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 L'Ukraine en guerre : quelle résilience économique ?


Dominique MENU * Chercheur associé, IFEAC (Institut français d'études sur l'Asie centrale) ; administrateur de banque. Contact : d3menu@orange.fr.
Maria REPKO ** Directrice exécutive adjointe, responsable du suivi des politiques publiques, Center for Economic Strategy, Kyiv, Ukraine.

La guerre menée par la Russie en Ukraine a cimenté la société ukrainienne : maintenir son économie à flot fait partie de sa stratégie de défense. Elle s'est forgé une identité propre : le droit à la propriété des terres est ancré dans les consciences, les étrangers ont bâti la sidérurgie dans le Donbass avant d'être expropriés par les Soviétiques. Sous leur pouvoir, l'Ukraine se retrouve exportatrice de capitaux vers les régions que promeut le pouvoir central. La fin de l'URSS conduit à une récession jusqu'à l'élection de Viktor Youchenko à la fin de 2004, qui se tourne alors vers l'UE, incitant les banques étrangères à y investir massivement. L'endettement qui s'ensuit fragilise le pays lors de la crise financière de 2008, favorisant l'élection du pro-russe Viktor Yanukovych. Il quitte le pouvoir en raison de son refus des accords avec l'UE et sa gestion catastrophique de l'économie. La Russie s'empare alors de la Crimée et fomente les séditions du Donbass et de Lougansk. Au début de 2022, l'Ukraine – grâce au soutien du FMI et à l'accord signé avec l'UE – enregistre des succès économiques mal vus de Moscou, qui envahit le pays. Cette étude tente d'appréhender les impacts actuels de la guerre sur l'économie de l'Ukraine et les moyens mis en œuvre – avec le concours de l'aide étrangère – par les autorités pour financer le budget du pays, dont la majeure partie est aujourd'hui consacrée à sa défense.

Depuis le début de l'invasion armée de son territoire par la Russie le 24 février 2022, l'Ukraine se trouve en guerre et son économie doit faire face à de multiples défis. Cette guerre parachève le processus de dissociation de la sphère économique contrôlée par la Russie, qui avait été initié au moment de la dissolution de l'URSS. Le 8 décembre 1991, dans le pavillon de chasse de Viskuli, le premier président de l'Ukraine Léonid Kravtchouk, fort des 90,32 % de voix en faveur de l'indépendance de l'Ukraine recueillis lors du référendum organisé huit jours plus tôt, non seulement refusait de signer l'accord sur une nouvelle union négocié quelques semaines auparavant avec Mikhaïl Gorbatchev, mais aussi réussissait à faire accepter la dissolution de l'URSS et la création d'une Communauté des États indépendants (Plokhy, 2014). Cet accord allait contraindre Mikhaïl Gorbatchev à démissionner, trois semaines plus tard, du poste de président d'un pays – l'URSS – qui n'existait plus. Comme les autres républiques issues de l'ex-Union soviétique, l'Ukraine prenait son destin en main.

Afin de comprendre comment se comporte l'économie ukrainienne pendant le conflit et avant d'évoquer la question de la reconstruction, il convient d'abord de faire un retour historique sur sa genèse et jusqu'en 2014, moment de l'annexion de la Crimée, puis d'analyser les évolutions intervenues jusqu'à la veille de l'attaque russe et, enfin, de tenter de faire le point sur son état actuel. Cette démarche doit permettre d'alimenter le débat sur les formes que devra prendre la reconstruction le jour venu.

Le développement de l'économie ukrainienne jusqu'à la dissolution de l'URSS

Jusqu'à la dissolution de l'URSS, seuls quelques rares économistes occidentaux s'étaient intéressés à l'analyse du développement régional au sein de l'empire russe, puis de l'Union soviétique. Au xxe siècle, la diaspora ukrainienne a publié de nombreux ouvrages sur l'histoire, la géographie et l'économie de l'Ukraine. Un groupe d'économistes dirigé par Iwan S. Koropeckyj, professeur à l'université Temple de Philadelphie, s'est attelé à analyser son développement économique (Koropeckyj, 1990).

Au cours des xviie et xviiie siècles, l'Ukraine est peu à peu absorbée par l'empire russe et son économie sera soumise aux impératifs du pouvoir central. Son territoire va cependant conserver un régime de libertés personnelles plus étendues qu'en Russie. Il est à noter que le régime de propriété de la terre fondé sur le droit polonais va perdurer et que l'Ukraine ne connaîtra pas le régime du mir russe, propriété collective des terres.

