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 La guerre en Ukraine : choc géopolitique régional et global


Tatiana KASTOUÉVA-JEAN * Directrice, Centre Russie-NEI, Ifri. Contact : jean@ifri.org.

Limitée (pour l'instant) militairement au territoire de l'Ukraine, la guerre déclenchée par la Russie le 24 février envoie des ondes de choc géopolitiques bien au-delà des deux protagonistes du conflit militaire. Ce choc frappe à la fois les anciennes républiques soviétiques et les pays européens, en les poussant à réduire leurs dépendances à la Russie et à redéfinir les lignes directrices qui ont longtemps guidé leurs politiques étrangères. Au-delà de ce périmètre à l'ouest et au sud des frontières russes, certains pays semblent tirer des bénéfices de cette guerre à court terme comme, par exemple, la Chine ou l'Inde qui peuvent acquérir du gaz et du pétrole russes à prix « cassés ». Cependant, même pour ces pays, la remise en cause de l'ordre international comporte de nombreux risques ; certains s'annoncent difficilement maîtrisables dans un monde plus fragmenté où même la dissuasion nucléaire ne semble plus garantir la stabilité.

Depuis la chute de l'URSS, l'Europe a connu d'autres conflits sanglants, comme en ex-Yougoslavie. Mais la guerre d'Ukraine a cela de particulier qu'elle a été déclenchée par une puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, qui poursuit l'objectif, à peine voilé, de « désouverainiser » et d'effacer l'identité (« désukrainiser ») de son voisin, dont elle avait pourtant reconnu l'existence et garanti l'intégrité territoriale dans plusieurs traités bilatéraux et multilatéraux. Commencée avec l'ambition d'un renversement rapide du pouvoir à Kyiv avant de devenir une pénible conquête territoriale, cette guerre frappe par son caractère anachronique et le degré de violence sur le terrain. Folie d'un autocrate resté trop longtemps au pouvoir ? Évolution inéluctable des tensions cumulées tant dans la relation bilatérale russo-ukrainienne que dans la confrontation russo-occidentale ? Projet porté de longue date par le Kremlin ou improvisation funeste en réaction aux échecs successifs d'arriver à ses buts par d'autres moyens ? (Laruelle, 2022). Ces débats actuels des politologues deviendront un jour ceux, non moins âpres, des historiens. Un autre débat cherche à déterminer si la guerre en Ukraine est la cause et l'épicentre des crises et des bouleversements géopolitiques en cours, ou si elle n'en est qu'un élément révélateur et accélérateur (Ifri, 2022). Mais tous les courants de pensée se rejoignent sur le point essentiel : limitée (pour l'instant) militairement au territoire de l'Ukraine, cette guerre envoie des ondes de chocs géopolitiques bien au-delà des deux protagonistes, la Russie et l'Ukraine. Pour ces deux États, les conséquences économiques, militaires, démographiques et sociales sont de nature différente, mais catastrophiques dans tous les cas.

Ce choc frappe directement à la fois les anciennes républiques soviétiques et les pays européens en les poussant à réduire leurs dépendances à la Russie et à redéfinir les lignes directrices qui ont longtemps guidé leurs politiques étrangères. Au-delà de ce cercle à l'Ouest et au Sud des frontières russes, certains pays semblent tirer profit de cette guerre à court terme comme, par exemple, la Chine ou l'Inde, qui peuvent acquérir du pétrole et du gaz à des tarifs préférentiels, ou encore les États-Unis, qui bénéficient d'une hausse de la demande tant pour leur gaz naturel liquéfié (GNL) que pour leurs armes. Cependant, même pour ces pays, la remise en cause de l'ordre international et de la globalisation, le chamboulement des circuits établis de marchandises et des chaînes de production habituelles comportent de nombreux risques, certains étant identifiés, d'autres pouvant se révéler ultérieurement. Dans les premières heures de la guerre, peu ont anticipé les conséquences potentielles pour l'approvisionnement en blé des pays au Moyen-Orient ou en Afrique, qui, à l'instar du mouvement des non-alignés de l'époque de la Guerre froide, s'efforcent pourtant de rester neutres. La guerre met aussi à mal la lutte contre le changement climatique, qui était devenu la principale bataille des Occidentaux avant le 24 février. La gestion des conséquences immédiates de l'agression russe et aussi la meilleure anticipation des risques géopolitiques s'imposent désormais avec force dans les stratégies des acteurs étatiques, des marchés financiers et des compagnies privées. À terme, le conflit pourrait faire émerger un nouveau système international, dont on perçoit encore mal les contours.

