre part.

Le mandat secondaire et les prochains développements

L'impact de la politique monétaire sur le pilotage de la politique budgétaire ou le comportement des marchés, son effet redistributif et les conditions de mise en œuvre d'un mandat secondaire soulèvent une question démocratique évidente. Si la BCE est clairement compétente pour définir la stabilité des prix, il n'en va pas de même quand il s'agit de redistribution, de politique du logement, de fiscalité ou de la façon d'atteindre l'objectif d'une neutralité carbone en 2050 (qui ne saurait se résumer à l'intégration de la taxonomie parmi les outils de la BCE). « Aller aujourd'hui plus loin dans le renforcement du pouvoir des banques centrales, sans adaptation du cadre juridique, pose une question démocratique, accentuée par le contexte de défiance vis-à-vis de nos institutions. » (Grjebine, 2021).

Ce débat est d'autant plus nécessaire que la BCE intervient sur une entité – la zone euro – qui ne dispose pas, on l'a dit, de la personnalité juridique, que l'existence de son espace public est plus difficile à incarner que celui d'autres banques centrales et qu'elle n'a pas, comme la Fed, de double mandat. Pendant longtemps, certains ont considéré que la différence de mandat n'avait pas empêché une interprétation similaire de l'objectif de stabilité des prix, mais il en va différemment dans un environnement de taux bas, de politique monétaire non conventionnelle et où la BCE entend prendre en compte activement les enjeux du changement climatique ou envisage la création d'une monnaie numérique banque centrale.

La BCE doit l'intégrer dans sa stratégie de communication et la tentation est grande de répondre à l'interpellation de la mise en jeu d'une responsabilité sociétale de la BCE, comme pour d'autres banques centrales10. Mais celle-ci ne peut venir que compléter ou soutenir le lien institutionnel de la BCE vis-à-vis du Parlement européen, elle ne saurait s'y substituer. C'est devant le Parlement européen – seule institution de l'Union directement élue par les citoyens – qu'aux termes des traités, la BCE doit rendre des comptes ; c'est à travers lui qu'elle rend des comptes aux citoyens européens, d'où l'importance de l'ajustement de ce rôle en fonction de l'évolution des responsabilités de la BCE.

Les traités n'ont pas prévu que la BCE soit directement responsable devant le peuple européen, pas plus qu'elle ne saurait l'être devant les marchés. « Si la politique monétaire reste une conversation entre les banques centrales et les marchés financiers, nous ne devrions pas être surpris si les gens ne nous font pas confiance. Trop de gens nous voient comme faisant partie d'un système financier qui n'a pas réussi à assurer croissance et équité. Et cela réduit également nos options politiques. » (Cœuré, 2019).

Cela est vrai aussi vis-à-vis des parlements nationaux, ce que la BCE a parfaitement intégré, mais qui devrait l'obliger d'autant plus au regard des demandes d'ajustement du Parlement. « En temps normal, la BCE elle-même ne devrait pas avoir de relations directes avec les parlements nationaux : la BCE, en tant qu'institution européenne, n'est responsable que devant le Parlement européen. Ce n'est que dans des moments très exceptionnels, par courtoisie envers le parlement national concerné, que la BCE peut, à mon avis, s'engager dans un tel échange de vues. » (Trichet, 2020).

Pourtant, c'est à la suite de l'arrêt de la cour de Karlsruhe du 5 mai 2020 que le Parlement européen a relancé sa demande de négocier avec la BCE un AII. L'arrêt de la Cour suprême allemande a conduit la BCE, pour démontrer la proportionnalité de son programme d'achat de titres publics (Public Sector Purchase Program, PSPP), à communiquer au Bundestag par l'intermédiaire de la Bundesbank des documents auxquels le Parlement européen n'a pas accès ; la BCE a ensuite décidé de les transmettre au Parlement européen au regard de l'intérêt manifeste des deux institutions à réaffirmer le caractère privilégié de leur relation telle que définie par les traités.

Quel que soit le facteur déclenchant de cette proposition, la négociation qui s'ouvrira devrait être saisie comme une opportunité de procéder à la nécessaire actualisation du cadre du dialogue entre les deux institutions. Pour s'y préparer, le Parlement européen a organisé un dialogue monétaire (Parlement européen, 2020a), une audition sur l'amélioration de la responsabilité démocratique de la BCE (Parlement européen, 2020b) et demande « la négociation d'un accord interinstitutionnel officiel pour formaliser et dépasser les pratiques actuelles de responsabilité concernant les fonctions monétaires » (Parlement européen, 2021a) ; ECON a obtenu un mandat de négociation de la Conférence des présidents (Parlement européen, 2020c), mais la présidente de la BCE devra encore convaincre les membres du Conseil des gouverneurs (Parlement européen, 2021b).