La guerre de Crimée entraîne l'abolition du servage et l'industrialisation de l'Empire. Le pouvoir ouvre en particulier le territoire du Donbass aux investisseurs étrangers, à travers des mesures fiscales favorables, suivies de l'introduction de l'étalon-or en 1897. En 1914, la quasi-totalité des entreprises présentes appartiennent à des capitaux étrangers (français, belges, britanniques et allemands) et produisent 70 % du charbon, 67 % de la fonte et 58 % de l'acier du pays. Seules les raffineries de sucre étaient restées entre les mains d'industriels locaux. Toutes ces entreprises seront ensuite nationalisées par le pouvoir soviétique.

Iwan S. Koropeckyj et ses collègues estimaient que cette industrialisation avait été déséquilibrée au détriment de l'Ukraine, puisque spécialisée dans les industries extractives ou les matières premières agricoles. Les politiques fiscales et tarifaires favorisaient les « exportations » vers les grands centres industriels de la Russie centrale, en particulier Moscou et Saint-Pétersbourg. Par ailleurs, l'ouest du pays, alors sous la couronne austro-hongroise, est resté très sous-développé, à l'exception de l'exploitation des puits de pétrole de Galicie.

Zone de combat, l'Ukraine a été très fortement touchée pendant les deux guerres mondiales. Les deux premiers plans quinquennaux (1928-1932 et 1933-1937) furent cruciaux quant à l'orientation de son développement industriel : la planification, le système de management et les objectifs d'industrialisation introduits alors sont restés en vigueur jusqu'à l'indépendance. Entre les deux guerres, plusieurs grandes usines furent édifiées : le Dniproguess (centrale hydroélec trique sur le Dniepr), les centrales électriques de Zuivka, SiveroDonetsk et Kryvyi Rih, les complexes métallurgiques de Marioupol et Zaporizhia, les usines de mécanique lourde de Kyiv et Kramatorsk et l'usine de tracteurs de Kharkiv. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les autorités soviétiques avaient décidé le démantèlement de 544 usines situées en Ukraine pour les déplacer en Oural et en Asie centrale. Quand cela s'avérait impossible, les infrastructures furent systématiquement détruites. Pendant la période de reconstruction après-guerre, la priorité des Soviétiques était de restaurer l'industrie lourde le plus vite possible, aux dépens des autres secteurs de l'économie.

Toutefois, pour Iwan S. Koropeckyj, la part des investissements destinés à l'Ukraine au sein de l'Union soviétique a décliné pendant toute l'histoire de l'URSS. Le pouvoir soviétique a favorisé le développement des régions de l'Oural, de la Sibérie et de l'Asie centrale afin d'y mettre en valeur les gisements de matières premières, mais aussi et surtout pour des raisons stratégiques. Ce n'est qu'au milieu des années 1980 que le pouvoir central a adopté un plan de développement plus diversifié de l'industrie ukrainienne, mais celui-ci n'aura pas le temps d'être réalisé.

Jusqu'à la disparition de l'URSS, l'industrie ukrainienne restait donc confinée à la production de matières premières, de machines-outils, de biens semi-finis et de produits industriels intégrés pour la plupart au complexe militaro-industriel soviétique, dont les débouchés se trouvaient soit en Union soviétique, soit dans les autres pays du Conseil d'assistance économique mutuelle (CAEM). De facto, comme la part des investissements réalisés en Ukraine était inférieure à sa contribution au PIB soviétique, le pays était un contributeur net de capitaux au profit des autres républiques de l'URSS. Cette spécialisation allait se révéler un important facteur de vulnérabilité lors de la disparition du bloc socialiste, puis de l'URSS, d'autant que cet outil industriel, peu modernisé, était très énergivore et dépendait de tarifs de transport bon marché pour l'acheminement de sa production. Selon le second président de l'Ukraine, Léonid Kouchma, au moment de l'indépendance, 40 % de l'économie ukrainienne étaient liés au complexe militaro-industriel soviétique (Kuchma, 2005).

Comment l'économie ukrainienne a-t-elle évolué depuis l'indépendance jusqu'en 2014 ?

