La guerre d'invasion menée par la Russie depuis le 24 février 2022 en Ukraine marque une rupture majeure dans l'histoire de l'Europe. Ses conséquences humaines, politiques et géopolitiques sont d'une ampleur inégalée pour notre continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Elles sont là pour longtemps.
La dimension économique de ces conséquences doit être évaluée. Les premiers travaux allant dans cette direction ont été publiés peu après l'invasion par la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD, 2022), le Fonds monétaire international (FMI, 2022a), la Banque mondiale (2022), notamment, mais aussi par des think tanks – le Center for European Policy Research (Bachmann et al., 2022), Bruegel (Pisani-Ferry, 2022), The Economist Intelligence Unit (EIU, 2022), l'Institut français des relations internationales (IFRI) (Commun, 2022) – et des laboratoires de recherche, de ce côté-ci de la ligne de front (OFCE : Ragot (2022) ; Kyiv School of Economics : KSE (2022), Martyshev et Myslytska (2022) ; WIIW : WIIW (2022), Knapp (2022), Astrov et al. (2022) ; BOFIT : Solanko (2022)), comme de l'autre côté (Institut de prévision pour l'économie nationale de l'Académie des sciences de Russie (Chirov, 2022), Institut Gaïdar pour la politique économique (Gurevich et Kolesnikov, 2022), Banque centrale de Russie (BCR, 2022)). De manière imprévue, la guerre s'est ainsi imposée comme un objet d'analyse pour les économistes, peu habitués à intégrer dans leurs raisonnements cette crise institutionnelle paroxystique que représente un conflit armé. Destruction des infrastructures en Ukraine, rupture d'approvisionnements et hausse durable des prix des matières premières, accélération de l'inflation mondiale, impacts multiples des sanctions internationales, perturbation de chaînes de valeur internationales de l'industrie automobile, etc. La guerre affecte en profondeur l'économie mondiale et se superpose aux chocs précédents, infléchissant les politiques de resserrement monétaire post-Covid des banques centrales qui obèrent la reprise économique.
Ce numéro spécial de la Revue d'économie financière (REF) est la première tentative en langue française de mener un bilan comparatif aussi large que possible sur les effets de la guerre. Son but n'est pas de proposer un état des lieux mis à jour à la minute près des inflexions que le conflit produit sur les trajectoires de court terme des marchés et des économies concernés : les journaux et les réseaux sociaux pourvoient, avec plus ou moins d'exactitude, à répondre aux besoins d'information du public en la matière. Il est plutôt de proposer une série cohérente d'analyses rigoureuses et circonstanciées des impacts économiques, monétaires et financiers de la guerre, qui sont susceptibles de durer.
Pour structurer ce numéro, nous avons opté pour une approche par cercles concentriques partant de l'épicentre de la guerre : la Russie. Le premier cercle de textes regroupe les analyses des conditions et des effets du conflit sur l'économie russe, envisagés suivant différentes dimensions. Le deuxième cercle élargit l'étude à la région eurasienne. L'Ukraine se trouve bien sûr au cœur de cette région, mais les pays d'Asie centrale, du Caucase Sud et d'Europe médiane sont également touchés, avec plus ou moins de force, par l'onde de choc. Le troisième et dernier cercle est celui des analyses globales. Il vise à éclairer les ruptures qui se jouent à une échelle dépassant le continent européen.
Seize articles ont été rassemblés pour ce numéro, auxquels vingt-sept auteurs ont contribué. Malgré la défection d'un petit nombre d'auteurs russes et ukrainiens qui, sollicités et ayant parfois accepté le principe de contribuer, n'ont pu mener à bien la rédaction dans les temps impartis, ce groupe d'auteurs reste heureusement diversifié, en termes de nationalités et d'origines académiques et intellectuelles. Par son contenu et la tonalité de ses analyses, ce numéro est le reflet de cette diversité.