Ce mandat, recouvrant largement la codification des pratiques existantes, devrait être considéré comme une base et élargi pour permettre la mise en œuvre d'une approche commune s'agissant de la nomination des membres du Directoire et des conditions d'exercice du mandat secondaire de la BCE ; deux sujets sur lesquels la BCE aurait intérêt à faire siennes les propositions permettant d'améliorer le rôle du Parlement européen. L'AII de 2013 conclu entre le Parlement européen et la BCE sur le MSU qui exerce ses compétences en matière prudentielle doit être invoqué pour légitimer la demande actuelle du Parlement européen de négocier un nouvel accord dès lors que ce précédent portait explicitement sur le champ de la politique monétaire tel que défini au titre VIII, chapitre 2, article 127 du TFUE. L'article 284.3 organise la responsabilité de la BCE vis-à-vis du Parlement européen sur ce champ de la politique monétaire. Rien n'indique dans l'article 284.3 que l'on doit ou puisse faire une distinction, dans le régime de responsabilité à mettre en œuvre, au sein de la politique monétaire entre ce qui relèverait des paragraphes 1, 2 ou 6 de l'article 127 ; ce qui a été possible pour le paragraphe 6 doit l'être pour les autres.

Au-delà de la question de l'amélioration de l'expertise dont disposent les parlementaires européens pour évaluer la politique monétaire reposant sur des opérations non conventionnelles – dont la complexité va grandissante –, s'est d'abord posée celle de l'association du Parlement européen à la révision stratégique engagée par la BCE. En réalité, la BCE a informé le Parlement européen, comme la Fed l'a fait avec le Congrès. La révision a été traitée comme l'un des thèmes d'un dialogue monétaire (Parlement européen, 2019c). Une délégation d'ECON s'est rendue en février et en mai 2021 à la BCE pour en débattre, tandis que la présidente et Philip Lane, membre du Directoire, ont participé à une réunion des coordinateurs. On aurait pu aller plus loin : le Parlement européen s'était prononcé dès 2018 sur l'enjeu de la finance durable pour la BCE ; la demande d'un AII était formulée et la révision aurait bénéficié d'un dialogue plus approfondi avec ECON comme en témoigne la question posée par Pedro Silva Pereira sur les conditions de prolongation du Programme d'achat d'urgence en cas de poursuite de la pandémie de Covid-19 (Parlement européen, 2021b).

Comment le Parlement européen peut-il/doit-il intervenir dans ce débat autour des nouvelles doctrines de la BCE ?

Deux façons d'aborder ce défi peuvent être envisagées.

Toute une série de propositions concernent la création d'une nouvelle structure. On a déjà évoqué celle d'une sous-commission de la zone euro. D'autres évoquent une structure qui serait composée de parlementaires nationaux originaires des États membres de la zone euro : cela contredirait les traités, qui font du Parlement européen l'interlocuteur de la BCE. Avant de penser à créer un nouvel organe, il faut aussi regarder le fonctionnement de la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'Union des parlements de l'Union européenne (COSAC) et la difficulté d'y insuffler une dynamique.

D'autres proposent une sous-commission zone euro (cf. ci-dessus). Monnet (2021), dans son analyse remarquable de l'évolution du fonctionnement et du rôle des banques centrales, propose pourtant de créer un « conseil européen du crédit » au motif que le Parlement européen exercerait « un contrôle extrêmement limité dans le contrôle de la BCE et dans la discussion sur la politique monétaire », en raison de l'inégalité de l'information et l'absence de diversité de points de vue. Cela ne reflète pas la réalité des dialogues monétaires ou de la pratique des semaines parlementaires européennes qui réunissent une fois par an parlementaires nationaux, européens, membres de la présidence du Conseil et de la Commission. Le « conseil » proposé semble bâti sur le modèle du Comité budgétaire européen, instance de contrôle autonome, qui permet aux « gouvernements nationaux [...] de se préserver les uns des autres » (Magnette, 2000) ; il est difficile d'en faire, quelle que soit par ailleurs la qualité de son travail, un modèle d'organe de contrôle démocratique, alors que devrait y être débattue la question politique du mandat secondaire de la BCE.

De fait, ces propositions sous-estiment la pratique accumulée, les lieux de blocages réels au Conseil des gouverneurs ou au Conseil ; elles proposent une nouvelle aventure institutionnelle – alors que l'on sait combien des pratiques démocratiques transnationales sont longues à installer – plutôt que d'œuvrer à l'amélioration du cadre existant, réalisable en vertu des traités actuels.