En 1992, après le succès du référendum, les nouveaux responsables ukrainiens sont confiants quant aux possibilités du pays de s'en sortir mieux que la Russie, grâce surtout à la richesse de son agriculture. Comme le souligne Leonid Kouchma, la réalité va s'avérer plus difficile en raison du poids de l'héritage d'infrastructures industrielles, logistiques, institutionnelles et juridiques mal adaptées à une transition brutale vers l'économie de marché (Kuchma, 2005). Il oublie de mentionner le comportement des élites qui vont tenter d'accaparer les richesses du pays à leur profit. L'évolution de l'économie ukrainienne jusqu'en 2014 peut se résumer en cinq périodes d'environ cinq ans.

1– Chute rapide de l'économie entre 1991 et la mi-1996 (date de l'introduction de la hryvnia – UAH) : l'hyperinflation atteint 10 000 % en 1993 et la chute du PIB est en moyenne de 15 % annuels pendant cette période où les liens avec les autres républiques de l'ex-URSS s'effondrent.

2– Stabilisation fragile entre la mi-1996 et 2001 : l'introduction de la UAH s'accompagne d'une politique fiscale plus rigoureuse, mais la crise russe en août 1998 entraîne l'Ukraine dans sa chute lorsque les banques russes vendent leurs obligations ukrainiennes afin de combler leurs pertes sur le marché russe. Celles-ci affichaient des rendements plus élevés qu'en Russie et les banques russes figuraient au premier rang des acheteurs. L'Ukraine se voit contrainte de dévaluer fortement la hryvnia et de restructurer sa dette extérieure. Plusieurs banques étrangères qui s'étaient installées en Ukraine en 1997 et 1998 vendent et quittent le pays.

3– Croissance forte entre 2001 et le début de 2005 : avec une monnaie sous-évaluée et des salaires très faibles par rapport à ses concurrents, l'Ukraine bénéficie pleinement de la forte hausse des prix du minerai de fer, de l'acier et des produits agricoles tirés par la croissance chinoise, mais aussi du prix bas auquel étaient conclus les contrats d'importations de gaz de Russie. Pendant cette période, si la privatisation des grandes entreprises industrielles est enfin réalisée, elle s'opère dans des conditions privilégiant les oligarques bien en cours, ce qui va attiser les polémiques pendant la Révolution orange. Au moment de l'élection de 2004, l'Ukraine enregistre une croissance de 12 % et un faible endettement extérieur.

4– Croissance soutenue alimentée par le crédit entre 2005 et 2008 : le changement politique intervenu avec l'élection du proeuropéen Viktor Youchenko à la présidence et les bonnes performances de l'économie ukrainienne entre 2001 et 2004 attirent les investisseurs étrangers. Huit pays d'Europe centrale et orientale ont intégré l'Union européenne (UE) à la mi-2004 et l'Ukraine semble maintenant s'orienter sur ce même chemin. L'euphorie gagne le pays lorsqu'en 2005, le complexe métallurique de KryvoRizhStal est vendu pour près de 5 Md$. Construit sur un gisement très riche de minerai de fer et de manganèse, c'est l'un des plus grands producteurs européens d'acier.

Portées par d'abondantes liquidités, les banques étrangères se précipitent pour acquérir leurs consœurs ukrainiennes : c'est alors le modèle à suivre. D'où une concurrence féroce qui pousse le prix d'achat des banques jusqu'à un multiple de huit fois la valeur nette au bilan. Pour capter au plus vite des parts de marché, les banques une fois installées pratiquent une surenchère provoquant une explosion des crédits hypothécaires en devises aux ménages. Or, pour trouver les ressources nécessaires à cette expansion, elles empruntent massivement sur les marchés étrangers. Résultat : les prix de l'immobilier s'envolent, l'inflation atteint 30 % en rythme annuel au début de 2008 alors que la hryvna est réévaluée de 10 % par rapport au dollar.

Cette bulle spéculative favorise les secteurs de la construction, des commerces et des services : immeubles d'habitation ou de bureaux, supermarchés, magasins, concessionnaires automobiles, restaurants, etc. se multiplient, la population est prise d'une frénésie de consommation qui alimente le déficit des échanges extérieurs sans que la Banque nationale d'Ukraine (BNU) ne s'en inquiète. Pour beaucoup d'analystes, ce mouvement ne constitue que le rattrapage naturel du retard accumulé par l'Ukraine. L'année 2008 allait s'avérer une année charnière...

