Ce numéro de la Revue d'économie financière (REF) a pour objectif de faire le point, six ans après le référendum qui a acté la décision du peuple britannique de quitter l'Union européenne, et deux ans après la signature de l'accord formalisant ce départ, sur les conséquences de cette décision historique tant du point de vue de l'Union européenne que de celui du Royaume-Uni.
Ce laps de temps nous a semblé suffisant pour essayer d'avoir un regard à la fois dépassionné et prospectif sur l'avenir respectif de ces deux « blocs ». Nous souhaitons remercier ici l'ensemble des contributeurs qui ont accepté de se prêter à cet exercice et de nous livrer leurs réflexions.
Ce numéro est organisé de la manière suivante : un article de David Wright, président de EUROFI, discute tout d'abord des aspects historiques et politiques qui ont amené à cette situation ; plusieurs articles se concentrent ensuite sur les conséquences telles qu'elles se manifestent actuellement sur l'économie, le monde bancaire et financier et le commerce en général ; enfin certains contributeurs envisagent les développements possibles et les opportunités éventuelles offertes par cette situation. Certains articles ont été rédigés avant l'arrivée au pouvoir de Rishi Sunak sans que cela n'enlève de la pertinence aux analyses proposées.
COMMENT ET POURQUOI EN EST-ON ARRIVÉ Là ?
L'article de David Wright nous explique, avec parfois beaucoup d'émotion, l'enchaînement fait d'incompréhensions réciproques qui a conduit à la situation actuelle. Ces incompréhensions résultent à la fois, du côté britannique, de la nostalgie de l'Empire britannique et de la volonté de construire, éventuellement, une Europe mais dont le Royaume-Uni aurait été le centre, de la méconnaissance du fonctionnement et des réalités de l'Union européenne et d'une communication désastreuse fondée sur des phantasmes non vérifiés. Il s'agit en particulier du débat qui a beaucoup compté avant le référendum, sur le rôle de la Commission européenne dans l'acceptation d'une immigration non contrôlée, ainsi que de l'ensemble des discussions relatives au budget, elles aussi étayées par une argumentation politique ressortant davantage de l'incantation que de la vérité.
Le slogan take back control qui résume l'état d'esprit de la presse et de l'opinion publique en faveur du retrait a très efficacement, selon l'auteur, agrégé et synthétisé l'ensemble des rancœurs et autres frustrations et les a dirigées contre l'Union européenne qui a alors représenté le symbole des difficultés rencontrées par le Royaume-Uni et ses habitants. Il était assez facile, et assez efficace d'un point de vue politique, de désigner les instances européennes comme autant de boucs émissaires pour les difficultés de toutes natures rencontrées par le Royaume-Uni à cette époque.
Du côté européen, il existait aussi un vague ressentiment à l'égard des Britanniques qui n'avaient cessé depuis l'adhésion de leur pays à l'Union européenne de se comporter comme un membre à part, contestant souvent les décisions et n'accordant pas, aux yeux des Européens, toute l'attention que les débats européens auraient méritée.
De fait, l'auteur souligne également, quoique à regret, que le Brexit a favorisé et sans doute accéléré l'intégration européenne. Pour lui, l'initiative Next GenerationEU, qui a consacré le développement d'émissions de dettes communes sur le seul nom de l'Europe et non au nom des différents pays de l'Union, n'aurait sans doute pas été possible sans le départ du Royaume-Uni.
Aujourd'hui, six ans après le vote et deux ans après la signature de l'accord de retrait, où en est-on ?
ÉTAT DES LIEUX : DEUX ANS APRÈS LA FORMALISATION DE LA RUPTURE, Où EN EST-ON ?
Plusieurs articles contribuent à alimenter cette réflexion sur la situation actuelle. À cet égard, s'il apparaît que les facteurs de rupture sont bien là dans des domaines aussi divers que le commerce, la concurrence, l'immigration, les aspects financiers avec la perte immédiate du passeport européen, etc., force est de constater que la situation actuelle a en réalité, à ce jour, peu évolué.
Beaucoup de raisons peuvent expliquer cet état de fait : tout d'abord et de manière tout à fait étrangère à ce débat, la crise sanitaire liée à la Covid a « gelé » l'ensemble des évolutions économiques, commerciales et financières pendant près de dix-huit mois, ensuite la mise en œuvre très lente de certains changements et enfin, notamment en matière financière, l'absence d'alternative viable ont contribué à une prise de conscience extrêmement progressive, des deux côtés de la Manche, des changements à venir.