L'espace post-soviétique

L'onde de choc géopolitique a d'ores et déjà un impact significatif sur les pays post-soviétiques, qui redéfinissent leur relation à la Russie et à d'autres acteurs régionaux et globaux. La plupart de ces pays adoptent une attitude prudente face à la guerre (Tafuro Ambrosetti, 2022) : ils sont autant effrayés par les conséquences économiques et par de potentielles représailles russes dans l'immédiat que par la dégradation de l'environnement stratégique régional et global à moyen et long terme. La guerre risque d'impacter négativement non seulement leurs relations avec la Russie, mais aussi l'avenir des organisations régionales sous l'égide de Moscou.

Les réactions de la majorité des pays de la CEI (Communauté des États indépendants) relèvent d'un savant équilibre entre la non-condamnation de l'agression russe et le soutien à l'intégrité territoriale ukrainienne. La plupart se sont abstenus lors du vote (Arménie, Kirghizstan, Tadjikistan, Kazakhstan) ou ont simplement évité de voter (Azerbaïdjan, Turkménistan et Ouzbékistan) à l'Assemblée générale de l'ONU (Organisation des Nations unies) contre la résolution du 2 mars 2022 exigeant le retrait immédiat des forces russes de l'Ukraine. Seule la Biélorussie, dont le territoire a servi pour le lancement de l'« opération militaire spéciale » depuis le nord, a voté contre. Le président Loukachenko a jusqu'à présent résisté à l'envoi des troupes biélorusses au front ukrainien, mais il sait qu'une éventuelle chute du régime de Poutine entraînera certainement la sienne. À l'autre bout du spectre, la Moldavie et la Géorgie ont condamné l'invasion et ont accéléré la course à l'adhésion à l'Union européenne (UE) ; la première, avec l'Ukraine, a obtenu en juin 2022 le statut tant désiré de pays candidat. La Moldavie subit de fortes pressions sécuritaires (région séparatiste de la Transnistrie) et gazières de la part de la Russie. La Géorgie, ayant perdu le contrôle de 20 % de son territoire en 2008, manifeste une attitude plus ambiguë : le pro-russisme subtil des élites contraste avec le soutien de l'Ukraine par la population. L'Azerbaïdjan, appuyé par la Turquie, membre de l'OTAN, profite du fait que la Russie soit occupée ailleurs non seulement pour avancer ses pions dans la région du Haut-Karabagh, mais aussi pour bombarder l'Arménie. Cette dernière dépend entièrement du soutien militaire russe, alors que Moscou n'arrive même pas à honorer ses contrats de livraisons d'arme1. La principale surprise est venue du Kazakhstan, partenaire le plus important et le plus proche de la Russie dans cet espace, et qui s'est pourtant révélé le plus critique à l'égard de Moscou. Le président Tokaïev, que la Russie avait soutenu militairement lors des émeutes de janvier, a déclaré sans ambages reconnaître l'intégrité territoriale de l'Ukraine ; le leader kazakh a affirmé que son pays ne reconnaîtrait pas l'indépendance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, refuserait une éventuelle utilisation des forces de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) sur le sol ukrainien, et ne deviendrait pas un instrument pour contourner les sanctions occidentales. La plupart des pays ont autorisé des manifestations citoyennes en soutien de l'Ukraine et ont envoyé de l'aide humanitaire, tout en appelant à la recherche d'un règlement diplomatique.

Les positions nuancées de ces États s'expliquent par leurs dépendances économiques, énergétiques ou sécuritaires à la Russie, les conflits gelés, la présence de bases militaires ou de minorités russophones – autant de facteurs les exposant à leur tour à une potentielle agression russe. Seules les autorités géorgiennes ont déclaré être en conformité avec les sanctions financières qui pèsent sur la Russie, et le Kazakhstan a seulement commencé en septembre à contrôler les mar chandises qui traversent le territoire national en direction de la Russie. Mais, au fond, la prudente neutralité des pays post-soviétiques ne doit pas tromper. Depuis trois décennies, ils œuvrent à la consolidation de leur souveraineté et de leur identité nationale. Aucun ne peut approuver l'invasion d'un pays voisin qui a accédé à l'indépendance en même temps qu'eux. Les appels de certains députés ou propagandistes russes à « dénazifier » le Kazakhstan (KazTAG, 2022), ou les menaces que la Russie fait peser sur la Transnistrie depuis le début de la guerre suscitent peur et rejet. La guerre va inciter les pays de la CEI à intensifier les partenariats avec d'autres acteurs globaux et régionaux (Chine, Turquie, Iran, Inde, UE) pour élargir leurs marges de manœuvre diplomatique, économique et énergétique. Pour ne citer que l'activisme de la Turquie depuis le début de la guerre en Ukraine : Ankara a signé un traité de partenariat stratégique d'envergure et un Accord commercial préférentiel avec l'Ouzbékistan, un traité de partenariat stratégique prévoyant la création d'une usine de drones ANKA avec le Kazakhstan, ainsi qu'une déclaration conjointe avec le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et la Géorgie sur le Corridor de transport Est-Ouest (EurAsia Daily, 2022). Elle semble plus active que la Chine, concentrée sur ses difficultés économiques internes et sur le prochain Congrès du parti communiste.