5– Rechute brutale et gestion au jour le jour entre la fin de 2008 et le début de 2014 : le choc de la mise en faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008 a entraîné une crise de confiance dans le monde de la finance. Elle se traduit immédiatement par une chute brutale des prix des matières premières et des volumes échangés dans le monde. L'Ukraine est touchée de plein fouet car les prix du minerai de fer et de l'acier ont été divisés par trois, alors que ce secteur constituait 50 % de ses exportations et que plus de 70 % de sa production d'acier partait à l'étranger.

L'effondrement des exportations à la fin de 2008 entraînant une dévaluation de 50 % de l'UAH vis-à-vis du dollar, l'Ukraine doit faire appel au FMI (Fonds monétaire international) pour la première fois depuis 2000. Le PIB subit un décrochage de 15 % en 2009, dont un recul de 22 % de la production industrielle.

Le programme d'aide du FMI a permis aux autorités de tenir le taux de change, mais ce fut aux dépens des banques, forcées par la BNU à convertir en UAH leurs provisions en devises pour les prêts octroyés en devises. Le système bancaire a réagi en réduisant aussi vite que possible son endettement extérieur et en cherchant à acquérir de nouveaux dépôts, afin de rétablir ses équilibres entre actifs et passifs. Cette crise et la dévaluation ont probablement contribué à la défaite de Yulia Timochenko face au pro-russe Viktor Yanukovych lors de l'élection présidentielle au début de 2010, lequel tenait ainsi sa revanche de l'élection de 2005.

L'arrivée de Viktor Yanukovych à la tête de l'État fut d'abord plutôt bien accueillie par les milieux d'affaires : la signature d'un nouvel accord avec le FMI en 2010, le sentiment que le désordre qui caractérisait la gestion de l'État sous Yulia Timochenko disparaissait, la relance des grands travaux pour l'Euro 2012 de football, co-organisé avec la Pologne, et la reprise des prix de l'acier, tout cela concourait à restaurer la confiance. Les investissements en Ukraine s'étaient maintenus à des niveaux très bas pendant la période 2000-2009, comparés au reste du monde. L'Euro 2012 permettait donc au pays de combler en partie ce retard et de relancer la croissance.

Rapidement, les premiers signes d'une dérive vers des comportements de type mafieux, les rumeurs sur l'enrichissement éclair de la « famille » du nouveau président ont assombri ce tableau. Simultanément, le nouveau pouvoir a fait feu de tout bois pour maintenir le taux de change à 8 UAH pour 1 dollar, alors que les anticipations inflationnistes se situaient en moyenne à 10 % annuellement, ce qui alimentait le déficit commercial. Pendant cette présidence, ces déséquilibres macroéconomiques allaient entraîner une chute rapide des réserves de change du pays comme le montre le graphique 1.

Graphique 1
Chute des réserves de change pendant la présidence Yanukovych

Source : BNU.

Malgré le non-respect du programme d'aide du FMI, les avertissements de la Banque mondiale, la détérioration des comptes publics et le déficit grandissant de la balance commerciale, les autorités ont réussi à tenir le taux de change en 2013 grâce au recours à l'endettement extérieur, dont en particulier une euro-émission obligataire de 3 Md$ souscrite par la Russie à la fin de 2013, première partie d'un plan de soutien de 15 Md$ annoncé par la Russie pour convaincre l'Ukraine de rejoindre l'Union économique eurasiatique (UEE). Ce plan faisait suite au refus de Viktor Yanukovych de signer l'accord de partenariat avec l'UE. La réaction très violente du pouvoir face aux premières protestations contre le rejet de l'accord de libre-échange complet et approfondi avec l'UE a contribué à alimenter la révolte jusqu'à la fuite de Viktor Yanukovych, lorsque ses derniers soutiens internes l'abandonnèrent.

Comment l'économie ukrainienne a-t-elle absorbé le choc de l'annexion de la Crimée et la sécession des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhank ?

Après que la majorité de la Rada a démis le président de ses fonctions, le nouveau pouvoir a trouvé les caisses vides et la BNU a dû se résoudre à entériner une dévaluation qui avait été repoussée par l'ancien régime. Les nouvelles autorités ont fait une fois encore appel au FMI pour trouver les ressources nécessaires à la stabilisation d'une situation périlleuse.