Russie : une économie de guerre
Le premier ensemble d'articles est consacré à la trajectoire de l'économie russe, qui a basculé par à-coups dans une économie de guerre, jusqu'à imposer aujourd'hui une mobilisation générale qui ne dit pas son nom. Julien Vercueil propose une évaluation macroéconomique de l'impact de la guerre sur l'économie de la Russie, en distinguant une succession de trois phases de développement depuis le 24 février 2022. Il propose également de dégager les changements structurels qui en découlent et sont susceptibles de laisser des traces longtemps après la fin du conflit armé. Adrien Faudot et Sylvain Rossiaud placent les chocs subis en 2022 par l'économie russe dans le contexte historique du développement du régime d'accumulation rentier qui la caractérise. Ils mettent en évidence l'inertie de ce régime qui n'est remis en cause ni par les effets propres de la guerre, ni par les sanctions occidentales. L'article court de Solène Benhaddou et Manon Provansal fait le point sur le système de sanctions adopté par les pays européens et les États-Unis, accompagnés de plusieurs autres économies de l'OCDE. Proposant une approche historique, juridique et politique des sanctions économiques, ces auteures considèrent qu'en dépit de leur ampleur inédite, celles-ci n'ont pas déclenché de transformation fondamentale dans le régime politique russe susceptible d'infléchir le cours de la guerre. Écrit par Dmitry D. Volkov, le dernier article de la première partie est consacré au secteur du numérique en Russie. Cette industrie est touchée de plein fouet par la guerre et ses conséquences. En particulier, les rapports de l'industrie au pouvoir politique sont profondément transformés. L'approche évolutionniste et institutionnelle de l'auteur l'amène à dégager quelques propositions clés sur la nature des difficultés, notamment technologiques, que les entreprises du secteur choisissant de rester en Russie risquent de rencontrer dans le futur.
Déflagrations régionales
Le deuxième groupe de contribution élargit la focale géographique de l'analyse en prenant la mesure des déflagrations qui ont affecté la région eurasiatique à la suite de l'invasion. Dominique Menu et Maria Repko s'attellent à la tâche difficile d'évaluer les capacités de résilience de l'économie ukrainienne, soumise à une occupation partielle de son territoire, à la mobilisation massive de sa population active, à la destruction de nombreuses infrastructures et à une pression énergétique et financière accrue du fait de la dépression provoquée par la crise. Un article court complète cette analyse, sous la forme d'un entretien conduit avec Odile Renaud-Basso, présidente de la BERD. L'entretien est centré sur les principaux défis de la reconstruction de l'économie ukrainienne et le rôle de la solidarité internationale, dont la BERD est l'un des principaux vecteurs. Faisant écho à cette problématique de la reconstruction économique de l'Ukraine, l'article de Assen Slim s'intéresse à ses modalités possibles dans le domaine monétaire. Il propose une évaluation du potentiel économique et financier de l'introduction en Ukraine d'une monnaie digitale de banque centrale (e-hryvnia) actuellement en projet dans la Banque nationale d'Ukraine.
Au-delà de l'Ukraine, l'une des dimensions cruciales de l'impact du conflit sur la région est celle de la sécurité alimentaire. L'article de Caroline Dufy, Pascal Grouiez et Almaz Akhmetov éclaire cette question sous l'angle des transformations du secteur agricole en Russie et en Asie centrale. L'une des propositions des auteurs est que la guerre, bien que n'ayant pas de conséquence massive à ce jour sur les échanges agricoles entre la Russie et les pays d'Asie centrale, risque de conduire ces derniers à diversifier leurs sources d'approvisionnement au détriment de la Russie en dépit des incitations, pour deux d'entre eux (Kazakhstan et Kirghizistan), liées à leur appartenance à l'Union économique eurasiatique. Une analyse complémentaire est apportée par Petia Koleva et Tsvetelina Marinova à propos de l'Europe médiane et de sa dépendance énergétique envers la Russie. Confrontant les cas de la Pologne et de la Bulgarie, les autrices montrent que les effets de dépendance de sentier technologique continuent d'imprimer leur marque dans la région, rendant problématique l'application rapide et intégrale des directives européennes en matière de transition énergétique malgré les fonds structurels, dans un contexte rendu pourtant plus urgent encore par la rupture des approvisionnements gaziers en provenance de la Russie. Enfin, deux articles consacrés à des sous-régions du continent eurasiatique complètent ce groupe de contributions. Dans le premier, Christophe Cordonnier et Julien Vercueil s'intéressent aux conséquences de la guerre sur les trois pays du Sud-Caucase – Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. Au-delà des différences de structures économiques, ces trois petites économies ouvertes sur l'extérieur n'auront pas été ralenties par la situation de guerre en Ukraine en 2022. Une partie de l'explication de cette adaptation économique réside dans la prudence géopolitique de leurs dirigeants, qui ont cultivé l'ambiguïté pour éviter de subir sur leurs territoires déjà meurtris par les conflits une pression excessive du voisin russe. Le deuxième article traite des économies d'Asie centrale postsocialiste. Dominique Menu y compare les réactions du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Turkménistan, de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan au nouveau contexte macroéconomique et géopolitique. La résurgence de l'inflation, le repli des remises de travailleurs nationaux émigrés en Russie et la vulnérabilité de la position extérieure de la plupart d'entre eux (sauf l'Ouzbékistan, qui ne s'est ouvert que récemment aux flux internationaux de capitaux) sont les principaux défis que ces pays doivent surmonter pour être en mesure de replacer leurs économies sur un sentier de croissance soutenable.