La dépendance à la fois sécuritaire et économique à l'égard de Moscou ne va pourtant pas disparaître du jour au lendemain. La Russie reste un acteur central dans la région et notamment un partenaire commercial de premier plan (marché, source de crédit, fournisseur d'énergie, voie de transit) pour plusieurs républiques post-soviétiques. Le Kazakhstan, par exemple, en dépend pour acheminer ses hydrocarbures vers l'Europe, et la Russie a essayé de l'intimider en suspendant sous différents prétextes le transit du pétrole kazakh vers l'Europe par le Caspian Pipeline Consortium (CPC). Plusieurs États centrasiatiques considèrent Moscou comme le garant de leur sécurité dans le contexte de l'instabilité en Afghanistan depuis août 2021. Enfin, la Russie accueille d'importants flux de travailleurs migrants, notamment venant d'Asie centrale : leurs transferts financiers sont une source de revenus importante pour le budget des pays d'origine et leur baisse crée des risques de déstabilisation économique et sociale. D'ailleurs, aujourd'hui, la situation change radicalement et plusieurs pays voisins se retrouvent devant des défis migratoires inédits. La Moldavie fait face aux flux des réfugiés ukrainiens après le début de la guerre. La Géorgie, l'Arménie et le Kazakhstan accueillent des dizaines de milliers de Russes après l'annonce de la mobilisation « partielle » en septembre, alors que plusieurs pays européens leur ferment les frontières. À plus long terme, la question de la durée des séjours de ces migrants russes, de leur intégration, de la « coexistence pacifique » entre les différentes communautés se pose avec acuité (Krivošeev, 2022). Les pays centrasiatiques interdisent aussi la participation à la guerre de leurs ressortissants, que la Russie tente d'enrôler en promettant des rémunérations conséquentes et une accession facilitée à la citoyenneté russe (RIA Novosti, 2022). La guerre en Ukraine ternit incontestablement l'image de la Russie auprès des pays post-soviétiques ; elle renforce et accélère les tendances centrifuges déjà en cours dans cet espace depuis la chute de l'URSS.

Cette guerre est aussi un véritable test pour l'avenir des organisations régionales visant à intégrer cet espace sous l'égide russe : l'Union économique eurasienne (UEEA) et l'OTSC. La peur des ambitions expansionnistes russes et la volonté des États de protéger leur souveraineté respective peuvent ainsi freiner voire bloquer le développement de ces organisations. L'interdiction par les autorités russes, en mars, des exportations céréalières, particulièrement en direction des pays de l'UEEA, a ainsi été dénoncée par le Kazakhstan comme contraire aux règles et aux intérêts de l'UEEA. Astana ne soutient pas la tentative de la Russie de donner à l'OTSC le droit de s'impliquer dans les opérations de maintien de la paix menées par un « État coordinateur ». Le Kirghizistan a annulé les manœuvres militaires dans le cadre de l'OTSC en octobre 2022 sur son territoire. Par ailleurs, cette organisation est minée par la guerre entre le Kirghizstan et le Tadjikistan et l'absence d'aide à l'Arménie face à l'offensive de l'Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie. De fait, tout le flanc ouest et sud de la Russie est aujourd'hui déstabilisé : ce qui est en train de se jouer n'est rien d'autre que l'aboutissement de la dislocation de l'empire soviétique amorcée en 1991. La « demande d'Occident » devrait logiquement croître dans cette partie du monde, comme contrepartie à la fois à la Russie et, pour l'Asie centrale, à la Chine.