Il reste que les parlementaires européens négligent parfois cette fonction de contrôle, compte tenu de son peu d'impact sur l'activité réelle du Conseil ou de la BCE, au bénéfice du travail législatif. On lit qu'il n'y aurait pas de véritable contrôle du Parlement européen parce qu'il n'y a pas de sanction. Ceci expliquerait cela. « Le Parlement a eu beaucoup de mal à exercer un contrôle effectif sur ces organes divers et concurrents. Il semble d'ailleurs y prêter peu d'attention, se concentrant davantage sur ses fonctions législatives. » (Magnette, 2000). Lui donner plus de pouvoir serait un moyen efficace de revaloriser cette fonction.

L'autre voie est d'explorer les conditions d'une délibération annuelle structurante sur les « politiques économiques générales dans l'Union » par le Parlement européen. Ce serait donner corps au débat macroéconomique. Parce que « la coordination des politiques monétaire et économique est capitale pour le bon fonctionnement de l'UEM », le Parlement européen, dès 1998, propose d'« inviter le président de la BCE à participer au débat général sur les évolutions monétaires et économiques au cours de l'année précédente et de l'année en cours, sur la base du rapport annuel de la BCE et du rapport économique annuel établi par la Commission » (Parlement européen, 1998, considérant E et paragraphe 12). Cela devrait se traduire par la présence du président de l'Eurogroupe et du Commissaire en charge, lors de la présentation et du débat du rapport annuel de la BCE en plénière. Mais pas plus que Jean-Claude Trichet, président de la BCE, n'a répondu en avril 2006 à la lettre de Jean-Claude Juncker, président de l'Eurogroupe, et Joaquín Almunia, commissaire aux affaires économiques et monétaires, lui proposant un dialogue plus étroit sur la politique économique et monétaire, ce format n'a pas existé.

C'est ce que nous proposons (Berès et al., 2021) autour du vote du rapport annuel de la BCE. Ce rapport pourrait être précédé d'un échange avec des universitaires et des représentants de la société civile lors de la semaine parlementaire européenne au cours de laquelle interviennent la Commission et le Conseil. Un tel débat s'inscrit parfaitement dans le respect des traités et de l'indépendance de la BCE. En prolongeant ce raisonnement, certains (de Bœr et van't Klooster, 2021) proposent que le vote sur le rapport annuel serve de base pour une décision du Conseil. Il faudrait exiger que ce débat du Conseil soit public. Si l'on souhaite optimiser l'engagement des députés européens dans ce processus, il faudrait aller encore plus loin et qu'il relève d'une codécision (Parlement européen, 2011) qui pourrait porter sur une définition annuelle des « politiques économiques générales dans l'Union », dans le cadre de l'adoption du rapport sur la stratégie annuelle de croissance durable – à défaut de l'existence d'un véritable budget de la zone euro avec une capacité contracyclique sur lequel le Parlement européen aurait à se prononcer.

La difficulté politique soulevée par ces propositions tient au risque de voir la politique offensive de soutien à l'activité économique menée par la BCE et aux difficiles arbitrages qu'elle a réussi à réaliser en interne entre les « faucons » et les « colombes » remis en cause. Ils se sont traduits par les démissions successives du Directoire : Jürgen Starck en septembre 2011 ou Sabine Lautenschläger en septembre 2019, mais aussi Alex Weber en février 2011 à la tête de la Bundesbank, membre du Conseil des gouverneurs. Ces débats expliquent en large partie le délai avec lequel la BCE a, par exemple, lancé son programme de QE par comparaison avec la Fed ou la Banque d'Angleterre. Les « faucons », tenants de l'ordo-libéralisme, mènent à l'intérieur comme à l'extérieur de la BCE une bataille contre toute intervention qui irait au-delà d'une lecture stricte de son mandat sur la stabilité des prix. Paradoxalement, ils dénoncent les politiques menées par la BCE, alors qu'ils sont officiellement sourcilleux pour garantir son indépendance ; ils sont aussi souvent les mêmes à refuser tout progrès significatif autour d'un budget de la zone euro, d'une capacité d'emprunt ou d'outils de stabilisation automatique ; ils sont – dans une alliance contre-nature – les alliés de ceux qui, au nom de la responsabilité démocratique, demandent de la transparence et l'encadrement de l'action de la BCE.