Recompositions internationales
La troisième et dernière partie du dossier étudie les recompositions internationales que le conflit en cours a déclenchées. Dans un article de cadrage géopolitique, Tatiana Kastouéva-Jean présente les grands bouleversements que la guerre a provoqués dans le système international. Le premier d'entre eux est la déstabilisation des institutions censées garantir l'intégrité territoriale de leurs membres, au premier rang desquels se trouve l'ONU. Les autres domaines bouleversés sont l'architecture de sécurité européenne, le régime de non-prolifération nucléaire et notamment la place singulière qu'y occupait la Russie jusqu'en 2022. Dans son article, Hubert Testard questionne le devenir des liens économiques entre la Russie et l'Asie. Il montre que deux groupes se sont formés : le premier, autour du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud, entend appliquer des sanctions économiques à la Russie, à l'image de nombre de pays occidentaux. Le deuxième, dont le leader est la Chine, prend ses distances avec les sanctions, mais se garde aussi de soutenir trop massivement l'effort de guerre russe. L'auteur relativise en conséquence les perspectives de long terme offertes par un virage asiatique de la Russie dans les circonstances actuelles. Les trois articles suivants envisagent les effets globaux du conflit en adoptant une approche sectorielle. Marc Prieto analyse les transformations actuelles des chaînes de valeur de l'industrie automobile à la lumière du conflit en Ukraine. Fortement perturbées par les ruptures d'approvisionnement en composants consécutives à la crise de la Covid-19, celles-ci sont désormais rompues s'agissant des constructeurs occidentaux et asiatiques implantés en Russie qui ont décidé de s'en retirer. Les autres transformations structurelles de l'industrie qui sont en cours – en particulier l'évolution des normes d'émission et le virage vers l'électrique – s'ajoutent à la guerre pour déstabiliser les constructeurs européens, en particulier les plus exposés au repli du marché russe. L'analyse de Carl Grekou, Emmanuel Hache, Frédéric Lantz, Olivier Massol, Valérie Mignon et Lionel Ragot porte sur le sujet brûlant de l'approvisionnement européen en gaz russe. Il mesure avec précision la dépendance de l'Union européenne (UE) à l'égard des livraisons russes de gaz et met en perspective les conséquences déjà sensibles de cette dépendance sur le continent en situation de crise aiguë, malgré les mesures prises par les autorités européennes. Il conclut en proposant des pistes de renforcement de la capacité future de l'UE à s'émanciper de cette dépendance. Enfin, Sébastien Jean et Yves Jégourel proposent d'élargir l'approche en caractérisant l'impact de la guerre sur les marchés mondiaux de matières premières. Ils tiennent compte pour cela des liaisons entre certains de ces marchés – par exemple, les marchés agricoles – et celui de l'énergie, intrant indispensable à de nombreux produits de base. Dans ce cas également, l'intérêt de l'analyse est de proposer une lecture de la conjugaison du choc du conflit à des transformations structurelles de plus longue haleine qui touchent ces marchés, pour comprendre le devenir de leurs trajectoires.
Ces trois ensembles de textes présentent un panorama critique, diversifié mais articulé des conséquences économiques les plus importantes de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Pour la plupart, les articles de ce numéro ont été rédigés durant l'été 2022. Ils ont été actualisés à l'automne, pour tenir compte d'évolutions survenues dans la situation économique entre-temps. Ils n'ont toutefois pas vocation à livrer au lecteur les développements les plus récents de la situation internationale. Leur objectif est plutôt de mettre au jour de manière aussi claire que possible les principaux enjeux économiques du conflit en cours et de fournir au lecteur des clés de lecture utiles pour envisager les scénarios du futur.