L'Europe, les États-Unis
et la relation transatlantique

Cette guerre comporte trois conséquences géopolitiques majeures pour l'Occident, l'Europe et la relation transatlantique. Premièrement, elle signe le divorce à la fois géopolitique, économique et psychologique entre la Russie et l'Occident – aucune relance ne semble possible tant que Vladimir Poutine restera au pouvoir, en dépit des efforts déployés par les forces pro-Kremlin en Occident même (Wong, 2022). Désinhibée par la guerre, la Russie ne renoncera pas aux tentatives de semer la division dans le camp occidental ou de défier ce dernier sur différents théâtres, comme c'est le cas pour la France au Mali, dans la République centrafricaine ou au Burkina-Faso, où les contestataires brandissent régulièrement les drapeaux russes. Le coût relativement peu élevé des « guerres hybrides » et la capacité à nier toute implication en recourant aux acteurs privés comme le groupe Wagner permettent à Moscou de poursuivre la déstabilisation des intérêts et de contraindre l'action des Occidentaux.

Le divorce économique est incarné par l'explosion du gazoduc Nord Stream, précédée à la fois par la réduction des volumes du gaz livrés à l'Europe, le renoncement progressif de l'UE aux hydrocarbures russes, le retrait de plusieurs entreprises occidentales, et les sanctions. Le gel des avoirs russes et l'adoption de huit trains de sanctions, dont les effets affectent lentement mais lourdement l'économie russe (Sonnenfeld et al., 2022), sont perçus en Russie comme une véritable guerre économique menée par l'Occident (RG.RU, 2022). Si la rupture n'est pas (encore) complète, les liens économiques, financiers, technologiques et énergétiques pourront difficilement être restaurés au niveau d'avant-guerre (business as usual). Au-delà de l'économie, une discussion sur l'architecture de sécurité européenne n'est plus pensable aujourd'hui avec Moscou, et tous les traités de contrôle et de limitation des armements sont caducs (pour certains déjà bien avant la guerre et à cause du retrait des États-Unis) (Arbatov, 2022), même si des lignes de communication semblent encore fonctionner entre le Kremlin et la Maison Blanche. L'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN risque de pousser Moscou à renforcer sa présence militaire au nord-ouest et à générer des tensions dans l'Arctique, considérée comme priorité dans la nouvelle Doctrine maritime (adoptée en juillet 2022)2. Elle contribue aussi à l'effacement de la distinction dans la perception russe entre l'OTAN et l'UE, vues désormais comme un seul front, hostile à la Russie.

Le divorce psychologique est tout aussi marquant. L'analyse de différents discours de Vladimir Poutine prouve qu'il voit ce conflit en termes civilisationnels : on peut observer la cristallisation de sa haine autour des thèmes liés aux valeurs, qui vont de l'imposition de la démocratie aux pays post-soviétiques au mariage homosexuel et à la question des genres. Plusieurs de ces critiques (notamment homophobes) trouvent un écho dans la société russe, qui est pourtant loin des comportements véritablement conservateurs (les taux de divorce, de concubinage, d'avortements sont comparables aux indicateurs occidentaux). La rupture des liens au niveau des sociétés (liens universitaires, sportifs, culturels, interdiction de visas, etc.) laissera un souvenir amer aux Russes, difficile à effacer même après le changement du pouvoir au Kremlin. Le prochain leader de la Russie pourrait aussi être tenté de maintenir la flamme nationaliste et revancharde au sein de la population russe.

Deuxièmement, l'unité et la crédibilité de l'UE sont en jeu. Pour l'Europe, le réveil est brutal : elle redécouvre la violence du rapport de force et l'importance d'un outil militaire crédible. C'est la première fois que l'UE consacre des fonds aux livraisons d'armes pour aider un pays tiers à se défendre. Des investissements importants dans la défense sont annoncés, l'Allemagne offrant l'exemple le plus spectaculaire. L'Europe se divise en deux camps dont la composition ne surprend pas : les uns (Pologne, États baltes) adoptent une approche intransigeante face à Moscou et soutiennent une victoire militaire totale de l'Ukraine ; d'autres insistent sur l'importance de la voie diplomatique et montrent une préoccupation de « ne pas humilier la Russie » (France). Une incompréhension entre les deux camps est forte, et le clivage peut s'accentuer face aux propositions russes d'un cessez-le-feu sous ses conditions. L'équilibre entre intérêt collectif et égoïsmes nationaux se cristallise aussi à travers les positions hongroises sur le gaz russe. D'autres crises potentielles, énergétiques, alimentaires et migratoires, risquent de favoriser l'arrivée au pouvoir de forces souverainistes et anti-américaines dans différents pays européens. À terme, certains vont jusqu'à prédire l'implosion de l'UE (de Montbrial, 2022a), qui courrait d'ailleurs à sa perte en s'élargissant vers de nouveaux membres comme l'Ukraine ou la Moldavie.