Les facteurs de rupture sont présents
dans de nombreux pans de l'économie
Depuis le 31 décembre 2020, le Royaume-Uni a quitté le marché unique et l'union douanière et est donc devenu, selon les termes du langage européen, un pays tiers. Alors que toute l'évolution des relations entre l'Europe et le Royaume-Uni depuis les quelques quarante dernières années avait eu pour objet de faire disparaître les barrières de toute nature, cet accord sur le commerce et la coopération (Trade and Cooperation Agreement) a consisté à ériger de nouvelles barrières en complète contradiction avec les efforts et les progrès accomplis ces dernières années.
Corrélativement il existe donc, depuis cette date, des barrières à la libre circulation des personnes, des biens et des services entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Cette situation a bien sûr un impact sur tous les secteurs économiques. L'article de John Berrigan et Olivier Guersent, tous deux directeurs généraux à la Commission européenne, revient sur les impacts en matière de politique de la concurrence et de réglementation du secteur financier, tandis que celui de Xavier Musca, directeur général délégué de Crédit Agricole SA, détaille les impacts économiques du Brexit et souligne que le Royaume-Uni est devenu globalement moins ouvert et moins compétitif à l'international depuis cette date. Il note également que l'incertitude quant à l'évolution du Royaume-Uni a pesé sur les investissements dans ce pays qui ont considérablement ralenti depuis le Brexit.
La situation du secteur financier est particulière. En effet, les services financiers ne font pas partie de l'accord signé en décembre 2020 et le retrait du Royaume-Uni signifie que les établissements de ce pays ont perdu à cette date la possibilité d'offrir, sans disposer d'une présence physique sur place, des services financiers dans l'Union européenne. Cette situation, plus généralement connue comme la perte du « passeport européen », est potentiellement lourde de conséquences non seulement pour les établissements financiers britanniques, mais aussi de manière plus significative pour l'ensemble de la place financière de Londres dans la mesure où les établissements de pays tiers et, par exemple, les établissements américains ou asiatiques qui utilisaient Londres comme « tête de pont » pour offrir des services financiers en Europe ne pourront plus le faire et devront donc opter pour une présence physique sur place. Beaucoup d'articles de la revue commentent en détail ce point, notamment ceux de José Manuel Campa, président de l'Autorité bancaire européenne (ABE), de Andrea Enria, président du Mécanisme de surveillance unique (SSM, Single Supervisory Mechanism) ou celui de Christian Noyer, ancien gouverneur de la Banque de France.
Toutefois, à ce jour, même si ces facteurs constituent une rupture significative par rapport à la situation antérieure, les évolutions constatées apparaissent encore timides au regard de l'ampleur de ces changements.
À ce jour, la situation actuelle montre des évolutions encore timides
Comment expliquer cette situation ? Tout d'abord, la crise sanitaire a marqué un coup d'arrêt à l'ensemble des activités économiques pour une période de l'ordre de dix-huit mois. De la sorte, toutes les difficultés qui ont pu être rencontrées à l'issue de cette période du côté britannique ont été attribuées à des goulots d'étranglement post-Covid et non à des conséquences du Brexit. Par ailleurs, même si la main-d'œuvre européenne s'est tarie au Royaume-Uni à cause du Brexit, elle a été remplacée par des travailleurs non européens masquant de ce fait l'impact de la rupture sur la circulation des personnes (voir article de Xavier Musca).
Mais, surtout, s'agissant des activités bancaires et financières, l'absence, encore aujourd'hui, d'alternative viable a pesé sur les évolutions qui devront cependant naturellement avoir lieu.
De fait, l'Europe disposait, avant le Brexit, d'une place financière très performante, située en dehors de la zone euro, mais disposant de tous les aspects nécessaires au dynamisme et à l'attractivité d'une place financière européenne.