Pourtant, la BCE a pris ses responsabilités et a pu ou dû jouer ce rôle en l'absence de consensus parmi les ministres des Finances sur la politique économique à mener. Nicolas Jabko développe la thèse que cela était d'autant bienvenu que certains gouvernements, après avoir au plan national creusé les déficits et augmenté la dette pour sauver leurs banques en 2008, n'ont pas, vis-à-vis de leur opinion publique nationale, assumé la solidarité vis-à-vis d'autres États membres et qu'ils ont, sur une base de souveraineté populiste, imposé une politique d'austérité, contrairement à une idée reçue qui voudrait que ce soient la BCE ou la Commission qui aient dicté cet agenda au nom de l'ordo-libéralisme (Jabko, 2021), même si on ne peut passer sous silence leur rôle dans la troïka. Monnet (2021) démontre que la BCE est en réalité l'un des bras de l'État-providence, d'autant plus que l'absence d'outil de pilotage économique de la zone et les crises ont rendu ses interventions indispensables et bienvenues.

Cependant les effets secondaires sur la redistribution et la façon dont la BCE s'engage dans la mise en œuvre de son mandat secondaire ne peuvent se faire sans débat démocratique. Dans le respect des traités et en capitalisant sur la valorisation des résultats des politiques menées par l'institution de Francfort, il faut prendre le risque du débat démocratique qui va de pair avec celui d'une interprétation large de son mandat. Plusieurs fenêtres d'opportunité pour progresser en ce sens devront être utilisées, que ce soit la négociation de l'AII, la réforme de la gouvernance économique ou la conférence sur l'avenir de l'Union européenne et, in fine, une éventuelle révision des traités.


Notes

1 TFUE article 127.1. L'objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé « SEBC », est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l'objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l'Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l'Union, tels que définis à l'article 3 du traité sur l'Union européenne.
2 TUE article 3.3. L'Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein-emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.
3 TFUE article 127.5. Le SEBC contribue à la bonne conduite des politiques menées par les autorités compétentes en ce qui concerne le contrôle prudentiel des établissements de crédit et la stabilité du système financier.

TFUE article 127.6. Le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, à l'unanimité, et après consultation du Parlement européen et de la Banque centrale européenne, peut confier à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de contrôle prudentiel des établissements de crédit et autres établissements financiers, à l'exception des entreprises d'assurances.

4 TFUE Article 284. 3. La Banque centrale européenne adresse un rapport annuel sur les activités du SEBC et sur la politique monétaire de l'année précédente et de l'année en cours au Parlement européen, au Conseil et à la Commission, ainsi qu'au Conseil européen. Le président de la Banque centrale européenne présente ce rapport au Conseil et au Parlement européen, qui peut tenir un débat général sur cette base.

Le président de la Banque centrale européenne et les autres membres du directoire peuvent, à la demande du Parlement européen ou de leur propre initiative, être entendus par les commissions compétentes du Parlement européen.

5 TFUE article 283.2. Le directoire se compose du président, du vice-président et de quatre autres membres.

Le président, le vice-président et les autres membres du directoire sont nommés par le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, sur recommandation du Conseil et après consultation du Parlement européen et du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, parmi des personnes dont l'autorité et l'expérience professionnelle dans le domaine monétaire ou bancaire sont reconnues.

Leur mandat a une durée de huit ans et n'est pas renouvelable.

6 En ECON le 22 octobre 2012 : 20 pour le rejet, 13 contre, 12 abstentions ; en plénière le 25 octobre 2012 : 325 pour le rejet, 300 contre, 49 abstentions.
7 Règlement (UE) no 1024/2013 du Conseil du 15 octobre 2013 confiant à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit.

Article 26.2. Les nominations au conseil de surveillance prévues par le présent règlement respectent le principe d'égalité entre hommes et femmes et tiennent compte de l'expérience et des qualifications.

Article 26.3. Après avoir entendu le conseil de surveillance, la BCE soumet au Parlement européen, pour approbation, une proposition de nomination des président et vice-président. Une fois cette proposition approuvée, le Conseil adopte une décision d'exécution pour désigner les président et vice-président du conseil de surveillance.

8 Règlement (UE) 2019/2175 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2019 modifiant le statut des AES.

Article 48.2.2. des statuts. Le président est choisi sur la base de ses qualifications, de ses compétences, de sa connaissance des établissements et des marchés financiers ainsi que de son expérience en matière de surveillance et de réglementation financières, dans le cadre d'un appel ouvert à candidatures qui respecte le principe de l'équilibre entre les hommes et les femmes et est publié au Journal officiel de l'Union européenne. Le conseil des autorités de surveillance établit une liste restreinte de candidats qualifiés au poste de président, avec l'aide de la Commission. Sur la base de la liste restreinte, le Conseil adopte une décision de nomination du président, après confirmation par le Parlement européen.

9 Règlement (UE) 2019/2176 du Parlement européen et du Conseil sur le Comité européen du risque systémique, article 9.4 et 16.3.
10 Voir l'article de Laurence Scialom dans ce numéro.

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