Au plan politique, l'invasion de la Crimée, son annexion par la Russie et la sécession armée des républiques autoproclamées de Donetsk et Luhansk favorisent l'élection au premier tour de Petro Porochenko à la présidence. Sa gestion, perçue comme trop favorable aux intérêts des oligarques, alors qu'il s'était engagé sur un programme de réformes anticorruption, lui coûtera sa réélection en 2019 et entraînera l'arrivée à la présidence d'un néophyte en politique, Volodymyr Zelensky. Pour autant, l'Ukraine a profondément changé entre 2014 et 2021. Les analyses du FMI nous permettent de mesurer l'ampleur de ces changements et de mieux en appréhender l'évolution.

En 2014, les discussions entre la mission envoyée par le FMI à Kyiv et les autorités ukrainiennes se sont tenues en juillet pendant près de quatre semaines, entre les élections présidentielles à la fin de mai et les élections parlementaires à la fin d'octobre, à l'issue desquelles le président Porochenko n'a pu obtenir une majorité, son parti ne récoltant que 22 % des suffrages. Ce parlement divisé l'obligera à négocier et à trouver des compromis au cas par cas.

Le diagnostic du FMI fait état d'une situation très délicate : le conflit dans l'est du pays et la dispute avec Gazprom ont provoqué une chute brutale de confiance et de l'activité économique, entraînant des déficits budgétaires et de la balance des paiements, une forte dévaluation et d'importants retraits bancaires. Les risques sont jugés considérables, mais les modèles présentés tablent sur un scénario de stabilisation du conflit à l'Est, toute dégradation de la situation géopolitique pouvant remettre en cause les hypothèses retenues. Le rapport conclut néanmoins en faveur de l'octroi de ce programme d'aide, qui sera notamment soumis à une très forte surveillance des équipes du FMI. La lettre d'engagement de l'Ukraine est d'ailleurs signée par le président, le Premier ministre, le ministre des Finances et le gouverneur de la BNU.

Selon l'analyse faite par la mission, après une croissance nulle en 2013, le PIB doit enregistrer une chute de 12,4 % en 2014, avant de se stabiliser en 2015, puis d'augmenter de 4 % annuellement de 2016 à 2019. La dette publique doit passer de 41 % du PIB en 2013 à 71 % en 2016 et la dette extérieure de 78 % à 103 % aux mêmes dates. Sur les quinze indicateurs de l'analyse de la viabilité de la dette (debt sustainability analysis), treize sont au rouge. Pour obtenir l'octroi de ce programme d'aide, le pays s'est engagé à libéraliser son régime des changes, restructurer son secteur bancaire, consolider sa situation financière, réformer son secteur énergétique et adopter une politique de bonne gouvernance en passant, notamment, par la création d'une agence anticorruption indépendante, la simplification du cadre de l'activité économique et la réforme du secteur de la justice.

Placées sous une surveillance accrue du FMI et des autres institutions financières internationales, ainsi que des ambassades des pays du G7 sur place, les autorités devront rendre des comptes. Le document signé inclut une liste détaillée des engagements à souscrire et des informations à fournir pour permettre leur suivi minutieux, ce carcan étant jugé nécessaire au vu des manquements répétés de l'Ukraine à ses obligations lors des programmes d'aide précédents.

En 2021, l'Ukraine peut se prévaloir d'avoir réussi à restaurer son économie, selon le rapport annuel 2021 de la Chambre de commerce américaine en Ukraine, laquelle regroupe 633 membres, soit le plus grand nombre de compagnies étrangères opérant dans le pays. Son président, Andy Hunder, soulignait l'optimisme de ses membres quant à leurs perspectives sur le marché ukrainien : en septembre 2021, deux tiers de ses membres avaient vu leurs revenus augmenter, la moitié avait accru le nombre de leurs employés et un tiers le montant de leurs investissements.

Leur rapport précédent pour 2020 soulignait que 88 % des membres étaient présents depuis plus de dix ans en Ukraine. Interrogés sur les trois principaux critères d'attractivité du pays, ceux-ci mettaient en avant la qualité (51 %) et le faible coût (51 %) de la main-d'œuvre, et son accès au marché unique européen (44 %). Parmi les secteurs d'activité les plus attrayants, l'agriculture venait au premier rang (85 %), suivi des technologies de l'information (73 %) et des énergies renouvelables (45 %). Le fonctionnement des tribunaux (74 %), celui des autorités fiscales (51 %) et des autorités chargées de l'exécution des décisions de justice (48 %) restaient néanmoins les principaux points noirs à améliorer.