À ce jour, même si une vague de relocalisation en Europe a commencé sous l'impulsion notamment des régulateurs européens et de la BCE (Banque centrale européenne) (voir en particulier les articles de José Manuel Campa et de Andrea Enria) qui a théorisé à de nombreuses reprises sa politique de no empty shells, pas de « coquille vide », avec un succès certain s'agissant des transferts d'actifs (les actifs enregistrés au bilan des établissements européens des neuf plus grandes banques internationales sont passés de 275 Md€ à plus de 1,3 trillion d'euros à la fin du premier trimestre 2022 (article de Andrea Enria)), les transferts de personnels sont moins significatifs (de l'ordre de 7 000 employés, soit moins de 4 % des effectifs de la City – voir article de Xavier Musca) et surtout aucune place ne s'est imposée comme une alternative à Londres. Plusieurs villes européennes ont bénéficié de ces transferts avec Francfort et Paris pour les établissements de crédit et Dublin et Luxembourg s'agissant des sociétés de gestion d'actifs et d'assurance (articles de Xavier Musca ainsi que celui de Christian Noyer).
De manière encore plus significative, toute l'activité liée à la compensation financière (CCP, central clearing counterparties) et aux dépositaires centraux de titres est restée globalement inchangée et concentrée à Londres. Il s'agit d'ailleurs du seul domaine dans lequel l'Europe a accordé une décision d'équivalence, renouvelée jusqu'en 2025. À ce jour, donc, la dépendance européenne à l'égard de la place de Londres demeure dans le domaine très spécifique de la compensation des dérivés où les contreparties centrales basées à Londres concentrent la grande majorité des transactions.
Beaucoup d'arguments militent pour ce statu quo en particulier les économies d'échelle et la nécessité de bénéficier d'une liquidité abondante pour compenser de manière efficace et limiter les risques de contreparties. Dans ce domaine, la concentration est synonyme d'efficacité financière (voir José Manuel Campa). C'est la raison pour laquelle d'ailleurs les acteurs privés européens eux-mêmes ne sont pas favorables à un transfert de ces activités au sein de l'Union européenne dans la mesure où « l'obligation qui pourrait être faite aux banques européennes de recourir à des acteurs continentaux pourrait alourdir leurs coûts opérationnels et de conformité » (Xavier Musca). Comme le souligne Denis Beau, sous gouverneur de la Banque de France, dans son article, le « nécessaire rééquilibrage vers l'Europe continentale de la compensation des dérivés en euros » nécessite « l'émergence d'infrastructures de marché européennes qui font actuellement défaut ».
Un autre domaine très important pour le bon développement des activités financières concerne la réglementation. Jusqu'à son départ de l'Union européenne, le Royaume-Uni a été un acteur majeur dans la conception du corpus réglementaire et, de fait, l'ensemble de la réglementation britannique était non seulement équivalent mais aussi identique, par définition, à la réglementation européenne au jour du Brexit. Ce point a fait et fait toujours l'objet de discussions et d'inquiétudes, notamment chez les acteurs européens qui craignent le développement d'une zone moins réglementée, qui pourrait être perçue comme plus « compétitive », à leurs portes et qui pourrait, en cas d'incident financier, provoquer des phénomènes de contagion potentiellement porteurs de risques pour la stabilité financière.
Or, dans ce domaine également, très peu d'évolutions, au-delà des gesticulations politiques et de discussions en matière de réglementation sur l'assurance (Solvabilité II), ont été constatées. Le Royaume-Uni est aujourd'hui face à un dilemme : soit conserver des règles similaires et pouvoir espérer bénéficier d'équivalences de la part de l'Union européenne, soit opter pour des règles différentes, plus souples, et faire le pari d'attirer ainsi des acteurs et des opérations qui ne pourraient être traitées sur le continent européen avec tous les risques, financiers notamment, que cela pourrait provoquer. À ce stade, force est de constater, avec David Wright citant Philip Stephens, que le Royaume-Uni est passé d'une position de rule maker à une position de rule taker.
Cette situation semble cependant de nature à évoluer. En effet les facteurs d'intégration ne sont par définition plus là et il existe des deux côtés de la Manche une volonté politique marquée de faire vivre cet accord pour en tirer le meilleur parti. L'émotion passée, chacun des deux acteurs doit pouvoir envisager l'avenir de ces relations de la manière la plus constructive possible pour les différents secteurs économiques et financiers. De nombreux contributeurs de ce numéro se penchent sur les opportunités offertes par cette situation et considèrent différents développements que ce soit pour les entreprises, les services et les marchés financiers ou, de manière plus générale, envisagent de possibles coopérations futures.
COMMENT ENVISAGER LA SUITE ?
QUE DOIT FAIRE L'UNION EUROPÉENNE ?