Enfin, la troisième conséquence concerne la relation transatlantique. Cette guerre inverse la tendance à un certain repli international des États-Unis dont l'exemple afghan semblait témoigner : pour l'Europe, elle risque de se solder par une plus grande dépendance sur les plans énergétique, militaire et sécuritaire (de Montbrial, 2022b). La commande par l'Allemagne de chasseurs bombardiers américains (F-35A) et non français (Rafale), ainsi que l'augmentation des livraisons du GNL américain en Europe en sont l'illustration, alors que l'idée d'une Europe stratégiquement autonome pour les technologies, la monnaie, la sécurité et la défense continue à être débattue. L'OTAN, dont Emmanuel Macron percevait en 2019 l'état « de mort cérébrale », sortira renforcée de cette crise, concrètement et symboliquement. Or, dans son dernier concept stratégique (juin 2022), la Russie est désignée comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés  » et la Chine comme un défi global pour leurs intérêts, leur sécurité et leurs valeurs3. Cette vision pousse à la structuration du monde selon la nouvelle logique des blocs, réunis entre les pays à régimes démocratiques, d'un côté, et autoritaires, d'un autre côté. Chacun essaiera d'assurer son autonomie stratégique autant que possible, de sortir des dépendances à l'autre camp, de réorienter les flux depuis et vers les marchés plus fiables, ce qui accroîtra le potentiel d'une plus grande conflictualité.

L'Occident contre le reste du monde
(
The West and the Rest)

Dans cette crise, la Russie est moins isolée qu'il n'y paraît au premier abord. La résolution du 2 mars 2022 de l'Assemblée générale des Nations unies, qui exigeait le retrait des forces russes d'Ukraine, a été votée par une grande majorité (141 pays sur 193) ; mais parmi les trente-cinq abstentions figurent plusieurs pays africains, ainsi que la Chine et l'Inde. Les abstentions ont été encore plus nombreuses lors du vote de la résolution du 7 avril 2022 sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l'homme pour « violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme » en Ukraine. Plus qu'une adhésion à l'agression russe, ces prises de position traduisent les rancunes accumulées contre l'Occident. À Moscou, elles sont en revanche interprétées comme un soutien implicite à l'action russe (Trenin, 2022a). Beaucoup d'observateurs russes concluent aussi à un environnement favorable à un rapprochement mutuellement avantageux entre la Russie et la Chine (Bordatchev et al., 2022).

Au-delà des intérêts opportunistes immédiats (comme les prix des hydrocarbures au rabais), le soutien à l'action russe risque de s'éroder avec le temps. Après le sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai à Tachkent, on a ainsi pu constater les flexions de la Chine et de l'Inde. Cette dernière a durci sa position en passant à des mises en garde explicites. Le président chinois Xi Jinping a aussi émis des appels inhabituels invitant à l'arrêt des hostilités. Par ailleurs, si la Chine a pu exprimer des positions anti-américaines, ses compagnies ne se précipitent guère pour récupérer la place des Occidentaux en Russie, craignant le caractère extraterritorial des sanctions. Politiquement, la Turquie donne des gages autant à l'Ukraine qu'à la Russie, mais économiquement marque ses distances (par exemple, à la suite des pressions américaines, la plupart de ses banques n'acceptent plus la carte russe MIR). Or, dans le contexte des sanctions, le rôle de ces acteurs, avant tout de la Chine, est crucial pour la Russie. À l'issue de cette guerre, Moscou sera sans conteste plus dépendant de Pékin sur les plans économique, financier et technologique.

Face à un Occident plus consolidé à la faveur de la guerre, le camp opposé n'est pas structuré, chaque acteur est guidé par ses intérêts et les tensions sont multiples. Il suffit de regarder l'Organisation de coopération de Shanghai, que la Russie cherche à présenter comme l'une des alternatives à l'Occident. Elle comprend en son sein des ennemis jurés comme l'Inde et la Chine ou l'Inde et le Pakistan. Plus que de privilégier la constitution en bloc, plusieurs pays, en Afrique, notamment, peuvent se montrer opportunistes et essayer de « jouer la carte russe » pour mieux négocier avec l'Occident. Tant la Russie que l'Occident cherchent à convaincre et à séduire ces nouveaux « non-alignés » : les accusations de colonialisme sont brandies aussi bien par Vladimir Poutine (le discours de Poutine le 30 septembre pour l'annexion des quatre républiques ukrainiennes) que par des leaders occidentaux (le discours d'Emmanuel Macron à la tribune de l'ONU le 20 septembre).