Ce rapport soulignait qu'entre 2011 et 2019, l'Ukraine était passée du 152e au 64e rang selon le classement annuel Doing Business de la Banque mondiale, qui classe chaque année 190 pays par rapport à la facilité d'y faire des affaires. Témoins de l'attractivité du pays, 4 Md$ avaient été investis en deux ans dans des projets d'électricité renouvelable, sa capacité étant passée de 3,4 % à 10,5 % du total du mix énergétique. À Kyiv, les investissements dans l'immobilier tablaient sur un record de près de 200 000 m2 en 2020 contre un précédent record de 150 000 m2 en 2012, un indicateur que la crise de 2014 était clairement derrière nous.

Comme le FMI estimait, à juste titre, que le secteur financier avait été le plus important contributeur aux déboires de l'économie ukrainienne à compter de 2005, les autorités ukrainiennes, en particulier la BNU sous la houlette de Valeria Hontareva, sa gouverneure de 2014 à 2017, ont nettoyé le secteur : le nombre des banques est passé de 180 à 90 et Privat Bank, qui concentrait 30 % des actifs bancaires en 2014, a été nationalisée. Par la suite, la BNU a également obtenu le contrôle sur le reste du secteur financier (assurances, compagnies de leasing, prêteurs sur gages, etc.) où elle s'engage à appliquer la même politique de transparence.

Ces développements sont le fruit de la signature à la fin de juin 2014 de l'accord de libre-échange complet et approfondi entre l'Ukraine et l'UE, par lequel l'Ukraine s'engageait à mettre en œuvre l'ensemble des directives applicables dans l'UE selon un calendrier pluriannuel ; cet accord n'est entré en vigueur qu'en septembre 2017, quand l'ensemble des vingt-huit l'ont adopté. Au-delà de l'ouverture du marché européen à l'Ukraine – avec des quotas pour les produits agricoles –, les Ukrainiens bénéficient notamment de la suspension des visas. Cette mesure leur permet d'aller travailler librement dans les pays de l'UE et d'envoyer à leurs proches restés en Ukraine le produit de leur travail. En 2021, selon la BNU, ces remises représentaient 12 % du PIB, soit trois fois le montant des investissements directs étrangers dans le pays.

Le rapport conjoint UE-Ukraine sur la mise en œuvre de l'accord de partenariat, en date du 22 juillet dernier (FMI, 2022), indiquait qu'en 2021, le montant des échanges entre l'UE et l'Ukraine avait atteint 52,4 Md€, soit une augmentation de 100 % depuis 2016, qui fait de l'UE de loin le principal partenaire commercial de l'Ukraine, à hauteur de près de 40 % tant pour les exportations que pour les importations ukrainiennes. Parallèlement, les échanges avec la Russie s'effondrent, à la suite de l'instauration d'un régime de sanctions sur les importations d'Ukraine.

Graphique 2
Commerce extérieur de l'Ukraine : Russie et UE
(en Md$)

Source : Comité d'État aux statistiques de l'Ukraine (Derzhavmyi Komitet Statystyky Ukrainy).

En février 2022, alors que l'Ukraine envisageait de lever une nouvelle euro-obligation sur les marchés de capitaux internationaux, le responsable du ministère des Finances résumait ainsi la situation de son pays aux investisseurs à l'occasion du roadshow mis sur pied par les banques organisatrices1.

Tableau 1
Présentation aux investisseurs par le ministère des Finances

Source : ministère des Finances de l'Ukraine.

Peu après, avant sa réunion pour statuer sur l'octroi d'un programme d'aide exceptionnel à l'Ukraine à la suite de l'offensive russe, la mission du FMI concluait ainsi son rapport au Conseil d'administration (FMI, 2022) : en 2021, le PIB a augmenté de 3,2 % grâce en particulier à une récolte record et à une forte consommation, et les réserves de change s'établissent à 30,9 Md$ à la fin de décembre. De 2011 à 2019, la croissance nominale était en moyenne de 23,2 %, avec une inflation de 11,2 %. Nous ne commenterons pas les hypothèses retenues dans ce rapport pour les années à venir, étant donné qu'elles ont été élaborées quinze jours après le début de l'invasion. Il paraît toutefois évident que l'Ukraine avait réussi son rétablissement après l'invasion de la Crimée et la sécession des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk. Il est permis de penser que ce succès est l'un des facteurs qui ont conduit la Fédération de Russie à lancer sa nouvelle offensive le 24 février dernier.