Que doit faire l'Union européenne ? Comment projeter l'évolution de la relation avec le Royaume-Uni alors que manifestement le slogan des Brexiters, take back control, est un échec sur le plan interne où le référendum n'a pas mis fin aux luttes de clans au sein du Parti conservateur – même si l'objet de ce numéro de la REF n'est pas d'analyser les aspects purement politiques du Brexit – et que le pouvoir y est aujourd'hui exercé depuis deux mandats par des premiers ministres qui ne sont pas issus des élections.
Sur le plan externe, comme indiqué ci-dessus, la législation en matière financière élaborée par l'Union européenne s'impose toujours en réalité au Royaume-Uni, compte tenu de l'importance maintenue de l'activité d'établissements financiers britanniques dans l'Union européenne. Paradoxalement, ces établissements sont tenus d'appliquer une réglementation sur laquelle le Royaume-Uni n'a plus la capacité d'intervenir alors même que, en particulier dans le domaine des marchés financiers, il occupait jusqu'au Brexit une place de choix pour l'influencer, l'orienter et la définir.
Du point de vue économique, l'impact du Brexit sur le Royaume-Uni fait l'objet de premières évaluations, sans que l'on puisse toujours distinguer ce qui relève du Brexit lui-même ou des deux crises, la Covid et la guerre en Ukraine, qui l'ont suivi (Financial Times, 2022) et dont les conséquences pourraient se cumuler. À ce stade néanmoins comme le souligne Hervé Hélias, PDG de Mazars, contrairement à certaines prédictions, il s'agit davantage de « perturbations sans dislocation ». Corrélativement comme le résume très bien Robert Ophèle, ancien président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), « l'ambition du Royaume-Uni de bénéficier du meilleur des deux mondes (...) – l'accès au marché unique comme un pays membre de l'Union et la liberté d'adapter ses réglementations et sa supervision comme un pays tiers – n'a pas été satisfaite ».
La situation de l'Union européenne n'en apparaît pas moins délicate. En effet, en particulier dans le domaine financier, la dépendance de l'Union à l'écosystème développé avec succès depuis de nombreuses années par la City demeure et les perspectives de développement et d'attractivité en Europe nécessitent des actions résolues mais difficiles comme expliqué dans de nombreux articles de cette revue (voir Robert Ophèle, Denis Beau, Stéphane Boujnah).
Les divergences, c'est maintenant ?
Dans ce contexte, quelles sont les options respectives des « deux blocs » ?
Catherine Mathieu, économiste, considère que la mise en œuvre du Brexit, côté britannique, va se traduire par une volonté de divergence du Royaume-Uni vis-à-vis de l'Union européenne sur le plan fiscal et réglementaire. Des premiers signes sont d'ores et déjà visibles dont l'objet est d'accroître l'attractivité du Royaume-Uni pour conserver son rôle de premier plan. Ainsi, par exemple, l'annonce de la suppression du plafonnement des bonus marque le souhait d'utiliser l'outil de la compétition réglementaire (voir Robert Ophèle, Hervé Hélias). Cette crainte est d'autant plus présente que même si ses acteurs financiers ont perdu le « passeport européen » – ce qui pourrait avoir un impact pour leur compétitivité vis-à-vis du reste du monde –, le Royaume-Uni conserve des atouts considérables liés à son savoir-faire, son agilité réglementaire et sa capacité d'innovation (Hervé Hélias, Philippe Aghion).
De la même manière, Stéphane Boujnah, président du Directoire de Euronext, rappelle que l'annonce en 2021 de la revue des règles de marché de gros, Wholesale Markets Review, ouvre la porte à une réduction des contraintes, notamment administratives, sous la pression des grandes banques d'investissement. C'est dans le domaine des règles relatives à la cotation des entreprises que cet auteur craint des évolutions rapides et notables. Il observe que la révision de la législation britannique relative au marché professionnel pourrait conduire à plus d'internalisation et moins de transparence.
Après avoir rapatrié l'acquis communautaire, le Royaume-Uni s'engage en effet dans l'adaptation de celui-ci au nouveau contexte (voir Berrigan et Guersent). Il le fait en parallèle à la révision de la plupart de ces textes par l'Union européenne elle-même (MiFID, Solvabilité II, mise en œuvre de Bale III).
Comme le souligne Robert Ophèle, l'équilibre actuel a donc vocation à bouger avec, sans doute, des révisions plus rapides du côté britannique, dans la mesure où un pays seul est par définition plus « agile » que l'Union où la négociation se fait entre 27 États membres. On peut également anticiper comment au sein de l'Union européenne, les acteurs des marchés financiers pourraient se servir de cette situation pour plaider une approche business friendly, et chercher à diminuer certaines exigences existantes.