La guerre a remis en cause la capacité et la crédibilité des organisations régionales et internationales, qui se positionnaient comme universelles. L'inaction de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), les paralysies récurrentes du Conseil de sécurité de l'ONU, les frappes russes sur Kyiv lors du séjour du secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres en sont symptomatiques. Ces tendances jouent pour la consolidation des alliances entre les pays proches (l'OTAN, l'AUKUS (Australia, United Kingdown et United States), le sommet des pays démocratiques, le sommet de la Communauté politique européenne pour la partie occidentale) en reconnaissant ainsi en creux le déclin des institutions globales et de l'universalité des valeurs (Trenin, 2022a). Les Russes et les Chinois enfoncent le clou en critiquant l'influence occidentale dans les organisations financières mondiales (Fonds monétaire international – FMI –, Banque mondiale, Banque européenne pour la reconstruction et le développement – BERD) et en cherchant à réduire leur dépendance au dollar. La Russie mise clairement sur les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), l'Organisation de coopération de Shanghai et des forums régionaux comme Russie-Afrique, Russie-ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-Est) plus que sur les organisations européennes ou globales dont plusieurs l'ont d'ailleurs expulsée ou ont suspendu leurs coopérations avec elle (Conseil de l'Europe, Conseil des droits de l'homme, G7, Conseil de l'Arctique, Conseil des États de la mer Baltique, Conseil de l'Organisation de l'aviation civile internationale, et d'autres). Toute l'architecture de sécurité et de coopération européenne et globale s'en trouve ébranlée (Trenin, 2022b).

Conclusion

Depuis l'époque du président Boris Eltsine et du ministre des Affaires étrangères Evguéni Primakov, la Russie appelle de ses vœux un monde multipolaire. Elle est bien plus près de son objectif aujourd'hui que quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir. Cependant, il n'est pas certain que les coups de marteau qu'elle a donnés dans l'édifice de la gouvernance globale et l'architecture de sécurité européenne lui profitent vraiment. La force de l'économie russe n'est pas à la hauteur de ses ambitions géopolitiques. La Russie risque fort de sortir de la guerre plus faible, plus dépendante de la Chine et moins influente sur les plans régional et mondial. Si tous les efforts de Vladimir Poutine pour renforcer la position de Moscou sur la scène internationale ont été ruinés par cette guerre, les autres acteurs risquent aussi de pâtir d'un monde plus fragmenté et plus conflictuel, où même la dissuasion nucléaire ne semble plus garantir la stabilité. Les menaces nucléaires ouvertes ou voilées de Vladimir Poutine, mais aussi la promesse d'une réponse nucléaire du Premier ministre britannique Liz Truss, ou les risques de bombardement qui pèsent sur les centrales nucléaires en Ukraine tranchent avec la retenue de la guerre froide. Les conséquences pour le régime de non-prolifération nucléaire peuvent être graves, à commencer par un potentiel de déraillement de l'accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action ou JCPOA). La guerre d'Ukraine génère une montée brutale du potentiel de conflictualité et d'instabilité dans l'immédiat pour la Russie et l'espace post-soviétique, mais aussi au-delà, notamment entre la Chine et Taïwan, avec un effet d'entraînement sur les États-Unis. Le retour à l'équilibre international ébranlé par le révisionnisme russe demandera des changements structurels : la construction du « monde d'après » sera un long processus dont la guerre en cours ne permet pas encore de percevoir s'il sera rebâti essentiellement sur un rapport de force, ou sur des institutions fonctionnelles et des règles partagées.

(13 octobre 2022)


Notes

1 Lenta.ru, 29 septembre 2022, https://lenta.ru/news/2022/09/29/pashinyan29/?ysclid=l8rmqrqlgc542308501.
2 Morskaya Doctrina Rossijskoj Federacii [Doctrine maritine de la Fédération de Russie], 31 juillet 2022, https://static.kremlin.ru/media/events/files/ru/xBBH7DL0RicfdtdWPol32UekiLMTAycW.pdf.
3 NATO 2022, Strategic Concept Adopted by Heads of State and Government at the NATO Summit in Madrid, 29 June 2022, https://www.nato.int/strategic-concept/.

Bibliographies

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