Comment l'Ukraine finance-t-elle son économie aujourd'hui ?

En période de guerre, les chiffres ne sont pas neutres, ils peuvent être utilisés par l'envahisseur pour déstabiliser les opinions publiques. Le ministère des Finances continue néanmoins de publier des statistiques sur son site, que nous allons reprendre pour appréhender la situation aujourd'hui. Deux autres sources continuent de publier régulièrement : le Comité d'État aux statistiques et la BNU.

Le responsable de la dette au sein du ministère des Finances expliquait le 5 juillet 2022 que le personnel avait évacué ses locaux le 24 février 2022 quand un missile avait frappé à 200 mètres. Malgré tout, après consultation avec les différents acteurs du marché de la dette locale sur leurs nouvelles modalités, la première enchère avait pu se tenir six jours plus tard ; depuis lors, le personnel a regagné Kyiv.

À ce stade de la guerre, l'Ukraine a perdu une portion significative de son territoire ainsi que des actifs (terres agricoles, ressources énergétiques, sites industriels, infrastructures, etc.) dont la valeur dépasse de loin les 100 Md$. L'agression russe l'a de facto privée de ses accès à ses ports maritimes – l'accord négocié en Turquie reste très vulnérable – créant d'importants goulots d'étranglement pour ses exportations de produits agricoles, de métaux et d'autres produits dérivés qui constituaient la majeure partie de ses exportations : 50 % pour les premiers, 34,4 % pour les seconds en 2021. L'an dernier, 37 % des exportations étaient destinées à l'Asie, 8 % à l'Afrique et 5 % aux Amériques. En conséquence, le PIB ukrainien devrait se contracter d'un tiers en 2022 et la reprise espérée en 2023 devrait s'avérer particulièrement lente dans la mesure où elle reposera sur des changements structurels rendus inévitables par les répercussions de la guerre.

Pendant les trois premiers mois du conflit, les autorités financières du pays (ministère des Finances et BNU) ont tenté de juguler la crise. À l'été, les difficultés financières étaient toutefois d'une telle ampleur qu'elles ont dû se résigner à demander un moratoire sur la dette extérieure et la BNU a fini par dévaluer la hryvnia de 29,25 pour 1 dollar à 36,60, afin de préserver le montant des réserves de change du pays.

Comme le montre le graphique 3, les dépenses liées à la guerre consomment aujourd'hui l'essentiel des revenus budgétaires, les autres dépenses – qui restent très inférieures – sont financées par l'émission monétaire, l'aide étrangère et le recours à l'emprunt.

Graphique 3
Recettes et dépenses budgétaires en 2022
(en Md$)

Source : BNU.

Outre l'octroi d'aides diverses, bilatérales ou multilatérales, l'Ukraine a réussi le 10 août 2022, après trois semaines de négociations, à obtenir une période de grâce de remboursement pour deux ans des porteurs d'euro-obligations. Cet accord englobe deux sociétés publiques, Ukrenergo et Ukravtodor. Entre novembre 2015 et avril 2021, le pays avait emprunté à de nombreuses reprises sur le marché euro-obligataire – pour une durée maximale de vingt-cinq ans – et le solde à rembourser se montait à près de 22 Md$ à cette date. Cette suspension a été accordée à la suite de celle annoncée le 20 juillet 2022 par les prêteurs du G7 et du Club de Paris (à l'exception de la Russie) jusqu'à la fin de 2023, avec possibilité de la repousser pour une année supplémentaire. La capacité de surseoir au remboursement de sa dette extérieure permet à l'Ukraine de faire face aux dépenses militaires et sociales pendant les deux ans à venir.

Depuis le mois d'août, le ministère des Finances met chaque mois en ligne les chiffres concernant le financement du budget depuis le début de l'offensive. Le tableau 2 présente les chiffres en date du 28 septembre 20222.

Tableau 2
Financement du budget depuis le début de la guerre
(en M$ ; chiffres au 28 septembre 2022)

Source : ministère des Finances ukrainien.