Srobona Mitra et Mahmood Pradhan, du Fonds monétaire international, estiment qu'au titre de la compétitivité, l'Union européenne peut s'inquiéter de possibles divergences, mais aussi que le Royaume-Uni ne doit pas mettre en danger la stabilité financière et ignorer les bonnes pratiques internationales y compris dans la lutte contre le blanchiment d'argent.
Le Royaume-Uni devrait néanmoins continuer à utiliser les instances internationales pour y maintenir son influence sur les réglementations financières (Comité de Bâle, par exemple).
Pourquoi et comment l'Union européenne
doit-elle reprendre l'initiative ?
Denis Beau plaide avec d'autres auteurs de cette revue (Philippe Aghion notamment) pour développer de nouveaux cadres de coopération.
Il s'agirait, en particulier, d'éviter les divergences productrices de risques systémiques, mais aussi de traiter ensembles des défis communs que ce soit le changement climatique – en ce sens, le Royaume-Uni dit aujourd'hui vouloir faire sienne la taxonomie européenne –, le développement de la finance numérique ou la cybersécurité.
L'enjeu pour l'Union européenne est maintenant d'être cohérent avec la ligne dure qu'elle a tenue lors du Brexit et d'en tirer toutes les conséquences pour le fonctionnement du marché intérieur et en particulier pour les services financiers. Or « l'Union n'a jamais considéré que l'émergence d'un système financier européen puissant était une priorité », nous rappelle Robert Ophèle, alors que des avancées sont aujourd'hui indispensables que ce soit sur l'Union bancaire ou sur l'Union des marchés des capitaux (UMC). Il s'agit désormais, pour les pays européens, de s'atteler à améliorer la fluidité entre ses différentes places financières pour y accroître la liquidité et la transparence, deux aspects essentiels de la compétitivité. D'une manière générale, l'Union européenne doit travailler à améliorer son attractivité pour les opérations et les acteurs financiers.
Beaucoup d'auteurs plaident dans ce contexte l'urgence du chantier de l'UMC. D'abord pour optimiser les sources et les conditions de financement de l'économie réelle de l'Union européenne, ce qui suppose de le penser aussi comme un élément de souveraineté ou d'autonomie stratégique en évitant des mesures qui favoriseraient par trop des acteurs hors Union européenne. Dans cet esprit, Stéphane Boujnah s'inquiète des propositions portant sur des aspects, qu'il estime, non stratégiques (comme l'établissement d'un système consolidé de publication post-négociation, consolidated tape) et ne comblant pas les principales lacunes de l'UMC telles qu'elles existent. Selon lui, l'Union européenne a besoin d'une vraie législation sur les faillites (voir aussi Mitra et Pradhan), d'une revue de l'efficacité des législations existantes, d'un prospectus unique et d'un renforcement du superviseur de marché européen pour favoriser la convergence (voir aussi Robert Ophèle).
Denis Beau plaide dans le même sens car si l'absence d'équivalence conduit à une nécessaire relocalisation des opérations financières, elle présente aussi un risque de fragmentation entre acteurs européens. Pour lui, si le Brexit a favorisé l'émergence d'un réseau polycentrique entre les places financières de l'Union européenne sur le modèle réussi d'Euronext, cela suppose plus d'intégration autour de l'Union bancaire et de l'UMC, mais aussi la relocalisation au sein de l'Union européenne d'activités systémiques telles que la compensation.
Or, pour Srobona Mitra et Mahmood Pradhan, le rapatriement en Europe de l'activité de compensation centrale suppose de développer un degré d'intégration des marchés financiers équivalent à celui qui existe pour le marché unique des biens et des services, soit une véritable UMC et des banques paneuropéennes. À cet égard, la marge de progression est significative.
Quelle coopération demain ?
Robert Ophèle rappelle que l'accord que le Royaume-Uni avait conclu avec l'Union européenne avant le référendum aurait pu être préjudiciable à l'Union européenne, mais que finalement le Royaume-Uni, premier centre financier de l'Union, est devenu un pays tiers. Jusqu'ici la coopération sur les marchés financiers paraît avoir été guidée par une compréhension mutuelle et une volonté de maîtriser les risques et les enjeux systémiques.
De son côté, le Royaume-Uni a d'abord envisagé des coopérations ouvertes avec l'Union européenne tout en manifestant une vraie nostalgie pour le Commonwealth (May, 2017) ; ce à quoi certains au sein de l'Union européenne souhaitaient ouvrir la porte (Pisani et al., 2016). Cet état d'esprit s'est d'abord heurté à une interprétation dure par l'Union européenne de ses intérêts, « Brexit is Brexit » rappelle Stéphane Boujnah. « L'UE agit clairement en fonction de ses intérêts : maintien de l'équivalence pour les seules activités qui ne peuvent être effectuées aujourd'hui dans la zone euro, pas de décisions pour les autres. », écrit Catherine Mathieu.
Pourtant, les scénarios ne sont pas écrits. Ils dépendent de l'évolution de la situation au Royaume-Uni où Roger Liddle, membre travailliste de la Chambre des Lords, estime que seuls les Travaillistes pourraient make Brexit work. Ils dépendent de l'apaisement de contentieux politiques et d'abord de la question de l'Irlande du Nord (voir David Wright, Roger Liddle, Catherine Mathieu). Ils dépendent aussi de la poursuite de la coopération « technique » qui s'est développée entre les superviseurs, la BCE, la Banque d'Angleterre et la Commission européenne pour assurer une transition souple loin des difficultés rencontrées sur d'autres aspects du Brexit (voir Denis Beau, Mitra et Pradhan, et Enria).
Alors que l'accord du 24 décembre 2020 de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ne comportait pas de dispositions spécifiques sur les marchés financiers et que le protocole prévu sur ces questions n'est toujours pas signé, on observe une certaine confiance chez les auteurs de ce numéro de la REF. Cette confiance semble fondée sur la bonne coopération à ce jour entre les régulateurs et sur l'intérêt bien compris des différents acteurs de marché pour continuer à bénéficier des avantages mutuels construits au fil de l'histoire.
« Cet esprit de coopération est d'autant plus nécessaire », estiment Srobona Mitra et Mahmood Pradhan, que la « maturité financière » des marchés de l'Union prendra du temps ; or il y a un besoin de coopération à court terme pour assurer la continuité de certaines opérations.
Le Royaume-Uni de son côté tente de mettre en place sa proposition d'un global Britain (voir Roger Liddle et Catherine Mathieu) sans que ses effets ne paraissent très convaincants au regard de l'impact relatif des accords commerciaux jusqu'ici conclus.
Mais l'évolution de la relation s'inscrira aussi nécessairement dans un environnement politique dont les éléments ne sont pas déterminés uniquement ou directement par le Brexit comme en témoigne la proposition d'une Communauté politique européenne, née dans le contexte de la guerre en Ukraine et du dialogue avec l'ensemble des pays candidats mais aussi avec la Turquie ou l'Azerbaïdjan. Le Royaume-Uni, qui participait à la première réunion à Prague en octobre 2022 et devrait accueillir sur son territoire une prochaine réunion, pourrait y trouver une place lui permettant de renouer avec son histoire particulière (voir Catherine Mathieu, Roger Liddle), même si pour l'instant beaucoup de questions restent ouvertes quant aux chances de succès de cette initiative y compris sur le plan institutionnel.
Pour conclure, Philippe Aghion, Collège de France, propose une approche résolument pragmatique en appelant de ses vœux des coalitions of the willing sur le modèle des Advanced Research Project Agencies (ARPA) américaines permettant à chaque partie de tirer le meilleur profit de la situation dans un contexte de forte compétition internationale entre ensembles géostratégiques.
L'Union européenne, qui craignait que le Brexit n'incite d'autres pays à suivre le même chemin, est aujourd'hui sollicitée par de nouvelles candidatures.
Les indicateurs macroéconomiques récents semblent favorables à l'Union européenne y compris, compte tenu de la taille critique de son marché intérieur. Pour autant, l'optimisation des atouts de ce marché sur le plan financier constitue toujours un test quant à sa capacité de mobilisation autour d'enjeux réglementaires et de supervision qui nécessitent un vrai leadership politique en intégrant les nouveaux enjeux environnementaux ou numériques. C'est la condition pour que l'Union européenne reste un pôle d'attractivité.
Le Brexit a été longuement et bien préparé, la nature des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union européenne reste à définir. L'Union européenne y a une carte à jouer pour autant qu'elle n'oublie aucune de ses priorités. C'est l'esprit de ce numéro de la REF.
(8 novembre 2022)