Il est à noter que sur le montant de 33,9 Md$ mentionné par le ministère des Finances, environ la moitié avait été effectivement versée à cette date. Les contributions proviennent à 43,4 % de la BNU et du marché obligataire local, 8,5 % des institutions financières internationales, 26,6 % des États-Unis et 21,5 % des autres États occidentaux et assimilés. Lors d'une rencontre avec l'ambassadeur du Japon le 31 août, le ministre des Finances indiquait toutefois que l'Ukraine aurait besoin de fonds supplémentaires pour pouvoir faire face aux dépenses prioritaires en 2022 et boucler son budget 2023. Ce budget est en cours de préparation au niveau gouvernemental et sera soumis prochainement au Parlement (la Rada).

Chaque mois, le Center for Economic Strategy publie son analyse sur la situation de l'économie du pays. En août3, il estime le montant des dommages de guerre à 114 Md$, auxquels il faudrait ajouter 130 Md$ de pertes indirectes. Pour le premier semestre 2022, la chute du PIB serait de 33 % et la production métallurgique aurait baissé de 63 % sur les sept premiers mois de l'année, comparés à la même période l'an dernier. Ce rapport nous alerte sur la question de la production énergétique, en particulier sur l'approvisonnement en charbon des centrales thermiques pendant l'hiver, dans la mesure où le pays a perdu l'accès aux mines situées dans l'Est et ne peut plus se fournir en Russie.

Nous reprenons également une estimation de l'impact actuel de la guerre sur les principaux secteurs économiques de l'Ukraine selon Concorde Capital, une banque d'investissement située à Kyiv. Publiée le 17 août 2022, cette étude stratégique souligne, sans surprise, que le secteur du charbon et de l'acier, autrefois fleuron industriel de l'Ukraine, est profondément atteint, de même que les infrastructures portuaires par lesquelles transitaient plus de 70 % des exportations du pays avant le conflit.

Figure
Impact économique territorial de l'occupation russe (août 2022)

Source : Ukraine Macro & Fixed Income Strategy War Economy, 17 août 2022, Concorde Capital, 2 Mechnikova Street, 16th Floor Parus Business Centre, Kyiv 01601, Ukraine, (www.concorde.ua).

Tableau 3
Territoires au 17 août 2022

Source : Ukraine Macro & Fixed Income Strategy War Economy, 17 août 2022, Concorde Capital, 2 Mechnikova Street, 16th Floor Parus Business Centre, Kyiv 01601, Ukraine, (www.concorde.ua).

Échafauder des scénarios sur ce qui va advenir de l'économie ukrainienne dans les prochains mois est tâche impossible alors que le conflit continue et que nul n'en voit aujourd'hui l'issue, pas plus que les conditions qui prévaudront dans le futur. Les données exposées ci-dessus illustrent l'ampleur du défi que représentera la reconstruction de l'Ukraine. Lors d'une réunion tenue à Bruxelles ce 9 septembre, le gouvernement ukrainien, la Banque mondiale et l'UE estimaient que le coût de cette reconstruction se monterait à 359 Md€.

(13 octobre 2022)


Notes

1 Ukraine : Investor Presentation, février 2022, //mof.gov.ua/en/informacija-dlja-investoriv, (consulté le 29 août 2022).
2 Voir le site : //mof.gov.ua/en/news/ukraines_state_budget_financing_since_the_beginning_of_the_full-scale_war-3435, (consulté le 27 septembre 2022).
3  Voir le site : //ces.org.ua/en/ukrainian-economy-in-war-times-august-en/, (consulté le 29 août 2022).

Bibliographies

Commission européenne (2022), « Association Implementation Report on Ukraine », Joint Staff Working Document, Bruxelles, 22 juillet, SWD(2022) 202 finals, 19 p., www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/Association%20Implementation%20Report%20on%20Ukraine%20-%20Joint%20staff%20working%20document.pd, (consulté le 29 août 2022).

FMI (Fonds monétaire international) (2022), IMF Country Report, Staff Report, no 22/74, www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2022/03/10/Ukraine-Request-for-Purchase-under-the-Rapid-Financing-Instrument-and-Cancellation-of-Stand-514148, (consulté le 29 août 2022).

Koropeckyj I. S. (1990), Development in the Shadow – Studies in Ukrainian Economics, Canadian Institute of Ukrainian Studies Press, University of Alberta, Edmonton, 291 p.

Kuchma L. (2005), Ukraine Is Not Russia, Livanis Publishing Organization, Athens, 441 p.

Plokhy S. (2014), The Last Empire, Basic Books, New York, 489 p.